Levant les bras au-dessus de sa tête, Trine croisa les doigts pour s’étirer à la manière d’un chat. Ou, à la manière d’un glooby coloré ayant revêtu, grâce à l’artéfact magique autour de son cou, contours humains. Elle avait gardé de son corps animal une certaine petitesse pouvant l’amener à se faire confondre avec les juvéniles de l’espèce dont elle usurpait les atours, ainsi que le teint cuivre de sa peau qui s’était même étendu le long de son épaisse chevelure touffue. Si elle devait reconnaitre à cette dernière un certain attrait, elle était cependant dubitative sur l’utilité latente de cette caractéristique. Assurément ne jouait-elle pas grand rôle dans la survie de son possesseur, à moins que des générations antérieures moins fortunées ne s’en fussent servi comme matériau de cordage. Présentement, les boucles auburn étouffaient surtout sa nuque déjà couverte de sueur en raison du climat local presque tropical. S’ils avaient encore été sur le continent, Trine aurait parié sur le grondement à venir de l’orage, mais apparemment la moiteur pesante couvrant les Archipels de son lourd manteau d’humidité était coutume.

- Peut-être pourrons-nous nous rafraichir dans l’océan, tout à l’heure, proposa affablement Alexiy depuis la poche entrouverte de sa cape en tissus anti-climat tandis qu’elle ramenait ses cheveux en un chignon sauvage. Il y a un sentier qui traverse les marais pour mener au littoral le plus proche.

Il avait entendu la rumeur de colonies de jagras rodant dans les marécages jouxtant les ersatz de plage de l’île, et il était curieux de les appréhender. Voire, de les admirer en pleine chasse. D’un intérêt purement éducatif.

- Trine préférer chaleur, mais peut-être, concéda-t-elle pensivement tout en attrapant le sac-à-dos que Calixte lui tendait.

Le coursier, vêtu d’un ensemble de vêtements aussi hétérogène que fonctionnel, rebaptisé « tenue de combat du jeune parent en fiévreuses vacances sportives avec sa progéniture » par Apolline, arborait cet air à la fois hagard, méfiant, épuisé et étrangement satisfait, qui ne semblait plus le quitter depuis son retour du désert volant avec Solveig quelques semaines auparavant.

- Ashae va aller avec toi et…
- Moi ! s’exclama joyeusement Apolline en grimpant du sac à l’épaule de la glooby humaine.
- … voilà. Ashae a un talisman de localisation, et mets le double de mon bracelet jumeau, s’il-te-plait. Je t’ai mis certaines de mes affaires dans ton sac-sans-fond ; essaie de ne pas les perdre. Ni de me les voler.

Levant les yeux au ciel de feuillage luxuriant dans une moue agacée, Trine ne put cependant s’empêcher de noter que le bijou enchanté n’était pas particulièrement bien ouvragé et sans valeur évidente en dehors de celle de sa magie. Elle le rendrait sans rechigner au terme de l’exercice ; elle avait déjà repéré ravissants ouvrages qui s’accorderaient parfaitement avec le reste de ses trésors.

- Toi essayer rien casser, répliqua-t-elle en se penchant vers les jumelles endormies contre le hochet du Nérouj et Azumi, au creux de la bullette magique.
- Pense à la silhouette de rêve que ça va te faire pour cet été ; sauna, sport et allaitement, y a rien de mieux pour affiner le corps en post-partum ! Il parait qu’on attend une nouvelle édition de Miss et Mister Summer, s’enthousiasma la trousse de cuir tandis que le soldat grommelait qu’il ne voyait pas le lien avec son profil actuel.
- A tout à l’heure, conclut-il d’ailleurs d’un ton las avant de s’éloigner à nouveau pour se préparer lui-même à cette activité pour laquelle, décidemment, il n’avait aucun souvenir d’avoir ni accepté ni souscrit.
- Prête pour le lâcher des livres, Tritri ? Il me faut absolument la dernière édition du Kama sur Tas, et la collection des Cinquante nuances d’Aryon.
- Peut-on garder les livres ? demanda Alexiy d’un ton intéressé.
- On s’arrangera, répondirent en même temps Trine et Apolline.
- Et puis faut viser les romans qui font vibrer, qui échauffent, qui éveillent l’âme et la chair, poursuivit la trousse de cuir. Regarde cette belle encyclopédie d’Art clitoridien, prête à s’envoler par-delà les cimes fournies de la jungle ; avec ça on gagne notre passage sous la main du chef ! Si on avait un pisteur aguerri de… là !

Le regard solaire de la glooby humaine suivit la direction indiquée par l’âme artificielle, et accusa un temps d’arrêt, pensif. Calculateur.

- Ce barda trop rempli, ces formes adipeuses, ces pupilles dilatées, cette sueur formidable dévalant les vallons d’une chair instruite main néanmoins virginale, oui ! Nous avons là notre expert en plaisir par procuration ! Notre docteur es fantasmes inassouvis ! Notre spécialiste des conventions aux relents d’érotisme ! Telle la bergère reconnaissant ses moutons – ô doux fumet d’intimités esseulées mal essuyées – je te vois : MOUTON ! MOUTOOOOOON !

Néanmoins, si Apolline s’extasiait sur la silhouette d’un rondouillard participant déjà bien rougi et détrempé par le climat tropical ambiant, assurée – certainement à raison au vu de la brochure de l’extrait de son propre dernier ouvrage à paraitre qu’il tenait en main – du nez de celui-ci dans la quête à venir des livres d’intérêt – pour elle ; il y avait en réalité une très large diversité d’œuvres proposées et la plupart était loin de relever de la section rose – Trine avait arrêté son attention sur un profil plus délicat, plus discret, à quelques pas de l’homme qui les observait d’un air confus – Apolline aimait à penser qu’il restait pétrifié de timidité devant l’un de ses écrivains favoris, mais comme elle ne s’était pas présentée c’était, pour le coup, très peu probable.

- Avec nous, Mouton ! déclara la trousse de cuir comme Trine s’avançait d’un pas déterminé vers ce dernier.
- Non… je… mais…
- Et j’te donnerai des coupons de réduction pour la sculpture de ton choix à la boutique d’Ivara Strass, dans la collection dérivée du Cercle de l’Ombre.
- D’accord ! Enfin… j’aurais préféré d’Alerte au Manta’bu…
- Et d’Alerte au Manta’bu !
- Oh ! Et j’aime aussi…
- Pousse pas son altesse dans le trèfle collant, Mouton.

La réponse bredouille de l’homme se perdit sous le coup d’envoi de la course au livre, les volumes s’échappant dans le grondement et l’harmonie dignes du décollage d’une armée de griffons alcoolisés, suivi de près par la clameur enthousiaste de la généreuse floppée de touristes, rats de bibliothèque et sportifs en tous genres s’étant perdu sur l’île pour l’occasion. Trine, elle, ne s’intéressait présentement qu’à l’adorable épingle en forme de grenouille lui faisant de l’œil à quelques mètres seulement. Echafaudant tout une série de plans pour s’en emparer d’ici la fin de la journée.

- Cours, Mouton, cours ! rugit Apolline avec ravissement comme il semblait que la vélocité de son champion était, étrangement, toute proportionnelle à son indice de masse corporelle.

Peut-être était-il mû par l’alléchante récompense que la trousse de cuir lui avait fait miroiter dut-il réussir à leur tracer un indéfectible chemin rose vers la victoire, ou bien peut-être était-ce son âme de collectionneur qui déployait là toutes les compétences du réceptacle de millénaires d’évolution, mobilisées pour la plus belle des causes. Trine, personnellement, elle, n’en avait cure. Suivant l’homme, qui avait bondit d’une enjambée tout inélégante mais propulsée d’une ample volonté, d’un prudent retrait de quelques pas, elle était surtout satisfaite du fait que sa cible, à elle, semblait déterminée à emprunter le même chemin qu’eux. En même temps, depuis la ligne de départ, le gros des participants ne s’était pas encore vraiment dilué. Les plus sportifs s’étaient déjà enfoncés à travers la jungle – leurs exclamations plus ou moins ravies indiquaient les sentiers par lesquels ils s’étaient éloignés – mais visiblement l’évènement n’avait pas rassemblé une communauté particulièrement athlétique.

- Le rose, Mouton, le ro…

La voix stridente d’Apolline disparut sous le couvert de cris surpris – entre autres – et les yeux mordorés de Trine s’écarquillèrent tout à fait pour gagner une rondeur probablement peu physiologique. Non, elle ne rêvait pas, la jeune femme qu’elle avait pris comme cible venait de leur subtiliser l’âme artificielle ; elle devinait sans doute possible les bruyantes courbes de cette dernière entre les mailles du filet. La voleuse en devenir était-elle elle-même en train de se faire voler ?

- Honteux ! Inacceptable ! déclara Alexiy qui semblait partager ses pensées. Qu’on la fouette en place publique !

Pour tout avouer la glooby humaine trouvait la situation plutôt cocasse, et ce d’autant plus que la vaurienne venait de rater sa fuite. Ou bien, peut-être, venait-elle de rater l’action qu’elle avait initialement prévue dans son ensemble. La bredouille confuse qu'elle venait de bafouiller tandis qu'elle contrôlait sa prise – après un temps de récupération d’une brièveté digne des plus féroces compétiteurs – allait plutôt en ce sens. Néanmoins, riche d’uniquement une poignée de secondes d’indécision, Trine calcula rapidement quelle réaction lui serait la plus profitable et trancha, non seulement pour la plus efficiente, mais aussi la plus sanguinaire. Sans attendre davantage, elle se jeta de tout son poids sur l’inconnue.

- Voleuse ! Voleuse ! hurla-t-elle en la cueillant d’un bond et la plaquant – ou en tentant de plaquer ; sa taille enfantine et son poids plume n’étaient pas là d’un grand secours – contre le sol de mousse dont elle était déjà bien familière, en attestaient ses courbes d’une couleur de plus en plus au diapason de celle de sa chevelure.
- Voleuse ! Voleuse ! répéta d’une rage enthousiaste Alexiy. Visez les yeux, Trine, vous aurez l’avantage !

Bien plus obnubilée par la barrette – ô combien magnifiquement adorablement charmante – en forme de grenouille juste à portée de main, la glooby humaine éluda complètement les conseils quelque peu inappropriés de l’icosaèdre pour tenter, dans le fouillis de cette furieuse lutte improvisée, d’attraper la cible de son désir.

- Rendre Apo, vilaine toi ! s’écria-t-elle d’une colère toute feinte – mais d’une expérience certaine au vu de son caractère capricieux – tout en tirant sur la chevelure émeraude – et mousse – pour justifier l’accrochage de ses doigts autour de l’objet convoité.

Et, enfin, elle l’eut au creux de sa paume. Douce victoire qui réchaufferait son âme s’ils devaient perdre, par ailleurs, la chasse aux livres.

- Ow ! sursauta-t-elle comme quelque chose de terriblement froid heurtait sa joue, retenant de justesse l’exclamation suivante de dépit accompagnant le lâchement concomitant, et involontaire, de l’épingle.

Ses doigts nouvellement libres palpèrent instinctivement son visage pour en retirer la poudre glacée qui s’y était éparpillée.

- Ashae, grommela-t-elle en tournant un regard furieux vers la shupon qui n’avait pas compris ses intentions premières et pensait que la glooby humaine faisait un accès de folie. Ow ! D’accord, d’accord ! capitula-t-elle tandis que le shupon réitérait son attaque de boules de neige.

S’écartant de l’inconnue pour la laisser respirer – et défusionner avec le parterre spongieux – Trine chercha des yeux la barrette grenouille. Où avait-elle bien pu tomber ?

- Ah la fougueuse jeunesse, commenta rêveusement Apolline restée dans les entrelacs du filet à lapillons. Et ses détours pour faire la cour. Vous ai-je raconté l’histoire de Barbe à Boules, qui pêchait pas que des moules ?
- Ҫa Apo-18 ? ronchonna Trine en époussetant vivement ses vêtements pour fournir un alibi à son regard inquisiteur.
- Apo-prison, à bien réfléchir. Retiens ma belle : la violence, c’est pas très canon. Quoi que consensuelle…

Mais la glooby humaine n’était pas prête à retenir quoi que ce soit, son attention toute tournée vers l’épingle grenouille qui venait de retrouver son chemin entre les mains de l’inconnue.

- Toi jouer avec nous, ordonna-t-elle sèchement cédant à l’impulsion de sa jalousie fébrile.

Avant d’ajouter, avec un couple de secondes de retard malaisant :

- Pardon. Moi vouloir dire : si toi bien rendre Apo, nous aider toi gagner livres pour excuser approche un peu… brutale. Marché ?
- Hou je vous vois, équipe de rêve : Tritri, Mouton et Cetelem. La bibliothèque rose n’a aucune chance face à votre ardeur ! Vite ! hurla la trousse alors qu’une floppée de livres passait derrière Mouton qui profitait du temps de pause pour inhaler ce qui ressemblait à un traitement contenu dans un petit tube. Formation numéro quatre pour les Folies de Graduation qui volent là-bas : Tritri choppe la pelle pour faire diversion pendant que Cetelem refait son saut vrillé sur le trampoline Mouton !

Plissant les yeux, Trine étudia plus minutieusement l’inconnue. Comment connaissait-elle Apolline ? Comment l’avait-elle reconnue alors que la trousse de cuir, passant de l’enthousiaste de la chasse au silence – qui ne serait jamais que de très brève durée – songeur, ne semblait la remettre ?

- Moutonne ? demanda-t-elle suspicieusement à l’âme artificielle.
- Brebis, pour le genre féminin, corrigea gentiment cette dernière. Même si je n’voudrais pas présupposer de celui-ci malgré ce charmant galbe pectoral. Presqu’aussi agréable que ton verbe, belle enfant. Flatteuse, tu vas me faire rougir le cuir ! Abou, scribouilleuse !

Il y eut un moment de flottement, avant que la glooby humaine, toujours circonspecte, n’interjeta :

- Abou avec Cal-bute.
- Diantre, il semblerait que le destin se joue de notre rencontre, sœurette Sa-belette. Ou peut-être pénitence, que dis-je, pénis-tance, doit-être faite auprès de Lucy pour rétablir l’alignement des chakras !
- J’ai été grand alignateur de chakras, dans mon emploi précédent, commenta solennellement Alexiy. Rien ne réaligne mieux que les aiguilles d’acupuncture, et les pieux de supplice.

Trine, depuis sa maigre expérience de glooby, ne comprenait pas grand-chose, si ce n’était rien, aux religions humaines. D’ailleurs, ça ne l’intéressait pas particulièrement. Si ça ne pouvait rentrer dans son nid aménagé de trésors au cœur du jardinaland, cela n’avait aucun intérêt. Néanmoins, il lui fallait absolument concocter un nouveau plan pour mettre la main sur la barrette ornant la chevelure pomme, et toute voie était bonne à considérer. Saisissant le bandeau tendu par la jeune femme, elle s’accroupit à la hauteur de la trousse.

- Cadeau, peut-être ?
- Je ne vois que ça, il faut savoir donner de sa personne dans ce genre de travail. Tiens, décroche le collier de ma boucle pour le nouer au tissu. Le pendentif sera du plus bel effet, indiqua Apolline d’un ton satisfait tandis que Trine s’exécutait. C’est un pubis de rat géant, que j’ai reçu de Luzinette, qui elle-même en avait hérité de mon ami Daril Lebrank – un homme charmant dont la vigueur verbale est au diapason de sa vigueur pénienne. Admire ses courbes diaprées, ses fines incrustations d’orfèvre et, le meilleur, le polissage des nombreuses lunes passées contre mon flanc ! Il est dit qu’il prodigue force et vitalité en amour. Et nul doute que, ce jour, c’est bien le pouvoir de l’amour – obsessionnel – qui va nous faire gagner la chasse !

Terminant d’entrelacer le bandeau au saugrenu collier, la glooby humaine se releva et attrapa le bras de Sabia pour l’inciter à faire quelques pas sur le côté. Profitant de ce nouveau placement, elle se hissa prudemment sur une souche et glissa ses doigts au contact des mèches émeraudes pour vole… nouer l’étrange décoration.

- Kalani n’est pas au courant de ma présence – il n’aurait pas été très juste de lui faire de l’ombre sur cet évènement mettant en avant les REA – mais je compte bien finir sous sa plume. Il a un doigté des plus exquis !

Ramenant quelques mèches jades rendues rebelles par la sueur avant de couronner le front du tissu décoré, Trine nota avec intérêt l’énergie fébrile semblant animer Sabia. D’aussi près, elle paraissait bourdonner d’une ferveur à peine contenue. Un sourire calculateur étira les lèvres de la glooby humaine ; l’attention fiévreuse de la jeune femme pour la chasse – et Apolline – pouvait jouer en sa faveur.

- Mais je crois que toi et moi, Sa-belette, il va falloir qu’on s’entretienne. Il me manque de la matière côté famille de Lucy, alors que y en a revendre sur le sujet côté public. T’as des projets après la chasse ? T’as un numéro de cristal ? Mais tu as raison, brave âme : en avant, oui !

Ses doigts finirent d’attacher le bandeau pour déraper au contact de la broche… qui s’esquiva soudainement, suivant le mouvement de tête de Sabia. Déstabilisée, Trine culbuta en avant pour s’écraser contre le dos de la jeune femme.

- Ouf, souffla-t-elle sous le choc, ayant l’étrange impression que le monde tremblait alors qu’elle avait heurté la participante avec moins de violence que plus tôt.

Mais, peut-être, n’était-ce pas que le nouvel incident qui ébranlait toute la jungle, non. La terre frémit à nouveau, accompagnée de la rumeur sourde de son martèlement et, comme le craquement des branches souffrant du passage d’indélicats se rapprochait, Apolline ordonna à Ashae de la soulever dans les airs pour mieux appréhender ce qu’il se passait.

- Troupeau de livres à deux heures ! s’exclama-t-elle avec ravissement. Oubliez la formation quatre, et préparez vos armes ! Impact dans cinq, quatre, trois, deux…

Jurant entre ses dents comme la chasse reprenait et que l’adorable broche éludait une nouvelle fois ses mains avides, Trine se positionna à proximité de Sabia, le regard rebondissant du raffut de plus en plus proche à la jeune femme. Peut-être que dans l’action…

Le feuillage épais d’un bosquet s’éparpilla dans une explosion smaragdine – merci le dictionnaire des synonymes – laissant apparaitre entre lianes virevoltant et branches démembrées l’indisciplinée meute de livres enchantés. Pour la plupart décuplés de taille, et fournis d’attributs évoquant divers animaux du bestiaire, ils investirent l’humble sentier forestier avec la délicatesse de grognedents. Soulevant mottes de terre mousseuse, et faisant voltiger éclats de végétation. Si Klarion Brando s’était trouvé dans le coin, nul doute que sa fureur se serait abattue de plein fouet sur romans et participants. Loin de ces considérations, Apolline, toujours aidée d’Ashae, se jeta à l’assaut de la horde dans un hurlement féroce.

- Tu es à moi ! déclara-t-elle par-dessus le fracas, atterrissant sur un épais volume à attributs reptiliens. Choppe le bouquin-boucton, Mouton ! encouragea-t-elle leur coéquipier qui, pour toute son imposante corpulence, disparut derrière le nuage végétal soulevé par le troupeau.

Hésitant un instant, épiant toujours les faits et gestes de Sabia, Trine finit par se jeter, à son tour, à la mêlée. Si elle réussit à attraper le livre qu’elle avait pris pour cible, il apparut rapidement que sa corpulence jouerait en sa défaveur.

- Corde magique, Tritri !

Pestant, cherchant frénétiquement l’objet magique tout en s’accrochant désespérément au roman qui poursuivait sa route indifféremment, la glooby jeta un regard inquiet à la ronde : la broche grenouille – et Sabia – avait-elle bien suivi le mouvement ? Apparemment le filet avait trouvé proie – toujours pas très adaptée – et si la jeune femme ne paraissait présentement pas plus franchement victorieuse qu’elle, elle ne s’était pas laissée distancer. Se hissant péniblement sur le volume aux longue pattes arachnoïdes, Trine réussit finalement à l’enlacer d’un bout de corde.

- Attrape ! indiqua-t-elle à Sabia, lui lançant la longueur afin qu’ils attachassent leurs prises encore mouvantes.

Alors qu’Apolline tournoyait fébrilement autours de Sabia, commentant joyeusement – et lubriquement – le moindre de ses faits et gestes, Trina observait d’un œil mauvais la chevelure émeraude portant toujours l’objet de ses désirs. Jamais, jusqu’à présent, n’avait-elle connu tant de difficultés pour acquérir trésors convoités, et la brûlure de l’échec avivait en elle la flamme de la détermination comme le brasier, plus douloureux, de la jalousie. Les occasions n’avaient pourtant pas manqué. A la collision des livres, ses doigts avaient effleuré l’adorable broche grenouille avant qu’elle ne lui échappât à nouveau, sa propriétaire éjectée du roman amphibien qu’elle avait attrapé. Puis, dans la mêlée pour maîtriser celui reptilien récupéré par la trousse de cuir, la glooby humaine avait encore failli s’emparer du bijou, avant d’être déstabilisée par la transformation du bouquin gagné. Enfin, pour compléter la liste de ses revers, l’entrain de la jeune femme pour la chasse, animant sa chair d’une énergie bondissante, avait tenu à bien trop respectable distance la barrette tandis qu’ils confectionnaient un large filet supposé les aider pour la suite de la traque. Plissant les yeux, serrant des poings, Trine se demanda si Calixte accueillerait favorablement le fait qu’elle décapitât Sabia pour récupérer, enfin, en toute tranquillité, l’objet de sa convoitise.

- Dommage que Cal-bute ne nous ait pas laissé le polymorphe, on aurait pu faire une belle pêche, commenta Apolline en étudiant leur nouvelle arme de chasse.
- Ou le matériel de tir à l’arc, je suis certain que vous auriez été superbes, ajouta Alexiy. On aurait peut-être même récupéré quelques… bonus.

Avec l’inventaire du coursier, dès qu’elle lui aurait tourné le dos, certainement aurait-elle pu discrètement endormir Sabia d’une flèche gros dodo, et récupérer la barrette grenouille. Elle aurait joué sur la confusion ambiante pour accuser d’autres participants, et l’affaire serait passée comme une missive au bureau postal. Ashae lui envoya une nouvelle boule de neige contre l’épaule, et la glooby humaine se força à regarder la jeune femme d’un œil moins meurtrier, tout en chassant la shupon d’une main agacée.

- Oooh bel esprit d’initiative ! Et quelle élégante solution !
- Peut-être pourriez-vous y ajouter vos chaussures ? proposa l’icosaèdre. Pour rajouter quelques centimètres carrés au filet. Indispensables, bien entendu.
- Plantes épineuses et magiques ici, non ? interjeta Trine tout en réfléchissant à une nouvelle manière de tourner la situation à son avantage.
- Ah vraiment ? Ca m’était… sorti de la tête, vous m’en voyez confus.
- Les sous-vêtements ajouteraient un peu de prise. Mais il est vrai qu’on risquerait de faire défaillir d’un coup trop de concurrents, comme de livres, devant tant de beauté. Restons équitables !

Finissant de nouer la cape glooby de Calixte au large filet improvisé, se demandant si elle ne pouvait pas demander à Sabia d’utiliser sa broche comme matériau supplémentaire sans que cela ne paraisse ridicule, Trine riva à nouveau son regard sur l’humaine comme elle l’interpellait. Ses doigts figés autour du tissu, ignorant Mouton qui bredouillait quelques excuses, doutes puis acquiescements sous les encouragements d’Apolline, elle se rendit compte qu’elle tenait peut-être là sa nouvelle piste. Et quoi de plus évident, comme chemin à emprunter, en telle compagnie ?

- Oh, s’exclama-t-elle en regrettant que son teint de peau ne lui permis que difficilement de rougir.
- Si entreprenante, Sa-belette ! Je sens que notre projet d’écriture va être particulièrement torride.

Défaisant d’un main tremblante sa cape anti-climat, jetant d’innombrables coups d’œil faussement admirateurs à la silhouette dévêtue de Sabia, la glooby réfléchit rapidement à quelle attitude adopter. Timide ? Effarouchée ? Passionnée ? Audacieuse ? La chasse n’avait pas commencé depuis bien longtemps, mais elle savait que chaque minute lui était comptée. C’était là une épreuve de rapidité, et non d’endurance. Néanmoins, un peu de prudence était certainement bienvenue.

Imitant Mouton dans le bafouillement timoré de son assentiment, rivant un regard de plus en plus tendre vers la jeune femme – et Lucy savait si Trine, et ses compagnons de crocs de et poils, savaient parfaitement jouer l’œil naïvement langoureux pour avoir Calixte et Solveig comme modèles bien trop récurrents – elle se défit de sa chemise et de son pantalon de lin pour les ajouter au piège en préparation. Récupérant juste un débardeur dans son sac, comme il semblait que la nudité nouvelle de sa poitrine perturbait Mouton – si elle reconnaissait l’intérêt des culottes sous forme humaine, les soutien-gorge n’avaient pas trouvé faveur à ses yeux.

- Belle bête, commenta Apolline alors que Sabia tentait de manipuler le large filet en patchwork ainsi créé.
- Oh attends, moi aider, murmura doucement la glooby en se glissant contre la sœur de Lucy afin de lui prêter sa force pour soulever le piège.

Presqu’innocemment, ses bras longèrent ceux de Sabia, sa hanche épousa le galbe d’une de ses cuisses, ses doigts papillonnèrent auprès des siens avant d’accrocher le manche des filets à lapillons. Ses pupilles ourlées d’or grimpèrent béatement vers celles de jade, avant de se détourner pieusement. Et d’éviter de croiser le regard assurément suspicieux d’Ashae qui les observait un peu plus loin.

- Si l’image est délicieuse, la manipulation de l’engin est à revoir.

Comme, effectivement, malgré l’aide de Mouton leur filet de compétition était ainsi devenu particulièrement difficile à utiliser, ils décidèrent de réadapter quelque peu leur piège, le scindant en trois parties installées entre plusieurs couples d’arbres. Grace à un système de poulies, rapidement élaboré par la culture apparemment vaste de Sabia – Trine n’oublia pas de glisser un regard particulièrement admirateur et transit à la jeune femme à ce moment-là de l’étalage de ses connaissances – et traficoté avec les branches et la corde magique, ils les dissimulèrent au niveau des bosquets et laissèrent Mouton, plus robuste que le reste du groupe, à la charge de hisser les filets lorsque les nuées se présenteraient à eux. Restait alors au reste de l’équipe à habilement diriger celles-ci vers le traquenard.

- Ils sont là ! indiqua la trousse de cuir, perchée entre les pattes d’Ashae. Allez ma belle, fonce de ce côté qu’on les rabatte vers Mouton !
- Par ici, nous, réagit rapidement Trine, en profitant pour attraper la main de Sabia et la tirer vers un autre flanc de la large nuée se découpant sur le ciel d’azur.

Bientôt, seul le chant d’amour sur tempo de musique guerrière de la trousse de cuir leur parvint de l’improbable duo, et leur horizon se remplit de livres enchantés louvoyant entre palmiers alourdis de lianes et filets à lapillons d’autres concurrents. Si les doigts de la glooby s’attardèrent au contact de ceux de l’humaine, il n’y avait là rien d’innocent.

- Moi avoir manta pist’ et poêle, présenta Trine à Sabia comme elles arrivaient à proximité de leurs cibles. Toi vouloir un des deux pour chasser livres ?

Trop petite pour être véritablement efficace avec ses seuls bras, la familier métamorphosée comptait user de quelques artifices pour pousser les romans volants vers le piège qui les attendait. Et, si leur enchantement les protégeait certainement de la morsure de l’humidité, il fallait avouer que la pensée de les abimer avec le pistolet à eau n’avait pas vraiment effleuré l’esprit de la glooby. Sur une hésitation toute calculée, elle amena doucement sa dextre contre l’ovale du visage de Sabia pour repousser une mèche émeraude et la replacer délicatement derrière son oreille – à quelques centimètres de son réel centre d’intérêt. Encore un geste emprunté à quelques gardes un peu trop tactiles au quotidien.

- Prudente, toi, demanda-t-elle sérieusement. Moins protégées…

Ses yeux parcoururent la silhouette dévêtue de l’humaine, avant de remonter brusquement vers les perles de jade, ses joues se teintant d’un voile rubis bienvenu.

- Jungle avec piquants, et poison, et magie… risque blesser.

Ses doigts attrapèrent une nouvelle fois ceux de Sabia pour les porter à ses lèvres, y déposant le spectre d’un chaste baiser. Combien de fois avait-elle vu le coursier et la Valkyrie échanger ainsi ? Trop. Mais certainement la retenue de cette approche avait-elle ses vertus. Sans doute. Peut-être. Si elle avait écouté son instinct premier, Trine aurait surtout choisi un chemin plus direct et agrafé sa bouche à celle de l’humaine pour enfouir fébrilement ses mains dans la verte chevelure. Et obtenir la grenouille, bon gré mal gré.

- Et toi, trop jolie pour être blessée.

Trine hésita. Ce rouge sur les joues de Sabia était-il dû à la colère, l’embarras ou la joie ? Pouvait-elle se permettre d’être plus audacieuse encore pour tenter de mettre la main sur la barrette ornant toujours les mèches de jade ou bien devait-elle déjà envisager un autre plan ? Pestant intérieurement contre ces humains aux comportements trop ambigus, elle se promis de prêter davantage attention aux manies de ces derniers afin mieux parvenir à ses fins. Entrouvrant les lèvres pour se lancer malgré tout dans une déclaration enflammée qui lui accorderait peut-être quelques secondes bienvenues pour enfouir ses doigts dans les cheveux de la verte et attraper son dû, elle fut cependant à nouveau contrainte de revoir ses priorités comme la nuée de livres enchantés arrivait à leur hauteur.

- Fonce Ashae ! Choppez-les, mes minions ! tonna la voix d’Apolline par-dessus le vrombissement du cortège précipité vers le piège de fortune.
- Mais bordel de me… hum oui, victoire totale bientôt ! grommela Trine avant de se reprendre et de réafficher un air faussement enjoué.
- Quelle fabuleuse prise, commenta Alexiy. Quelle formidable entrave ! Profitez-en, Trine, faites-leur la peau ! Frappez vite, dépouillez-les, éviscérez-les. Pour briser le sortilège, bien évidemment.
- Evidemment… répéta distraitement la glooby tout en observant le remue-ménage, son regard doré oscillant entre les livres qui se débattaient dans les entrelacs du filet et la silhouette fébrile de Sabia.

Et si elle la poussait vers la nuée piégée, ses doigts happant au passage la broche grenouille ? Dans le feu de l’action, il lui serait aisé de prétexter que… Mais avant que ses mains n’eussent le temps d’esquisser le moindre mouvement traitre, celles de la sœur de Lucy les attrapèrent pour la tirer vers la mêlée. Serrant les dents et assénant un nouveau regard meurtrier à l’humaine avant de se recomposer un visage affable, Trine se laissa emporter. Les pages affolées des livres piégés les accueillirent avec une douceur que la glooby n’aurait pas suspectée – elle entrevoyait d’ailleurs plutôt sombrement le panel d’ecchymoses en tous genres que ce nouvel exercice allait lui offrir – caressant de leur papier les membres dénudés passant à leur porté et chatouillant leurs zones sensibles. Se prêtant temporairement au jeu, Trine imita Sabia dans l’enthousiasme béat de sa conquête, et se vit suivre la jeune femme dans un rire amusé, et presque désinvolte.

Sous les exclamations enjouées d’Apolline toujours nichée entre les pattes d’Ashae, et les indications belliqueuses d’Alexiy, la verte et la rousse sautillèrent d’un bouquin à l’autre, finissant le travail inachevé de leur filet. Les romans capturés, déliés de leur énergie enchantée, se figèrent sous le patchwork de tissus et bientôt ne resta-t-il plus que la petite équipe joyeusement essoufflée et quelques compétiteurs envieux alentours. Le temps de quelques secondes, tournée vers ce simple objectif d’obtenir toujours plus d’ouvrages, Trine profita pleinement de l’euphorie ambiante et les notes cristallines de son rire se firent plus sincères. Ses doigts oublièrent presque ceux de Sabia entrelacés contre eux, et sa jalousie se terra derrière le ravissement de cette petite victoire. Brièvement.

Se relevant en même temps que l’humaine, entraînée par leurs mains toujours nouées, la glooby se dit qu’il était temps pour elle de se manier. Cela faisait déjà un bon moment que la chasse avait débuté, et nul doute que sa fenêtre de larcin ne faisait que raccourcir. Le cœur battant la chamade aussi bien suite à la capture sportive des livres qu’à l’idée de se montrer encore plus audacieuse pour obtenir, enfin, le réel objet de sa convoitise, Trine tourna un large sourire vers Sabia.

- Ca c’était trop bien ! Heureusement toi venir dans notre groupe, et…

Une large déflagration emporta le reste de ses propos, noyant sa déclaration dans un crépitement magique leur faisant lever la tête. Dans le ciel d’un bleu parfait, le nuage poudreux et scintillant laissa place à de larges chiffres changeants surplombant la jungle, et la glooby nota que ceux-ci semblaient décroitre.

- Moins de cinq minutes ! hurla fébrilement la voix criarde d’Apolline, les arrachant à leur contemplation. Sa-belette avait raison ! Vite, vite, vite, mes petits moutons ! Récupérez-les tous, même les plus menus. Chaque point est à prendre, et la taille n’a jamais compté !

Dans le flot de l’animation soudaine, les doigts de Trine furent arrachés à ceux de Sabia, et la glooby ne résista pas à l’envie de pousser un cri de frustration, qui se fondit parfaitement dans le chaos comme simili gémissement d’empressement. Pendant que Mouton soulevait le filet et dénouait d’une main étrangement experte les tissus assemblés, la verte et la rousse se hâtèrent de récupérer tous les bouquins pour les fourrer dans les sacs des uns et des autres.

- Pas l’temps de se rhabiller, foncez vers la zone d’arrivée ! indiqua la trousse de cuir alors que Mouton hésitait.

Sans se soucier du fait que l’homme fourrait en boule les vêtements défaits dans sa propre besace, Trine en profita pour rattraper la main de Sabia et la tirer vers le chemin que leur indiquait Ashae, qui avait pris de la hauteur pour mieux percevoir le lieu de ralliement.

- Vite ! Nous devoir gagner ! glissa-t-elle à la sœur de Lucy, bien plus déterminée à garder celle-ci – et la barrette – à portée de larcin que véritablement enthousiasmée par leur potentielle victoire à venir ; mais qui saurait faire la différence ?

La sensation d’éclats froids contre son épaule la fit sursauter alors qu’ils contournaient au pas de charge un bouquet d’héliocornes esseulés, et elle tourna son regard renfrogné vers la shupon.

- Allons, ne sois pas jalouse, Ashae, pépia Apolline, se méprenant sur la nature de la discorde entre les deux familiers ou bien, et c’était là très probable, fantasmant tout à fait la situation – à l’avantage de la glooby néanmoins. L’amour ne connait pas de frontières, si ce ne sont celles de la bague contre-mouflet ! Elles sont mignonnes ensemble, y a un contraste de couleur pas dégueu. Même si avec la taille de Trine on se croirait dans une fiction aux relents pédo-ours. Pas que ça arrêterait ce bon Kalani, en dehors des REA il a quelques pépites toutes immorales écrites sous d’autres pseudonymes.

Ils rejoignirent bientôt d’autres compétiteurs se dépêchant de joindre la ligne d’arrivée, et l’atmosphère humide de la forêt se chargea des effluves acides des corps couverts de sueur. Ainsi que d’une certaine dose de tension. Certains visages étaient d’ailleurs remplis de larmes amères.

- La rude réalité des sports extrêmes, devisa solennellement la trousse de cuir. Tout le monde n’est pas fait pour aussi noble et difficile enjeu.

La végétation luxuriante de la jungle s’éclaircit à nouveau, et la clairière du rassemblement d’arrivée s’ouvrit enfin à eux, alors que dans le ciel s’égrenaient les dernières secondes de compétition. A travers la petite foule toujours plus nombreuse, Trine ne repéra pas la silhouette familière de Calixte mais, de toute façon, ce n’était présentement pas sa priorité. Suivant les indications hélées par les organisateurs de l’évènement, l’équipe improvisée se dirigea vers l’un des comptoirs de recensement de leur prise, où les livres capturés furent décomptés.

- J’espère nous gagner ! partagea la glooby à l’humaine, accompagnant sa déclaration d’une douce pression de la main tandis qu’Apolline négociait l’augmentation du nombre de points des romans roses attrapés. Merci pour aide ! ajouta-t-elle en se hissant sur la pointe des pieds.

Ses lèvres s’approchèrent de celles de Sabia tandis que ses doigts se perdaient dans l’émeraude chevelure pour y trouver un point d’ancrage. Et, surtout, la cible de son désir.

- Aha ! fit lointainement la voix d’Apolline. Ca vaut bien dix points supplémentaires un beau roulage de pelles dans le contexte des REA !
- Deux.
- Tu les trouves pas canons ? Avoue qu’elles seraient a-do-rables en REA ! Sept.
- … Quatre.
- Et je te glisse un bon pour les dérivés en verre de A.M.I.S. chez Ivara Strass. Cinq.
- Vendu ; cinq.

Un sourire triomphant étirant sa lippe, Trine espéra que la surprise de ce baiser improvisé, presque uniquement chastement effleuré, serait suffisante pour décrocher la broche convoitée. La victoire, enfin ?

Elle allait l’étrangler. L’assommer, l’étouffer, la décapiter. Et peut-être pas nécessairement dans cet ordre là. Les yeux s’arrondissant d’incrédulité, Trine contempla médusée la broche s’éloignant de ses doigts comme Sabia se coulait d’un coup sec dans une embrassade amicale. Comment était-ce possible ? Elle avait pourtant mille fois observé Solveig et Calixte répéter, inlassablement, cette danse, et les écrits d’Apolline étaient formels : c’était une technique imparable pour détourner l’attention comme accrocher toute parure à proximité. Mais certainement manquait-elle de pratique, et la sœur de Lucy était-elle trop couvée par sa Déesse. Bouillonnant de rage, retenant tout juste le cri de frustration gonflant ses joues, la glooby humaine se demanda si ses courtes jambes l’amèneraient suffisamment rapidement à l’abri de représailles si elle mordait férocement l’épaule qui lui était présentée pour arracher son larcin dans l’instant de confusion. Néanmoins, son hésitation eut à nouveau raison de son plan, et la verte s’éloigna à l’inconsciente sécurité d’une distance salutaire.

- Bien sûr qu’on va gagner ! approuva joyeusement Apolline. J’ai rarement vu filets entre mains plus adroites, et pourtant j’en connais des champions du mouvement de poignet ! Et ce brave homme à l’imagination certaine nous a décerné quelques points bonus bien mérités.

Se décidant pour une approche brutale mais rapide de cette affaire qui n’avait déjà que trop duré, Trine pila cependant net comme un silence religieux, absolument pas propice au violent vol qu’elle s’apprêtait à réaliser, descendait sur la clairière. Le suspense à son comble dans l’attente de l’annonce imminente des résultats, on pouvait entendre les mouches voler. Et Ashae les bombarder de ses boules de neige.

L’immobile attente, souffle retenu malgré la chaude atmosphère, prit enfin fin avec la déclaration de leur groupe – ou, du moins, Trine, dont le nom avait été inscrit pour le reste – et la glooby humaine resta interdite devant l’attention, plus ou moins amicale, plus ou moins envieuse, qui se tournait vers elle.

- Et m…
- VICTOIRE MES MOUTONS ! gronda Apolline en faisant sursauter quelques âmes. Allez cueillir le fruit de votre ardent combat, que la postérité se souvienne à jamais de votre nom, comme de vos fougueuses aventures à venir dans les REA.

Le reste de son laïus enflammé, faible écho au-delà d’une bulle onirique, se perdit cependant dans les recoins du cerveau de Trine qui, l’attention happée par les réactions de Sabia, contemplait décontenancée la chevelure à présent nue de la sœur de Lucy. Le précieux bijou, ô combien passionnément convoité, ayant atterri sur ses propres mèches carmines. Une joie, aussi souveraine que le gonflement de la lave d’un volcan en éruption, s’imposa à sa chair, faisant trembler, dans son intensité, le bout de ses doigts et imprimant peu à peu, inéluctablement, le croissant d’un sourire conquérant sur sa bouche. Enfin, la victoire !

La glooby humaine se laissa tirer par Mouton et pousser par Ashae vers le podium improvisé, sous les piaillements enthousiastes d’Apolline et le chuchotement – principalement confus et envieux, mais aussi dentelé de l’excitation d’un secret de polichinelle – des autres participants. Et si le caquètement mal dissimulé derrière ses lèvres partiellement scellées riva quelques regards inquiets vers elle, elle ne s’en soucia guère. Non, plus ne lui importait que l’adorable grenouille ornant sa coiffe, qu’il lui démangeait de retirer au plus vite pour la dissimuler dans sa pile de trésors. De larcins.

- Félicitations, et vous vous êtes trouvées un ami ? fit une voix familière, la tirant de sa béatitude hystérique.

Echevelé, couvert de sueur et oscillant doucement la bullette contenant les jumelles endormies, Calixte les avait rejoints. Il tenait par ailleurs entre ses doigts un cadre magique qui, visiblement, venait de servir pour immortaliser la victoire du groupe. De Trine.

- Et j’entends qu’Apo est déjà en train de fricoter avec Kalani quant à tes futures aventures avec elle. Et Ashae. Et un mouton ? Ainsi qu’une sœur de Lucy ?

Les sourcils du coursier s’étaient froncés de confusion mais, comme souvent, il en était arrivé à accepter la réalité, aussi étrange et absurde fut-elle, qui lui était présentée. Imposée. Trine, elle, n’écoutait plus que d’une oreille distraite les commentaires de l’homme, comme le brouhaha ambiant, ayant tourné toute son attention vers la barrette qui trônait maintenant entre ses mains. Elle n’avait pas résisté à l’envie de l’arracher de ses cheveux pour en palper enfin le galbe, pour apprécier le poids de son existence. Et l’évidence de sa possession.

- Oh, cette broche appartient à la sœur de Lucy ? C’est bien ça, Ashae ?

Il n’en fallut pas plus pour que la shupon attrapât entre ses pattes le bijou et s’envolât hors de portée de la glooby surprise, distribuant même à cette dernière une petite boule de neige avant de s’éloigner, satisfaite, vers Sabia un peu plus loin. Le ravissement cédant brutalement place à une rage aussi violente qu’une déflagration emportant la moindre parcelle de retenue dont Trine avait jamais pu disposer, celle-ci céda à son instinct premier d’utiliser ses pouvoirs et désactiva le collier de métamorphose. L’herbe prit feu autour du petit glooby fulminant, qui réussit à en agrandir le foyer en se téléportant.

Heureusement, elle n’était pas d’un gabarit très menaçant, et l’humidité ambiante peu propice aux incendies. L’histoire veut cependant qu’un certain coursier se brûlât quelque peu les doigts en la bannissant temporairement dans les confins d’une bille.