L'étoile du Sud n'avait pas obtenue sa réputation au hasard. A l'occasion de l'ouverture d'une saison chaude qui s'annonçait haute en couleur; la cité du divertissement s'était illuminée plus que jamais, offrant aux vacanciers qui y séjournaient un spectacle sans précédent et ce à toute heure du jour et de la nuit. Une foule de cette ampleur était certes chose commune pour cette ville qui ne dormait pas, néanmoins les visiteurs demeuraient pour la plupart déboussolés par la grandeur démesurée de ce qu'offrait ce splendide endroit.

Tout n'était que rires, chants et danse, le tout baigné par un cocktail de lumière chaleureuse d'un soleil qui déclinait à l'horizon ainsi que des luminaires magiques entreposées aux quatre coins des établissements de jeu et de beuverie. Même pour les habitués du coin, la saison s'annonçait grandiose, c'était donc dans le plus grand des bonheurs que néophytes comme vétérans s'étaient réunis, partageant sans retenue leurs salaires durement acquis pour apprécier ensemble cet instant de répit, noyant par la même occasion les angoisses de leur quotidien dans un océan si profond qu'il semblait pouvoir avaler toute la misère du monde.

Au beau milieu de ce brouhaha incessant se trouvait cependant un invité bien peu commun, à savoir l'un des criminels les plus méprisables du royaume. Khepra Tikh, alias le Non-Mort, s'était décidé contre toute attente à se joindre à cette grande fête. Il était certes ironique pour un cadavre ambulant de se joindre à une telle ode à la vie, mais l'immortel avait ses raisons de s'exposer ainsi au grand jour. L'expansion de son activité lui avait permis de s'autoriser ces petits écarts sporadiques car, même en son absence, la machine pouvait désormais tourner seule. Cyd et Rodolf tenaient la baraque et, pendant ce temps-là, la petite protégée du patron vadrouillait librement.

Encore plus apprêté qu'à l'accoutumée, le baron du crime s'était autorisé une petite folie et c'était donc dans le corps d'une jeune brune ravissante qu'il s'était présenté à la sauterie. Son étrange attirail du jour se composait d'un maillot de bain surmonté d'un manteau de fourrure absolument exubérant, le tout couronné d'un joli chapeau de paille à l'ombre duquel, en de rares occasions, on distinguait dans ses yeux rieurs les reflets fantomatiques qui caractérisaient sa magie impie. Il attirait l'œil, probablement beaucoup trop par ailleurs, mais son revirement de personnalité récent avait tendance à le pousser à de tels écarts.

Pourquoi ce soudain intérêt pour les festivités ? La réponse venait du petit artefact que le zombie aux allures de sirène gardait jalousement dans l'une des poches intérieures de son épais manteau. La fameuse broche qu'Aord s'était démené à lui obtenir n'avait pas encore eu de réelle occasion d'être exploitée, c'était donc avec une envie débordante et une excitation totale que Khepra s'était jeté sur la première occasion qui se présentait pour retrouver une part des plaisirs qui, des années durant, n'étaient devenus pour lui que de vagues souvenirs. Quel meilleur emplacement pour savourer ces sensations que ce temple de la luxure et de l'abondance ?

Malheureusement, la broche à elle seule n'était d'aucune utilité, c'était là tout le problème, mais également la raison pour laquelle Khepra s'était dégoté une enveloppe en bien meilleur état qu'à l'accoutumée. Procédant par empoisonnement, il avait pu se munir d'un corps jeune et en forme impeccable, dont il avait maintenu l'esthétique avec un soin tout particulier. Tout devait être parfait, du maquillage jusqu'au parfum, aussi l'éternel n'avait pas lésiné sur les moyens. De plus, pour pouvoir profiter librement de sa soirée, il allait s'avérer nécessaire d'obtenir un remerciement sincère de la part de l'un des vacanciers, ce qui le contraignait entre autre à se montrer plus sociable que ce dont il avait l'habitude. Fort heureusement, ses talents d'acteurs n'avaient nullement été érodés par l'épreuve du temps, il comptait donc bien sur son instinct pour trouver une opportunité d'obtenir cette marque de gratitude tant convoitée.

Et justement, l'immortel meurtrier avait déjà mis le grappin sur une proie à la hauteur de ses espérances. Un grand gaillard pas moche pour un sou qui s'était fait remarquer dés lors qu'il avait fait son apparition dans la maison jeu dans laquelle Khepra avait décidé de tisser sa toile. Taillé comme un Chadal mais avec une petite gueule d'ange éborgné, il semblait déjà avoir avoir éveillé l'appétit d'une poignée de donzelles en quête de bonne compagnie. La tenue décontractée du bonhomme ne laissait aucun doute quant aux raisons de sa présence, il venait également passer du bon temps. Malheureusement pour ces gourdes, la succube prenait les devants et jouissait d'un avantage de taille sur ses concurrentes, en plus bien sûr de sa plastique d'emprunt qui ne laissait pas indifférent : une fortune suffisamment conséquente pour pouvoir saouler n'importe quel marin en une seule soirée. Un claquement de doigts et quelques mots plus tard, le Non-Mort avait déjà fait parvenir à sa cible l'une des boissons les plus chères de la carte, une concoction aussi forte qu'elle était fruitée, servie dans une somptueuse tasse sculptée d'après la silhouette d'un darwinus.

Le serveur s'empressa d'apporter la commande à l'intéressé en lui indiquant aussitôt la provenance du cadeau. Le regard bleuté de Khepra capta enfin celui du jeune inconnu et, tout en agrippant son chapeau de paille d'une main, l'immortel offrit un clin d'œil accompagné d'un sourire enjôleur. Suite à quoi, la jeune femme mystérieuse se mit à faire tournoyer les glaçons de son propre verre sous les regards furibonds des quelques autres prétendantes du coin, auxquelles la perfide créature ne semblait par ailleurs porter aucune attention.

Viens dans ma toile, mon tout beau.

"Désolé", disait-il. Pas "merci, c'est très aimable", encore moins "je vous remercie, mais je suis marié." Une foutue excuse, pas sincère pour un sou, de surcroît. Comment diable allait-il bien pouvoir alimenter la broche avec des excuses ? Malgré sa frustration évidente, l'immortelle créature tâcha de ne pas se formaliser et ce fut donc avec le sourire qu'elle accepta le refus, rapprochant un peu d'elle cette boisson hors de prix que ce goujat venait de refuser. Il demeurait important de ne pas se démoraliser pour un petit échec cependant, aussi Khepra décida de ne pas lâcher le morceau d'office.

Lorsque le gaillard offrit à la belle de reporter son attention sur les animaux qui la dévoraient du regard, elle se contenta d'un rapide balayage du regard avant de lever les yeux au ciel. Elle repoussa mollement l'une des mèches brunes qui masquaient l'un de ses yeux pétillants avant de soupirer d'un air théâtral, traduisant par ce geste tout l'ennui que suscitaient chez elle ces malotrus. Tâchant de se montrer aussi charmant que possible, Khepra renforça son emprise sur les cordes vocales de son enveloppe, maquillant sans effort sa propre voix pour utiliser celle de son enveloppe.

"Oh, quel dommage... Vous êtes déjà pris, je suppose ?"

Faisant mine de le dévorer du regard l'espace d'un instant, elle saisit la tasse refusée et vint la rapprocher de son vis-à-vis d'un air espiègle. Le sourire aux lèvres, elle vint replonger son regard dans celui de l'inconnu, qu'elle analysa longuement sans mot dire. Après réflexion, quelque chose clochait dans le tableau qui s'offrait à l'éternel. La curiosité désormais piquée, Khepra n'avait pas pu s'empêcher de constater avec quel intérêt le borgne avait observé l'entièreté de la salle, comme s'il y cherchait quelque chose en particulier.

"Allez quoi, c'est la fête non ? Un p'tit verre, ça n'engage à rien."

Ce ne fut pas le concerné qui répondit à l'invitation, mais plutôt une petite pimbêche blonde attablée non loin de là. Sur un ton plus que venimeux, la jeunette aux airs de vipère attira l'attention de la criminelle déguisée ainsi que de son interlocuteur.

"Il vous a dit qu'il était pas intéressé. Venez plutôt à ma table monsieur, vous y serez bien mieux."

Sèchement et sans lui laisser le moindre répit, Khepra pivota sur le côté dans un élan de colère. Ses iris bleutés s'illuminèrent un court instant, puis elle cracha, aussi froidement que possible :

"On t'a sonné, la vilaine ? Bois ton verre et ferme-la, si tu veux pas que j't'abime."

Aussi vexée qu'effrayée, la demoiselle parvint à soutenir un moment le regard glaçant de celle qui se dressait face à elle mais, lorsque les yeux étincelants de Khepra s'illuminèrent, la pauvrette se montra subitement bien moins téméraire.

Une fois la menace écartée, la succube réalisa qu'elle y était probablement allé un peu fort, mais il fallait rentrer dans le rôle à nouveau. Khepra se retourna vers le borgne, lui offrant une nouvelle risette aussi charmeuse que possible.

"Juste un verre, je m'ennuie ! J'suis sûre que vous avez des tas de trucs à raconter !"

Toujours aussi dramatique, elle vint ensuite joindre ses deux mains pour implorer son vis-à-vis, non sans humour.

Trouver son bonheur, en voilà une formulation amusante et ô combien adaptée à la situation que vivait l'éternelle. Un sourire amusé se dessina sur les lèvres fines de la demoiselle qui, pensive, vint agripper la paille de son verre en déposant son doux regard sur le contenu. Oui, elle cherchait un moyen de trouver son bonheur, le terme était parfait.

La petite peste qui avait osé perturber la parade de l'immortelle décida de s'éclipser pour choisir une autre table, fuyant du regard l'étrange femme qui venait de la menacer. Khepra lui jeta une œillade mauvaise mais choisit de se concentrer sur l'homme qui lui faisait désormais face. L'immortelle réalisa qu'elle y était sans doute allé un peu fort et que cela jurait quelque peu avec cet air de vacancière volage qu'elle cherchait à se donner, mais ce n'était rien qu'un peu d'alcool ne pouvait faire oublier à son vis-à-vis.

Une chose rassurait déjà Khepra quant à la qualité de son déguisement, l'homme n'avait refusé ses avances que par considération pour sa moitié, l'immortelle avait donc vu juste. Peut-être disait-il cela par simple politesse, mais le costaud ne semblait pas trouver son interlocutrice repoussante. Tout du moins, si c'était le cas, il cachait alors fort bien son jeu. Les prunelles azur allèrent de la boisson jusqu'à l'œil unique de son interlocuteur puis la belle reprit, visiblement satisfaite :

"Merci, ça fait des plombes que j'attends de rencontrer quelqu'un d'intéressant."

Elle vit son nouveau compagnon de table s'installer et s'emparer du verre qu'elle lui avait offert. Pas un remerciement pour le verre offert en cadeau, une fois encore, chose qui commençait à lui taper sur le système. Son expression se durcit fugacement mais Khepra tâcha de détourner le regard et de passer la main dans sa tignasse brune pour ne pas exposer trop ouvertement sa frustration. Une fois ces vilaines pensées chassées de son esprit tourmenté, elle répondit à celui qui daignait enfin lui accorder un peu d'attention :

"Disons que... je suis pas une grande amatrice de jeux, vous voyez ? Je vous passe les détails parce que c'est pas passionnant mais je suis une femme assez occupée sur le plan professionnel. J'ai pas l'occasion de faire de belles rencontres au boulot, je sature un peu. C'est ça que je suis venu faire, voir du pays, découvrir de nouvelles têtes."

Puis, prenant habilement un air un peu exténué, Khepra enchaîna d'un ton plus doux :

"Désolée pour mon coup de sang, j'suis un peu sur les nerfs. Au moins ça vous donne un aperçu, vous comprenez c'que je veux dire, quand je vous dis que j'ai besoin de décrocher un bon coup..."

Après une brève interruption, elle sirota un petit coup, mimant de se donner du courage. Par Lucy, elle rêvait de pouvoir goûter cette boisson pour de vrai et de ne plus avoir à faire semblant de le faire. Mais comment pousser ce type à la remercier d'une manière ou d'une autre ? Du fait de son excitation, elle avait l'impression de ne pas pouvoir réfléchir convenablement.

"Mais j'veux pas vous ennuyer avec mes affaires de boulot ! Qu'est ce que vous fabriquez ici tout seul, votre moitié a pas pu vous accompagner ?"

Il était essentiel de le faire causer un coup, mais si le mystère qui entourait le type lui donnait un côté plutôt charmant, il fallait reconnaître qu'il n'avait pas l'air particulièrement enchanté d'être ici, pour le moment. Comment briser la carapace de ce bonhomme ?

Khepra était prise d'un doute mais tâchait de ne pas laisser ses suspicions devenir détectables. Au contraire de son interlocutrice, l'homme disait venir justement pour des motifs professionnels et non pour se prélasser au soleil comme la plupart des visiteurs. L'éternelle réprima un vague froncement de sourcils, tâchant par son stoïcisme difficilement maintenu de ne pas donner plus d'informations à cet homme. A ce sujet, lui non plus ne souhaitait visiblement pas s'épancher sur la nature exacte de ces mystérieuses obligations professionnelles.

Le Non-Mort cherchait certes à toucher le gros lot, mais ce poisson là était peut être un petit peu trop gras, à bien y songer. A vue de nez, le borgne s'exprimait et agissait comme un type de la trempe de Khepra lui-même, à savoir un gaillard qui avait tendance à traîner en eaux sombres. Rien de choquant dans les propos en vérité, mais ce qui titillait l'esprit de survie de l'immortelle, c'était ce petit sourire espiège que lui avait lancé l'inconnu tout en lui répondant. Faire la causette à un énergumène de ce genre ne lui posait pas de souci, mais la manière imprécise qu'il avait d'aborder chaque question le rendait d'autant plus inquiétant. Avec curiosité, Khepra reprit :

"Mais voyons ! C'est justement pour vos histoires que je..."

Interrompue à nouveau par l'arrivée impromptue d'une nouvelle perturbatrice, Khepra ne put s'empêcher de jeter un regard assassin sur la mégère qui se permettait de déranger sa conversation. L'immortelle se ravisa cependant quelque peu lorsqu'elle découvrit l'identité de l'intruse, qui n'était autre que la tenancière en personne. A son grand désespoir, Khepra avait le déplaisir de reconnaître Madame Lugubre, une femme aussi maline que dangereuse. Ils s'étaient déjà rencontrés par le passé, la propriétaire des lieux ayant une fâcheuse tendance à vouloir économiser sur les boissons sans se soucier de la provenance des barils qui fournissaient ses établissements.

Khepra pivota légèrement pour faire face à la dame, puis ses yeux azur se plongèrent dans ceux de la nouvelle venue, avant de s'illuminer faiblement. Grâce au chapeau de paille, son compagnon de table ne devait pas avoir vu cette brève manifestation. Impassible, Madame Lugubre ne cilla pas face à cette révélation, mais nulle doute qu'elle avait compris le message et qu'elle savait désormais à qui elle avait affaire. L'immortelle sourit à pleines dents, fière de son coup, avant de prendre la parole :

"Pardonnez-moi madame, c'est ma faute ! J'ai eu un... accrochage avec une jeune cliente. Cela ne se reproduira plus, je vous le promets. Excellente soirée à vous."

Madame Lugubre choisit de soutenir silencieusement le regard du mort-vivant qui, en guise de conclusion, offrit un dernier sourire courtois à la propriétaire avant de reporter son attention sur l'homme attablé face à elle. La main potelée se posa brusquement sur la table, ce qui arracha à Khepra un sursaut de surprise. Décontenancée, l'éternelle jeta un regard d'incompréhension à celle qu'elle pensait pourtant avoir dans la poche.

"Navrée d'insister, mais je ne peux malheureusement pas clore cette affaire aussi simplement. Vos menaces ont bien failli me faire perdre une cliente. J'ai également eu l'occasion d'entendre le langage fleuri de votre compagnon, je vous prierais de faire preuve d'un peu plus de politesse ou, au minimum, de baisser d'un ton si vous comptez conserver vos places."

L'expression de Khepra s'obscurcit aussitôt alors qu'un silence pesant s'installer. Il n'y avait aucun doute sur la question, Madame Lugubre l'avait formellement reconnue. Le coup des yeux, c'était un signal pour les collaborateurs. Cette sale harpie croyait-elle pouvoir se permettre d'assoir son autorité face au Non-Mort en personne ? Quoi qu'il puisse advenir suite à cette conversation, l'Ossuaire n'en resterait pas là.

Absolument hors d'elle, la succube siffla entre ses dents :

"Et sinon quoi ? On paye nos commandes, ça vous suffit pas ?"

De cette conversation en apparence civile émanait déjà une tension palpable et l'Eternelle ne semblait pas décidée à calmer le jeu. Dans un élan de mégalomanie criminelle, la créature décréta qu'elle ne laisserait pas impunie ce manque de respect dont cette sale sorcière venait de se rendre responsable. En fronçant les sourcils, la demoiselle aux yeux de saphir se dressa brusquement en repoussant sa chaise. Tout en soutenant le regard de son adversaire, elle adressa un mot à son compagnon de beuverie :

"Monsieur Rivolti, je vous prie de m'excuser. Commandez tout ce que vous voulez, c'est pour moi. Je dois m'entretenir un instant avec la dame."

Après avoir rassemblé ses affaires, elle contourna la table et frôla la tenancière, avant de siffler entre ses dents d'un air venimeux :

"Venez, on a des choses à se dire."

Madame Lugubre, nullement décontenancée par la colère "vidente de son interlocutrice, obtempéra à contrecœur et prit les devants, s'éloignant d'un pas assuré avec Khepra sur ses traces. La propriétaire des lieux mena la criminelle infiltrée jusqu'à une arrière-salle isolée. La pièce ne possédait pas de porte et seul un mince rideau bleuté les séparait de la pièce principale, mais ce manque d'intimité ne dérangeait pas Khepra. Avec le temps, l'immortelle avait malheureusement pris ses aises et prenait de moins en moins de précautions lorsqu'elle se chargeait de ses affaires. Toujours aussi féroce, elle entama la conversation :

"C'était quoi ce cirque, vous m'avez pas reconnue ou vous cherchez simplement à me foutre en rogne ?"

Un sourire discret apparut sur le faciès blafard de la tenancière puis, avec une malveillance et un plaisir certain, cette dernière répondit :

"Je vous ai reconnue, n'ayez crainte. Vous vous doutez cependant que nos intérêts communs ne vous autorisent pas à vous comporter ainsi au sein de l'un de mes établissements."

La colère céda place à une surprise totale et ce fut après un bref moment passé à accuser le choc que Khepra rétorqua :

"Attendez, vous vous foutez de moi là ? Vous allez m'empêcher de passer du bon temps avec ce gars-là juste pour assoir votre autorité dans votre petit commerce ? Vous êtes certaine de vouloir vous lancer dans ce genre de conflit avec moi ? La plus emmerdée de nous deux, ce sera certainement pas moi, sachez-le. Vous êtes bien sûre de savoir à quoi vous vous adressez ?"

Le regard de Madame Lugubre se fit plus intense et son ton bien moins taquin. Ce fut avec un certain sérieux qu'elle rétorqua :

"Et vous, vous le savez ? Avez-vous la moindre idée de qui est cet homme ?"

Khepra resta cette fois-ci silencieuse, tâchant visiblement de comprendre à quoi faisait allusion son interlocutrice.

"Valentino Rivolti, c'est un Garde. Pas n'importe lequel d'ailleurs, c'est un fouineur de première et je doute qu'il soit venu ici simplement pour profiter de vos charmes. S'il nous fait l'honneur de sa présence, c'est sans doute avec une idée derrière la tête."

Khepra demeura verrouillée dans son mutisme, visiblement prise au dépourvu par cette annonce surprenante. De tous les vacanciers du coin, il avait fallu qu'elle s'intéresse à un Garde. Se retirer en toute furtivité était de toute évidence l'alternative la plus viable, mais l'immortelle se sentait joueuse et ce fut par pure provocation qu'elle reprit :

"Et alors quoi ? On discute juste, je vais pas lui parler de nos activités. C'est très simple, voilà ce qu'on va faire : vous allez me laisser reprendre tranquillement ma conversation avec le monsieur et quand j'aurai fini de m'amuser avec lui, je partirai comme je suis venue. Ca vous va ?"

"Je doute que cela soit une bonne idée."

"Merci pour votre sollicitude, mais vous pouvez vous coller vos doutes où je pense. Si vous souhaitez conserver nos accords et notre entente, je vous prie de me laisser tranquille. Nous en avons terminé."

Madame Lugubre soupira avec dédain.

"Vieille peau."

"Je vous retourne le compliment. Vous êtes mon aînée."

Après cette démonstration de force, Khepra estima avoir conclu et repoussa le rideau bleu d'un geste désinvolte, s'apprêtant à retourner à la table où devait toujours l'attendre le fameux Valentino.

Désormais un peu plus au fait de la réalité de la situation, Khepra repoussa fermement le rideau et observa un instant la table où se trouvait encore son compagnon de beuverie qui, manifestement, n'avait pas jugé adéquat d'accepter l'invitation concernant les boissons. La jeune femme aux yeux azur fronça les sourcils. Evidemment qu'il refusait de boire, puisque ce faux vacancier n'était là que pour lui coller des bâtons dans les roues. Peu lui importait, l'Immortelle aurait le bon temps qu'elle méritait, même si ce petit rendez-vous curieux n'allait pas se faire sans risque.

Alors qu'elle retournait vers le fameux Valentino, elle réalisa qu'elle avait adopté par réflexe cette démarche assurée et intimidante qu'était la sienne lorsqu'elle évoluait dans un corps masculin. Malgré son agacement, il allait s'avérer nécessaire de reprendre son rôle avec un peu plus de précision, Car le militaire qui l'attendait risquait de trouver un tel changement de gestuelle plutôt curieux. Un sourire affable apparut à nouveau sur son visage blafard puis elle se redressa, tâchant de ne pas enfoncer la tête dans les épaules à la manière d'un brigand. Aujourd'hui, elle était une Dame. Il était important de ne pas l'oublier.

Une fois arrivée au niveau de l'objet de toutes ses inquiétudes du jour, Khepra fit un effort pour se montrer aussi souriante que possible et s'adressa à Valentino d'un air aussi radieux que possible :

"Navrée pour ce petit contretemps, cher ami. J'ai su éclairer la situation avec la propriétaire, elle ne devrait plus nous déranger."

Elle s'installa ensuite face à lui et redressa machinalement son imposant couvre-chef puis, avec cette même amabilité, elle enchaîna :

"Bien, où en étions-nous ? Ah oui ! Vous deviez me conter vos péripéties. Parlez-moi de vous, Mr. Rivolti."

Ne sachant pas que son vis-à-vis avait eu vent de la nature crapuleuse de ses activités professionnelles, la belle se contenta de poser ses coudes sur la table et de prendre sa tête à deux mains, dévorant son interlocuteur du regard telle une donzelle en pleine amourette. De l'extérieur, rien dans son attitude ne laissait présager un quelconque revirement quant à son attitude, cependant elle était désormais sur ses gardes.

Elle se doutait bien que continuer à faire du charme à cet homme était pour le moins risqué, sans compter qu'il avait explicitement établi qu'il était hors de question de céder aux avances de la demoiselle, toutefois le goût du danger demeurait un défaut que Khepra ne pouvait nier, il était donc tout naturel pour elle de s'y essayer.

Après tout, les vacances, c'était bien fait pour s'amuser.

Lorsque le militaire annonça qu'il l'avait espionnée lors de sa conversation privée, elle ne put réprimer un léger soubresaut d'agacement. Décidément, il n'était pas du genre à se détourner de sa profession.

"Pas forcément dans la légalité, vous dites ? En voilà, une sacrée accusation."

Elle fit mine de rien l'espace d'un instant et leva les yeux au dessus de ceux de son vis-à-vis, tâchant de capter le regard d'un serveur qui passait dans le coin. Une fois le contact établi, elle offrit au jeune employé un sourire enjôleur et ce dernier se rua jusqu'à leur table. Non seulement il avait été charmé par la ravissante cliente qui l'observait, mais il avait également aperçu ce qu'elle avait commandé pour son invité, chose qui laissait présager une bourse bien garnie et par extension, un pourboire qui valait supposément la peine de lui offrir la priorité du service.

"Madame ? Vous désirez ?"

Toujours aussi aimable, elle lui répondit sans sourciller :

"Une paire de Grand-bleu, je vous prie."

Une fois le garçon écarté, elle croisa ses doigts fins et impeccablement manucurés et plongea à nouveau les yeux de saphir dans celui du militaire, sans laisser transparaître cette fois-ci son évidente frustration. De toute évidence, elle était dedans jusqu'au cou, mais elle avait encore bon espoir de s'en tirer à bon compte. Ce n'était pas la première fois qu'un garde voyait clair dans son jeu et ce n'était certainement pas la dernière fois qu'elle se débarrasserait de ce genre de problème de manière radicale. L'ennui ne venait malheureusement pas que de l'ennemi lui-même, mais également de cette foule toujours croissante qui s'accumulait tout autour d'eux.

Trop impatiente, elle n'attendit pas d'être servie et décida de briser le silence pesant qui s'installait peu à peu. Affichant soudain une moue faussement boudeuse, elle lui glissa d'un ton qui semblait presque amusé :

"Parler sincèrement, c'est barbant. Est-ce qu'on ne pourrait pas jouer à faire semblant, juste pour aujourd'hui ? Votre petit numéro digne d'un début d'interrogatoire musclé m'a certes émoustillée, néanmoins je souhaitais simplement me détendre en bonne compagnie, pas me faire harceler par la Garde pendant que je savoure un cocktail. Oh ! En parlant de ça, voilà les boissons !"

Le jeune serveur s'empressa de déposer les deux breuvages devant les protagonistes que tout opposait. Il s'agissait d'un étrange liquide alcoolisé qui, par magie, ressemblait à sa surface à un océan tempêtueux. La présentation était somptueuse et l'éternelle semblait ravie. Avec un regard plein d'envie, elle accorda un clin d'oeil à son interlocuteur. Dis-moi merci, c'est pourtant pas compliqué non ? La pensée parasite qui prenait de l'importance dans l'esprit de l'immortelle se faisait de plus en plus envahissante, ce à un point tel qu'elle allait bel et bien finir par craquer. Toujours enjouée, mais visiblement lassée, elle enchaîna :

"Allez quoi ! Détendez-vous mon vieux ! Je suis de bonne humeur alors je vais probablement accepter de répondre à certaines de vos questions si ça vous chante. Je vous demande pas grand-chose en échange, juste de vous montrer galant ! Soyez chic !"

Tout en prononçant ses mots, elle saisit sa paille entre son pouce et son index et décrivit des arcs dans le liquide bleuté, altérant ainsi la surface magique de la boisson et créant par la même occasion un somptueux vortex coloré.

Tous les gardes ne sont pas corrompus ? Tout à fait, j'ai même tendance à penser que vous l'êtes bien trop peu. Vous savez vraiment pas rigoler, c'est dingue.

La belle sembla alors pousser un soupir de lassitude, mais aucun air ne quitta sa jolie bouche. Elle s'avachit sur la table, croisant les bras autour de son verre dont elle faisait toujours tourner et retourner le contenu à l'aide de sa paille. A court d'idées pour faire plier la volonté de fer son vis-à-vis sans se mouiller de manière trop importante, elle décida donc qu'il était temps de se plier à ses exigences, ou du moins partiellement.

Le lieutenant, puisque tel était son grade, choisit quant à lui de passer à la vitesse supérieure. Des simples insinuations, il était désormais passé aux menaces à peine masquées. Lorsqu'il fit allusion à la justice, affirmant qu'elle saurait se montrer clémente en cas de coopération, Khepra haussa un sourcil et son sourire réapparut aussitôt. C'était donc sur ce terrain là qu'il voulait entrer ? La brune ne se redressa que très légèrement puis, d'un ton empli d'arrogance, elle lui répondit :

"Oh, je vous en prie, arrêtez de me parler comme à une enfant que vous auriez pincée alors qu'elle volait des oranges. Si je vous titille avec tant d'insistance, c'est parce que vous ne pouvez tout simplement pas m'attraper, même avec toute votre bonne volonté. J'ai plus d'un tour dans mon sac, croyez-moi sur parole."

Son regard rieur se fit alors plus sombre. Il était aisé de déceler que derrière son sourire radieux, une évidente malveillance transparaissait à présent. D'une certaine façon, Khepra ressentait une certaine frustration à avoir été espionnée de la sorte par le lieutenant, car les accords qu'elle entretenait avec la tenancière étaient plutôt lucratifs, néanmoins il était préférable de ne pas avoir recours à la violence dans un lieu aussi peuplé. Malgré l'ego surdimensionné de l'éternelle, s'attaquer à un garde dans un endroit tel que celui-ci constituait un risque immense que l'Immortelle préférait ne pas prendre, surtout avec si peu de préparation. Elle envisageait cependant le pire, en vue du comportement relativement conflictuel de son interlocuteur.

"Bon, vous voulez qu'on cause de Madame Lugubre ? Aucun problème, je peux vous donner un os à mâchouiller. En échange, je vous demande pas grand-chose : un simple remerciement sincère fera l'affaire. C'est pas trop vous demander ?"

Sans lui laisser le temps d'apporter une confirmation, elle entama alors son explication avec une désinvolture pour le moins curieuse, étant donné la nature de ses propos :

"Bien, je dirige une petite troupe de joyeux lurons. On trouve des trucs à droite à gauche, des objets de valeur, des reliques, on explore un peu et on prend ce qui peut susciter l'intérêt d'autres personnes. Madame Lugubre n'est pas très regardante sur la provenance des boissons qu'elle vend ici et ailleurs, alors on lui ramène nos cargaisons et on lui vend à un prix plus abordable que ce qu'offre la concurrence. C'est aussi simple que ça, lieutenant."

Toujours aussi affable, elle conclut avec une pointe de plaisanterie :

"Ca vous suffit, pour offrir un petit merci de rien du tout à une demoiselle ?"

La demoiselle sembla se figer lorsqu'elle fut qualifiée de "petite frappe". Ce fut d'ailleurs de manière tout à fait dérangeante qu'elle s'immobilisa, puisqu'elle cessa intégralement de se mouvoir, verrouillée dans ce sourire mensonger telle une véritable statue de cire d'une façon totalement surnaturelle. Avec elle, le temps sembla s'arrêter et la tension grimpa d'un cran. Venait-il vraiment d'oser l'insulter de la sorte ? Khepra avait certes été affublée de sobriquets bien moins glorieux durant sa carrière, mais son actuelle position l'avait rendue étrangement susceptible au fil du temps.

Probablement fort satisfait par cette petite pique, le borgne se contentait de la fixer avec un air plein d'assurance, une arrogance qui égalait parfaitement celle de l'Immortelle, toutefois c'était une chose à laquelle cette dernière n'avait pas l'habitude de se confronter. L'envie d'étriper son interlocuteur se fit croissante mais, contre toute attente, Khepra parvint à garder son calme, pas assez pour rester civile mais suffisamment pour étouffer ses pulsions meurtrières. Elle ne pensait pas risquer grand-chose, cependant on était jamais à l'abri d'une mauvaise surprise.

"Je vois."

Petit à petit, l'éternelle reprit vie et son sourire s'effaça pour de bon, de même que cette amabilité feinte qui commençait petit à petit à lui taper sur le système. De toute évidence, aucune des informations qu'elle était à même de fournir n'allait se montrer suffisante pour apaiser l'homme qui lui faisait face. Toute prolongation de cette conversation mettait en péril sa sécurité de son organisation, ce qu'elle n'était pas prête à risquer pour le moment, aussi elle commença à laisser ses yeux se perdre ici et là à la recherche d'un plan pour prendre la poudre d'escampette. Le problème n'était plus de forcer l'individu à la remercier, ce plan semblait totalement compromis. Son nouvel objectif consistait à présent en une fuite rapide et furtive. Elle ne put néanmoins s'empêcher de riposter d'un ton des plus venimeux :

"Vous savez, je ne suis pas particulièrement vexée que vous me traitiez de petite frappe. Ce qui me choque, en revanche, c'est que vous insultiez mon intelligence de la sorte. Pensez-vous réellement que je vais tomber dans un piège aussi grotesque ? Je suis outrée."

Il n'y avait plus de jeu, plus la moindre forme de sympathie. Elle avait prononcé ces mots sans filtre ni formes et d'un ton dans lequel tout son dégoût transparaissait aisément. Les yeux bleutés se posèrent enfin sur la table et ce qui y était entreposé puis ils se fixèrent avec une certaine insistance sur le contenu du verre hors de prix qu'on venait tout juste de lui servir. Si ce foutu militaire avait daigné la remercier, elle aurait sans doute pu se délecter de cette boisson exquise mais, en l'absence de ce petit mot de rien du tout, elle se retrouvait condamnée à observer de loin, comme toujours, les plaisirs d'une vie dans laquelle tous ici se prélassaient.

Tous, à l'exception de cette créature maudite qu'elle était devenue. Une âme chapardeuse qui se greffait à de la viande morte pour subsister. Une erreur, un parasite. Dans les mots qui suivirent, la colère et la frustration se firent plus lisibles encore, à tel point qu'elle semblait sur le point d'exploser. Au final, le soldat avait réussi son coup.

"J't'ai pas demandé de poignarder ta femme, tout d'même. Un p'tit merci, c'est trop te demander ou ça risque de te tuer ? Je trouve pas ça cher payé, pour le dossier que je viens de te balancer. Sans compter la montagne de boissons sous laquelle j'essaye de te noyer depuis une plombe. T'es conscient que ce foutu cocktail vaut la moitié du salaire du pauvre gosse qui te l'a servi ? C'est un beau cadeau, quand même ! Mais j'suis pas assez bien pour toi, hein ? J'suis qu'une petite frappe, après tout. J'me tire, si t'es pas content. Goujat, va. Des vacances ? Tu parles ouais..."

Sans même s'en rendre compte, l'immortelle avait totalement perdu pied. De sa posture jusqu'à son vocabulaire, tout son jeu d'actrice venait de passer à la trappe. Malgré tout cela, le détail le plus gênant ne se situait malheureusement pas dans le discours, mais bel et bien dans sa forme.

L'accès de rage avait été si brutal qu'au beau milieu de son monologue, elle avait laissé sa véritable voix transparaître derrière celle de son hôte. C'était donc avec un timbre monstrueux et fantomatique, à mi-chemin entre la voix d'une femme et celle d'un ectoplasme, qu'elle avait laissé parler ses émotions malgré elle. Se sachant acculée, elle se dressa brusquement en repoussant sa chaise, jeta une somme colossale de cristaux sur la table et s'empara de son verre avec violence tout en foudroyant le borgne du regard.

En adoptant à nouveau la voix qu'elle était supposée utiliser, elle vociféra :

"Tiens, prend quand même ton verre. Ca se refuse pas."

Puis, dans un catastrophique élan de rage aveugle, elle projeta le contenu du breuvage magique en direction du faciès du militaire avant de faire volte-face. Trop en colère pour vérifier si elle avait fait mouche ou non, elle lui tourna le dos avec désinvolture et entreprit de quitter la pièce sous les regards médusés de l'assistance.

Rapide, peut être. Pour la furtivité, en revanche, il fallait repasser.

La tête de la femme au chapeau pivota lorsqu'elle fut à nouveau interpelé par le militaire qu'elle venait d'asperger d'alcool. Furieuse, elle peinait à ne pas céder à ses pulsions mais sa jugeotte prévenait encore ce genre d'excès. Inévitablement, le type avait fini par comprendre pour quelle raison elle s'évertuait tant à lui offrir tout ce qu'elle trouvait sur la carte. Fort heureusement, il ne risquait pas de dénicher le motif dissimulé derrière ce besoin irrépressible d'être remercié.

Retrouver ses sensations était toujours la seule chose qui motivait sa visite en ce lieu de débauche mais elle réalisait seulement maintenant qu'elle était allée trop loin en tentant de forcer la main de ce malheureux qui, de toute évidence, demeurerait incorruptible et campé sur ses positions, car seule la justice semblait l'obséder. C'était d'ailleurs cet aspect de la personnalité du militaire que Khepra ne pouvait même pas conceptualiser et qui, par conséquent, la rendait complètement folle.

Peut-être était-elle déjà encerclée, peut-être que les compagnons du borgne se préparaient déjà à la plaquer contre une table pour la coller en cellule, mais elle se savait protégée par son atout secret et la simple existence de ce filet de sécurité fut suffisante pour l'empêcher d'entendre raison. Au lieu de quitter définitivement l'établissement, elle surenchérit une fois encore en hurlant :

"Vous êtes ignoble ! Vous croyez que je vais vous raconter toutes mes péripéties et vous obéir au doigt et à l'œil pour un foutu remerciement ? C'est de la courtoisie, raclure, j'devrais pas avoir à te le sortir de la bouche. Maintenant t'as eu ta chance et tu l'as ratée, tant pis pour toi ! J'espère pour toi que t'es plus galant, en temps normal."

Vexée comme tout, elle comptait quitter les lieux sous les yeux effarés des clients mais fut surprise lorsqu'un homme la saisit par le bras. Confuse, elle accorda un regard l'inconnu, qui était un employé du commerce. Costaud comme un ogre, le bougre la tenait fermement et la soulevait petit à petit, rendant de plus en plus difficile l'exercice de conserver son équilibre.

"Madame, vous en avez assez fait pour aujourd'hui. Laissez-moi vous escorter jusqu'à la sortie."

Ce fut à son tour d'être surpris lorsque, de sa main libre, l'immortelle s'empara d'un verre posé sur une table et lui fracassa brusquement sur le sommet du crâne. Sonné, l'homme la relâcha et la créature profita de cet instant de faiblesse pour lui assener un violent coup de poing en pleine gorge, ce qui lui coupa aussitôt le souffle. Désormais en furie, elle entreprit ensuite de le marteler de coups de pied en beuglant telle une forcenée entre chaque assaut :

"Tu-me-touches-pas. Connard !"

Son élan de violence enragée fut bien vite interrompu lorsqu'un second gaillard l'empoigna sous les bras, la décollant cette fois-ci franchement du parquet. Elle vociféra en guise de protestation, mais la force herculéenne de l'employé semblait être bien suffisante pour prévenir toute agression de la part de la demoiselle.

" 'Savez pas qui j'suis ! Lâchez-moi, vous m'entendez ! J'lui règle son compte ! J'suis quelqu'un d'important moi ! Vous savez pas ce que vous faites !"

Malgré ses protestations, elle fut simplement escortée par une cohorte de travailleurs et fut ultimement ramenée jusqu'à la porte de sortie, qu'elle passa sans toucher le sol. Projetée à terre comme un vulgaire sac de vivres, elle roula sur quelques mètres et s'écroula lamentablement sur la chaussée. L'impact généra une fissure sur son visage de poupée et elle s'empressa de la dissimuler d'une main. Toujours accroupie, elle se retourna vers l'entrée et découvrit Madame Lugubre qui avait rejoint ses hommes.

D'un ton plein de férocité, la tenancière siffla entre ses dents :

"Vous pouvez oublier notre accord. Ne remettez plus les pieds ici."

Trop en colère pour trouver quelque chose d'intelligent à rétorquer, Khepra resta immobile un instant. Madame Lugubre se tourna et disparut dans son établissement, suivie de près par ses hommes de main. Khepra n'avait qu'une envie : mettre le feu à cet endroit pour réparer cet affront, néanmoins elle savait qu'elle était probablement allé trop loin.

Sans perdre une seconde, elle récupéra l'une de ses chaussures qui s'était fait la malle durant la chute et s'empressa de quitter les lieux d'un pas chancelant. Il fallait éviter d'être retrouvée par le militaire, surtout si ce dernier était accompagné. Elle comptait disparaître dans la foule, peut être même changer d'enveloppe pour brouiller les pistes. En tout cas, elle devait mettre les voiles au plus vite.