Le petit village de Sorla est un endroit pittoresque au bord de la mer, à l'orée de la forêt. Il est à la frontière entre les territoires gardés par les régiments des Belluaires et Al Rakija, si bien qu'au fil des années, on a un peu oublié si c'était les uns ou les autres qui avaient la juridiction dessus, et on a décidé que c'était un peu des deux.
Aujourd'hui c'est le jour de la grande procession de Sainte Lucy de la Mer, où l'on balade une statue à l'effigie de Lucy depuis un petit temple dans les bois jusqu'à une barque sur le port, où la statue prend alors la mer pour quelques heures avant de revenir à terre et à sa maison boisée. L'occasion d'une grande fête devant apporter la chance aux pêcheurs pour toute l'année à venir. Des petites icônes de poissons en papier mâché sont affichées un peu partout, et tout le monde met la main à la patte.
Vous avez été envoyés par vos Capitaines respectifs pour renforcer les effectifs et maintenir l'ordre dans la ville, vous assurer que tout se passe bien et qu'il n'y ait pas de débordements comme l'année dernière, où un petit rigolo s'était amusé à mettre le feu à toutes les effigies de poissons en papier mâché, ce qui aurait résulté sur une année de très mauvaise pêche...
Participants : @Calixte Alkh'eir & @Tasyaen Orenffield
Thème actuel : Festival d'été
Le temps couvait. Une nappe de nuages aussi épais que menaçants s’installait progressivement dans le ciel au-dessus du petit village de Sorla, dissimulant ça et là un soleil ardent à l’approche de la saison estivale. L’atmosphère était humide, lourde, et le vent venu de la mer n’amenait qu’une fraicheur d’orage contenu, qui faisait rouler des vagues de plus en plus grosses contre la plage pour diffuser des embruns salés à travers les ruelles de pierre blanche avant de s’étioler contre le couvert fourni de la forêt. C’était l’inconvénient de vivre sur des terres où la magie était reine ; quelques heures encore auparavant, rien ne laissait présager de la tempête – passagère ? – qui se précisait à présent. Aussi les festivités prévues ce jour s’étaient-elles engagées dès l’aurore, sans craindre plus qu’une liesse un peu trop débordante de la part des villageois et fidèles réunis pour l’occasion. Tôt, les chants pieux, séculaires, s’étaient élevés du temple où le premier service avait donné le coup d’envoi de la journée. A mesure que les dorures du ciel se métamorphosaient en un cyan tirant sur l’argenté, la rumeur avait enflé avec l’enthousiaste de la petite foule. Et celle-ci, en dépit du mauvais temps s’annonçant maintenant, ne semblait perdre de sa ferveur.
Au diapason de la voûte se voilant d’orage, les songes de Maimiti étaient lacés d’une sourde colère. Celle-ci, logée au creux de son cœur depuis quelques lunes déjà, rongeait son âme et s’y était excavé une place définitive. Elle alimentait le feu animant ses muscles douloureusement amaigris, impulsait chaque respiration tout en retenant la déferlante qui menaçant chaque seconde de s’échapper des lèvres craquelées de la jeune femme, aiguisait son regard de cendre consumée, noirci d’un désespoir latent, enténébré d’une haine coruscante. Elle restaurait l’énergie que les maigres coquillages grapillés sur le littoral ne suffisaient à fournir à son corps juste sorti de l’adolescence, et attisait le tourbillon enflammé de pensées vengeresses. Salutaires. Sans la brûlure amère de cette fièvre viscérale l’animant, sans doute Maimiti aurait, depuis longtemps déjà, rejoint la fosse commune du cimetière local. Mais non, non. Bien que sales et fourbus, à l’image du reste de sa personne, ses pieds ne lui avaient pas fait défaut jusqu’à ce jour, et l’amèneraient encore jusqu’au cœur des festivités. Où, peut-être même aidée du temps s’ourlant de menaces, elle obtiendrait la réparation qui lui était due. Elle volerait l’effigie de Lucy.
Depuis la petite terrasse réquisitionnée par la Garde pour l’occasion, Calixte observait d’un œil soucieux l’orage qui s’avançait vers eux. Depuis le début des festivités deux couples d’heures plus tôt, l’atmosphère s’était chargée de tension, et pas seulement en raison de la piété enthousiaste des fidèles. S’il ne craignait guère la moiteur de l’orage ni l’humidité de la pluie qui l’accompagnerait inévitablement, il n’était pas assez sot pour ne pas redouter sa colère, d’autant plus en bordure de mer en contexte de rassemblement festif. Rassemblement festif qui, évidemment, avait la bonne idée d’avoir dans son emploi du temps de prendre le large. Présentement, la statuette de Lucy, haute comme une femme, descendait lentement les rues du village escarpé à flanc de falaise, accompagnée de sa procession de dévoués. Silhouette colorée alourdie de couronnes fleuries et de banderoles de figures de papier mâché, trônant sur le coffre marqueté inconfortablement installé sur les robustes épaules d’un damoiseau local choisi pour l’occasion, elle apparaissait comme une fière voile bigarrée sur un océan resplendissant. En effet, à la différence de la décoration principalement maritime mais aux teintes multiples, le code couleur vestimentaire pour l’occasion était le bleu, volontiers réhaussé de touches nacrées ou argentées. Seule la Garde, vigile impartiale de l’évènement, dénotait par la sobriété fonctionnelle de ses divers uniformes.
L’air se déplaça dans une franche bourrasque de fraicheur bienvenue, et une petite dragonne de glace se posa élégamment sur la balustrade à ses côtés.
- Frère et mairesse dirent pas modifier fête pour moment, déclara-t-elle au duo de gardes posté sur la terrasse.
Fronçant les sourcils, Calixte tendit une main gantée vers Ka’tea afin de lui administrer une caresse méritée, et se tourna vers son binôme – Medhi. Qui semblait toujours plus verdir.
- Ca va ? interrogea-t-il avec une pointe d’inquiétude. Tu as besoin d’une potion ?
- P’tit vertige, répondit l’intéressé dans une grimace. Hauteur, tout ça, ç’fait pas bon ménage ‘vec moi. J’pensais ça irait. Mais avec l’chaleur…
- Oh. On aurait peut-être dû prendre un des postes de patrouille en ville, au lieu de ceux de surveillance en hauteur.
- Ou c’ptet les moules d’hier soir.
- Ah.
- Et l’bières ?
Après quelques secondes contemplatives où Calixte se demanda s’il était raisonnable d’utiliser une potion de soin pour remédier aux imprudences gastronomiques de son collègue, il choisit finalement de se pencher par-dessus la rambarde pour héler un couple de militaires dont la ronde passait sous leur point d’observation. Il n’eut cependant pas l’occasion de faire plus que happer leur attention sur une exclamation, car Mehdi eut, de manière concomitante, un vilain haut-le-cœur et le fâcheux réflexe de s’incliner par-dessus la même rambarde pour rendre le contenu de son estomac. Pile sur l’un de leurs collègues qui laissa s’échapper un cri de surprise écœurée.
- Ah naaan, meeeeeec, fit Abdallah dans le dos de Calixte, tandis que Ka’tea s’éloignait prudemment.
La suite de l’affaire fut pénible et embarrassante, le responsable de leur effectif – un peu trop rapidement arrivé sur les lieux au goût du coursier – les cinglant d’invectives pour nettoyer l’endroit, changer les binômes, et assumer de nouveaux postes comme coupable malade et victime involontaire rompaient temporairement la mission en cours.
- Tu préfères qu’on surveille la procession et la suive par les toits ? demanda Calixte à son nouveau collègue. Ou bien par les ruelles ?
La rumeur de la liesse enflait toujours plus et, au bout du chemin de pavés blancs se faufilant entre les maisons couvertes de décorations éphémères à la craie, ils pouvaient apercevoir les premiers fidèles, tout de bleu vêtus, descendre vers eux. Une brise lourde de menaces remonta la rue, fouettant les pétales égrainés qui tourbillonnèrent sur son passage, bousculant les poissons de papier mâché qui s’agitèrent en bancs sous la vague invisible, faisant chanter les étroites venelles perpendiculaires.
- Ca va aller ? ajouta le coursier qui, une fois n’était pas coutume, hésitait grandement sur la manière d’aborder son nouveau partenaire de mission.
Sentant son malaise, Vreneli, qui malgré l’orage couvant s’était jusque-là tenu dissimulé sous la manche de l’homme, pointa le bout de son museau nébuleux pour observer prudemment l’inconnu. Inconnu pour lui, mais pas pour Calixte. Car il semblait que, dans son infortune chronique, c’était un visage familier qu’il allait côtoyer pour la suite. Familier, et troublant.
- Je veux dire : par rapport à ton pouvoir ?
Calixte ne connaissant pas très bien Tasyaen ; à peine juste plus qu’une silhouette et un timbre grave entrevus rapidement les matins – ou, à son grand dam, les nuits – où sa chambre se trouvait, d’une quelconque manière, non loin de celle de Primaël. Mais son physique aux courbes félines, qui n’étaient pas sans lui rappeler celles intimement familières de Solveig, allumait dans sa conscience celle de possibles désagréments liés à la différence de sens exacerbés. L’homme était-il comme son amante ? Plus sensible aux bruits et aux odeurs ? Auquel cas, prendre de la hauteur, non seulement ne serait probablement pas un défi pour son hybridation, mais sauvegarderait un peu ses capacités. D’ailleurs, le jeune homme n’avait pas l’air au plus fort de sa forme. Mais, peut-être, accusait-il aussi le coup de leurs imprévues retrouvailles. Ou bien tentait-il de le remettre ; le coursier n’était pas, au contraire de son frère, d’un physique particulièrement remarquable.
Hélé à travers un champ de bataille chaotique, Tasyaen fit d’abord la sourde oreille, concentré sur son exploration à travers le petit hameau dans lequel il avait été bien emmené - que ce soit de gré ou de force. Non pas qu’il était le premier à rechigner des événements, seulement la foule éparpillée qui proclamait haut et fort les vertus de cette procession. Si lui était aux aguets, son partenaire n’hésitait pas à lambiner, traînant des pieds sur le sol, ne tardant pas à agacer le félin, qui bien vivement se retourna.
“Si c’est pour te plaindre encore une fois, tu me feras le plaisir de fermer ton clapet et faire le boulot qu’on t’a demandé ! Grommela le garde, peut-être un peu moins patient qu’à l’accoutumée.”
En effet, l’étreinte du temps qui refermait lentement son étau sur ses sens fragiles. Ce n’était pas une nouveauté, et bien que considérée comme une honte pour un homme de sa trempe, Tasyaen redoutait l’orage qui se faisait sa place à travers la voûte céleste. Les deux mains enfournées dans ses poches, il reprit son chemin. Un profond soupir lui échappa, les patrouilles en temps de festivité lui déplaisait tout particulièrement, mais en bon garde, il avait fermé sa grande gueule pour rejoindre les rangs imposés. La chaleur s’imposait, étouffante, rendant la peau moite et pégueuse au grand désarroi du râleur qu’était le félin.
Le tintement des grelots agaça d’autant plus ses oreilles duveteuses, et à nouveau il fut appelé. Excédé, Tasyaen fit volte-face, prêt à éructer quelques insultes cinglantes, mais le rappel à l’ordre de son rang, lui fit automatiquement monter sa main contre sa poitrine. Un animal bien dressé au milieu d’un brouhaha incessant.
“Tas, tu changes de partenaire, y a eu un petit accident. Il a fallu qu’on revoit l’organisation en vitesse.”
Le félin arqua un sourcil bien haut au-dessus de son regard écarlate, tandis qu’il voyait une tête blonde légèrement en retrait. Il lui fallut peut-être une dizaine de secondes pour qu’il ouvre la bouche avant de la refermer presque aussitôt. Évidemment, Calixte n’était pas sans lui rappeler les souvenirs douloureux de son ancien amant, et il ne sut masquer totalement l’expression stupide qui s’était installée sur ses traits. La queue quant à elle, pour ne pas palier à son mauvais jeu d’acteur se balança nerveusement dans son dos.
“Il s’est passé quoi ? S’exprima-t-il un peu vivement, non mécontent d’abandonner son collègue râleur.
- Y en un qui est malade et l’autre qui pue.”
Il n’en fallut pas plus au félin pour arrêter le discours ici, glissant une main derrière son crâne en soupirant. Il n’avait pas besoin d’en savoir plus. Une simple grimace servit de réponse avant qu’il n’emboîte le pas à l’autre garde. Tasyaen le suivait d’un pas de velours, le regard perdu sur les pavés blanc qui les menaient non loin de la procession, continuant à se persuader que Calixte n’était pas Primaël et qu’en tant que professionnel, il se devait de savoir faire la part des choses.
“Je suppose que ça ira.”
Au final, il répondit d’un bref haussement de l’épaule - probablement une fierté mal placée qu’il n’avouerait jamais. La ville avait déjà entamé les festivités, et avec le temps, malgré les désagréments de son pouvoir, il avait appris à faire avec. Une bourrasque chaude fit alors s’élever les effluves d’encens qui accompagnait la procession, manquant de lui faire avoir un haut le cœur, et machinalement, il pointa le toit d’un bref mouvement de la main. Ce serait une bonne chose qu’ils évitent une nouvelle catastrophe alors que leur équipe était déjà réduite.
“Va pour les toits, au moins on aura une meilleure vision de là-haut, concéda-t-il en baissant ses épaules.”
En quelques galipettes souple, il avait rejoint les tuiles d’ardoise, évoquant un contraste flagrant au-dessus des murs blancs qui constituaient la majorité des bâtisses de Sorla. Elle était réputée pour être particulièrement pérenne aux intempéries, mais elles n’en étaient pas moins glissantes. Puis si l’on écoutait les échos des villageois, c’était une merveilleuse combinaison qui sied à la cité. Après tout, ce village n’était pas sans rappeler son côté atypique de partager deux villes qui la bordaient. Aussitôt, il tendit sa main à son partenaire pour l’inviter à l’y rejoindre, et désormais, ils disposaient d’une vue imprenable jusqu’à l’orée des bois.
Une nuée bleutée se bousculait plus bas, clamant haut et fort des chants à la gloire de la déesse. Une marée infinie qui atteignait peu à peu son but. Une brise, plus fraîche caressa les quelques mèches rousses, alors qu’ils étaient restés immobiles quelques secondes sur leur perchoir pour s’assurer du bon déroulement des opérations. Tasyaen pencha la tête sur le côté pour attirer l’attention de son partenaire.
“J’ai bien l’impression qu’ils vont finir sous la pluie.”
Et pour se joindre à ses mots, les premières perles humides s’écrasèrent sur le dessus de son crâne. Il tendit sa main afin d’en cueillir quelques-unes et ne put s’empêcher un ricanement moqueur. Peut-être un peu nerveux, sans trop savoir comment agir avec celui qui aurait dû être son beau-frère il y avait encore quelques années.
Les quelques larmes timides ne tardèrent pas à choir en un véritable torrent qu’il n’était même plus nécessaire de se couvrir.
“Ils n’auront pas à s’inquiéter d’incendie au moins cette année.”
Leur terrain n’en serait que plus dangereux s’ils devaient agir en cas d’émeute, alors d’un mouvement du crâne, il l’enquit de le suivre pour se rapprocher davantage de la procession. Les écrans de fumé s’étaient tus et le rite était protégé tant bien que mal de l’orage grondant. Tasyaen déglutit, et se mordit la lèvre pour ignorer la bouffée d’angoisse qui se propageait peu à peu dans sa poitrine. Les deux gardes avancèrent prudemment, jusqu’à être à une distance respectable de la procession.
Le félin se gardant de toute conversation qui aurait pu se montrer gênante tant il ne savait pas comment s’exprimer en compagnie de Calixte. Il s’assit sur l’arête du toit en se passant une main derrière le crâne, puis glissa un regard dans sa direction.
“Ça fait longtemps, tu vas bien ?”
Il y avait mieux, mais le garde faisait un réel effort pour s’intéresser à l’un des héritier Alkh’eir. Il ne portait aucun ressentiment envers lui alors il ne pouvait pas se montrer éternellement désagréable avec lui, surtout s’ils devaient passer la journée ensemble.
Ce qu’ils ne savaient pas à l’instant présent, c’était que dissimulée dans l’ombre, et particulièrement bien préparée, la jeune Maimiti s’approchait de son but. Peut-être son pouvoir qui avait sûr prédire le temps instable qui régnait sur le royaume, et l’orage hurlant qui zébrait le ciel qui était désormais presque aussi sombre que la nuit elle-même. Comme un prédateur à l’affût, elle s’était faufilée entre les ruelles jusqu’à se servir du renfoncement d’un mur pour totalement disparaître des regards. Pas bien grande, il ne lui avait pas été difficile d’y loger son corps rachitique, et anguleux.
Elle serra contre sa poitrine la chaîne, reste de ses jours heureux, avant qu’elle ne devienne qu’une ombre invisible au milieu de ce hameau maudit. La jeune femme éructa dans sa barbe quelques insultes calomnieuses, attendant que l’effigie de la déesse soit assez proche pour s’en emparer. Elle attendait juste le signal qui lancerait l’assaut vengeur.
La réalité, personne ne la connaissait, personne ne savait l’enfer qu’avait traversé ces enfants lorsqu’ils en étaient encore. Et pour leur bien, ils se devaient d’être reconnus de cette civilisation qui leur avait fait défaut. Même si pour cela ses ongles étaient noircis, et ses pieds brûlés à force d’avoir parcouru les braises des pavés. Car tout demeurait depuis l’accident qui avait ravagé la procession l’année précédente. Un secret bien gardé que seules quelques victimes partageaient depuis. Ils auraient leur vengeance et leur reconnaissance car ils n’avaient plus rien à perdre.
Le son d’un cor traversa la ville, et les lèvres s’étirèrent pour dévoiler un sourire édenté.
Les oreilles se dressèrent sur le crâne du félin qui se tourna en direction de son partenaire, et une expression curieuse se dessina sur son visage.
“Ils avaient prévu des cors pour la cérémonie ? Marmonna-t-il.”
Il aurait aimé être prévenu si ça avait été le cas, son ouïe souffrait maintenant d’un bruit strident le temps qu’il se remette de l’attaque surprise. Machinalement, le garde se les frotta comme si cela pouvait l’aider à faire disparaître la sensation de surdité. Il finit cependant par plisser ses orbes rougeoyants, oubliant quelques secondes son problème. La foule semblait s’agiter anormalement, et la joie du moment s’était évaporée.
“Il se passe quoi ?”
Ses oreilles tiquaient, désynchronisées, alors qu’il essayait de retrouver encore le sens qu’il avait presque perdu. Il se laissa alors glisser le long de la charpente jusqu’à trouver un coin plat et non glissant sur le toit. De là où ils se trouvaient, les deux hommes pouvaient entendre des cris effrayés, outrés, alors qu’une brume noire s’échappait du sol, jusqu’à ce que tout le monde disparaisse. Un brouillard opaque qui n’indiquait rien de bon.
“Ça, c’était pas prévu.”
Altérant la vue de chacun, il n’était pas sans exclure qu’un accident plus grave pouvait se produire, cependant, il n’était pas certain que leur aide soit bien plus utile une fois qu’ils seraient dans la brume.
La sensation de malaise qui s’était doucement installée au creux des entrailles de Calixte, comme il s’acclimatait maladroitement à la présence de Tasyaen, ne fit que s’amplifier au déroulement imprévu des festivités. Depuis le poste d’observation en hauteur qu’ils s’étaient trouvé, ses yeux balayèrent prudemment le rassemblement en contrebas. La pluie, devenue diluvienne après quelques larmes timides, ne faisant rien pour l’aider dans sa tâche.
- Non, ça n’était pas prévu, acquiesça-t-il d’un ton aussi sombre que le temps.
Moins agile que son collègue, le coursier n’avait pas immédiatement suivi celui-ci et était resté sur l’étage supérieur pour contempler la scène chaotique. Songeant qu’à défaut d’être une assignation tranquille celle-ci lui offrirait l’opportunité d’échapper à de longues heures malaisantes de veille en compagnie de l’ex-compagnon de Primaël, il attrapa ses lunettes de jour pour protéger ses yeux au besoin et se fondit dans une bille maintenue par Vreneli.
- Amenons les participants en sécurité, avant qu’un mouvement de foule n’ait raison de nos dix pour cent de perte tolérés, indiqua-t-il à Tasyaen depuis son refuge comme le teisheba passait à proximité de celui-ci. Je vais les amener vers toi, reste hors des volutes, ajouta-t-il après un regard pour les oreilles encore agacées de l’hybride, estimant qu’il valait peut-être mieux préserver celui-ci des fumeroles opaques.
Réapparaissant au cœur des ténèbres, ajoutant sur son visage la bulle d’oxygène après avoir essuyé une formidable quinte de toux, Calixte déploya ses feu’folley. Comme les indisciplinés orbes se mettaient à léviter autour de lui, éclairant faiblement la brume non décidée à se dissiper malgré l’assaut de la pluie, il se mit à la tâche.
L’affaire fut longue, et pénible. Apparemment rien ne semblait plus urgent que la sécurité de Lucy, ni plus important que de poursuivre la procession sous peine de subir à nouveau collectes déplorables. Et puis, ce n’était pas un peu de fumée qui allait avoir la peau de pêcheurs aguerris. Ou peut-être que si. Dans la salle communale où la Garde avait finalement réussi à évacuer la plupart des participants, le médecin militaire et les soignants locaux réquisitionnés ne chômaient guère. Non seulement la brume – magique ou chimique – avait-elle dûment irrité yeux et voies aériennes, mais aussi avait-elle laissé dépôts brunâtres sur les peaux atteintes, provoquant d’intenses démangeaisons. Calixte, qui avait eu la malheureuse idée de délaisser ses gants pour cette mission estivale, se grattait furieusement les mains alors que Tasyaen et lui retournaient enquêter sur les lieux de l’incident.
Un couple d’heures s’était écoulé depuis celui-ci, et l’étrange brume était retombée pour libérer les ruelles tout en les parsèmant de poudre sombre. La pluie, toujours d’actualité, emportait lentement ces volatiles vestiges, faisant couler de funestes ruisseaux vers l’océan en contrebas du village. Un alchimiste local, encadré par un duo de leurs collègues, étudiait ces reliquats tout en cherchant le moyen de limiter leur dispersion. Si leur effet serait assurément dilué dans l’immensité vaste aquatique, cela ne signifiait pas qu’il ne serait pas néfaste.
- Je ne suis pas mécontent qu’on ait écopé de la partie enquête, avoua Calixte à Tasyaen comme ils remontaient la rue principale.
L’alternative aurait été de rester au contact de la petite foule en colère, et le coursier n’avait jamais été friand de ce type de poste. Il n’était ni taillé pour faire face à un large groupe d’hommes et de femmes mécontents, ni suffisamment charismatique pour apporter son expertise dans des discussions qui se présageaient houleuses. Assurément, Primaël aurait été autrement meilleur que lui sur ces deux plans.
- Quel statut as-tu au sein des Belluaires ? demanda-t-il avec curiosité, estimant que c’était un sujet suffisamment neutre, et réellement intéressant, à aborder.
Lui-même ne s’était pas particulièrement étendu lorsque l’hybride lui avait demandé plus tôt de ses nouvelles, encore indécis sur l’attitude à adopter. Ô comme elle semblait loin l’époque où il jonglait aisément entre les différents visages de ses rôles, empli d’évidences souveraines en dépit de sa médiocrité. Même si la Luisante avait coulé sous les ponts depuis les Ruines du Corbeau, le spectre de celles-ci entachait toujours son quotidien d’incertitudes paralysantes. Saisissant sa montre de vision pour s’arracher à ses souvenirs et mieux percevoir ceux de l’endroit, il attendit qu’ils retrouvassent l’emplacement supposé du porteur de l’effigie lorsque la brume était apparue. L’homme avait indiqué à la Garde avoir été bousculé alors que sa vision s’obscurcissait, et probablement l’inestimable statue avait-elle alors basculé de ses épaules. Elle semblait cependant avoir rapidement été écartée de ses doigts hagards – ce qui était assez étonnant au vu de son gabarit – et, visiblement, aucune trace de celle-ci n’avait persisté lorsque la fumée s’était estompée.
Sous une impulsion magique, la montre lui fit visualiser mentalement ce qu’il s’était passé du côté du porteur, à partir de l’apparition de la brume. Laissant s’écouler les secondes, puis les minutes, sourcils froncés de concentration pour tenter de ne manquer aucun élément soumis à son esprit, Calixte finit par rendre l’objet enchanté à Abdallah et récupérer, à la place, une bulle de souvenir.
- C’est peut-être lui le responsable, indiqua-t-il à Tasyaen comme les images livrées par la montre magique défilaient à présent sur leur support savonneux, sous le refuge d’un encorbellement. En bousculant le porteur il effleure l’effigie et celle-ci disparait immédiatement.
En plus de l’épaisse purée de pois imprévue, il semblait y avoir à l’œuvre dans cette désagréable affaire quelques pouvoirs humains.
- Tu crois qu’il l’a détruite ? Ou volée ? pondéra-t-il en soufflant une nouvelle bulle pour remplacer celle qui venait d’éclater en s’aventurant sous la pluie. Dans tous les cas, il a l’air d’être parti par-là, commenta-t-il en pointant du doigt une étroite venelle.
Sur la surface irisée, les couronnes de fleurs s’écroulèrent à nouveau et une ombre se faufila dans leur tourbillon. Un spectre noueux, dont la silhouette décharnée rappelait celle de leur possible coupable, et instillait un déplaisant sentiment de malaise.
- Et elle ? murmura-t-il en fronçant les sourcils.
- Vers océan, interjeta Ka’tea qui observait les bulles en oscillant du chef, se contenant visiblement de sauter pour les briser. Ka’t a vu elle sortir fumée vers océan.
L’ambre quitta temporairement les reliefs bombés de souvenirs pour s’attarder sur l’immensité maritime. Derrière le rideau de pluie, celle-ci ne lui parvenait qu’imparfaitement. Mais, au chant du ressac s’infiltrant dans les ruelles pour monter jusqu’à eux, il doutait que la mer fût plus calme que son miroir céleste.