-Alors… Blackjack…Tu es bien difficile à trouver. Pourtant, quand ta maîtresse t’appelle, tu devrais venir à ses pieds. Comme un bon petit familier.
J’suis mort. Je le sais. Je lève la tête quand même pour faire bonne figure tandis que Valeera s’approche, elle aussi entourée de deux solides gaillards, qui gardent leur distance eux, tandis que j’aperçois Rebecca dans le fond, achevant les derniers de mes sous-fifres.
-J’ai toujours été un peu mutin.
-Ce masque ne te va pas très bien, Blackjack. Retire-le.
Le gars à droite s'exécute, sans douceur, évidemment, relevant mon visage qui essaie de faire le malin alors qu’il n’a pas plus de cartes dans sa manche. Valeera s’approche à mon niveau, un couteau dans sa main droite qu’elle vient glisser le long de mon corps en murmurant doucement.
-Comment vais-je procéder ? C’est qu’il s’agit d’en faire un exemple. Que ça soit impressionnant, lent et douloureux. Qu’est que je vais te retirer ? Oh. Surement tout. petit à petit. Par quoi veux-tu commencer ?
-Le coeur ?
-Tu n’as pas bien saisi le sens du mot lent. ça implique que tu es toujours en vie.
-La moustache ?
-C’est vrai ça. J’ai quelques talents de barbier, je peux te refaire une beauté, avant d’aller plus loin. Ne bouge pas, ça serait dommage de te couper.
Avec un peu de chance, je peux bouger, fort, malgré que l’un me tient bien la tête, dans l’espoir que ça tranche dans la chair et que ça se finisse vite. Le couteau est tout proche. ça va couper. Je bouge. Ah non. J’y arrive pas. ça va être la solution lente. Qui aurait cru que j’aurais regretté de perdre la moustache en premier ? Jack n'aurait jamais pensé ça.
-Boss ?
Je me réveille en sursaut, attrapant un surin posé devant moi et le dressant vers un de mes gars qui a fait gaffe à bien se reculer.
-Doucement, c’est moi, Blackjack !
-Ah … oui. Je dormais ?
-Mal.
-Ouai… Ouai.
Je me remets les idées en tête. C’est tout de suite plus facile quand ce n’est pas dans un rêve où tu passes une mauvaise journée. Sauf que les rêves ne sont pas très éloignés de la réalité en ce moment. Cela fait quelques mois depuis l’incident avec la compagnie Althaïr. Je la fais bref pour les retardataires. Valeera a voulu qu’on récupère la partie illégale ainsi que la compagnie d’un certain Warren. ça ne s'est pas super bien passé, notamment parce que les chefs mis sur l’affaire ne pouvaient pas se piffrer et qu’on a fini par en venir à se trahir mutuellement pour satisfaire ce besoin irrépressible d’effacer des sourires hautains sur des faces de cons. ça a été un peu le bordel depuis. Le chaos même. Entre les trahisons et les règlements de compte, l’organisation criminelle ne va pas très bien, aggravée par le silence et l’inaction manifeste de la grande patronne et de son chien de chasse, qui semble avoir disparu. Si certains pensent à s’accaparer davantage de pouvoir dans l’intervalle, d’autres comme moi imaginent plutôt qu’un jour, l’Hydre va revenir et que ça va purger sec dans les rangs des brebis galeuses. Autant dire que j’aurais l’infime honneur de faire partie des premiers à servir d’exemple, ce qui ne m’enjaille pas des masses, autant vous le dire. Alors, c’est un peu morose ces derniers temps, partagé entre la crainte de voir débouler la patronne, l’envie de se faire tout petit, et l’indécision à se choisir un avenir.
-Qu’est ce que tu veux ?
-J’ai choppé ça qui tournait autour de notre planque.
Je jette un oeil à un gamin, moins de la dizaine, sale, avec une odeur désagréable, qui darde un regard effrayé dans ma direction tandis que mon gars le tient par le col du truc qui lui sert d’habit. J’hausse un sourcil tandis que mon sous-fiffre me raconte comment il a repéré le gamin qui fouiné un peu trop dans le coin à écouter là où il ne fallait pas, à sa tête, il n’est pas venu pour postuler.
-Tu bosses pour qui ?
-J’dirais rien !
-Même si on te menace ?
-Ils se vengeront. Ils sont meilleurs que vous !
-D’accord. Alors tu pourras dire à ces “meilleurs” qu’ils peuvent venir demander s’ils ont besoin de quelque chose. En attendant, t’aurais dû apprendre à pas te faire chopper. Occupe toi de lui.
Que je fais à mon gars qui me regarde, un instant, pensif. Je vais lui demander quoi quand il pose une question qui explique son air.
-Je fais ça dans la cour intérieure ?
-Non. tu ne veux pas le zigouiller. S’il faut passer un message, ne le tue pas, d’accord. ça ne marche pas très bien après. Et puis, on zigouille pas les gosses, t’as jamais appris ça ? On est pas des tarés. Allez, dégage.
Il décampe et je regarde le gamin disparaitre une seconde après. Je sais pas ce qui se passe, mais on s’intéresse à moi. Ça pourrait m’inquiéter, mais ce n'est sûrement pas l’Hydre derrière ce gosse. Alors, autant voir ce que ces gens ont envie de me dire. Peut-être qu’on en tirera quelque chose de positif.
Comme bien souvent lorsque l'ennui l'atteignait, le maître de l'Ossuaire se livrait à l'un de ses loisirs les plus personnels, à savoir la décoration de sa propre enveloppe. Installé derrière le bureau de l'une de ses nombreuses planques de fortune, il attendait patiemment que les responsabilités viennent à lui tout en creusant minutieusement des sillons dans les phalanges de sa main gauche, ce à l'aide d'une dague rouillée qui traînait dans le coin. A force de pratiquer, il s'était amélioré dans le domaine et c'était désormais sans difficulté qu'il réalisait de jolies arabesques sur la structure osseuse de ses mains. S'il n'avait pas la prétention de se prétendre artiste, il était plutôt content du résultat et c'était avec une certaine fierté qu'il détaillait la qualité de son propre travail.
Lorsque la porte de son bureau s'ouvrit, il chassa rapidement la poudre d'os de la surface du mobilier et croisa les mains, prêt à recevoir des nouvelles qu'il espérait bonne. Arborant le visage d'un jeune homme qui avait autrefois fait partie de son effectif, le Non-Mort accueillit l'homme de main qui venait de faire son entrée avec une mine interrogative. D'un ton parfaitement neutre, il entama la conversation sans prendre la peine de saluer le pauvre type:
"Qu'est ce que t'as pour moi, mon grand ?"
L'intéressé était un brave gaillard plutôt costaud et grassouillet qui l'avait déjà accompagné dans quelques interventions plutôt musclées et Khepra n'avait pas pris la peine de retenir son nom. Il n'encombrait que rarement sa mémoire avec ce genre d'informations, puisque beaucoup étaient destinés à disparaître avant d'avoir eu l'occasion de briller.
"Deux nouvelles, chef."
"Des bonnes ?"
"Pas trop. Ca dépend de l'interprétation que vous en faites."
La mine déjà peu affable du Non-Mort se fit plus renfrognée encore.
"Commence par la plus mauvaise."
Après avoir haussé les épaules, son interlocuteur mit au clair la situation :
"Zinovie s'est encore fait la malle, elle s'est pris la tête avec l'un de nos gars. Elle l'a un peu esquinté."
"Méchamment ?"
"Pas tant que ça, mais on a quand même dû stopper une hémorragie."
"Elle reviendra. Passe à la suite."
Content de savoir que le sujet le plus délicat avait été écarté sans complication, l'homme de main opina du chef et enchaîna avec le plat de résistance. Si la seconde affaire n'impliquait aucun passage à tabac commis par la petite protégée du patron, il s'agissait néanmoins d'une histoire qui méritait sa totale implication.
"Vous nous aviez envoyé récolté des renseignements concernant les maisons de jeux locales, les escrocs du coin, tout ça. On a envoyé deux ou trois souris pour fureter et figurez-vous qu'on a hameçonné quelqu'un. On a pas encore son nom, mais on a quelques informations le concernant. Il a chopé le gosse chargé de sa surveillance et a décidé de nous faire passer un message."
"Quel message ?"
"Le gamin est revenu un peu malmené, mais en assez bonne forme pour nous transmettre l'essentiel : le type est à la tête d'un groupe, on a aucune idée de leur effectif total. En tout cas, ce mystérieux bonhomme veut vous rencontrer."
Khepra s'adossa contre sa chaise qui craqua légèrement sous le poids de son enveloppe du jour. Pensif, il fit jongler sa dague dans l'une de ses mains libres, tâchant de traiter intérieurement les maigres informations qu'on lui transmettait. Il pouvait s'agir d'un piège, mais peut être aussi d'une opportunité de faire affaire. Allait-il s'avérer nécessaire de faire une démonstration de force ou plutôt de s'intéresser à ce nouveau cas avec davantage de subtilité. Avec aussi peu de données, le maître de l'Ossuaire gardait quelques doutes sur la méthodologie à employer.
Après mûre réflexion, il se décida pour une action menée avec prudence :
"On va envoyer trois gars pour le premier contact, qu'ils identifient le bougre et qu'ils lui fassent dire ce qu'il fabrique, qu'on sache à quoi s'en tenir et surtout qu'un découvre ce qu'on peut obtenir de leur part. Je viendrai pas, ça donnerait l'impression que je m'y intéresse trop. Tu mets Vulcain sur le coup et tu le laisses choisir ses accompagnateurs. Exécution."
Le concerné acquiesça puis, après un bref hochement de tête en guise de salutations, il commença à pivoter vers la sortie. Khepra releva la main et claqua des doigts, attirant l'attention de l'homme qui s'apprêtait à quitter les lieux.
"Des nouvelles de ceux qui surveillent Aord ?"
"Rien de spécial. Ils sont pas encore revenus de leur dernière excursion."
Khepra demeura silencieux un instant, puis fit signe à son acolyte de déguerpir. Il avait hâte de savoir quel genre de coup pouvait bien préparer l'intriguant personnage dont on venait de lui faire la plus vague des descriptions.
Vulcain se sentait plutôt de bonne humeur et ce n'était certainement pas grâce au temps, car une pluie violente s'abattait actuellement sur la Capitale. Masquant l'horizon sous un épais voile gris, le crachin semblait ne pas vouloir en finir. Il s'en moquait bien car c'était avec fierté qu'il se déplaçait, trempé certes, mais heureux comme pas deux. Sous son épaisse cape isolante, le jeune mercenaire masqué à la solde de l'Ossuaire arborait une myriade de bijoux dorés représentant chacun un accomplissement, une marque de respect de la part de son maître, qui n'était autre que le Non-Mort lui-même. Pendentif en forme de crânes de volatiles, boucles d'oreilles en crocs et autres chevalières scintillantes ne laissaient aucune place au doute, il s'agissait là d'une figure notable du groupe criminel.
Cette parure ne lui avait d'ailleurs pas été accordée par hasard car, en ce jour si particulier, c'était pour s'exprimer au nom de son patron qu'il avait pris la route. Accompagné de deux costauds qui portaient eux aussi d'épais foulards afin de dissimuler leur faciès, il discernait avec une joie malsaine à quel point il effrayait les passants du coin et c'était avec cette aura mauvaise qu'ils atteignirent enfin leur objectif, à savoir un petit établissement qui ne payait pas de mine mais qui abritait, selon leurs informations, l'homme faisant l'objet de tous les questionnements de leur chef.
Vulcain passa la porte sans toquer et ses deux gardiens lui emboitèrent le pas. A l'intérieur, ils découvrirent ce qui semblait être une quelconque taverne, ou du moins un lieu de rassemblement qui s'y apparentait. Toutes les têtes des roublards du coin se tournèrent vers le trio qui venait de faire son entrée et Vulcain leur rendit sans hésitation leurs coups d'œil insistants. Il retira son foulard, révélant un visage jeune, mais néanmoins marqué par sa profession. Couvert de cicatrices, Vulcain faisait sacrément peur à voir. Il déboutonna ensuite sa cape, révélant avec quelle élégance il s'était vêtu pour l'occasion puis, après avoir balancé le vêtement trempé à l'un de ses gorilles, il claqua des doigts et s'installa à l'une des tables vides, tout sourire.
Ils ne savaient pas tout à fait ce qu'ils cherchaient mais, à force de provocations à moitié dissimulées, ils finiraient bien par le découvrir.
Je me retourne comme les autres quand ils rentrent. Trois gaillards qui ne veulent pas se faire remarquer pour le commun des mortels. Mais dans le milieu, avec nos regards habitués à reluquer des types dans leur genre en quête du premier mouvement annonçant l’attaque, on ne voit qu’eux. Ils veulent se faire voir. C’est clinquant. Ça suinte la confiance en soi. Ça détonne avec nous autres. L’ambiance était morose avant qu’ils arrivent. L’ambiance est maintenant tendue. Ça peut être n’importe qui. Et des gredins qui s’avancent avec autant de confiance dans un trou à rat, c’est que c’est pas n’importe qui. Un instant, je me dis que ça pourrait être l’Hydre. Ou l’un de ses représentants, venus signer la fin de la rébellion en coupant la tête qui a voulu dépasser un peu trop. Je me tends alors que je leur tourne le dos et qu’ils viennent s’installer juste derrière moi. Je les imagine me reluquer, indiquant aux autres de se taire tandis qu’ils sortent le couteau qui m’égorgera. J’ai un regard pour ceux du fond, ceux qui ne font pas très mal la comédie. Ils sont juste méfiants, sur le qui-vive. D’un geste, je leur intime de ne pas faire de mouvements brusques. Dans le milieu criminel, on apprend bien vite à se méfier de tout le monde, notamment parce qu’on ne connaît pas les pouvoirs de chacun. Et si certains comme Jin peuvent rôtir tout ce qu’il y a à vingt mètres, imaginez pareil pouvoir entre les mains d’un de ces trois lascars. Il suffirait d’une fraction de seconde pour qu’on soit à point. Jamais eu de chance d’avoir des gars avec des pouvoirs utiles. Comme si c’était réservé qu’aux autres. Monde de merde.
-Qu’est ce que vous voulez ?
Et il demande pas pour boire. Dans un reflet de miroir, je vois le dos massif d’un de mes gros bras ; dans une quête probablement futile de les impressionner ; qui est venu à leur table. Le silence est de mort. Mon gars bouge un peu et je peux voir un peu plus des gaillards. Ces colifichets. Ça donne un style. Pas trop mon genre, même si je porte un masque qu’on voit pas trop là puisque j’ai toujours la capuche rabaisser sur ma trogne, mais le masque, c’est vital quand on connait ma gueule.
-On a reçu votre… message. Alors nous venons voir ce que vous avez à dire.
Je me remémore instantanément le gamin. Voilà une opportunité qui paraît plus attrayante. Lentement, je tourne sur ma chaise, la faisant grincer, attirant l’attention générale. Je finis par leur faire face, dévoilant mon masque en retirant ma capuche. J’ai un sourire comme une grimace tandis que je les dévisage. Ils font de même. De près, ils paraissent encore plus confiants. Comme si c’était chez eux. Ça me donne envie de les poinçonner, mais, ça serait vraiment une mauvaise idée. Même si ça soulage.
-C’est toi le chef ici ?
Que le type balance dans un rictus déplaisant.
-Fine observation. A qui ai-je l’honneur ?
-C’est moi qui pose les questions.
-On peut faire du donnant-donnant. On est quand même entre d'honnêtes hommes sympathique, non ?
C’est toujours un peu du doigt mouillé à vouloir utiliser mon pouvoir. Peut-être que ça ne sert à rien ce que je fais, mais je pousse pour que cela fasse le plus d’effets. Que ça suinte par tous les pores de la peau et que ça les touche au point de corrompre un peu leur personnalité et qu’ils se laissent faire plus qu’à l’accoutumée. Les gens sont plus ou moins réactifs à ce pouvoir. Généralement, les idiots le sont fortement, mais je crois pas qu’ils fassent partie de cette catégorie. Sauf peut-être les deux gorilles.
-Blackjack.
Après un temps, il se présente, mais ça se voit sur son visage que ça lui tire un effort et que c’est pas tout à fait normal, mais plutôt crever que de donner l’impression de ne pas être maître de soi-même.
-Alors, tu veux quoi, Blackjack ?
Je leur souris. Presque sincèrement.
-Moi ? Je veux juste rendre service.