Primaël n’était plus vraiment certain de se souvenir comment il en était arrivé là. Une choppe éclata non loin de son visage alors qu’il prenait tout son élan pour plaquer le corps du colosse qui lui arrivait dessus comme un fou furieux. Au dernier moment il se baissa, enroula ses bras autour de ses genoux et le fit passer par-dessus son épaule avant de se dégager pour esquiver une chaise qui lui rasa le haut du crâne. De droite et de gauche, des noms d’oiseaux fusaient en tous sens et pas forcément dirigés contre lui. Ce qui l’arrangeait bien d’ailleurs. Tout en titubant, il pivota sur ses talons tel un danseur pour s’accouder au bar où le gérant observait la scène d’un air affligé sans arrêter d’essuyer un verre.
- T’reste un truc à boire ?
L’homme sortie d’un placard une vieille bouteille qu’il déposa en soupirant. L’aventurier déposa quelques cristaux et attrapa la bouteille juste avant qu’elle ne soit fracassée par la carcasse d’un grand maigrelet qui s’écrasa contre le montant en bois.
- Hey un peu de tenu, t’as failli foutre en l’air cette merveille ! Beugla-t-il.
Le pauvre se releva la mâchoire serrées, ses yeux roulaient dans ses orbites et il lui fallut plusieurs secondes pour reprendre ses esprit.
- T’as dis quoi là ?
Le sourire de Primaël, irrésistible, s’agrandit.
- J’ai dis que t’étais un sacré branque et que ta chère maman était sans aucun doute ta sœur, pourquoi ?
Sans plus de cérémonie et dans un rugissement animal l’autre se jeta sur lui. D’une pirouette Primaël l’esquiva et se fit un plaisir de le cueillir à l’aide du cul de bouteille. Un craquement, au même moment qu’une gerbe de sang dont les gouttes tachetèrent sa tenue de bonne facture. Dans leur dos, au centre de la pièce, deux hommes en suspendait un autre par les pieds, trois femmes avaient prit pour cible un malheureux -Primaël n'aurait pas aimé être celui là- et un peu plus loin deux autres se cognait chacun leur tour. Le moins que l'on puisse dire c'est que tout était partie en vau-l'eau.
- Fiéfé fonnard ! Continua le grand bonhomme en revenant à l’assaut.
Le jeune Alkh’eir possédait de nombreux défauts et l'orgueil était sans doute le pire. Aussi il ne put s’empêcher de rire à gorge déployée oubliant momentanément qu’autour d’eux régnait un ko sans nom. Le souffle lui manqua bien après qu’il fut percuté en plein estomac par son adversaire qui au passage lui décocha une droite bien sentit. Il s’écrasa lourdement sur le sol dans un gémissement de douleur. Ses cheveux blonds étaient répandus en corolle dorée autour de sa tête et son nez laissait échapper un filet de sang qui ne tarda pas à goutter sur ses joues. Son agresseur se relevait déjà mais lorsqu’il lui sauta dessus, Primaël le réceptionna d’un coup de pied joliment placé dans les bijoux de famille. Il grimaça de compassion. L’homme tomba au sol, blême.
- Fas du feu…
- On est bon où on l’est pas mon canard.
- Eh ferde… Souffla-t-il lorsque, le blond remit sur ses deux jambes bien qu’un peu sonné, lui donna un violent de genou dans le visage, qui lui fit définitivement perdre connaissance.
- Ah quelle journée ! Primaël fit sauter le bouchon de la bouteille et avala une longue rasade, en faisant également couler sur son menton. - Bon à qui le suivant ! Dit-il en ouvrant grand ses bras, près à accueillir qui le voudrait bien. Mais à cet instant précis, une voix fendit la foule, faisant taire toute bagarre.
- EH MAIS… C’EST TOI QUI A BAISE MA FEMME ! Le jeune homme tourna la tête à droite et à gauche. Qui ? Qui donc avait osé bafouer un mariage ? - OUI TOI, JE TE RECONNAIS AVEC TON VISAGE DE DONZELLE ET TES CHEVEUX DE PRINCESSE !
Comme l’Homme était étrange, songea Primaël en remarquant que la colère éparpillée ci et là était en train de se concentrer uniquement sur lui. Après tout, il n'était sans doute pas le seul dans cette pièce a avoir copulé avec une épouse, ni un époux. Enfin peut-être un peu plus rarement pour un époux mais… Ah les hommes et leur possessivité !
- Dites moi son nom pour voir, je suis sûr que vous faites erreur !
- Magalie Darmstrang !
- Mh… L’air se suspendit. Tous les yeux rivés sur lui attendait sa réaction. Primaël pour sa part porta à nouveau la bouteille à ses lèvres et bu une gorgée, une seconde et enfin une longue troisième. Quand il eut terminé, il se pencha bassement. - C’était un sacrément bon cru. Il se redressa, un sourire pernicieux au visage. - Et je ne parle pas de la bouteille. Puis il détala comme un lapin par la porte qui s’était ouverte durant la bagarre. Parfois, il fallait se rendre à l’évidence, la fuite était la meilleure des options.
Tous ses détracteurs mirent un certain temps à assimiler ses paroles. L’époux malmené fut le premier à réagir, s’égosillant comme un goret il sortie en trombe de la taverne sur les pas de l’amant de sa femme. Malheureusement pour lui Primaël, en plus de connaître les ruelles comme sa poche, était d’une nature sportive aussi ; il ne tarda pas à le distancer. Mais c’était sans compter les autres poursuivants qui pour certains étaient des gardes ou même des aventuriers comme lui et eux, il le savait, il ne s’en dépêtrerait pas si aisément. Par la déesse, pourquoi les hommes se montraient-ils si solidaire sur ce genre de chose ? Était-ce sa faute si Magalie était une jolie femme ? Non. Si il lui avait plus ? Toujours pas. Et si son mari était un gros balourd inintéressant ? Encore moins ! Toujours était-il qu’il était, à l’heure actuelle, dans la merde jusqu’au cou.
Prenant un virage serré, il dérapa sur les pavés. Il tourna ensuite à droite, puis à gauche. Ses petites manœuvres lui permirent de prendre un peu d’avance. Au premier virage, la moitié de ses poursuivants étaient partie s’encastrer dans le mur d’en face, provoquant la chute des suivants, au second il leur avait mit cent mètres dans la vue. Des mètres qu’il comptait bien tirer à son avantage. A la dernière seconde il vira de bord en direction de la place commerçante. Dans son dos il entendit distinctement des éclats de voix.
- Merde ! Grogna-t-il en reniflant et en tournant de nouveau. Il s’arrêta devant la première devanture qu’il trouva et tout en jetant des regards derrière lui sortit son nécessaire à crochetage. Ses mains tremblaient à cause de son souffle court lorsqu’il inséra les instruments dans la serrure. Cette dernière était d’ailleurs bien trop récalcitrante à son goût, tant et si bien qu’il finit par briser sa pince en demi rond. - Fais chier. Il abandonna le bout de fer et plongea ses doigts gantés dans sa tignasse pour en ressortir une épingle.
Les voix dans son dos ne cessaient de se rapprocher. A ce rythme ils allaient lui mettre la main dessus avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir cette foutue porte. Mais quand il se crut abandonné par la déesse de la chance un “CLIC” retentit. Le noble aurait pu effectuer une danse du ventre si seulement il en avait eu le temps. Il se glissa dans l’entrebâillure de la porte et la referma doucement dans son dos. Avant de se rendre compte que l’entièreté de la devanture était en verre.
- C’est une blague… Pesta-t-il. Ses yeux plissés jaugèrent la pièce à toute vitesse mais par la sainte, tout était en verre et transparent ! Il avisa toutefois d’un comptoir qui ne l’était pas et se rua dessus comme la misère sur le monde. Il s’y adossa et étendit ses jambes de tout leur long. C’est à cet instant précis qu’il remarqua que la bouteille trônait toujours dans sa main, se redressant pour regarder vers l’entrée il fut soulagé de constater qu’il n’en avait pas pour autant oublié de ramasser son matériel de crochetage. S’offrant une gorgée de réconfort, il ne put s’empêcher d’admirer son propre sens des priorités.
- Il est passé où ? Beugla une voix à l’extérieur.
Primaël gloussa avant de grimacer légèrement de douleur.
- Juste sous ton gros nez. Chuchota-t-il pour lui-même. Puis il s’installa confortablement, patient.
Elle avait fait ses cartons et récupéré le strict nécessaire de voyage… Même si le tout avait été rangé dans la besace sans fond qu’Inaros s’était, un jour, procuré elle ne sait trop comment avec elle ne sait trop quels cristaux. Ces machins-là coûtaient une fortune mais ils étaient d’une praticité et d’un confort sans précédent. Ces familiers attendraient patiemment, confiés à une association qui s’en occuperaient le temps qu’elle sache comment se débrouiller. Seules Néa et Chionée resteraient à ses côtés, au moins les premiers temps. Son grognedent, Baveux, était encore bien trop foufou pour qu’elle espère qu’il se conduise convenablement. Les autres n’étaient tout bonnement pas adaptés à ce mode de vie. Peut-être plus tard, elle verrait bien.
Ce soir-là était l’un des derniers qu’elle passait officiellement ici. Peut-être même le dernier. Alors, elle avait mis du temps à trouver le sommeil. Son shupon avait élu domicile sur son oreiller, au-dessus de sa tête et lui donnait chaud. Alors, même si elle avait somnolé une petite heure seulement, elle décida de se lever pour marcher un bon coup dans sa pièce de vie. Bouquiner lui ferait sans doute du bien et lui permettrait de rendre ses paupières plus lourdes. Avec un peu de chance, elle s’endormirait même sur son canapé et elle n’aurait plus à bouger.
C’était ce qu’elle avait prévu mais à peine avait-elle saisi son livre de contes qu’un bruit attira son attention. Si elle n’avait pas hérité des capacités du mercenaire et de sa méfiance naturelle envers tout ce qui bougeait, elle ne l’aurait probablement jamais perçu. Seulement, voilà, elle avait la désagréable sensation d’avoir entendu du bruit au rez-de-chaussée. Pourtant, elle avait bien tout verrouillé. Elle jeta un coup d'œil vers ses bêtes, qui dormaient à poings et griffes fermés. Même si ce n’était que son imagination, elle ne pouvait pas ignorer les signaux d'alarme que son propre corps lui envoyait.
Ainsi, sobrement vêtue de sa chemise de nuit blanche qui descendait jusqu’au-dessus de ses genoux, de sa paire de lunettes de jour, de son gantelet avec plan B et de ses chaussures en cuir silencieux -l’ensemble détonnait et nul doute que la Grande Couturière Royale aurait crié au scandale- elle ouvrit la porte de ses appartements qui donnait sur un petit escalier, descendant vers L’Atelier, qu’elle emprunta avec moults précautions.
Quelle ne fut pas sa surprise de voir une masse humaine adossée contre son comptoir. Son palpitant rata un battement et elle mordit un coup sec sa lèvre pour ne pas émettre le moindre son. Ce fut piteusement loupée puisqu’à la place un glapissement indescriptible s’échappa d’entre ses lèvres et elle se retrouva contrainte d’ouvrir sa lame et de la pointer vers l’inconnu qui s’était retourné vers elle.
- Qui… Qui êtes-vous ! Reculez avant que je vous embroche ! Je vous préviens je n’hésiterai pas !
Avec ses cheveux en désordre et son accoutrement, n’importe qui aurait pu rire mais le ton de sa voix ne laissait planer aucun doute quant à ce qu’elle venait d’affirmer. Si elle devait le faire, elle le planterait. Elle avait déjà les mains tachées de sang d’innocents et de criminels. Un de plus, un de moins, quelle différence cela ferait-il ? Encore plus quand ce quelqu’un s’était introduit illégalement chez elle. Sourcils froncés, air furieux sur le visage, elle le dévisageait sans la moindre once de bienveillance dans le regard.
- Je te laisse vingt secondes pour m’expliquer c’que tu fous là et avant que je hurle. Il t’en reste plus que dix-huit.
Un voleur ? Un sans-abri ? Non, il était bien habillé malgré la bouteille d’alcool qu’il tenait en main. Quelqu’un qui en avait après Inaros ? Un ennemi ? Sa tête ne lui disait rien, même si elle pouvait voir distinctement chacun de ses traits alors qu’ils étaient plongés dans la pénombre. D’ailleurs, un rapide coup d'œil circulaire autour d’elle lui indiqua qu’il n’avait rien cassé, ni rien volé d’imposant. Mais elle ramena rapidement son attention toute entière sur lui. Il était peut-être armé et dangereux. Elle devait rester vigilante.
- Quatorze secondes, articula-t-elle lentement, comme une menace.
Ses sens, partiellement alangui par son taux d’alcoolémie, mirent un moment à comprendre ce qui se déroulait sous ses yeux. Lorsque ce fut le cas, la lame brillait déjà à la lumière de la lune. Il resserra sa poigne autour de la bouteille, prêt à se débarrasser de son nouvel adversaire mais lorsque ses yeux se posèrent sur la personne qui lui faisait face, il n’esquissa pas le moindre mouvement et ne pipa mot. Ses yeux passèrent des bottes, à la robe de nuit en coton blanc avant d'atterrir sur les lunettes de jour qui donnait un air de chouette à leur porteuse. Il n’aurait pu se targuer de bien la voir, mais il en voyait suffisamment et sans doute trop pour empêcher l’hilarité de le gagner. Cela commença par un demi sourire, qui s’élargit puis son menton tremblota et enfin il laissa échapper un rire étouffé. Des larmes d’allégresse roulaient maintenant sur ses joues, son ventre lui faisait un mal de chien et il était bien en peine de retenir le rire bruyant qui menaçait de révéler sa position. Ô par la sainte! mais chez qui donc l’avait-elle envoyé.
- Pri… Pri… Prima… Un nouvel éclat lui échappa et il dû se recroqueviller sur lui-même pour empêcher plus de son de passer. Les dernières quatorze secondes étaient presque écoulées lorsqu’il réussit enfin à articuler complètement. - Primaël Alkh’eir. Se redressant, il tapota sa poitrine pour recouvrer son souffle. Ses joues étaient encore rougies d’amusement et des billes cristallines ourlaient ses cils bruns. - Je… Il pinça les lèvres avant de détourner les yeux en expirant longuement. Son regard fixait un point connu de lui seul, au-dessus de l’épaule droite de la demoiselle. Déesse, si il la regardait encore, il n’était pas certain de réussir à s’empêcher de rire. - Il est très possible qu’j’ai eu quelques altercations à la taverne. Dit-il d’une voix passablement aviné. - Et qu’j’me sois réfugié chez vous m’voyez. Nouvelle expiration.
Dehors, les voix qui s’étaient éloignées commencèrent à se faire de nouveau plus fortes. Abandonnant tout l’intérêt qu’il avait pour l’inconnue, il tendit l’oreille aux aguets.
- J’suis sur qu’il est pas aller bien loin, c’est un renard j’le connais. Il a dû se cacher dans le secteur.
Au moins un qui se sert de sa cervelle, songea l’aventurier tout en sachant que ce brin d’intelligence ne l’arrangeait guère.
- Il s’est peut-être caché dans une boutique ! Les voix approuvèrent cette théorie.
Primaël sera la mâchoire. Son hilarité avait visiblement disparu, ce qui ne l’empêcha pas d’esquisser un sourire lorsqu’il se ré-intéressa à la tenancière qui lui faisait face.
- Je dois admettre que je serais ravie d’me faire embrocher autrement qu’avec votre joli couteau et je suis certain que nous pourrons causer d’encore bien d’autre chose à enfiler sur un bout pointu, mais si vous voulez bien… En un éclair il fut debout, claqua des doigts pour arracher sa voix à la jeune femme et balaya sans ménagement ses chevilles avant de l’attirer sur le sol. - Nous en discuterons quand ma vie ne sera plus en danger. Ses bras se refermèrent sur sa poitrine, pressant son dos contre son torse. Il la maintint fermement. - Rassurez-vous, j’compte pas vous égorger. Il avisa de son bras écrasant le vallon de ses seins. - Ni vous peloter. Pas sans votre consentement en tout cas. Il releva légèrement la tête pour écouter ce qui se passait à l’extérieur, appréciant l’odeur féminine qui parvenait à ses narines et la chaleur dégagée par le corps contre le sien.
- Va voir du côté d’la vitrine tout en verre. Lança une voix.
- Ah… Notre rencard risque d’être écourté ma chère… Dit-il d’un ton presque désolé alors qu’il se tendait imperceptiblement autour de la silhouette de la blonde.
- Tu pues l’alcool à plein nez, tu amènes des problèmes chez moi et tu oses me dire que…
Personne d’autre qu’elle-même ne sut jamais ce qu’elle voulait ajouter. En une fraction de secondes, l’homme s’était relevé et l’avait balayé sur le sol, serrant -beaucoup trop fort à ses yeux- son buste pour la garder plaquée contre lui. Elle commença à se débattre, mais elle se rendit compte qu’il avait une force que même l’alcool n’avait pas réussi à estomper. Elle était aussi incapable de parler. Il n’y avait plus le moindre son qui sortait d’entre ses lippes et, avec ses chaussures en cuir silencieux, seul le frottement de ses tissus contre ceux de son agresseur se faisait entendre dans la pièce de verre. C’était une situation étrange qu’elle détestait. Elle avait beau essayer d’ouvrir la bouche, elle n’arrivait même pas chuchoter quelque chose. Il l’avait privée de sa voix.
En gesticulant, elle se rendit compte qu’il empestait l’alcool, la sueur et le tabac. Peu importait si ces odeurs venaient de lui ou d’autres. Elle ne voulait pas savoir de quelle taverne il venait, mais ce n’était probablement pas de la plus réputée de la ville. Les narines de son nez frémissant de dégoût, elle décida de retenir sa respiration et d’arrêter de se battre dans le vent. Pour une dizaine de secondes, au moins. Lorsqu’elle sentit le corps du blondinet se tendre contre le sien et la voix d’un de ces autres malfrats s’écrier qu’il allait venir jeter un coup d'œil par ici, le sang de la sculptrice ne fit qu’un tour. Personne d’autre ne s’infiltrerait illégalement chez elle. Pas tant qu’elle serait ici. Elle n’avait plus de voix, qu’à cela ne tienne elle avait encore ses dents.
« Ça, c’est pour être rentré chez moi, connard ! » aurait-elle voulu dire en se contorsionnant pour mordre la main qui s’était un peu trop attardée sur son décolleté à son goût. Elle y mit toute sa hargne et lorsqu’elle sentit la pression être relâchée, elle en profita pour se retourner et envoyer un coup de poing dans la gueule d’ange de Primaël. Elle le manqua de justesse, heureusement pour lui, et son poing atterrit dans son comptoir en verre dense. Si elle avait pu, elle aurait sûrement hurlé de douleur. Les larmes lui montèrent aux yeux mais, loin de s’en préoccuper, elle cracha sur le sol, l’air de dire « C’est là l’seul rencard qu’t’auras, tordu ! » et se releva d’un bond.
Si elle avait fait ça, c’était uniquement pour qu’il la lâche et qu’elle puisse se défouler sur celui qui osait, encore une fois, crocheter sa porte pour rentrer à l’intérieur. L’oeil de l’homme sembla bien vite remarquer quelque chose. Il venait de pousser la porte de verre en s’écriant vers ses collègues.
- Hé les gars ! J’l’ai vu l’blondinet et… Euh, c’est chez vous mamzelle ?
Il s’était arrêté, interdit, en contemplant l’apparition qu’était la dorée dans cet accoutrement.
Ivara leva les yeux au ciel. Cet individu lui posait la question comme s’il était chez lui, et pas du tout chez elle, dans sa boutique, à la recherche d’un ivrogne. Elle aurait voulu lui parler mais, là encore, rien ne sortit. Frustrée, agacée, énervée et tout un tas d’autres synonymes pouvant décrire son état, elle ne réfléchit pas et voulut donner un coup de poing à l’homme qui l’arrêta d’une main. Loin de se laisser décontenancer, elle en profita pour envoyer son autre poing dans ses valseuses. « Prends ça et dégage de là ! » criait tout son être en fixant l’homme se tordre en deux, gémissant de douleur. Elle n’y était pas allée de main morte, et elle n’était pas peu fière de son coup. Deux autres hommes venaient d’arriver en courant et se plantèrent derrière lui. Ils savaient qu’ils étaient en tort et ils n’étaient probablement pas des meurtriers, la vue de la jeune femme en robe de nuit avait de quoi en surprendre plus d’un aussi. Ils se mirent à rire, comme l’avait fait Primaël avant eux, avant de se calmer pour reprendre la parole.
- Quoi, c’est ton mec c’est ça ? Écoute, laisse-le nous, on s’défoule sur lui et on t’le rend juste après, proposa l’un d’eux en écartant son pote devenu stérile.
- Ou alors on la prend elle en otage et on l’oblige à s’pointer !
- C’est vraiment une idée d’génie ça Bobby. C’est pour ça qu’j’aime bien régler c’genre de problèmes avec toi.
- Ouais, faites gaffe elle a… Elle a… Une sacré poigne…
- Ça, c’est ce qu’on va voir…
Un contre un, elle pouvait gérer. Trois contre un, c’était plus compliqué. Surtout que l’autre ne semblait toujours pas vouloir sortir de derrière son comptoir. Il devait être tombé, ivre mort, sur son carrelage. Elle qui n’arrivait pas à dormir, la voilà parfaitement réveillée et avec un ménage en plus à faire. Ô joie. Et puis, ce qu’elle ne savait pas non plus, c’est qu’ils étaient en réalité bien plus que trois, dispersés un peu partout dans les alentours de la Place Commerçante. Si une autre bagarre éclatait ici, nul doute qu’ils accouront à leur tour pour prêter main-forte. Ce que les hommes pouvaient être bizarres, par moment !
« V’nez donc essayer ! » aurait-elle voulu dire mais, évidemment, elle était toujours muette alors elle se contenta de lever les poings, prête à se battre. Elle esquiva un premier coup, un deuxième mais un troisième la fit se plier en deux. Ses réflexes la sauvèrent de justesse, elle se retourna à temps pour éviter un autre coup de poing et en délivra un, au hasard. Elle entendit une mâchoire craquer et une dent tomber à terre. Elle donna un coup de pied, essaya de bloquer une main qui essayait plus de la peloter que de la frapper, et puis elle reçut un méchant coup sur la nuque qui la fit tourner de l'œil pendant quelques secondes. Juste le temps nécessaire pour que les trois bandits l’attrapent solidement.
- C’te chienne, elle m’a pété une dent ! J’y crois pas !
- PRINCESSE ! TU TE CACHES ? Si tu t’montres pas j’m’occuperai d’ta femme comme i faut, en souvenir d’la femme de l’autre trouduc que t’as baisé !
Trois rires gras ponctuèrent cette phrase. Oh, si Primaël avait été poursuivi par tout un tas de personnes aux origines diverses et variées, ceux-là ne faisaient pas partie des plus fréquentables et avaient certainement dû profiter de l'échauffourée générale pour exhiber toute leur attitude de mâles alpha, puissants et dominateurs. Bien sûr, cela ne faisait aucun doute. Ivara, elle, peinait à se réveiller. Elle voyait encore quelques étoiles danser devant ses mirettes.
La blondinette était toujours aussi muette, ce qui n’était peut-être pas plus mal. Primaël était certain qu’elle l’aurait immédiatement dénoncée le cas échéant, puis il songea qu’elle n’avait qu’à pointer le comptoir du doigt pour cela. Un frisson parcourut son échine et il s'accroupit en silence. Il passa le nez derrière le montant au moment où la jeune femme assénait le premier coup ; un échec. Cuisant. Le coin de ses lèvres se réhaussa légèrement. Qu’attendait-il après tout ? Qu’une tenancière de verrerie sache se battre comme un soldat ? C’était parfaitement ridicule. Mieux valait en profiter pour filer, il n’aurait pas d’autres chances comme celle-ci. Il se redressa légèrement mais prit bien soin de ne pas dépasser du buffet puis tourna les talons pour rejoindre le côté le plus reculé du magasin. Avec un peu de chance, il tomberait sur une fenêtre. Après tout, qui n’avait pas de fenêtre ? Encore plus dans un magasin comme celui-ci. Il se tourna juste à temps pour voir son homologue masculin recevoir un coup un peu trop bien placé à son goût. Un frisson de douleur le parcouru comme si il avait lui-même reçu le coup ; il s'estima étrangement chanceux de n’avoir été “que” mordu.
Trois autres hommes entrèrent alors que l’aventurier atteignait presque la finalité du bâtiment. Il observa la blonde qui semblait tout à fait déterminée à leur faire la peau dans les règles de l’art. Il n’allait pas s’en plaindre.
“Vous pouvez la prendre en otage ou que sais-je, je vous fait cadeau d’un roquet pareil !” Railla intérieurement Primaël alors qu’il avisait d’une ouverture qui, bien qu’étroite, lui conviendrait parfaitement. Ne lui restait plus qu’à trouver un moyen de l’atteindre. Il passa une première statue presque à quatre pattes, et se rapprocha d’une autre plus petite mais dont les verreries difformes pourraient facilement le faire passer inaperçue. Il s’y glissa en silence. Dans son dos le bruit d’un claquement qu’il reconnu comme étant celui d’une mâchoire fracturée retentit, suivi de près par un hoquet surpris. Visiblement quelqu’un là-bas venait de se prendre une sacrée raclée et du peu qu’il avait vu, il était prêt à parier qu’il s’agissait d’un des bonhommes. Heureusement Primaël n’avait jamais été attiré par les jeux d’argent.
Quand il passa la tête par dessus l’horrible sculpture bosselée, ce n’était pas les trois hommes qui étaient à terre mais bien la jeune femme, tête pendante. Elle était saucissonnée comme un filet de boucton. Il reprit sa place dans sa cachette. Seulement quelques pas le séparait de l’ouverture, quelques pas qu’il pourrait franchir en y mettant un peu du sien. Il regarda à nouveau en direction du petit groupe. Elle gisait tête ballante entre leurs mains, il percevait difficilement le papillonnement de ses yeux mais apercevait les quelques mouvements vain qu’elle ne cessait de répéter comme un jouet cassé. Qu’à cela ne tienne ! Les femmes voulaient l’égalité ? C’était le moment de la prendre ! Toujours recroquevillé sur lui-même, il avança avec toute la discrétion du monde vers sa porte de sortie.
- J’ai toujours eu un faible pour les blondes… Commenta le premier.
- Je les préfère brunes, j' vais pas t’mentir mais elle a l’air plutôt bien fournie celle là. Et ils éclatèrent en cœur d’un rire gras.
Cela n'arrêta pas Primaël et son égoïsme implacable qui était maintenant juste en dessous de la fenêtre. Qu’en avait-il à faire de toute façon ? Quand bien même il tenterait de lui venir en aide, il était presque convaincu que dès qu’elle serait remise sur pied ou du moins capable de tenir debout, elle tenterait de le suriner. Tout en prudence, il se redressa le long du mur en verre et recula légèrement pour prendre de l’élan. Aller plus que quelques secondes et il serait libre, il pourrait disparaître dans les ombres de la ville et se faire oublier jusqu’à sa prochaine beuverie. Il planta ses pieds dans le sol, s’encouragea silencieusement et s’élança à l’assaut de la vitre.
Il fut parfaitement incapable de dire si ses pieds avaient d’eux-mêmes cessés d’avancer, toujours était-il qu’il freina des quatre fers à l’approche du mur transparent.
- Fais chier. Siffla-t-il la mâchoire serrée. Oh oui tout ça l’emmerdait profondément. Cette femme dont la trace de dents étaient encore ancrée dans sa main, ces trois abrutit qui ne pouvaient se contenter d’une seule cible et surtout, surtout, son incapacité à être un vrai et pur mufle. Tournant les talons, il s’arma d’un sourire nonchalant et de la démarche associée puis s’extirpa des ombres tout en claquant des doigts quatre fois. Une première fois pour libérer la voix de la jeune femme, trois autres pour voler celle de ses adversaires.
- Excusez-moi chers amis, il leur offrit un sourire ravageur et sous leurs regards courroucés ajouta. - Allons allons, une princesse n’est jamais en retard, c’est les autres qui sont en avance. Allez, venez voir papa. Aucune de ses invitations ne fut jamais acceptée aussi vite ; ils se jetèrent tous volontiers sur lui. Il esquiva le premier d’une pirouette gracieuse mais quelque peu bancale tandis que le second lui empoignait le chignon à pleine main. Il grimaça avant de lui flanquer un coup de coude dans les côtes qui ne le libéra aucunement. S’en suivit un déluge de frappe en plein visage qui le laissèrent coi quelques secondes. Quand il vit l’ouverture qui lui fut offerte il n’hésita pas un instant et se servit du torse du premier pour projeter celui dans son dos contre la gigantesque statue de verre qui bascula et les entraîna dans sa chute. Ils roulèrent sur le sol, s’écorchant sur les bris de glace. Primaël ainsi libéré fut le premier des deux à se relever. Son assaillant ouvrit grand la bouche en protestation mais seul le craquement de la semelle en cuir contre son nez éclata dans la pièce. Lorsqu’il retira sa chaussure, l’homme avait les yeux clos.
“Et d’un !” Songea-t-il avant de se faire ceinturer par celui dont il avait oublié la présence. Il débattit comme un beau diable entre ses bras musculeux. Mais sans doute avait-il à faire à l’un de ses lutteurs de rues car ce dernier le souleva au dessus de sa tête avant de se jeter vers l’avant pour l’écraser sous son propre corps. Cette fois ce furent les os de Primaël qui hurlèrent leurs désarrois ainsi que ses poumons qui crachotèrent un petit cri aigu et étouffé. Déesse, cet homme était aussi lourd qu’un bœuf ! Et n’était pas décidé à lui laisser de répit. Il n’avait toujours pas repris son souffle que déjà il sentait le bras de l’homme enserrer sa poitrine pour le soulever à nouveau. Ses yeux bleus s’agrandirent quand il comprit que le même manège l’attendait à nouveau. Mais cette fois, il savait comment réagir, après tout la jeune femme lui avait montré l’exemple quelques minutes plus tôt. Ni une, ni deux, il planta ses dents dans l’avant bras de son assaillant. L’homme lâcha un cri muet tandis que le goût ferreux du sang explosait dans la bouche de l’aventurier qui regagna le sol avec un bout de chair entre les dents. Il le recracha par terre avec une moue de dégoût évidente.
- Putain mais même un chien voudrait pas de toi ! S’exclama-t-il en recrachant autant de liquide sanguinolent qu’il le pouvait.
Il se pencha juste à temps pour éviter la nouvelle déculottée qui l’attendait. Sous les rayons de la lune, il remarqua l’objet brillant qu’avait ramassé son camarade de jeu. Un morceau de verre, aussi tranchant qu’une lame de rasoir et aussi effilé que la pointe d’une épée.
- Hey c’est pas du jeu ! Grimaça-t-il en peinant à tenir sur ses jambes.
L’homme articula un “Ta gueule” féroce et Primaël n’eut d’autres choix que de se tenir aussi en alerte que la fatigue et son taux d’alcoolémie le lui permettait. Pas après pas, il se rapprochait de la jeune femme qui reprenait difficilement ses esprits. Elle était de loin ce qui ressemblait le plus à une alliée dans cette pièce mais il était aussi tout à fait conscient qu’elle chercherait sans doute à s’en prendre à lui à un moment où à un autre. Toutefois, il n’avait pas de meilleure option.
- Si la belle au bois dormant voulait bien se réveiller, j’apprécierais. Souffla-t-il à son attention lorsqu’il se trouva enfin à ses côtés. Pas de réponse. Bien. Il était seul de chez seul et si il s’enfuyait maintenant, il n’était absolument pas convaincu que l’autre gourdin ne se vengerait pas sur elle. Il avait été garde bordel, il ne pouvait pas s’enfuir. Pas maintenant.
Alors qu’il songeait et pesait les différentes possibilitées, l'éclats de cristal attira son regard juste à temps pour voir son opposant se jeter sur lui. Déséquilibré aussi bien par la présence du corps de la blonde que par son désir de ne pas lui coller sa chaussure dans la figure, il bascula à nouveau sur le sol, tombant lourdement dans un soupir arrachant tout l’air à ses poumons. Le morceau de verre fonça droit vers sa poitrine. Était-ce possible d’être aussi gros et aussi agile ? Apparemment oui. Du moins c’est ce qu’en témoignait la lame qu’il intercepta juste à temps. Les deux mains enroulées autour du pieux, luttant pour le repousser tandis que l’autre faisait rouler ses muscles pour l’enfoncer dans ses chairs. Primaël vira rapidement au rouge et tenta de se dégager à coup de jambes. Futile tentative qui se solda par les genoux du bonhomme plantés dans chacune de ses cuisses. Les veines de son front ne tardèrent pas à se gonfler sous l’effort. “Quelle mort d’merde” pensa-t-il sans cesser de lutter.
- C’est pas que ça deviendrait urgent de se réveiller mademoiselle, mais j’ai absolument pas envie de participer à un mouvement artistique à base d’éclaboussure de sang ! S’égosilla-t-il alors que le tranchant de l’arme de fortune entaillait le cuir de ses gants jusqu’à atteindre sa peau et glissait dangereusement vers lui.