“Fais chier” furent les premiers mots que Lyf prononça ce jour-là. Cela faisait maintenant plusieurs jours -elle avait arrêté de compter- qu’elle s’évertuait avec plus ou moins de succès à éviter Nikolaos. Depuis ce jour maudit où ils avaient été mis sur la piste de Green. Elle ne se rappelait pas exactement la façon dont tout s’était déroulé. Il lui avait fallu plusieurs heures pour remettre son esprit d'aplomb, emboîter les brides morcelées de souvenirs pour en venir à la conclusion qui s’était imposée à elle comme une vague glaciale qui lui avait presque fait rendre son petit déjeuner. L’image d’un Nikolaos aux lèvres bleuis et au teint plus pâle que le sien l'ébranlait régulièrement, comme une douloureuse mise en garde. Elle l’avait poignardé. C’était aussi simple que cela. Elle avait perdu le contrôle et l’une de ses lames était allée se ficher droit dans son abdomen. Oh évidemment, elle ne l’avait pas fait sciemment mais il n’en restait pas moins que c’était l’une de ses dagues. Alors ce matin là, quand après plusieurs jours d’efforts et de ruses, elle apprit qu’elle était en permission avec le jeune soldat, elle avait manqué de sortir de ses gonds.

Elle avait rejoint à grandes enjambées les bureaux administratifs en sommant qui voulait bien l’écouter qu’elle souhaitait reporter son jour de permission. Mais ses exigences n’avaient pas été entendues ; elle s’était fait mettre à la porte avec le conseil menaçant de se reposer et sans discuter. C’est donc sans chercher à croiser son camarade qu’elle avait directement filé en direction des écuries pour seller sa monture. Avec un peu de chance elle trouverait un endroit calme, à l’extérieur de la ville où elle ne risquerait pas de le croiser.

Force fut de constater que non content d’être entêté, Nikolaos avait une propension soit à la suivre, soit à dégoter les mêmes idées. C’est donc à contre cœur qu’elle chevaucha à ses côtés jusqu’à un village jouxtant les racines largement étendues du Village Perché. Elle ne lui fit pas l'aumône du moindre mot et essaya par deux fois d'entamer un galop suffisamment énergique pour le semer. Sans succès. Ce fut seulement sur les coups de midi, lorsqu’elle daigna enfin s’arrêter qu’elle réussit à lui filer entre les doigts pour le reste de l’après-midi. Elle se réfugia aux abords de la rivière, derrière les faces émaciées d’un large tronc dont les racines plongeaient allègrement dans l’étendue d’eau. Elle y resta jusqu’à ce que le soleil disparaisse complètement.

A son grand désarroi, elle eut à peine le temps de regagner la route principale qu’elle tomba de nouveau sur le soldat. Qu’il l'eût cherché ou non, il était là et toujours aussi décidé à lui arracher les mots de la bouche. Plaisir qu’elle n’était toujours pas décidé à lui offrir. La seule personne qui trouva grâce à ses yeux fut une petite vieille dame qui semblait complètement perdue.

Quand elle s'éveilla, il ne lui restait qu’un vague souvenir de la conversation avec l’ancienne. Ce genre de symptômes ne lui disait rien qui vaille, la dernière fois elle avait manqué de tuer la personne qui, justement se trouvait de nouveau à ses côtés. Elle était sur le point de se retourner brusquement, priant Lucy pour qu’il ne lui soit rien arrivé cette fois-ci lorsque une poule se pencha sur elle. Clignant des yeux, elle fut incapable de prononcer le moindre mot. Tout comme comprendre depuis quand et pourquoi elle pouvait parfaitement comprendre ce qu’une poule lui disait. Elle l’observait avec des yeux ronds sans intégrer la moindre de ses paroles. Lyf se releva tant bien que mal quand un deuxième animal se posa devant elle -eux-. Elle ne l’écouta pas plus que sa comparse, trop intrigué par le paysage qui s’offrait à elle. Tout avait l’air grand, terriblement grand. Même les deux phasianidé lui semblaient bien trop imposantes.

Par réflexe, grégaire,  elle s’élança à la suite de cette étrange créature avant de se souvenir qu’à l’instant, rien ne tournait rond. Elle se stoppa sur une branche à une hauteur vertigineuse -deux mètres pouvaient tout à fait sembler extrêmement grand quand on ne mesure plus que trente centimètres - et fit volte-face en tentant de voir Nikolaos. Il était avec elle lors de son dernier souvenir et elle devait s’assurer qu’elle ne l’avait pas…

- Par la sainte ! S'écria-t-elle en apercevant ce qu’elle devina être son frère d’arme. - Tu es… Elle plaqua une rangée de plume sur un bec jaune orangée et manqua de chuter en reculant à la hâte. Elle agita ses ailes pour se stabiliser puis darda du regard sur ses jambes qui n'étaient plus des jambes et ses fesses qui n’était plus qu’un gros matelas de plume. - Impossible… Murmura-t-elle en sentant son bec claquer à chacun de ses mots. Relevant la tête, elle observa Niko à nouveau. Il n’avait rien de moins qu’une poule si ce n’était l’abominable crête rouge sur le haut de sa tête. Lyf contint à grand peine un rire. - Tu te souviens de ce qu’il s’est passé ? Demanda-t-elle d’un ton qui se voulait maussade. Parce que pour sa part, en dehors de la vieille dame, rien ne lui revenait et même si elle ne voulait pas renouer avec Nikolaos pour des raisons évidentes, elle n’allait pas en avoir le choix.