« Snif … snif. »

La petite ruelle du village semblait bien calme à première vue. Pas âmes qui vivent, juste de gros tonneaux posés de chaque côté contre le bois des maisons. On pouvait voir la Forteresse au loin, encerclée par les montagnes et dissimulée par un léger nuage de brume. Le village de Ranilam était ce qu’on pouvait qualifier de « village perdu » avec une population très restreinte qui vivait majoritairement de chasse et de cueillette.

« Snif … snif. »

Mais aujourd’hui, la petite allée n’était pas tout à fait silencieuse. En effet, derrière un tonneau se cachait un petit garçon d’à peu près 5 ans qui avait bien du mal à retenir les grosses larmes qui coulaient sur ses joues. Le petit garçon s’était caché ici suite à une partie de jeu avec d’autres enfants du village. Chacun avait fait une démonstration de son pouvoir aux autres, mais quand ça avait été le tour du petit Aord, la réaction des autres avait été unanime : le dégoût. En même temps, il avait essayé de relever un mille-pattes écrasé devant les autres et unanimement, il l’avait tout traité de monstre.

C’est pour cela que le petit Aord était allé se réfugier dans la ruelle la plus sombre du village pour se faire oublier. Il appelait de ses vœux sa maman, mais savait qu’elle ne viendrait pas. Sa mère était venue avec sa sœur et lui pour discuter avec une cliente au sujet de ses alliances pour son mariage prochain. Étant joaillière, Ymir Svenn prenait souvent la route aux alentours de la forteresse pour faire des commandes spéciales à ce qui pouvait se le permettre. Et bien entendu, elle ne pouvait laisser ses deux enfants seuls à la maison, alors elle les emmenait avec elle.

« Ce n’est pas vrai, je ne suis pas un monzstre …. Sanglotait le petit Aord. »

Une ombre passa derrière lui, mais il ne la remarqua pas. Les larmes, la poussière et la morve qui coulait de son nez l’empêchaient de voir quoique ce soit atour de lui. L’ombre s’approcha, se distinguant plus nettement comme une silhouette humaine. Elle tendit son bras vers l’enfant et …

« Eh bah alors petit gars, qu’est-ce que tu fais ici tout seul ? »

Le petit enfant sursauta et s’écroula dans une flaque derrière lui. Devant lui se tenait une femme qui ressemblait aux mamans qui devaient le surveiller tout à l’heure.

« Oh pardon, je t’ai fait peur mon petit ?

- Non … non j’ai pas eu peur, dit Aord en se frottant les yeux pour cacher ses pleurs mêmes si ses yeux rouges le trahissaient.

- D’accord, d’accord tu es très courageux, mais tu sais que c’est dangereux de rester tout seul ici dans une ruelle sombre. Elle est où ta maman ?

- Elle … elle travaille.

- Oh, tu devrais aller la retrouver, aller viens je t’emmène. »

La femme lui tendit la main. Le petit garçon hésita un instant avant de lui donner la sienne. Sa maman lui avait dit de ne pas suivre des inconnues, mais il avait déjà vu cette dame avec sa mère, alors il pourrait sûrement lui faire confiance ! Il commença à la suivre alors qu’elle sortait un mouchoir pour lui débarbouiller le visage et ses petites joues joufflues de toute leur crasse. Ils sortirent de l’allée d’un pas assuré et Aord remarqua directement quelque chose.

« Madame, ma maman elle est pas par ici, elle travaille là-bas, dit-il en pointant l’autre bout du village avec son petit doigt potelé.

- Oui, mais elle a fini de travailler ce matin et est venu manger chez moi et comme elle ne te trouvait pas, mais qu’elle était trèèèèès fatiguée, je lui ai dit que j’allais venir te chercher à sa place. Allez vite, dépêchons-nous pour que tu ailles la revoir, hein ?

- Oh d’accord. »

Ses explications suffire à lever les quelques doutes qui commençaient à émerger dans son esprit d’enfant et puis la dame lui donna un morceau de pain qui lui fit rapidement oublié qu’ils étaient sortis du village pendant leur discussion. Le petit Aord trottinait à côté d’elle totalement innocent et fasciné par des petits insectes qui couraient sur les armes et par un lapin qui les regardait depuis les fourrés un peu plus loin. Rapidement, il n’entendit plus les sons du village, seule la nature les entourait, c’est à ce moment qu’Aord commença à s’agacer.

« Ze veux plus marcher, on arrive quand ?

- Bientôt mon petit, ma maison est juste derrière les arbres. Regarde, on voit le toit. »

Aord pouvait en effet apercevoir quelques tuiles derrière les branches. Ils dépassèrent la forêt et une petite masure se révéla à eux. Elle avait l’air normale, pour un enfant, mais un œil adulte aurait tout de suite remarqué qu’elle ne semblait pas habitée. Il n’y avait aucune réserve de bois alors que l’hiver approchait et la toiture était en mauvais état. Aord lâcha la main de la dame et courut vers la maison.

« MAMAAAAAAN, cria-t-il en se précipitant à l’intérieur. »

Derrière lui le visage de la femme changea. Une barbe de plusieurs jours poussa sur son visage et ses traits changèrent pour prendre un chemin plus masculin. Après quelques secondes, la femme était devenue un homme, le genre qu’on évite dans les ruelles sombres. Le genre à qui on ne confie pas ses enfants …

« Maman ? »

Le petit Aord poussa la porte de la cabane, jetant un regard à l’intérieur à la recherche de sa mère. Personne. La petite bâtisse était vide, complètement vide. Les restes d’une ancienne table gisaient dans un coin de la pièce unique. Différents outils rouillés traînaient çà et là montrant que personne n’habitait ici depuis des lustres. Mais le petit Aord n’arrivait pas à comprendre ce qu’il se passait. Pour lui, sa mère était ici et il ne la trouvait pas.

« Maman t’es où ? commença-t-il à sangloté en fouillant la poussière. »

Son pied buta sur quelque chose au sol, une anse de fer traînait dans la poussière, bien visible. Le petit garçon se pencha sur la trappe qui n’était pas spécialement cachée. Il la souleva de toutes ses forces, révélant un sous-sol éclairé faiblement par des cristaux de lumière de mauvaise qualité. Inquiet, Aord descendit les quelques marches en bois pourri. Il glissa sur la dernière et s’étala sur le sol s’écorchant le genou. Les larmes lui montèrent aux yeux.

« Maman j’ai mal, t’es où ? pleurait-il dans la pénombre. »

Il se releva et regarda la pièce derrière le flou de ses larmes. Le sous-sol montrait des traces d’habitation. Un petit lit longeait le mur d’en face, une sorte de couchette de paille avec un oreiller de fortune et une petite couverture. En face se tenait un bureau sur lequel était ouvert un gros livre de comptes. Le petit Aord se hissa sur le rebord pour le regarder, mais ne sachant pas encore lire, il ne comprit rien aux desseins qui étaient dessus. Il continua son exploration jusqu’à la porte qui se trouvait au fond. Elle donnait sur ce qu’on aurait pu qualifier de « cellule » tellement la pièce était étroite. Le seul trait remarquable de l’endroit était une paire de chaînes fixées dans le mur. Apeuré, le jeune garçon rebroussa chemin le plus vite possible. Cet endroit lui faisait beaucoup trop peur et sa maman n’y était pas.

Il remonta l’escalier et, ne voyant personne, sortit à la recherche de la dame. Sauf qu’une fois à l’extérieur, il n’y avait personne. De plus en plus inquiet, le petit garçon fit le tour de la cabane en regardant de tous les côtés. Trop préoccupé par sa peur, il ne vit pas une racine sur son chemin et trébucha de nouveau. Le sang commença à couler sur sa jambe, provenant de la blessure de son genou qu’il s’était fait dans la cave. Les larmes coulèrent encore plus à mesure que la peur et la douleur se faisaient de plus en plus présentes, se confondant pour donner naissance à un nouveau sentiment : la panique.

« MAAAAADAAAAMMME VOUUUUUS EEEEEETES OOOOOUUUU ? »

Personne ne lui répondit. Tout tremblotant, le petit garçon vit une brume étrange se répandre un peu partout autour de lui. Elle lui cachait la vue et lui donnait l’impression d’étouffer. Il voulut d’abord s’en éloigner, mais elle l’enveloppa très rapidement lui coupant tout repère visuel à moins de 5m. Il n’en fallut pas plus pour qu’il cède à la panique.

« Maman t’es où ? Reviens s’il te plaît. Maman ! »

L’enfant se mit alors à pleurer en avançant à l’aveugle dans la brume. Il entendait des bruits de craquements quelque part. Privé de la vue, tous les sons lui semblaient dangereux et menaçants. Il ne savait pas du tout où il allait, mais il continuait de pleurer en marchant. Son genou lui faisait mal, il était fatigué et la peur lui retournait l’estomac. Il marcha sur quelques mètres avant d’apercevoir une forme dans le brouillard. Le petit garçon s’en approcha jusqu’à ce qu’elle devienne beaucoup plus grosse. La brume se fendit alors, révélant un jeune warg noir. La bête retroussa ses lèvres en voyant l’enfant qui tomba à la renverse et rampa pour s’en éloigner, le visage marqué par la terreur. Le loup aboya et s’approcha de lui d’un air menaçant.

« A a a a l’aide ! réussit-il à crier. »

Le petit garçon était pétrifié de peur. Il avait vu la mâchoire de la bête s’ouvrir devant lui, prête à le dévorer et en un instant une arme s’était plantée entre lui et le warg. Le petit Aord avait sursauté quand une grande femme avait déboulé devant lui pour s’interposer. La peur lui broyait toujours les entrailles, mais l’arrivée de la femme l’avait un peu rassuré. Il se sentit accroché à son combat, comme s’il le vivait lui-même, se tendant quand elle attaquait et se détendant quand elle se relâchait. Aord rampa un peu plus loin pour s’éloigner du combat qui se déroulait dans la brume. Il ne voyait pas grand-chose, son genou lui faisait mal et les bruits du combat l’effrayaient. Bientôt, tout devint silencieux. La silhouette de la femme sortit de la brume et s’approcha de lui.

« Bonj … »

Le petit garçon se tut immédiatement lorsqu’il vit ce qui l’avait sauvé. Une grande femme à la peau bleutée dont les yeux le fixaient, certes avec gentillesse, mais avec une lueur qui lui hérissait le poil. Mais ce qui terrifia le plus le garçon, c’était les énormes lances qui sortaient de sa poitrine. Le petit Aord sentit une chaleur se répandre sur ses jambes alors qu’il lâchait du leste de terreur. La femme s’approcha de lui, mais il recula. Il la détailla en tremblant de tout son corps. Non, ce n’était pas une alliée, il n’était pas comme l’autre Madame, elle était froide et … morte.

Aord se leva d’un bond et fila quand la justicière essaya de se rapprocher encore. Ses vêtements étaient alourdis par l’urine qui les entachait et ses petits pas étaient bien lourds à cause de sa blessure, mais il filait comme une étoile filante à travers la forêt. Il ne voyait rien, ne comprenait rien, il était totalement confus et paniqué. Tout ce qu’il voulait c’était rentré chez lui et retrouver sa maman.

« Maman … »

Il pleurait à chaudes larmes, sa vision se brouilla et il ne vit pas la masse qui traînait sur le sol. Aord trébucha sur le corps de son ravisseur et roula dans les feuilles mortes et la neige. Le choc vida tout l’air dans ses poumons, libérant un nuage de brume bleutée. La brume s’envola dans les airs avant de se coller au cadavre qu’il y avait à côté de lui. Le petit garçon ne voyait rien de ce qu’il se passait, car il pleurait encore plus fort que tout à l’heure. Son deuxième genou s’était blessé dans sa chute, ses petites mains étaient éraflées. Les larmes troublaient sa vision et il ne vit donc pas la forme qui se rapprochait à côté de lui. Le mort-vivant qu’Aord avait inconsciemment créé, s’était approché du petit garçon, sûrement attiré inconsciemment par sa détresse. À cette époque, Aord ne contrôlait pas du tout son pouvoir, ayant peu d’occasions de l’exercer. Parfois, les morts réagissaient à ses émotions comme s’il leur donnait des ordres silencieux.

Mais il était encore trop jeune pour tout ça. Levant la tête, il réalisa qu’un homme barbu se tenait devant lui, la gorge ouverte en deux et pleine de sang frais. Ses yeux bleus le fixaient sans le voir et sa main se rapprochait inexorablement de sa joue. Aord hurla. Un cri strident, de pure terreur qui résonna dans le bois et dans la montagne. Le gamin essaya de reculer, mais le zombie le suivait, il s’approchait toujours plus près, mettant l’enfant encore plus dans un état de terreur profonde. Aord prit alors la fuite une nouvelle fois, mais il ne parvenait plus à courir. Il fit quelque pas et tomba de nouveau dans la neige qui lui brûla la peau en lui arrachant encore plus de larmes. Il rampa, faute de pouvoir courir, jusqu’à un arbre. En dessous, il y avait une petite caverne, le genre qui pouvait accueillir un animal ou aussi un petit enfant. Il se glissa dedans au moment où les doigts de son zombie se fermaient dans le vide, à un cheveu de son petit pied. À l’intérieur, il se recroquevilla en boule, terrorisé. Le zombie restait devant l’entrée essayant de l’attraper avec son bras tout en gémissant sans réellement dire quoique ce soit d’intelligible. Aord venait de se coincer lui-même. Plus il avait peur de sa création et plus il souhaitait qu’on vienne le réconforter. Et plus il le souhaitait et plus sa création obéissait en essayant de lui faire un câlin.

« Va-t’en, laisse-moi ! Je suis pas bon à manger !»

Le petit garçon s’égosillait contre sa propre création en lui donnant des coups de pied pour se débarrasser de ses mains baladeuses qui cherchaient à l’agripper pour l’extirper de son terrier. Le petit Aord avait déjà découvert son pouvoir, mais ne savait absolument pas ce qu’il était capable de faire avec. Aussi, voir un homme zombie, après avoir vu une femme zombie lui faisait plutôt penser que tous les zombies du coin voulaient le manger ! Il n’avait bien sûr pas conscience d’être capable de contrôler le corps putride qui se tenait devant lui.

« Au secours, à l’aide. Ze veux ma maman. »

Le petit chouinait encore et encore au point qu’à sa culotte souillée s’ajoutait la morve et les larmes ui dégoulinaient sur ses vêtements. Une parfaite journée de terreur qui ne manquerait pas de rester gravée dans sa mémoire pour les années à venir. Il finit par entendre une voix qui lui fit froid dans le dos, c’était encore a madame morte avec les lances dans la poitrine. Elle l’avait retrouvé alors qu’il avait été super prudent et discret ! Elle allait l’attraper et manger son cerveau avec une paille. Il était fini.

« Z’est fo, vous voulez tous me mangez, les zombies ils mangent les gens. C’est ce que dit mon papa. Faut pas faire confiance aux zombies. Tout ce que vous voulez z’est mon zerveau ! »

Le kidnappeur mort-vivant qui s’écorchait les doigts depuis tout à l’heure réussi à attraper le gamin qui hurla de surprise en essayant de s’agripper aux racines de l’arbre, mais la créature était bien plus forte que lui et il lâcha rapidement prise en agitant ses bras dans le vide. Le zombie le souleva la tête en bas comme s’il avait attrapé du gibier. L’enfant se débattit, mais il lui était impossible de se libérer malgré les coups de points qu’il donnait.

« Lâche moi, lâche-moi, lâche-moi, hurlait-il sans que la créature ne lui obéisse le moins du monde parce qu’il gardait obstinément les yeux fermés pour ne pas voir son agresseur. Plus tard, il apprendrait que c’était par la vision que passait son pouvoir, mais pour l’heure, il pleurait, encore.

« Me manzez pas, ze veux pas être manzé. S’il vous plaît, ze zuis pas bon à manzer. »

Il ouvrit les yeux et regarda la femme morte qui lui faisait face avec une étrange expression mêlant rire et bienveillance. Il était à la fois terrifié et aussi un peu curieux. Voyant que personne n’essayait de le manger, il leva les yeux vers le zombie, mais détourné très vite le regard en apercevant sa gorge tranchée dégoulinante de sans séché. Pas vraiment une vision pour un petit enfant. La femme morte s’approcha et le garçon devint tout pâle. Il serra les poings et menaça la justicière.

« Vous approchez pas, sinon je vous tape ! Mon papa, il est garde au blizzard, il est fort comme un ours ! Si vous me mangez, il vous cassera en deux ! »

L’enfant fit mine de donner des coups de poing dans le vide, ce qui était particulièrement ridicule vu sa position avec les deux pieds en l’air.

« Et toi lâche-moi sinon je te tape aussi ! dit-il en regardant le zombie qui le retenait. »

Presque immédiatement, la créature s’exécuta. Elle libéra sa main, lâchant le pied d’Aord qui tomba la tête la première dans la neige. Seules dépassaient ses deux jambes qui pédalaient dans le vide. Le burlesque de cette situation atteint son paroxysme quand des cris de frustration s’échappèrent de dessous la neige. Finalement, le garçon réussi à se dégager, peut-être avec un peu d’aide et se redressa sur ses pattes. Il grelottait dans le froid, ses vêtements mouillés n’arrangeaient rien du tout. Son petit nez avait rougi et ses doigts prenaient une teinte bleutée qui n’était pas sans rappeler la couleur de peau de son interlocutrice.

Aord fléchit les genoux, serrant les poings, prêt à défendre sa vie contre la bonde de zombie mangeur de cerveau, mais là encore, il fut frappé par l’absence totale de répondant venant du camp d’en face. Pourquoi ils ne bougeaient pas tous les deux ? Essoufflé, l’enfant posa tout de même la question.

« Pourquoi vous me mangez pas ? Vous avez peur de mon papa c’est ça ? Il va tous vous éclatez ! »

Et il mit quelques coups de poing dans le vide pour illustrer son propos. Tremblez, vils zombies.

« Papa y dit que je serais un garde super fort comme lui ! sourit fièrement le gamin qui avait totalement oublié sa peur de tout à l’heure. Dit, madame la morte, vous le connaissez ? Il s’appelle Joruun Svenn ! Il est grand comme une montagne, ouais. Tout le monde connaît mon papa. »

Le petit garçon écarta les bras pour décrire à quel point son père était immense, du moins de son point de vue de petit enfant. On sentait dans son regard qu’il était très fier de son père et plus fière encore d’en parler à une ancienne garde. L’enfant accueillit la cape avec un soulagement, elle ne sentait pas bon et il fit la grimace en s’enveloppant dedans, mais il avait tellement froid qu’il la serra contre lui en un instant. Grelottant sous la neige, il leva les yeux vers la morte-vivante, suivant son doigt pour regarder le zombie derrière lui.

« Oui ! Moi je peux faire bouger les poulets rôtis. C’est trop marrant de les voir bouger dans la cocotte ! L’autre fois pour le solstice, la dinde a même couru dans toute la maison, mais je me suis fait disputer par maman. C’est pas de ma faute, ils m’écoutent jamais ! »

Il n’en était pas à sa première fois, souvent le contenu de son assiette s’échappait devant ses yeux, parfois, il voyait des insectes brillants voler autour de lui. Il savait qu’il provoquait cela en soufflant, mais ne comprenait pas comment cela marchait. Et puis, parfois dans son inattention propre aux enfants, il ne remarquait même pas qu’il avait soufflé. La migraine qui s’en suivait était le seul signe que son pouvoir avait été utilisé.

« Mais moi je fais pas des zombies. Non, non, papa il dit que les zombies faut pas les faire. C’est pas respectueux pour les gens. Et moi je suis respectueux, comme nous l’enseigne Lucy. Alors c’est pas moi qui fais les zombies ! c’est pas vrai … Si ? C’est moi qui t’es faite madame la morte ? Je voulais pas, je suis désolé. »

Le petit Aord se mit à pleurer à nouveau s’attendant sûrement à recevoir une réprimande qui ne vint jamais. D’habitude il se faisait disputer ou moquer quand il utilisait son pouvoir n’importe comment. Souvent par les adultes et les autres enfants, ses parents étaient plus consciencieux avec lui, lui demandant simplement de ne pas l’utiliser en public pour s’éviter les regards des autres. Mais le petit garçon avait assimilé que son pouvoir était quelque chose de mal et les zombies aussi. Difficile de lui faire comprendre la pression sociale ou la notion de morale à un si jeune âge. Pendant qu’il pleurait encore, son corps s’était arrêté de trembler. Pas parce qu’il n’avait plus froid, mais parce qu’il avait tellement froid qu’il se sentait tout engourdi. Le vent s’était levé, projetant de la neige sur ses joues rougies par la bise des montagnes. Le léger nuage de vapeur qui s’échappait de sa bouche se faisait de plus en plus ténu. Il serra plus fort la cape qui ne lui servait plus vraiment de protection. La neige s’intensifia, gelant ses vêtements mouillés. La tempête éclata alors, passant d’une petite chute de neige à un blizzard mordant. Le petit vacilla, emporté par le vent, mais tint bon. Ses yeux avaient du mal à rester ouverts et de la glace se formait déjà sur ses jambes à l’endroit où il avait perdu du lest.

« J’ai … j’ai froid. Je veux rentrer au chaud. »

Il s’accroupit en boule, ne pouvant plus tenir sur ses jambes. Le blizzard était tel maintenant que tout voyage retour vers le village serait sûrement fatal au petit toujours empaqueté dans son linge mouillé. Heureusement, la cabane de chasseur où il avait bien failli finir ses jours était toujours là, à proximité.

Le petit garçon se laissa porter sans opposer de résistance. Il avait bien compris que cette femme n’était pas un danger et de toute façon le froid commençait à s’insinuer dans son esprit. Instinctivement, il serra la cape contre lui et se blottit contre la morte-vivante pour chercher de la chaleur. Mais elle était froide comme une tombe. Il s’empaqueta donc encore plus dans le fin morceau de tissu qu’elle lui avait prêté, s’essuyant le nez dedans à chaque fois que son nez gouttait sans aucune once de propreté. Elle allait adorer récupérer son vêtement enduit d’urine et de morve de bambin. Il ne protesta pas non plus quand elle le posa sur le sol pour aller chercher de quoi faire un feu, il priait silencieusement pour un peu de chaleur et priait aussi pour qu’elle revienne vite.

C’est la chaleur des flammes qui lui fit ouvrir les yeux en sursaut. Il s’était laissé aller à l’étreinte glaciale du vent qui traversait les trop nombreux trous qu’il y avait dans les murs. Il se dandina sur ses fesses pour s’approcher du feu, lui présentant ses mains bleutées pour quérir un peu de chaleur. Il tourna la tête vers la femme qui l’avait sorti de la neige. Elle était peut-être gentille finalement, cette madame la morte. Le petit lui sourit sincèrement quand les flammes vinrent réveiller les muscles de son visage. Il retrouvait petit à petit ses sensations et aussi celles de ses jambes. Il rougit alors de honte.

« Je … je … c’est pas du pipi c’est de l’eau ! balbutia-t-il en détournant le regard et en cachant sa culotte souillée. »

Il mourrait de honte et ne dit plus rien pendant quelques instants avant de se souvenir de quelque chose.

« En … en bas dans la cave, il y avait un coffre. Il y a peut-être des habits ? »

Il regarda la femme descendre au sous-sol le laissant tout seul avec son feu. Le petit Aord se blottit dans le coin de la cheminée et laissa ses petites pensées d’enfants vagabonder dans des mondes merveilleux. Il était fatigué d’avoir couru pour sa vie, fatigué d’avoir utilisé son pouvoir naissant et épuisé par toutes ces émotions. Un bruit sur sa gauche attira son attention. A travers la porte, il vit deux yeux bleu turquoise qui le fixaient en silence. Le petit eut un sursaut avant de se rendre compte que le zombie l’avait suivi. Le petit se cacha le visage avec sa cape qui était devenue son doudou protecteur.

« Va-t-en ! Je veux pas te voir t’es trop pas beau ! »

Il piailla ainsi jusqu’à ce que Lacey revienne enfin avec un pantalon d’enfant et une chemise en lin d’adulte. Visiblement, elle n’avait pas trouvé mieux.

« Madame la morte regardez, il nous a suivi ! »

Il pointa le zombie du doigt comme pour le dénoncer à la seule figure d’autorité qu’il avait à portée de main. L’enfant semblait à la fois effrayé, mais aussi fasciné par tous ces êtres de la mort qui l’entouraient. Pour la première fois depuis longtemps, il avait l’impression d’être à sa place ici. Un sentiment qui lui fit oublier momentanément qu’il désirait plus que tout retrouver sa maman. Au moment où Aord pointa le cadavre, celui-ci poussa la porte et rampa à l’intérieur. Un vent froid et glacé en profita pour s’engouffrer par l’ouverture jusqu’à caresser la peau du gamin.

« Mais arrête, rentre pas. Tu fais rentrer le froid ! Méchant Zombie ! »

Le petit se plaignait encore et encore, mais sa création rentra complètement et ferma miraculeusement la porte avec son pied. Aord se leva et le regarda, allongé sur le sol, comme si c’était un vers de terre.

« T’es trop bête, pourquoi t’es pas comme madame la morte ? Hein madame pourquoi il est pas comme vous ? C’est parce que c’est pas moi qui vous aie fait ? Il était comment celui qui vous a fait hein ? J’suis sûr que c’était un vieux monsieur barbu ! Papa y dit que ceux qui font les zombies ils se cachent loin de tout et qu’ils se lavent pas, mais moi je suis propre ! »

Il laissa tomber la cape de voyage à laquelle il était accroché depuis son sauvetage, révélant l’état déplorable de ses vêtements. Suivant le regard de la justicière, il leva les yeux, tout penaud, et commença à se déshabiller sans réellement y arriver. Il finit par abandonner et jeter son regard le plus pathétique à la femme bleue.

« Je … je sais pas m’habiller tout seul c’est trop dur. »

« GNNN »

Le zombie venait de pousser un grognement caverneux de manière totalement inopinée alors que Lacey parlait. Le petit garçon se tourna vers lui et parut fasciné par ce qu’il voyait à mesure que la morte-vivante tentait de lui expliquer son pouvoir. Pouvoir qu’il ne comprenait pas vraiment, puisqu’il ne voyait toujours pas le lien entre lui et les actions du zombie.

« C’est pas vrai que c’est une marionnette, regarde il est pas content que tu dises ça. Et c’est pas vrai que t’es comme les autres, moi j’ai jamais vu une madame avec des lances dans le bidon !»

Le petit garçon, fier de son sens de l’observation quasi divin, pointa les tiges de fer qui perçaient le corps de son interlocutrice. Une lueur de défiance s’était allumée dans son regard comme s’il venait de prouver à la terre entière que tout n’était qu’un mensonge éhonté et qu’il venait d’apporter la vérité sur la terre. Il attrapa les vêtements avec ses petites mains sales et commença à les déplier pour essayer de trouver un trou par lequel les enfilés. D’habitude, il laissa sa maman l’aider quand il s’habillait, étant encore trop maladroit pour le faire tout seul. Mais bien que se sachant incapable d’y arriver, les piques envoyés par la morte-vivante avaient su atteindre son ego fragile de petit garçon.

« Moi je peux tout faire tout seul ! pérora-t-il avant de se lancer dans l’enfilage du pantalon pour enfant. »

La tentative était assez comique à voir. Il essaya d’abord de l’enfiler en restant debout, mais il battit rapidement en retraite, incapable de tenir sur une jambe et de contrôler ses petits bras en même temps. Plein de ressources, il ne se découragea pas et tenta plutôt de l’enfiler en se couchant sur le dos, les quatre pattes en l’air. S’il est déjà sur le sol, il ne peut plus tomber plus bas, n’est-ce pas ? Au bout d’un temps interminable, il parvint à faire passer ses deux jambes de manière synchronisée à travers les trous de son pantalon et à le tirer jusqu’à son bassin. Il se releva tout fier, oubliant d’attacher le bouton et se précipitant ensuite sur le deuxième vêtement comme s’il avait hâte de montrer qu’il pouvait tout faire tout seul.

Le deuxième vêtement était cependant une épreuve bien trop grande pour lui. Il engouffra la tête au travers mais, privé de sa vision, il se perdit rapidement dans les plis de tissus et les lumières blafardes qui lui parvenaient à travers la toile. Il tomba sur les fesses, perdant un peu son pantalon mal boutonné, et commença à se débattre dans le tissu trois fois trop grand pour lui. On pouvait l’entendre pester et griffer la toile tout en cherchant un endroit où passer sa tête pour soit enfiler le vêtement, soit au moins s’en débarrasser pour respirer de l’air frai. Après une longue bataille, la tête du petit Aord s’extirpa par l’une des manches. Son pantalon était retombé à ses genoux, et il y avait encore bien du travail à faire pour qu’il parvienne à passer ses bras dans les bons trous. Frustré et énervé, le petit garçon resta assis sur le sol avec une mine boudeuse.

« C’est nul, c’est trop grand, j’y arrive pas. »

Son visage dessina la mine résignée du gamin qui ne ferait pas un effort de plus pour continuer son calvaire et surmonter les obstacles. Une résignation telle qu’il serait capable de rester assit là pendant des heures tellement il était dégoûté. Il retint une petite vague de larmes, parce qu’il avait trop pleuré pour l’instant.

Visiblement, ils étaient dans une impasse.