De coutume, je ne suis pas un grand amateur des histoires dans les théâtres... Les humains s'emballent beaucoup trop facilement et se persuadent de voir des spectres là où il n'y a que de paresseux nuages de poussières... Il n'est pas non plus rare que la fatigue et l'obscurité anime l'imagination endormie des mauvais rôles ou, qu'un petit larcin provoque un pseudo-complot si ridicule, qu'une comédie durement écrite ne saurait rivaliser... Ce n'est jamais très plaisant d'avoir l'impression d'être entouré d’illuminés ! Bien évidemment, j'ai écouté attentivement les plaintes et les rumeurs. J'ai même commencé à visualiser leur source, chassant des fantômes, mais rien ne semblait assez palpitant pour que je délaisse l'art d'exécution des drames joués sur scène pour la réalité ennuyeuse d'humains se jouant des tours entre eux. Ce n'était, à mes beaux yeux bleus, qu'une question de temps avant que la sécurité n'attrape le faiseur de troubles.
Seulement, un soir... En pleine prestigieuse représentation, une splendide comédienne, le grand rôle que chaque paire d'yeux ne sauraient quitter plus d'un instant, a manqué de finir en purée écarlate, écrasée par un décor suspendu dont les liens ont curieusement cédés. Encore un peu et toute la capitale ne parlait plus que du Grand Théâtre Cronwfall... Quel dommage ! Ce n'était guère un banal accident résultant d'un détachement de l'équipe technique. J'ai moi-même examinés attentivement les cordes après l'incident, celles censées retenir l'énorme bloc de bois. Nul autre choix que de se rendre à l'évidence, la coupure, parfaitement nette, en disait plus qu'assez... Les liens ont été volontairement coupés. Ne pouvant plus me détourner des histoires de mon propre théâtre, au risque d'un retour de flamme de la part du grand public, j'ai décidé que l'affaire devait être résolue en une seule nuit. Quelle arrogance, n'est-ce pas ? Dois-je vraiment vous secouer en vous rappelant que je suis un prédateur pour l'être humain ? Si le coupable est humain, alors il ne pourra pas m'échapper. Dans l'idée de pimenter la chasse au fantôme, et parce que l'option que ma cible puisse être inhumaine est à considérer, j'ai fait appel à la guilde des aventuriers.
Ainsi, le lendemain même de l'incident, la porte arrière du Grand Théâtre était restée ouverte tandis que j'attendais mon invité nocturne. Au beau milieu de la scène, ma silhouette en partie cachée sous mon manteau, encadré par une lueur aveuglante, j'attendais, sourire sournois aux lèvres, que le personnage principal daigne faire son entrée.
Crownfall. Une fois lancé par l’hôtesse de guilde, le patronyme a éclaboussé de morosité le visage de bon nombre de ses comparses. Dans le cœur des aventuriers, la réputation du directeur de théâtre n’a pas bonne place. Crownfall ceci, Crownfall cela. Un excentrique qui se joue des médisances à son sujet. Un monstre au sourire tendre. Un aristocrate exigeant aux demandes farfelues. Alors, quand une missive au sujet d’une possible tentative de meurtre sur une comédienne est parvenue jusqu’à la guilde, des soupirs ont fusé, accompagnés par des levées de paires d’yeux au plafond. Sauf une, qui s’est illuminée au mot « théâtre ».
Petite, Soredamor a dévoré des pièces de théâtre, presque autant que les romans et les guides sur la faune et la flore du Royaume. Mais jamais elle n’a pu s’asseoir sur un siège pour les voir prendre vie sur une estrade. Trop onéreux. Trop futile. Divertissement boudé par sa lignée pourtant si versée dans les arts. L’unique intérêt aurait été de repérer, parmi les spectateurs à la sortie du théâtre, les futures cibles de sa famille ; celle sur qui les Schirm pourraient déverser leurs griffes vipérines. Crownfall aurait pu être l’une d’entre elles, à bien y réfléchir ; mais vu le profil de l’énergumène, même un Schirm s’y serait cassé les dents. Autant lui rendre un petit service.
La main gantée de Soredamor pousse un peu la porte dans un petit grincement. Elle se glisse dans l’embrasure avec l’agilité d’un chat errant, refermant prudemment derrière elle. Ses doigts pianotent le mur qu’elle longe sans ouvrir les portes des loges ; elle aperçoit déjà le lourd rideau de scène, au bout. La prudence guide ses pas, alors que la vagabonde regarde autour d’elle pour s’assurer que l’intrus ne s’agrippe à ses épaules.
Rien.
Il n’y a que le silence poussiéreux qui l’attend.
Elle poursuit jusqu’à la scène, et a un léger mouvement de recul lorsque son regard tombe sur la silhouette qui se découpe dans la lumière. Son regard détaille la couronne céruléenne qui lui ceint le crâne – quelle ironie pour un tel patronyme – et le manteau qui donne à son corps une épaisseur surnaturelle. Sa présence semble emplir toute la scène, éclipsant toute apparition supplémentaire.
Comment fait-on, déjà ?
Ah, oui.
Trois coups.
Faute de brigadier, elle utilise son talon pour frapper contre le parquet.
Tac, côté jardin. Tac, côté cour. Tac, pour le public.
Une fois l’attention de Crownfall piquée, un sourire effronté s’ancre dans ses joues. Après tout, s’il se met ainsi en scène, autant jouer son jeu.
Entre en scène Soredamor.
Elle s’avance à pas chaloupés vers le directeur du théâtre, le saluant d’un bref signe de tête, main sur la poitrine. Sa voix s’élève sans trébucher :
« Bonsoir, Sire Crownfall. Je suis Soredamor ; la guilde des aventuriers m’envoie. »
L’aventurière se redresse pour mieux s’attarder sur ses traits. Il est un peu plus grand qu’elle ; il a un beau visage, où trônent des yeux d’un bleu électrique – des joyaux assortis à sa couronne. Son long manteau l’interroge quelque peu ; n’aurait-il pas trop chaud, ainsi vêtu dans son antre ? Son regard dérive vers les rangées de fauteuils : sans humains pour le remplir, le théâtre semble plus grand qu’il ne devrait l’être – un ventre vide. Soredamor entrouvre les lèvres, fascinée, et fait quelques pas en regardant autour d’elle pour s’imprégner du décor ; de l’obscurité rampante entre les sièges ; des mécanismes qui menacent du plafond ; de la poussière qui se mêle à la lumière artificielle. Il erre dans ce théâtre un calme lugubre qui l’apaise. Elle aurait apprécié voir le théâtre vivant, empli de spectateurs ; pourtant, l’ambiance du théâtre endormi ne lui déplaît pas. Le parquet gémit sous ses bottes et elle sent sous ses semelles une fêlure dans le bois. L’enquêtrice se tourne à nouveau vers Crownfall.
« C’est là que le décor est tombé ? Pourriez-vous me le montrer ? »
Peut-être a-t-il remarqué sa sincère admiration pour son grand-œuvre. Peu importe : voilà un attrait qu’elle n’a pas besoin de lui cacher.
Au premier son, mon visage s'était instamment heurté dans sa direction. Je me serais volontiers comparé à un splendide prédateur ayant subitement repéré un délicieux amuse-bouche, mais l'allure et la démarche de mon invitée n'étaient guère de celles qu'on attribue à une proie. Son avancée assurée n'avait rien d'intruse. Elle n'était pas en territoire hostile. Son visage ne se souciait pas du plancher de bois. Sa façon de balayer son environnement du regard trahissait l'intelligence qui naît et mûrit avec l'expérience. Je n'avais pas bougé un muscle, l'observant dans un silence presque religieux. J'étais déjà à ma place. Cette nuit, je ne serais pas un simple spectateur qui se régale de la prestation discutable d'autrui, mais le deuxième rôle... Quant au premier, il venait de me rejoindre sur la hauteur de la scène. Ses yeux étaient si froids, comparables aux mondes glacés que je n'ai jamais vus ou, à un miroir qui refuserait obstinément de refléter.
- « Bonsoir, Sire Crownfall. Je suis Soredamor; la guilde des aventuriers m’envoie. » Le strict nécessaire. Pas de nom de famille... Pourquoi donc ?
- « Soyez la bienvenue, Soredamor. Je suis Arius Crownfall, Directeur du Grand Théâtre du même nom. Mon statut de noble étant quelque peu encombrant, n'hésitez pas à esquiver les pirouettes courtoises. Je ne suis pas particulièrement exigeant sur la politesse... » Un accord qui n'était là que pour m'excuser moi-même si je venais à m'emporter dans la grossièreté. Ce qui arriverait de façon presque inévitable.
Le givre, que je pensais avoir entraperçu dans les prunelles de l'aventurière, n'était qu'une vulgaire mauvaise interprétation de ma part. Le courant d'air d'une première impression, d'une fenêtre laissée imprudemment ouverte. Sans que je ne puisse voir toute la féerie de l'éclat, parce que la jeune femme s'était détournée de moi, l'aventurière avait contemplé une vue bien plus fascinante que le noble dans son ombre. Elle avait jeté une fascination sur mon théâtre endormi. Ses pas sur le plancher grinçant, je les avais suivis avec légèreté et secret puis... Une déception.
- « C’est là que le décor est tombé ? Pourriez-vous me le montrer ? » Avait-elle réclamé une fois devant ce que l'impact avait laissé comme traces sur la scène. Certes, une malheureuse avait failli finir écrasée en pleine représentation du « Songe d'une nuit du dernier solstice de la saison chaude », cependant... Quel rapport sa presque mort avait-elle à voir avec ma royale personne ? Aucun, effectivement. J'avais poussé un soupir, me résignant dans un sourire qui consistait à étirer mes lèvres sournoises vers l'arrière. - « Suivez votre guide en ma personne, je vais vous montrer le décor en question ainsi que ses liens... Ces derniers devraient vous intéresser. »
D'un pas souple, parce que mes pattes sont faites d'une façon que je marche toujours sur la pointe des pieds, j'avais laissé la glorieuse scène silencieuse pour dévoiler les coulisses laissées en désordre, faute à une fermeture anticipée et mouvementée. Entre deux nuages fait de bois peint avec talent, trônait ce qui représentait un pont de pierre fracturé en son centre. Cette pièce du décor n'était pas réellement en pierres, nous ne sommes guère des amateurs suicidaires dans le Grand Théâtre Crownfall, mais son bois était assez robuste pour soutenir le poids de plusieurs comédiens à la fois, de ce fait, ce pont était particulièrement lourd. Le choix de l'accrocher en hauteur et de le faire descendre à l'aide d'un système de cordes évitait trop d'attente entre les changements des décors. Ainsi, les éléments mettant en suggestion l'environnement montent et descendent d'une scène à l'autre. Pour entretenir les mécanismes, de larges poutres de bois avaient été aménagées, dissimulées dans les hauteurs au-dessus de la scène.
Sans tarder, l'aventurière du nom de Soredamor c'était, elle aussi, attarder sur les cordes, lesquelles, n'avaient en rien cédé sous le poids qu'elles portaient lors de la dernière pièce. La coupure sur les liens était parfaitement nette, comme infligée par une longue lame lancée avec force ou par des griffes particulièrement aiguisées, un peu comme les miennes. Un simple couteau n'aurait guère suffi. Mais, revenons plutôt à...
- « Dites-moi, Soredamor, est-ce la première fois que vous entrez dans un théâtre comme celui-ci ? » Le premier acte allait à peine débuter que déjà, j'avais le caprice de lui imposer un prologue improvisé. Tout bonnement incorrigible...
Le pont en trompe-l’œil qui s’est fracassé sur les planches gît en coulisses ; sa chute l’a fendu à la verticale, en une plaie régurgitant de la sciure et des copeaux de bois. Elle reste bouche bée devant l’illusion ; il faut s’approcher de près pour la discerner et remarquer les écailles de la peinture sur le bois. Aryon recèle nombre de détails fantastiques, mais rien ne semble l’impressionner autant que ce que ses habitants peuvent faire sortir de leurs mains. Soredamor fait glisser un doigt ganté sur la fêlure. Sans doute irréparable, à moins que le nobliau ne rechigne pas à débourser. Elle a un petit pincement au cœur en voyant l’ouvrage ainsi condamné. Son regard dévie sur les nuages en bois peint, sans doute voués à être placés à côté d’étoiles, d’un soleil ou d’une lune tout aussi factices. Dans une autre vie, cela lui aurait peut-être plu de déambuler entre ces décors.
Sa main suit l’arête du faux pont pour se glisser le long de la corde coupée. Elle passe le pouce sur la rupture. Un tranchage net et vif, qui laisse présager un auteur humain, muni d’une lame longue et bien affutée ; ou peut-être bestial, pourvu de griffes tout aussi délétères. La piste de l’incident s’éloigne, celle du sabotage prend place.
Alors qu’une autre question s’apprête à sortir de sa bouche, celle de Crownfall la dépasse de peu. Intrigante. Soredamor met son geste en suspens, cligne des yeux, la corde toujours entre ses mains, puis lui fait face. Dans un souffle, un petit sourire s’étire sur ses lèvres.
« Cela se voit tant que ça ? »
Son sourire s’étire, malicieux, en un éventail de quenottes blanches.
« Vous avez l’œil. J’ai lu beaucoup de pièces, mais je n’ai jamais pu aller les voir… Encore moins visiter un théâtre. »
D’aucuns auraient trouvé la question condescendante. De ces piques surplombantes qui se plantent avec une discrétion acide dans l’ego de la cible. Peut-être serait-ce ses vêtements soignés, mais de moindre facture que le grand manteau de Crownfall. Ses cheveux en bataille pour seule couronne. L’éclat affadi de son épée, qui a longtemps voyagé accrochée à son côté. Elle y voit pourtant une curiosité, de celle qui cueille bien souvent ceux qui la croisent pour la première fois.
« Je vous prierai donc de m’excuser si mes questions sont imprécises. J’espère que vous aimez apprendre des choses aux gens. », poursuit-elle en laissant doucement la corde glisser à ses pieds.
Soredamor s’avance sans se presser vers le directeur du théâtre. Déambule avec prudence dans son monde, comme soucieuse de n’y laisser aucune trace à son départ. Son regard brille pourtant d’un autre éclat que celui qui brillait en pénétrant dans le colisée.
« Par exemple : pouvez-vous me décrire ce qu’il s’est passé, de votre point de vue ? Y avait-il quelqu’un là-haut pour surveiller les décors ? »
Pirouette pour ramener la lumière sur Crownfall. Sur le mystère qui l’enveloppe aussi bien que son grand manteau.
- « Cela se voit tant que ça ? » Jusqu'ici non, mais maintenant que vous souriez de la sorte... Même un aveugle aurait su percevoir la flamme que ravivait ce décor de bois et d’usurpation. - « Vous avez l’œil. J’ai lu beaucoup de pièces, mais je n’ai jamais pu aller les voir… Encore moins visiter un théâtre. » Ses quelques paroles, balancées sans la moindre arrière-pensée, m'avaient quelque peu laissé sur ma faim. L’aventurière n'avait pas donné de nom de famille. Elle portait un parfum plus qu'une odeur. Je considérais, jusqu'à peu, qu'elle avait reçu l'éducation qui mène à se perdre dans les ouvrages, et pourtant... Ceux qui ont ce luxe, choisissent toujours les plus belles places dans les théâtres. Mes prunelles d'azur et de malice s'étaient égarées sur la lame dormant à la ceinture de la jeune femme. - « Je vous prierai donc de m’excuser si mes questions sont imprécises. J’espère que vous aimez apprendre des choses aux gens. » Cela dépend toujours des questions... Et de mon humeur vacante.
- « C'est parce que j'étais dans votre situation, que j'ai fait construire ce théâtre. Je voulais voir les pièces de mes propres yeux. » Privilège de noble dont la seule qualité avait été d'être encore rêveur lors de l'obtention de son héritage familial. - « C'est prétentieux, mais que voulez-vous, les apparences ne sont parfois pas si trompeuse... » Dis-je, un sourire en croissant de lune sur les lèvres, le corps toujours dissimulé sous mon long manteau, dans l'attente du glas du troisième acte...
- « Par exemple : pouvez-vous me décrire ce qu’il s’est passé, de votre point de vue ? Y avait-il quelqu’un là-haut pour surveiller les décors ? »
- « Ah oui, cette affaire... » Soupirais-je face à la corvée. J'avais fait volte-face, ma main droite, celle qui a la peau aussi pâle que douce, avait alors quitté la chaleur de mon manteau pour pointer la loge d'honneur, perchée dans les hauteurs. - « J'étais seul là-haut quand le drame est survenu. » Mais qu'importe ? J'étais le coupable.
- « Soredamor... Avez-vous laissé la porte se refermer derrière vous en entrant dans mon antre ? » Demandais-je subitement, mes questions tombant toujours comme un cheveu dans la soupe. Un pas. Un second. Je me trouvais maintenant face à elle, tout près d'elle, dominant la bretteuse de peu. - « Si tel est le cas alors... Nous sommes trois enfermés à l'intérieur du théâtre. Vous, moi et... Quelqu'un qui me tarde de rencontrer. » Soufflais-je d'une voix partant du velours pour s'égarer dans la sonorité d'un sombre murmure. Le jour et la nuit, une éclipse peut-être... - « Mais avant cela, voulez-vous entendre l'histoire de fantôme qu'abrite mon merveilleux théâtre ?! » Lançais-je d'une voix subitement enjouée, levant un doigt autoritaire pour attirer visuellement l'attention. J'avais reculé, libérant le personnage principal du malaise de ma proximité. Un sourire enfantin, innocence mensongère, avait étiré mes lèvres. Qu'elle le veuille ou non, l'aventurière Soredamor allait devoir faire face à un monstre bien difficile à terrasser, le fait-même que je suis définitivement trop bavard.
- « Certaines portes fermées sont retrouvées, le lendemain, grandes ouvertes... Des objets, appartenant aux comédiens, changent de place ou disparaissent mystérieusement... Des bruits de pas, courant sur le plancher de bois, sont entendus sans qu'il n'y ait plus qu'une ombre à pourchasser du regard... Il y aurait un fantôme dans ce théâtre. Qu'en pensez-vous, Soredamor ? » M'amusais-je, ma voix ne lâchant, à aucun semblant de moment, le ton moqueur avec lequel j'avais commencé à donner vie à ces absurdités. Si fantôme il y a alors, il ne passe mystérieusement pas les portes que je verrouille à clé... On fait tout de même mieux, comme esprit frappeur !
Il se retourne, à nouveau. Aurait-il une autre justification pour expliquer l’incident ? À la place, ô surprise, le voilà qui manipule à nouveau le sujet de la discussion.
« Soredamor... Avez-vous laissé la porte se refermer derrière vous en entrant dans mon antre ?
Raclement de gorge.
— C’est bien possible, oui.
Pour ne laisser personne se glisser à sa suite et les surprendre ; la question lui insuffle un doute pourtant. Crownfall se rapproche – et elle n’ose reculer cette fois-ci. Sa proximité la prend à la gorge. Son regard jamais ne vacille mais son assurance fléchit quelque peu. Il est assez proche pour la poignarder ou l’embrasser.
— Si tel est le cas alors... Nous sommes trois enfermés à l'intérieur du théâtre. Vous, moi et... Quelqu'un qu’il me tarde de rencontrer. »
Soredamor penche un peu la tête sur le côté, songeuse. Comment peut-il savoir que l’intrus rôde ici, ce soir ? Sa bouche interrogative s’entrouvre à peine, que son commanditaire file déjà – et son attention aussi. Décidément… Ses camarades ne se trompent peut-être pas sur son compte. Crownfall est un client difficile – peut-être pas pour les raisons qu’ils avancent. Sa psyché papillonne d’un sujet à un autre, comme un phalène se heurtant à des lanternes sans cesser de voltiger, guidé par son égarement. Et à chaque fois qu’elle tente de le diriger d’un revers de main, il repart de plus belle. Elle ne sait s’il se perd, ou s’il a calculé sa trajectoire avant même son arrivée sur scène. Il lui faut être un peu plus habile. Allumer les lumières sur lesquelles il voudra bien s’attarder.
Son attention se retrouve happée par la rumeur d’un fantôme. Soredamor arque un sourcil, esquissant un demi-sourire incrédule. Aryon a déjà son compte de créature étranges, intangibles et biscornues ; mais les spectres ne font partie que d’un bestiaire imaginaire, de celui qui l’a marquée, enfant. Elle ne compte pas ceux qui demeurent accrochés à son échine. Elle croise les bras en l’écoutant dérouler son récit – sa tirade. Chaque mot étire son sourire d’amusement. Elle pourrait se laisser porter par son histoire de fantômes. Le laisser l’embarquer sur une mer de mensonges à l’écume brumeuse. Marcher dans chaque étape de son mythe, à poursuivre une ombre. Cela l’aurait peut-être attirée, si la nuit ne comptait plus ses heures.
Elle s’éclaircit la voix, avant de répondre. C’est à son tour de s’avancer, les bras toujours croisés sur sa poitrine en cache-cœur protecteur.
« Ce fantôme… Qu’est-ce qui pourrait le motiver à rester dans ce théâtre pour y tourmenter les braves gens qui y travaillent ? »
Elle coule vers Crownfall un regard faussement innocent. Avide d’en savoir davantage sur la présence qui rase les murs qu’il a édifié. Ses bras se délient, et ses mains accompagnent son verbe en petits gestes.
« Nous pouvons peut-être le deviner. Une rivalité. Un chagrin d’amour. Ou alors, ce théâtre a été malencontreusement construit sur sa tombe. Il doit avoir beaucoup de temps à perdre pour enchaîner ainsi les pitreries. »
Son sourire un tantinet espiègle creuse un pli dans sa joue.
« Ce qui est certain, c’est que ce fantôme connaît ce théâtre aussi bien que vous, qui l’avez fait construire. Mais alors… »
Ses pensées fixent le plafond. Elle n’allait pas le laisser s’en éloigner longtemps, oh non.
« Soit quelque chose l’a irrité assez pour qu’il passe au niveau supérieur… Soit nous avons plusieurs fantômes qui nous guettent. Une véritable infestation. »
Sa tête se penche à nouveau sur le côté. Son timbre se fait plus sombre.
« Avez-vous beaucoup d’ennemis ? Des fantômes qui vous poursuivraient jusqu’ici ? »
S’il en a, cela n’a pas l’air de l’inquiéter. Elle le comprendrait ; après tout, les fantômes n’existent pas, à part ceux qu’on laisse venir.
- « Ce fantôme… Qu’est-ce qui pourrait le motiver à rester dans ce théâtre pour y tourmenter les braves gens qui y travaillent ? » L'interrogation avait été prononcée, aussitôt mes lèvres avaient libéré une vague de mots. - « Peut-être est-il un passionné de théâtre légèrement détraqué... » Avançais-je en portant deux doigts à mon menton. - « Nous pouvons peut-être le deviner. Une rivalité. Un chagrin d’amour. Ou alors, ce théâtre a été malencontreusement construit sur sa tombe. Il doit avoir beaucoup de temps à perdre pour enchaîner ainsi les pitreries. » Je n'étais donc pas le seul à aimer raconter n'importe quoi, à confondre un être intelligent avec un enfant un peu lent à la détente. Mais, je préférais quand même mon détraqué... Un excès pousse bien souvent ce genre d'humain à vaguer dans l'irraisonnable. - « Ce qui est certain, c’est que ce fantôme connaît ce théâtre aussi bien que vous, qui l’avez fait construire. Mais alors… » Dès lors, j'avais laissé la voix de la jeune femme danser seule sur scène. Si d'ordinaire, je me serais volontiers joint à la valse verbale, cette fois-ci serait l'une des rares exceptions où Arius Crownfall se tait. - « Soit quelque chose l’a irrité assez pour qu’il passe au niveau supérieur… Soit nous avons plusieurs fantômes qui nous guettent. Une véritable infestation. » Mes yeux bleus, subitement glacials, la fixaient sans la voir. Je l'écoutais attentivement dans un blanc qui ne m'allait aucunement. - « Avez-vous beaucoup d’ennemis ? Des fantômes qui vous poursuivraient jusqu’ici ? » Qu'importait sa question, une seule chose m’obsédait désormais. Le bruit que j'avais entendu derrière moi...
- « … Dites-moi... Soredamor... Avant que vous ne le prononciez, je n'avais jamais entendu ce nom... Je l'avais néanmoins déjà lu... » Ma voix était affreusement calme. Elle m'avait braqué. Je l'avais désarmé. Mon pas vers elle fut si soudain que je m'étais attendu à ce qu'elle recule brusquement. Puisse sa lame rester sagement endormie dans son fourreau. Contre ma poitrine, ma main droite s'était ouverte, montrant sa paume, drapeau blanc dévoilé dans l'urgence. Le sourire charmeur, amusé à l'avance par mon plan foireux, je m'étais penché vers elle... Je voulais qu'elle me regarde dans les yeux. Ainsi, ma main serait que plus invisible pour qui m'observe depuis la pénombre. - « Que savez-vous de moi ? » Mon regard était tranchant, alimenté par un instinct qui ne pouvait lui être étranger. Ma main avait pointé ma poitrine dans un geste brusque, comme si elle souhaitait la transpercer, la traverser pour désigner derrière moi. - « Vous ne m'avez pas même regardé plus de quelques futiles secondes dans les yeux... » Murmurais-je d'une voix curieuse, velours armé d'un reproche. De nouveau, ce bruit sourd. Un grincement léger, le plancher qui, ayant porté que trop d'histoires et personnages, se plaint même du poids de l'invisible... Quelqu'un ou quelque chose se situait à quelques mètres derrière moi. Nul doute que la jeune femme l'avait, elle aussi, entendue... Bonne nouvelle, elle n'allait peut-être pas m'embrocher ! - « Je ne dirais pas que j'ai beaucoup d'ennemis, plutôt que je manque cruellement d'amis... » Ma main avait alors décroché la sangle maintenant mon manteau sur mes épaules, lequel était théâtralement tombé au sol.
Elles s'étaient aussitôt déployées. Des vitraux aux couleurs aussi éphémères que mensongères. Fines membranes cuticulaires transparentes sur lesquelles la lumière venait jouer, emprisonnant des airs d'arc-en-ciel inappropriés. Des ailes qui ne voleront jamais. Deux simples secondes s'étaient écoulées puis, je m'étais détourné. J'avais alors bondi. Ce n'était pas une prouesse hors de la portée d'un simple humain et pourtant, la vivacité et la vitesse de l'attaque avait quelque chose de fascinant pour quiconque avait la malchance d'y assister. Ce que j'avais jeté vers le fantôme n'était ni un poignard de chasse, ni une lame loyale. Les griffes aiguisées de ma sombre main gauche avaient lacéré l'air avec sauvagerie avant, de se heurter à l'absence de manière. - « Raah ?! » Comment avais-je pu rater ma proie ?! C'était une putain d'attaque surprise ! J'avais serré les dents, dévoilant mes crocs avant de rejeter toute cette frustration qui ne demandait qu'à éclater verbalement dans un langage peu fleuri. À un mètre devant moi, au sol, des gouttes écarlates fuyaient vers la droite. Blessure superficielle certes, mais sang versé malgré tout... Sourire malsain de satisfaction. J'étais resté un court instant le dos courbé, dans une position propice à un nouvel assaut, puis, dans un geste lent, je m'étais retourné. Mon regard honteux avait balayé le sol, ignorant les marques que mes pattes arrières avaient laissées sur le bois, avant de remonter avec un semblant de remords vers le visage de l'aventurière. Je m'étais redressé sous la lumière criante, dévoilant ma fierté dans toute sa sombre laideur.
Ah, je me serais volontiers délecté de sa réaction si seulement, je n'allais pas mourir. Le son d'une lame quittant brusquement son étui avait résonné dans ce théâtre soudainement devenu trop vide. Un large sourire s'était dessiné sur mon visage. Notre inobservable invité n'était définitivement pas venu juste chaparder quelques bricoles aux comédiens... Amusant. Je n'avais pas bougé. Je n'avais pas fui. Mes ailes, dans un geste d'abandon, s'étaient affaiblies dans mon dos. Je n'étais plus qu'un spectateur naïf qui, assis au premier rang, attend sagement de connaître le dénouement du deuxième acte.