Le Prince devait bien admettre qu'il avait été surpris en recevant cet avis de réunion de prioritaire. Là où, habituellement, son calendrier était assez clairement établi plusieurs jours, voire plusieurs semaines à l'avance, il était rare de voir apparaître des urgences nécessitant de décaler ses autres tâches, a fortiori quand l'invitation venait de Père, généralement peu investi dans le gouvernement et les nécessités du Royaume.

Il avait peu vu le Roi ces derniers temps, mais cela n'avait rien de surprenant étant donné le temps qu'il passait habituellement à ''prendre la température du peuple'' dans les tavernes et débits de boisson de la Capitale et d'ailleurs. L'excuse était creuse et environ aussi résistante qu'un fragment de parchemin face à un fenrir, mais c'était celle mise en avant par ses parents depuis toujours, et si le jeune homme ne comprenait toujours pas le désintérêt de son géniteur, il était bien forcé de faire avec, étant donné que c'était la Reine, concernée au premier chef, qui tenait les rênes du pouvoir.

Et heureusement.

Tiré à quatre épingles dans le pourpoint choisi le matin-même par la domestique qui s'était occupé de lui, il poussa doucement la porte de la salle de réunion avec quelques minutes d'avance, et son regard balaya l'assemblée constituée uniquement d'un scribe qui attendait patiemment à l'écart de la grande table, et de Grimvor qui faisait les cent pas, le visage défait.

Sûrement une autre soirée passée à faire la bringue avec des gardes et des aventuriers dans un bouge de bas étage à côté des docks. Le Prince retint un soupir et lui adressa un sourire et un « Bonjour, Père ». Une place lui était déjà dévolue, alors il se dirigea vers celle-ci, laissant les deux meilleures pour le couple royal, avant que son regard ne soit happé par les dossiers posés devant lui.

Par habitude, il dégaina également un autre morceau de parchemin pour prendre des notes, ainsi qu'une plume affûtée récemment, accompagnée de son encrier. Il aligna le tout proprement à côté de lui, et ouvrit la première page du dossier, levant brièvement les yeux pour voir Père prendre un café, manifestement pas le premier, avant de retourner vers la fenêtre tout en l'ouvrant et la refermant à répétition. C'était déjà énervant, mais il bloqua le bruit et lut l'introduction qui lui était présentée.

Son souffle resta bloqué dans sa gorge à la première phrase.

« A propos des liens criminels entretenus par le Commandant de la Garde Arban Höls avec le Criminel et Ennemi Public Klarion Brando ».

Bouche légèrement béante sous le coup de la surprise, Aeron fixa à nouveau ses yeux sur Grimvor. Peut-être la nuit manifestement blanche n'avait-elle pas été passée à faire la fête, mais plutôt à... Oui, les signes étaient quelques peu différents, s'il avait été plus attentif...

« Père... ».

Le Prince fut coupé dans sa question par la porte qui s'ouvrait de nouveau.

La missive reçue ce matin a particulièrement eu le don de surprendre le Ministre des Armes. Un papier ordinaire, mais copieusement arrosé de parfum. Une écriture manuscrite banale qui n’est même pas droite. Et une invitation des plus surprenantes : une soirée pour faire de plus amples connaissances, voire plus si affinités, avec des membres éminemment importants de la commission dont le talent n’a pas encore explosé au regard de la hiérarchie, ce qui oblige les concernés à rester en bas de l’échelle, certains d’avoir du talents et du succès auprès des recrues de tous genres. Nicholodéon hausse un sourcil en parcourant les lignes, puis soupire, avant de sortir d’ouvrir la porte de son bureau et d’interpeller sa toute nouvelle secrétaire qui sursaute de se faire alpaguer ainsi par le Ministre alors qu’il venait d’entrer dans son bureau.

-Mathilda. Vous avez confondu mon courrier avec le vôtre.
-Ah pardon ! Je suis confuse, monsieur.
-Ce n’est rien. Et un conseil. Ne faites pas confiance à l’auteur de cette lettre.
-D’accord.

En possession de sa véritable corbeille à courrier, Nick ne tarde pas à tomber sur l’invitation prioritaire, comme ses pairs. Et comme eux, le nom de Grimvor en bas du papier a le don de lui faire hausser un sourcil. Qu’il maintient bien plus haut. Décidément, la découverte d’Empyrée est un fabuleux coup de pied dans toutes les habitudes et les certitudes du vieil homme. Si même le Roi s’implique à ce point dans quelque chose qui semble assez secret, c’est que la situation va mal. Si Empyrée n’est pas une menace, elle pourrait l’être à l’avenir. Il est alors important pour le Royaume de se montrer fort et solide sur ses institutions pour contrer toute velléités hostiles de la part des voisins du Nord. Si Grimvor s’implique, c’est une bonne chose. S’il s’implique, c’est que c’est nécessaire. On ne peut pas tout avoir. Le Ministre fait donc le nécessaire pour bloquer sa journée, annulant sa réunion avec ces analystes et des officiers de la Garde Royale consécutif à l’exercice militaire récent ainsi que la présentation d’un rapport préliminaire sur des recherches confiées au Génie de la Forteresse. Il était tôt, comme à son habitude. Ainsi, Nick ne tarde pas à rejoindre le Palais Royal et la salle de réunion, n’arrivant pas en dernier, mais apercevant la garde des sceaux au bout du couloir et laissant la porte ouverte pour elle. Furi donne un léger hochement de tête aux trois des cinq personnes plus importantes que lui dans le Royaume dont deux partiellement absorbées par la lecture de leur dossier. Furi capte un petit quelque chose de très sérieux dans le regard du Roi pour comprendre qu’il ne s’agit vraiment pas d’une facétie ou d’un sujet trivial. Prenant place à gauche de la Première Ministre en faisant le moins de bruit possible comme si ça aurait perturber la lecture de ses voisins, Nick finit par prendre connaissance de la raison de cette réunion.

C’est la merde.

Avec l’expérience et l’ancienneté, Furi est difficilement impressionnable et contrôle très bien ces émotions. Évidemment, l’idée d’une trahison du Commandant de la Garde est le genre d’information qui peut ébranler son armure d’impassibilité. Si d’autres peuvent se pencher sur les détails, Furi s’arrête assez rapidement dans sa lecture, imaginant déjà le pire. Une garde privée de son chef à un moment historique du Royaume avec une entité aux forces et motivations inconnus, capable de faire fuir un monstre titanesque comme le Fenrir. Toujours voir le pire chez ses voisins, c’est son boulot. Et à travers cette idée, l’atteinte à l’intégrité du commandant est une faiblesse mortelle pour les ennemis du Royaume. Il déglutit avant de penser aux pires, mais dans d’autres domaines. Les noms des enquêteurs sont notés. Jin Hidoru. Vrenn Indrani. Le Ministre ne connaît pas ces gens. Qui sont-ils ? Ont-ils seulement les compétences adéquates pour mener une enquête de la sorte sans la bâclée ? Il s’agit d’accusations graves et il faut des arguments solides pour salir ainsi l’honneur d’un vieux de la vieille pour qui Furi a beaucoup de respect même si chacun s’occupe de son champ d’action sans trop s’immiscer dans celui de l’autre. Ça a un peu changé dernièrement. Il y a quelques jours encore, ils ont convenu de faire des points réguliers sur la situation d’Empyrée et de faire le maximum pour se tenir prêt.

Mais peut-on être prêt à ce genre de nouvelle ?
De là à penser qu’il peut aussi avoir trahi pour le compte d’Empyrée, il n’y a qu’un pas.

Le Ministre des Armes écoute silencieusement le rapport de son homologue de la Justice, feuilletant au rythme de ces propos les différents feuillets à sa disposition. Les révélations et les explications apportées par la Ministre le laissent de marbre et autour de la table, les expressions sont assez identiques. On est au cœur de ce qui se fait de mieux en dirigeants politiques de ce pays. Discrètement, Furi les observe par quelques coups d'œil, jugeant leur réaction qui, du coup, ne viennent pas, et en particulier la Reine, dont les réactions sont les plus importantes parmi ceux ici-présent. C’est finalement elle qui aura le dernier mot, quoi qu'il en ressort des discussions et même si Furi peut ne pas être de son avis, il se pliera à son jugement. Bien sûr, elle est tout aussi imperturbable que les autres. Alors, Nicholodéon finit par se concentrer davantage sur les détails.

Le Commandement de la Garde et le Ministère des Armes ont toujours été puissamment lié l’un à l’autre tout en gardant à l’esprit que chacun respecte le champ d’action de l’autre entité. Le commandement gère la garde pour les affaires courantes, pour ce qu’on attend d’elle au jour le jour,, les enquêtes prioritaire, la gestion des officiers et de ses ressources. De l’autre, le Ministère des Armes s’occupe des plans à long terme, du développement de l’équipement via des projets de recherche, la formation des gardes et l’organisation d’exercices grandeur nature en coordination avec les officiers référents. Tels deux faces d’une pièce, le Ministère des Armes et le Commandement se complètent pour tous les besoins et les missions de la garde.

Cela fait plus de quinze ans que Nicholodéon est au Ministère des Armes, dont plusieurs années comme successeur désigné à la tête du Ministère avant de prendre officiellement le poste, il y a deux ans. Pendant toutes ces années dans le Ministère, à chacun de ses postes, il a eu un profond respect pour les tâches du commandement et une totale confiance dans son jugement. Il a connu pendant de nombreuses années le commandement Fergys Joestar pour qui il a un respect équivalent à celui du couple royal du fait du sens du devoir de l’homme alors qu’il a succombé lentement à une maladie dégénératrice. Un mal dont personne ne devrait souffrir en ce monde. C’est dire. Puis Arban Höls est arrivé. Ancienne gloire de la garde. Un nom qui a accompagné sa carrière dans le garde, ayant même eu l’occasion de servir sous ses ordres avant qu’il ne passe Capitaine. Malgré sa disparition de la scène publique pour d'obscures raisons, Nicholodéon a toujours gardé une très bonne image de l’homme, de son engagement à servir la couronne et même de ces méthodes, peu orthodoxe. Mais même si Furi croit fièrement dans le respect des règles, il croit aussi qu’il est important d’avoir des gens de confiance pour les enfreindre quand le moment s’en fait sentir. C’est typiquement ce que l’on peut attendre du Maître-Espion et de ses subalternes.

Son retour pour prendre la succession du Commandant Joestar a été une surprise, mais aussi un soulagement véritable car à l’époque, peu de profil correspondait à ce qu’on attendait d’un véritable Commandant. Malgré sa disparition, Höls avait la carrure pour ce poste. Et troquer une période d’incertitude contre une nouvelle ère sous l’esprit éclairé de ce nouveau Commandant, on prend. Surtout qu’à ce moment-là, Nicholodéon était quasiment Ministre des Armes, sa nomination officielle n’était plus qu’une question de temps, la santé de son prédécesseur étant de plus en plus mal. Ainsi, un commandant et un Ministre des Armes disparaissaient, laissant place à un nouveau duo. ça ne fait que donner un sentiment particulier à sa relation avec Höls. Comme pour son prédécesseur, il n’y avait pas d’ingérence dans les affaires menées par Höls et respectivement, tout en travaillant de concert sur des sujets qui les préoccupaient tous deux. Si Furi n’est pas versée dans le sentimentalisme et les futilités sociales, Arban Höls pouvait être presque considéré comme un ami aux yeux de Nicholodéon, partageant une passion commune pour les chats que le ministre garde secret à la différence du Commandant.

C’est à cause de tout cela que les accusations contre Höls sont gravissimes. Il y a les intérêts de la couronne d’un côté, mais de l’autre, il y a aussi l’expérience de Furi qui ne peut croire à une telle trahison. Et c’est pourquoi l’homme compte bien s’attarder sur les moindres détails pour que les accusations envers le Commandant soient totalement fondées.

Il s'éclaircit la voix.

-Merci à vous pour ces explications, madame la Ministre. Les conclusions que vous apportez à notre attention sont particulièrement graves et ont la capacité d’ébranler la garde dans son ensemble, la confiance de ses membres et la confiance de nos concitoyens vers elle. Chaque information a un poids immense dans les conséquences qui devront suivre. C’est pourquoi je voudrais d’abord m’attarder sur des détails annexes, qui semblent peut-être accessoires, mais qui ont pour moi une grande importance au regard de ces conclusions.

A nouveau, il s'éclaircit la gorge, feuilletant ses documents à la recherche des noms.

-Permettez moi de m’interroger sur le pourquoi d’employer des aventuriers pour mener cette enquête sur le criminel le plus recherché du Pays. Pourquoi des hommes de la garde n’ont pas été employés pour cette mission importante ? Si le Maitre-Espion avait déjà des doutes quant à l’implication du Commandant Höls, il aurait pu faire appel à des membres de la Commission sur qui le Commandant n’a pas d’influence, si le but recherché était de dissimuler une enquête sur son nom. Dans cette hypothèse, l’usage d’aventuriers, qui ne sont tenus par aucun serment particulier envers la couronne et qui ne sont guidés que par le son de cristaux sonnants paraît hautement dangereux. Comment peut-on faire confiance en ces deux individus pour que les informations gravissimes qui nous ont été apportées soient véridiques ? Ont-ils été soumis à une potion de vérité ? L’importance des informations justifient son usage. Qui sont ce “Vrenn Indrani” et ce “Jin Hidoru” qui portent ainsi à notre connaissance des conclusions aussi graves ?

Nicholodéon, s’exprimant, s’adresse à tout le monde sans exception, passant son regard de l’un à l’autre. Lors de cette pause, son regard finit par s’arrêter plus longtemps qu’auparavant sur la personne de la Première Ministre. Loin de lui l’idée d’entrer en opposition avec elle, mais il y a des coïncidences qui peuvent entacher tout une enquête.

-Pardonnez-moi d’entrer dans le domaine de la sphère privée, mais il est question de sécurité nationale. Peut-être que certains parmi nous sont au courant d’une certaine “accointance” entre ce Jin Hidoru et vous-même, madame la Première Ministre. Une fois encore, comme il est question d’un sujet extrêmement sensible, il est assez déstabilisant de considérer que cette enquête d’une importance terrible ait été confiée à l’un de vos… proches, là où nous aurions besoin de personnel impartial. Qu’importe que ces informations soient vraies ou fausses, il y aura toujours le spectre d’une collusion potentielle par ce biais.

Une pause avant de conclure.

-N’y voyez pas une attaque, madame la Première Ministre. Vous avez toujours eu ma confiance, mais rien ne doit être laissé au hasard.