Un bruit de froissement se fit entendre lorsqu'elle avait refermé ses doigts sur cette pauvre lettre dont le contenu ne lui avait pas plu. Elle n'avait pas été livrée à son domicile comme cela aurait dû l'être, mais plutôt en main propre par un jeune coursier de la garde. À la vue de la médaille d'identification de ce dernier, elle n'avait même pas eu besoin d'ouvrir l'enveloppe finement scellée pour connaître les mots qu'elle y contenait. Dans tous les cas, le jeune homme semblait avoir fait du chemin pour retrouver l'apothicaire. Évidemment, il ne savait pas qu'il s'était déplacé pour les dons magiques de la sorcière, mais pensait plutôt être là pour ses capacités en médecine et attendit que cette dernière termine sa lecture pour lui faire part des ordres qu'il avait reçus.
« Votre présence est grandement souhaitée, Dame Lynella. Nous pensons que vos capacités médicales ainsi que celle du légiste de la morgue pourront nous aider à voir le jour sur cette affaire. Laissez-nous vous conduire jusqu'à Champilogne.
- Et si je refuse? Lui demanda-t-elle en ne relevant que les yeux dans sa direction faisant ainsi froncer ses sourcils.
- Je…je devrai retourner auprès de mes collègues les mains vides, dit-il presque déçu. »
Normalement, Nemue ne se serait pas permis d'agir ainsi, mais comme il cherchait l'aide de la sorcière, elle se permettait de s'amuser à ses dépends. Il était jeune, dans la fleur de l'âge et voyait bien qu'il se sentait intimidé en sa présence. Heureusement pour lui, l'âge était important pour la trentenaire et elle évitait les pensés frivoles depuis quelque temps déjà.
« Laissez-moi me préparer et j'arrive, lui dit-elle en se détournant, bien qu'elle s'arrêta net en ne tournant que la tête en sa direction. J'espère que vous n'avez pas peur des vaaki, car j'amène mon familier avec moi. »
Ce n'était pas questionable de toute façon. Elle avait attrapé quelques vêtements de rechange puisqu'elle ignorait le temps que sa présence serait nécessaire et avait tout de même amené du matériel médical pour compléter l'illusion. Tant qu'elle avait son miroir à main, le reste lui importait peu.
C'était donc les yeux portés vers la fenêtre du fiacre que Nemue se laissa bercer par les aléas de la route alors que le paysage défilait rapidement sous ses pupilles qui ne cessait de se mouvoir de gauche à droite à chaque fois qu'un objet accaparait son attention. Le ciel était nuageux, gris et certainement annonciateur d'averse. Un soupir s'était échappé d'entre ses lèvres et elle finit par détourner la tête. Il ne manquait plus qu'un temps maussade comme celui-ci pour venir accentuer la mine déjà bien renfrognée de l'apothicaire qui n'avait pas envie d'être là. Heureusement, Azaq qui était bien plus petit que la normale, l'accompagnait dans cette aventure et se trouvait assis à ses côtés alors que juste en face se tenait le pauvre garde qui semblait jeter des regards inquiets à la créature magique qui n'avait pas très bonne réputation depuis le carnage d'un vaaki albinos dans les parages.
* Humain sentir peur fort.
- Oui, mais c'est parce qu'il ne te connaît pas, avait-elle ajouté à cet échange mental.*
Quelques heures s'étaient écoulées avant leur arrivée et Malik, de son prénom, avait pu faire partager avec plus de détails ce pour quoi elle avait été appelée. C'était simple, un cadavre avait été découvert et il avait besoin de ses connaissances, mais surtout de son pouvoir, afin de faire l'autopsie de ce dernier pour en découvrir davantage sur la cause de la mort.
Le corps avait été transporté dans le village des plaines à la morgue d'un dispensaire de l'astre de l'aube le plus près d'où avait été trouvé ce dernier. Elle n'était donc pas totalement en terrain inconnu.
Une fois arrivé, Nemue fut escorté de Malik ainsi que de son vaaki jusqu'à la morgue qui se trouvait juste derrière. La pluie décida finalement de se faire sentir et pas qu'un peu d'ailleurs. L'apothicaire tenta de se protéger du mieux qu'elle le pouvait à l'aide de ses bras se mit à courir jusqu'au bâtiment dans lequel elle entra suivit des deux autres. Évidemment, l'entrée ne donnait pas de suite accès aux chambres funèbres, mais il était évident qu'ils n'avaient pas été des plus discrets.
« Laissez-moi vous présenter l'homme avec qui vous allez faire équipe. Il doit déjà être occupé à l'heure qu'il est…
- Très bien, je vous suis. »
Une fois devant la porte qui menait au légiste de la morgue, le garde frappa avant d'ouvrir. Non seulement elle avait dû se déplacer pour traiter ce genre d'affaires et en plus qu'il pleuvait, il avait fallu que Lucy se joue d'elle! Évidemment, il fallait qu'elle tombe sur la seule personne avec qui elle était en froid sur tout le continent!
« Monsieur Svenn, voici Madame Lynella. »
Elle se força à sourire quand le jeune homme avait ses yeux sur elle, mais elle faisait tout son possible pour rester le plus impassible possible. Ils étaient tous les deux présents à la demande de la garde et Nemue devait faire preuve de professionnalisme.
« Merci, Malik, lui dit-elle en entrant dans la pièce suivi de près par la créature ailée qui s'installa immédiatement à côté de la porte, puis elle se fixa finalement sur le prêtre. Bonjour, Aord. J'espère que la présence de mon familier ne vous dérangera pas. Je ne peux plus me passer de mon compagnon. »
Soudain Aord referma son livre dans un claquement, reprenant conscience de la réalité. Son regard glissa sur les personnes qui étaient entrées et instantanément, la température dans la pièce glissa. Un froid mordant s’installa entre les deux anciens amis au point où le garde le ressentit jusque dans son échine. Il frissonna, déjà que la morgue était un endroit assez dérangeant, les gens qui l’habitaient l’étaient encore plus. Le frère serra son livre auprès de lui. Il n’avait rien à voir avec le Aord que Nemue avait vu en rêve ou aux journées portes ouvertes de l’Astre, brisé et seul. Il était maintenant plus dur, plus serein, mais une palette d’émotion filtrait dans son regard qui montrait qu’il n’était pas calme pour autant à la vue de Nemue.
« Bonjour Nemue, j’aurais dû me douter que « la personne la plus qualifiée pour traiter ce genre d’affaires » ne pouvait être que toi. Viens entre, il y a de la place dans ce coin pour ton familier si tu veux. »
Un ton glacial, un sourire acide, un malaise grandissant. Aord ne montrait rien de ce qu’il pouvait ressentir en revoyant son amie d’autrefois. Il était en paix avec lui-même depuis leur séparation. Il savait que ce qu’il avait fait était nécessaire, qu’il avait pris la bonne décision ou tout du moins il l’assumait pleinement. Il avait toujours assumé ses choix devant Lucy. Il n’est pas dit par contre qu’il s’était remis de la trahison de la sorcière. Se faire jeter par celle en qui on avait confiance alors qu’on était au plus mal laissait des traces. Des blessures qui suintaient en ce moment dans la petite morgue de village.
« Comment tu vas depuis tout ce temps ? »
Une question de pure politesse, prononcée sur un ton ambiguë. S’intéressait-il vraiment à son bien-être ? Ou disait-il cela pour meubler le silence de cathédrale qui était tombé dans la morgue ? Impossible de le savoir. Le frère se contenta de s’approcher de la table au centre et de découvrir l’objet de leur réunion. Le corps d’un homme était allongé. Il n’y avait aucune trace de blessures ou de coups. Sa peau était totalement immaculée, mais pourtant il était bien mort. Aord leva les yeux vers le garde qui semblait fasciné par ce qu’il voyait.
« Si vous voulez bien nous laisser, nous allons commencer l’autopsie. Je vous ferais un rapport avec tout ce que nous aurons trouvé. »
Malik hocha la tête et sortit en fermant la porte avec une grande douceur, comme si un claquement pourrait suffire à mettre le feu aux poudres. Dès qu’ils furent seuls, Aord souffla son pouvoir sur le cadavre. Immédiatement, la dépouille se mit à léviter dans les airs pour qu’il puisse inspecter son dos.
« Ils t’ont expliqué ? On l’a retrouvé dans les bois, mort, sans aucune trace de blessure ou quoique ce soit qui puisse identifier la cause de la mort à vue d’œil. »
Le corps redescendit et Aord approcha une table avec différents outils pour commencer son autopsie. Il enfila soigneusement ses gants et s’habilla en conséquence, mais juste avant de percer la peau du malheureux de la pointe de son scalpel, le frère eut un dernier regard pour Nemue.
« J’ai reçu ta lettre. Je ne sais pas trop ce que tu avais fumé, mais c’était incompréhensible. »
On sentait une pointe d’agacement dans sa voix. Quand il avait reçu cette lettre, il avait été plein d’espoirs, mais il avait vite déçu en la laissant ne comprenant pas de quoi la noble essayait de lui parler. Un rêve ? Danser ? Qu’est-ce que c’était que ces sornettes ? Tout ce qu’il avait vécu dans ce rêve éveillé avait disparu de sa mémoire, comme beaucoup d’autres rêves qui s’évanouissent lorsqu’on ouvre les yeux.
Nemue n'avait pas porté une grande attention à ce que faisait le prêtre avant d'entrer dans la pièce. Il faut dire qu'elle s'était surtout préoccupée de sa présence tout simplement, mais soit, elle avait passé l'âge de faire des caprices et d'exiger une toute autre personne pour travailler à ses côtés. Puis ce n'était pas tant la présence du prêtre qui la dérangeait. Après tout, elle voulait le revoir, se faire pardonner, mais elle n'avait pas trouvé le courage de faire la route le menant jusqu'à lui et s'était plutôt contentée de lui envoyer une simple lettre qui n'avait certainement pas de sens… Le rêve qu'ils avaient partagé avait été la seule fois où ils avaient pu échanger, même si cela avait été des plus étranges et bien qu'ils s'étaient observés de loin à la réception organisée à l'hôpital par la belle rouquine, aucun des deux ne s'était rapproché. C'était simple. L'apothicaire se sentait coupable et elle ne savait pas quoi dire ou quoi faire dans ce genre de situation et c'était simplement contenter d'afficher son fameux sourire de sortie.
Elle sursauta légèrement lorsqu'il referma son bouquin, mais cela eut au moins l'effet de la ramener à l'ordre. Son familier à ses côtés avait relevé ses grandes oreilles tentant de s'imprégner un peu de l'endroit. C'était nouveau pour lui, il ne reconnaissait pas les odeurs ni les sons qui lui parvenaient, mais une chose était certaine, si l'humain qui les avait accompagné jusqu'ici ne ressentait pas l'ambiance glaciale qui s'était rapidement installé, Azaq, lui, ressentait très bien cette tension plus que palpable.
*Nemue danger?
- Non, tout va bien. C'est un…ami, avait-elle dit avec une certaine hésitation.*
Nemue toucha légèrement la tête de ce dernier et l'invita à la suivre afin de lui montrer l'endroit où il pouvait se reposer le temps que les deux individus enquêtent.
« Je vais bien, merci. Et toi? » lui fit-elle savoir en retour. Elle savait bien que sa question ne demandait pas d'être élaboré, il n'en avait que faire et cela aurait été très mal placé de sa part de faire comme si de rien était, mais elle devait laisser croire au pauvre garde qu'ils n'étaient pas en si mauvaise relation. Enfin, cela ne prit pas longtemps avant que ce dernier ne les quitte. C'était mieux ainsi de toute façon. Personne doté d'intelligence voudrait rester pris entre ces deux-là.
Maintenant seul, ils purent se mettre au travail. Aord ne perdit pas une seconde et usa de son pouvoir comme si de rien était et Nemue put observer les progrès de ce dernier. Elle ne se souvenait pas qu'il pouvait les faire léviter ainsi ou peut-être ne lui avait-il jamais fait savoir, mais pendant un moment son regard était émerveillé par sa capacité. Sauf qu'au bout de quelques secondes, elle serra les poings et de chaque côté de son corps. Elle ne devait pas et se concentra plutôt sur les observations.
« Oui, il m'a rapidement fait part de la situation en chemin, mais ils lui ont certainement omis volontairement quelques détails concernant la véritable raison de ma présence. Enfin, je vais avoir besoin de tous les biens qui étaient en sa possession. » lui fit-elle savoir.
Elle le laissa lui montrer l'endroit où avait été rangé ce que le pauvre homme portait sur lui avant qu'il ne se prépare de son côté. Pour que son pouvoir fonctionne cela lui prenait un objet lui appartenant, elle n'avait pas spécialement besoin de connaître son nom, mais si elle aimait bien entrer en contact avec son fantôme. C'est en fouillant parmi tout cela qu'elle l'écouta lui parler de la lettre qu'elle lui avait envoyée. Elle arqua un sourcil lorsqu'il sous-entendit qu'elle avait fumé quelque chose, mais ne se renfrogna pas pour autant. Après tout, si elle ne l'avait pas vécu, elle n'y croirait sûrement pas aussi.
« Tu ne te souviens de rien? Tu y étais pourtant et nous avons certainement avalé une pastille de rêve liée l'une à l'autre… contre notre gré. Je ne sais pas qui peut bien nous avoir fait cela, mais je t'assure que je n'ai rien pris et tout ce que j'ai pu te dire était vrai, Aord. Nous avons vraiment discuter et danser ensemble…»
Elle plaça les doigts de sa sénestre contre son front et les fit doucement glisser le long de sa tempe. À vrai dire, lorsqu'elle l'avait revu, il avait été si troublé, que c'était peut-être une bonne chose qu'il ne s'en souvienne pas.
« Et cette lettre n'était que la suite. Il fallait que je te revois, en vrai…»
* Mais j'ai pris peur et ne suis jamais venue…* se dit-elle en son for intérieur après avoir laissé échapper un soupir.
« La garde a su te donner des informations sur notre homme? »
Aord lui indiqua ensuite un coffre dans lequel on avait rangé toutes les possessions retrouvées sur la victime. Elles étaient bien maigres, un petit couteau à la garde taillée dans une corne de chèvre et une besace entièrement vide qui ressemblait plus à une passoire qu’à un véritable sac de voyage. Soit cet homme était un minimaliste, soit il s’était fait dérober tout ce qu’il transportait avant ou après sa mort. Aord regarda Nemue les prendre, tout en gardant un regard inquiet. Il ressentait de vives émotions envers elle, mais en même temps il se souvenait de ce qu’elle lui avait dit dans ce sous-sol. Qu’elle détestait utiliser son pouvoir. Au plus profond de lui, Aord ne pouvait pas la laisser souffrir en s’infligeant encore ça. Il en était incapable, malgré tout le ressentiment et la douleur. Il préféra ne pas réagir tout de suite à ce qu’elle lui disait, prenant la perche tendue pour se concentrer sur leur travail.
« Rien de bien intéressant. Il a été retrouvé ce matin dans les bois à quelques kilomètres du village par un chasseur. Aucunes traces sur la scène de crime, pas de lutte. On aurait dit qu’il était juste tombé là, raide mort. Il n’avait pas d’affaire sur lui à part ce que tu tiens là. Bref, un cadavre anonyme comme j’en vois plein à l’Astre. »
Il essuya la perle de sueur qui coulait sur son front, conséquence de l’immense malaise qu’il ressentait d’être en présence de son ancienne amie. Il planta son scalpel au milieu du sternum et procéda à une incision fine. Soudain, sa main ripa, détruisant son travail si propre d’habitude. Il n’y arrivait juste pas. Faire semblant devant elle, c’était trop pour lui. Il bouillait intérieurement de question, de remarques acerbes et de tristesse. Malheureusement ils n’étaient pas dans un rêve et il lui était beaucoup plus difficile de s’exprimer avec son cœur face à la vraie Nemue. Il reprit son travail, corrigeant l’incision qui sembla se continuer d’elle-même sous l‘effet de son pouvoir. Il fit léviter le corps pour avoir une meilleure vue ce qu’il essayait d’observer.
« Rien dans le thorax, aucune trace d’hémorragie, même pas une petite trace d’inflammation. Peut-être au niveau du cerveau ? »
Aord continua son travail dans un silence de cathédrale. Se concentrer sur sa tâche lui permettait de repousser les vagues de sentiments qui essayaient de lui brouiller l’esprit. Il maudissait la garde d’être allée la chercher elle. Parce qu’ils étaient en froid, mais aussi parce qu’il ne souhaitait pour rien au monde qu’elle utilise son pouvoir une nouvelle fois dans ce genre d’enquête. Il aurait très bien pu se débrouiller tout seul, il en avait les moyens. À un moment, il vit Nemue commencer à faire rouler le couteau dans ses mains et crut qu’elle allait se servir de sa magie. Il posa alors son scalpel dont le tintement métallique attira l’attention de la sorcière sur lui.
« Je m’en souviens pas de ton rêve. Et franchement on dirait que c’est une histoire à dormir debout. Qui viendrait nous faire consommer une pastille e rêve à des kilomètres de distance juste pour le plaisir sérieusement ? Pourtant pour nous réunir il y a une manière plus simple, il suffit de trouver un macchabée ! »
Il ironisait de frustration. C’était autour d’un corps qu’ils s’étaient rencontrés, ce serait autour d’un corps qu’ils se retrouveraient. C’était un peu leur truc à tous les deux, la mort. Froide, inerte, impropre aux rencontres et pourtant elle ne cessait de les faire se rencontrer.
« T’aurais pu venir me voir, quoi que tu aies à me dire. À la soirée de l’Astre j’étais cloué dans mon fauteuil, tu avais juste à traverser la foule, je n’aurais pas fui un seul instant. »
En réalité, il avait prié qu’elle le fasse. Qu’elle brise la distance et casse cette glace entre eux. Comme si en son for intérieur, il savait que c’était possible, qu’ils avaient encore une chance. Un lointain souvenir.
« Bah voilà je suis devant toi maintenant. Vas-y dit moi ce que tu as à me dire ? Je te dégoûte toujours ? Je dois brûler mon grimoire aussi ? Ou disparaître de ta vue, parce que oui par Lucy, je ne t’ai pas écouté et je l’ai conservé précieusement et j’ai BIEN fait. »
Son ton était monté, visiblement il n’était plus question de travailler. Les émotions commençaient à fuiter dans sa voix et inconsciemment, il s’abandonnait à elle.
« On discutait de quoi dans ton rêve. De quoi on pourrait bien encore discuter, Nemue ? »
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