Si Olenna se présentait en ces lieux, c’est parce qu’elle avait reçu une invitation des plus mystérieuses. Un certain « Sieur Body » s’était adressé à elle sous le pseudonyme de « Lady Pervenche », et la conviait à une réception soit disant mondaine en compagnie d’autres invités qui lui étaient inconnus. Ces derniers semblaient également posséder des surnoms basés sur des couleurs : Moutarde, Rose, Leblanc, Violet, et Olive. L’originalité de la démarche et le mystère entourant tout ceci avait poussé Olenna à honorer son hôte inconnu de sa présence, désireuse d’en savoir davantage et, auquel cas, mettre à bas de possibles détracteurs. La lady se doutait qu’il pouvait s’agir d’un odieux piège d’un quelconque malfrat, mais elle n’avait guère peur. Sa servante aussi muette qu’une statue était aussi implacable et redoutable qu’un assassin, n’effectuant pas le moindre son. De même, il était peu avisé de sous-estimer la couturière royale, sa magie n’étant pas uniquement utile pour matérialiser des pâtisseries et autres joyeusetés. Arrêtées depuis plusieurs, les deux femmes descendirent du fiacre pour entamer leur avancée dans l’allée principale menant jusqu’à la porte du manoir. Un petit grognement attira leur attention, sur leur droite, six billes luisantes apparaissant dans la pénombre. Trois freki au pelage sombre secouaient doucement leurs ailes de plume, marchant dans la pelouse, faisant mine de patrouiller tout en toisant les arrivantes.
Foulant les marches du perron, la servante au masque de chouette tira sur une chaîne faisant tinter une cloche d’étain, signifiant leur arrivée. Un maître d’hôtel au visage rond, nez en trompette, lèvres pulpeuses et boucles blondes cendrées leur ouvrit la porte, ses mains passées dans de petits gants crème. Les invitant dans le hall, le majordome décida de se présenter :
- Lady Pervenche, je vous souhaite la bienvenue. Je me prénomme Mistworth, je suis le majordome de votre hôte.
- À ce propos, qui est ce dernier ? Demanda Olenna d’un ton impérieux.
- Je vous présente mes excuses, et les siennes, ce dernier n’est pas encore apprêté. Vous êtes la première à être arrivée ; je vous prie de me suivre, ainsi que votre escorte, jusque dans le grand salon.
Arquant un sourcil, Olenna accepta néanmoins et suivit Mistworth jusqu’au dit salon. La pièce était plutôt vaste, affublée de plusieurs fauteuils et canapés de cuir, une immense cheminée sculptée dans laquelle rien ne brûlait, un lustre à cristaux simple autour duquel brillait plusieurs pampilles. Sur une commode, la couturière remarqua un pinplume empaillé, à côté d’un chandelier sans cierge. Au-dessus de l’âtre, un crâne de très jeune fiellon trônait là, fier trophée de chasse décoré d’une cordelette dorée qui se perdait dans les bois de la bête. Restant debout, sa servante sur les talons, Olenna se vit offrir une coupe de champagne par Mistworth. Dans la boisson flottaient plusieurs boutons de fraise sauvage, et la grande dame refusa de toucher à sa boisson dès l’instant où elle les remarqua.
- Ignorez-vous qui je suis ? Siffla-t-elle froidement. Servez-moi à nouveau quelque chose d’aussi out et le seul service que vous effectuerez sera celui des rats des caniveaux.
Se confondant en excuses, Mistworth repartit immédiatement pour revenir quelques minutes plus tard avec une nouvelle coupe, cette fois-ci pourvue de baies d’airelle noire et d’une fine feuille de menthe. Olenna se mit à parcourir la salle à petits pas, ne touchant toujours pas à sa boisson mais la jugeant suffisamment digne d’être portée. Le majordome était toujours présent lui aussi, arrangeant plusieurs plateaux d’argent et bouteilles d’alcools divers. D’un petit cabinet, il sortit une carafe de cognac ainsi qu’une bouteille de xérès, leur robe si ambrée qu’on aurait dit de la sève. Toujours derrière sa maîtresse, la servante semblait glisser sur le sol comme un automate sans vie tant elle ne produisait pas un souffle. Le seul bruit audible dans la pièce était celui du balancier cuivré d’une grande horloge d’acajou massif, les aiguilles de fer forgé du cadran figées sur l’heure et n’attendant que de se mouvoir. Mistworth brisa alors le silence :
- N’hésitez pas à vous mettre à l’aise, ma dame et…
Le pauvre ne put achever sa phrase, la cloche d’entrée se mettant de nouveau à retentir.
- Ah, un autre des invités doit être arrivé. Veuillez m’excuser, je serai de retour dans un instant.
Quoi qu’il en soit, Rhis avait décidé d’aller à cette fameuse festivité en périphérie de la capitale. D’abord, il était curieux de savoir qui était leur hôte. Ensuite, pourquoi créer tout ce petit jeu ? Pour se divertir ? Vu que les nobles pouvaient très bien ne pas travailler grâce à leurs richesses, il était possible qu’un aristocrate ait décidé de passer le temps en créant une aura de mystère. Evidemment, cette invitation pouvait aussi venir d’une personne malintentionnée, mais alors… L’espion verrait sur place. Il était suffisamment capable de se défendre par lui-même, soit en utilisant son katana, qu’il avait pris avec lui, soit en utilisant des dagues qu’il portait discrètement sur lui.
Lorsque son fiacre s’arrêta, Rhis ne tarda pas à en sortir pour se diriger vers le perron. Un beau jardin sur le devant de la maison permettait déjà de déjà donner une bonne impression sur le manoir devant lui. Et puis, il était aussi impossible de louper les trois frekis qui, s’ils étaient parfaitement sages, n’en dévisageaient pas moins les invités qui se présentaient à la porte de la maison. Des loups ailés… Ils étaient très rares, et s’ils appartenaient bien au propriétaire, ils avaient dû lui coûter une fortune. C’était peut-être un moyen détourné de signifier la richesse de Sieur Brody. Rhis dévisagea un instant un des loups, qui le fixait droit dans les yeux, puis il se détourna de la bête et fit sonner la cloche d’étain. On ne tarda bientôt pas à venir lui ouvrir et un homme rondelet, blond, aux lèvres pulpeuses vint lui ouvrir. Le conseiller royal n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que son interlocuteur le salua.
- Lord Narcisse, bienvenue. Je m’appelle Misworth et je suis le majordome de votre hôte. Veuillez entrer, je vous prie.
D’un air un peu impénétrable, Rhis le dévisagea, puis pénétra dans le manoir alors que le domestique s’effaçait.
- Je vais vous conduire dans le salon. Lady Pervenche est déjà arrivée, vous allez donc pouvoir faire connaissance.
Lady Pervenche… Il ne connaissait pas ce nom, ce qui ne l’empêcha pas d’intervenir.
- Qu’en est-il de sieur Body ?
- Comme je le disais à Madame, Monsieur n’est pas encore apprêté, mais je suis sûr qu’il se fera une joie de vous recevoir tous très bientôt. Puis-je vous servir quelque chose ? Un verre de champagne peut-être ? Je peux vous proposer une coupe avec des boutons de fraises de bois… ou bien une coupe avec un assortiment d’airelles noires et de feuilles de menthe.
- Va pour le second, répondit machinalement Rhis, totalement inconscient que cette coupe avait été faite uniquement à cause de Dame Olenna.
Il entra sur ces entrefaites sur le salon et son regard se posa sur deux jeunes femmes. L’une était une domestique avec un masque de chouette, qui devait certainement répondre aux moindres désirs de sa maîtresse. Et l’autre... L’autre, il la reconnut plutôt aisément. Impossible de ne pas mettre un nom sur celle qui imposait la mode à la cour et puis dans toute la noblesse d’Aryon. Et puis, sa tenue à elle seule attirait l’attention et Rhis eut bientôt l’intuition que ce serait la femme la mieux habillée de la soirée.
Probablement soucieux que le jeu des apparences soit maintenu, le majordome reprit aussitôt la parole.
- Lord Narcisse, voici Lady Pervenche. Ma dame, voici notre nouvel invité. Mettez-vous tous les deux à l’aise, le reste des convives ne va pas tarder.
- Ma dame, se contenta de dire Rhis d’un ton affable, vous êtes ravissante. Il faillit rajouter « comme d’habitude », puisqu’il l’avait reconnue, mais le conseiller royal n’était pas sûr qu’elle ait envie qu’ils parlent de façon très ouverte devant le majordome. Quoi qu’il en soit, il lui laissa l’occasion de répondre, puis l’espion se tourna vers le domestique du jour. Eh bien, dites-moi messire. Combien d’invités sont attendus ? Vous m’avez dit que notre hôte n’était pas prêt, mais… N’est-ce pas une marque de courtoisie de recevoir le plus tôt possible ses invités ?
Un fin sourire était venu orner les lèvres de Rhis. Ses paroles étaient mielleuses, mais sur le fond, il cherchait peut-être déjà à mettre à l’aise l’intendant des lieux pour en apprendre davantage.
- C’est que Monsieur veut saluer tous ses invités en même temps, répondit l’intéressé. D’ailleurs, laissez-moi retourner en cuisine pour vous apporter votre verre, Monsieur.
Une esquive, donc. Au moins, cela lui laissa l’opportunité d’être seul avec les deux dames et Rhis en profita pour regarder avec plus d’attention le salon. Il y avait une belle cheminée, des fauteuils en cuir, des trophées de chasse… Et par-ci par là, des cadres accrochés au mur qui représentaient tantôt des paysages, tantôt des scènes de chasse. Mais pas de cadre magique apparemment, ni de portrait du propriétaire des lieux.
-Eh bien, Lady Pervenche, nous voilà à une bien curieuse soirée. Olenna Belmont et lui s’étaient déjà croisés dans le Palais, mais on ne pouvait pas dire qu’ils avaient déjà eu une conversation digne de ce nom. Ils avaient un point commun, au moins : prendre soin d’Allys Renmyrth, même si chacun était doué dans un domaine différent. J’avoue que je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, mais j’espère que nous ne serons pas déplacés pour rien et que la soirée en vaudra la peine. Je suppose que vous êtes prête pour la prochaine saison qui arrive ?
Avec l’automne, toute la cour guetterait les prochaines créations d’Olenna, et se mettrait sur trente-et-un en suivant la couturière royale.
Le majordome finit par arriver et ce fut au moment même où il lui remit une coupe de champagne identique à celle de Lady Pervenche que la cloche retentit. Un sourire satisfait apparut alors sur les lèvres du domestique.
- Je pense que les autres invités sont arrivés ! Pile à l’heure, sieur Body sera ravi. Excusez-moi quelques instants.
La pièce serait de toute façon assez grande pour qu’Olenna et Rhis ait leur espace d’intimité, mais encore fallait-il savoir à quelle sauce ils allaient être mangés.
L’homme qui venait arrivé devait avoir été celui à qui on avait attribué la couleur Moutarde indiquée sur la lettre ; il avait dû se trouver mécontent de la nuance, faisant le choix de la modifier à sa guise. Olenna n’avait que faire de pareille fantaisie, et voulait simplement que l’on réponde à ses questions au sujet de leur mystérieux hôte. L’homme qui était arrivé, elle l’avait déjà vu. Il n’était pas de la haute noblesse, mais grâce à son réseau d’espions et d'informateurs, la couturière savait qu’il arrivait à vivoter dans les milieux bourgeois sans difficulté. L’ayant vu au palais elle-même, lady Belmont était consciente qu’il agissait en tant que conseiller royal et, le plus étrangement du monde et malgré sa position, ne semblait pas montrer de formelle intention de voir son poste évoluer. Du moins, si c’était le cas, il parvenait à le dissimuler relativement bien. Le conseiller Dolamn était un homme discret et solitaire ; deux traits qui, sur l’échiquier politique dans lequel Olenna jouait avec ferveur, pouvaient se montrer plutôt handicapants. Mais l’aristocrate n’était pas dupe, il était le seul conseiller royal à se promener un sabre à la ceinture et préférait arborer d’amples vêtements plutôt que des pourpoints cintrés épousant sa silhouette. La belle avait suffisamment travaillé le textile pour savoir que porter ce type de tenue facilitait la dissimulation d’artifices au milieu de poches et manches, Dolamn ne devait pas faire exception. Pour certains, le conseiller devait avoir des penchants paranoïaques pour conserver constamment une aussi grande lame. Pour d’autres, il cherchait à impressionner pour compenser ses tendances discrètes. Pour Olenna, sa solitude pouvait bien servir de façade, cela ne dérangeait aucunement ses plans.
Narcisse la salua avec politesse tandis que le majordome lui apportait un rafraîchissement. Bien vite, la cloche de l’entrée retentit à nouveau et Mistworth disparut bien vite en s’excusant auprès des deux nobles pour aller accueillir les nouveaux arrivants. Ce fut au tour de Violet et Rose de faire leur entrée. Violet était un professeur arborant une longue robe d’enchanteur, couleur prune, avec plusieurs broderies étoilées sur ses manches, une cordelette dorée en guise de ceinture. Sur sa tête, il portait un grand turban lila avec, épinglé entre des plis de l’étoffe de soie, une broche d’or rouge en forme d’onthophage. Avec lui arrivait mademoiselle Rose, une femme on ne pouvait plus plantureuse, habillée d’une robe de satin aussi écarlate qui épousait les formes de son buste, soutenant sa poitrine et les courbes de ses cuisses. Son visage était fardé de maquillage voyant et elle avait entouré ses épaules d’une étole de fourrure bon marché. Il ne fallait pas être bien malin pour deviner que cette femme n’était pas de la haute société, mais avait tenté de faire un effort vestimentaire pour cette soirée.
- Lady Pervenche, lord Narcisse, je vous présente le Professeur Violet et Mademoiselle Rose.
Olenna dessina un sourire impérieux en guise de simple salutation. Le professeur enchaîna très rapidement avant que Mistworth ne parte leur servir à boire.
- Où est notre hôte, s’il vous plaît ? Je n’apprécie guère tout ce mystère !
- Je vous prie de m’excuser, professeur, Sieur Body ne viendra à vous que lorsque tout le monde sera arrivé.
- Ne pourriez-vous pas lui toucher mot ? Ne savez-vous pas ce qu’il nous veut ?
- Du tout, monsieur. Après tout, je ne suis qu’un majordome…
Le professeur Violet afficha une mine renfrognée tandis que Rose accepta avec plaisir une coupe de champagne, lorgnant plusieurs bibelots de valeur d’un œil intéressé. Olenna souffla d’exaspération avant de s’en retourner vers sa servante masquée, lui jetant un regard qui semblait lui ordonner de garder tout le monde à l’œil et ne pas la quitter d’une semelle. Au bout de quelques minutes de silence pesant, la cloche tinta derechef et les derniers invités arrivèrent à quelques minutes d’intervalle. Le frère Olive était un ecclésiastique habillé dans la tenue traditionnelle du Culte de Lucy. Avec ses cheveux hirsutes noués dans le dos, une longue barbe tressée et des traits plutôt durs, l’homme plutôt bien bâti avait plus des airs de lutteur que d’homme de clergé. Mais l’arrivée de madame Leblanc occulta totalement la surprise de voir un homme d’église à cette réception. Cette dernière n’était ni noble ni dignitaire, mais une simple femme de chambre, en longue robe entièrement noire, comme si elle sortait à peine d’un enterrement. La seule nuance immaculée de ses atours n’était que son col Claudine, d’un blanc ivoire impeccable. La domestique eut bien du mal à dissimuler sa gêne en pénétrant dans le salon, voyant tous les regards rivés sur elle et la présence d’aristocrates. Leblanc sortit un petit mouchoir brodé d’une de ses poches pour faire disparaître la perle de sueur qui entamait sa descente sur son front laiteux. Rose s’apprêtait à lui adresser la parole pour détendre l’atmosphère, mais Mistworth l’en empêcha en s’avançant au milieu des convives :
- Mesdames, messieurs, maintenant que vous êtes tous présents, je vous demande de bien me suivre jusqu’à la salle à manger, le dîner va bientôt débuter.
Les invités ne dissimulèrent point leur choc.
- Nous allons dîner sans notre hôte ? Demanda Rose au lieu de s’adresser à Leblanc.
- C’est un scandale ! S’énerva le professeur Violet. Quel genre d’hôte est votre “Sieur Body” ?! J’exige à le rencontrer immédiatement.
- Je vous promet de m’enquérir de son état, monsieur, mais je vous prie ardemment de bien vouloir me suivre et prendre place à table.
Violet se renfrogna tandis qu’Olenna, de son côté, jeta un coup d’œil vers sa servante. Ils suivirent tous Mistworth d’un pas méfiant jusqu’à une salle adjacente, une vaste salle à manger avec une longue table sur laquelle plusieurs couverts d’argent avaient été disposés. Chacun prit place autour de la table, Leblanc on ne pouvait plus gênée de s’asseoir à une table si chiquement dressée. D’ordinaire, c’était elle qui servait les gens de ce genre de tablée ; jamais elle n’avait songé pouvoir y dîner un jour dans sa vie. Seul, Mistworth se chargea de servir du vin à tout le monde et, ouvrant un monte-plats situé dans un coin de la pièce, le majordome laissa diverses assiettes sous cloche voler d’elles-même jusqu’à chaque convive. Les cloches disparurent pour révéler, dans chaque assiette, des ballotines de paon au foie gras avec, à côté, de petites aumônières de légumes, garnies d’une sauce aux groseilles. Mistworth s’excusa et sortit pour aller voir le maître de maison comme promis précédemment et quitta la pièce, laissant tout ce beau monde seul.
- J… Je… S’enquit Leblanc. Aucun de vous ne sait pourquoi nous sommes ici ?
- Absolument pas, répondit Olenna, ne touchant pas à son assiette. Et si nous n’avons pas de réponse avant la fin de ce dîner, je ne resterai pas plus longtemps.
- De même ! Tonna Violet. Nous faire venir pour ne pas nous accueillir ?! Et puis quoi encore !
- Oh diantre ! S’exclama alors Leblanc. J’ai oublié mon mouchoir dans le salon, excusez-moi…
Elle se leva pour s’extirper bien vite de la pièce. Deux minutes plus tard, Mistworth revint comme si de rien était, indiquant à tout le monde que leur hôte arriverait sous peu. Soulagé mais toujours nerveux, Violet se leva en prétextant qu’il avait besoin de fumer quelques minutes pour se calmer, et Rose s’absenta à son tour pour aller au petit coin. La demoiselle écouta les indications de Mistworth pour se rendre aux toilettes et croisa Leblanc qui revint à son tour du salon alors que Rose sortait.
- Vous en avez mis du temps, remarqua Olenna, juste pour chercher un mouchoir.
- Je l’avais fait tomber par inadvertance, il s’est retrouvé je ne sais trop comment sous un fauteuil, je ne pensais pas devoir fouiller…
Ses pommettes rougissantes, elle reprit place et attrapa ses couverts nerveusement, faisant soupirer la couturière. Cette dernière se leva à son tour, prétextant qu’elle devait se repoudrer le nez.
- Ah, fort bien ma dame. Vous pouvez rejoindre la salle d’aisance où se trouve mademoiselle Rose, la porte juste à gauche du salon.
Olenna quitta la salle à manger en compagnie de sa servante. Dans le grand hall, elle retomba sur le professeur Violet, au beau milieu de la pièce, s’arrêtant net quand il la vit.
- Vous n'êtes pas allé fumer dans le patio ? Demanda Olenna en arquant un sourcil.
Violet ne put répondre à son injonction, Mistworth émergeait de la salle à dîner juste derrière eux.
- Oh, excusez-moi, je dois filer aux cuisines pour m’enquérir de l’avancement du dessert.
Le majordome disparut dans un couloir tandis que Violet dépassait Olenna pour s’en retourner au repas. Seule dans le hall avec sa servante masquée, la lady laissa ses yeux glisser sur les murs du hall, jusqu’à tomber sur le portrait d’un homme en redingote, le visage fier, des favoris d’un blond cendré entourant son visage comme la crinière d’un lion. La couturière royale s’arrêta pour regarder la peinture, elle reconnaissait cet homme, elle l’avait déjà vu… Elle reprit sa marche vers les toilettes et entra dans la pièce dans laquelle s’alignaient plusieurs cuvettes de porcelaine pourvus de becs à cristaux d’eau. Olenna prit le poudrier que lui tendait sa servante tandis que mademoiselle Rose sortait de la cabine des toilettes, se dirigeant vers le lavabo pour se laver les mains.
- Vous n’êtes pas habituée à ce genre de réception, je me trompe ? Demanda Olenna alors qu’elle tapotait ses joues avec la houppe de son poudrier.
- Du tout, mais je fréquente beaucoup de nobles… Répondit-elle d’un ton mutin.
Rose quitta les lieux après s’être lavé les mains, laissant Olenna seule avec sa servante silencieuse. L’aristocrate rendit le poudrier à sa domestique alors qu’elle repassait un coup sur ses lèvres. Un cri strident retentit alors dans le hall, Olenna reconnut la voix de Rose. Sortant des lieux d’aisance à la hâte, Olenna vit mademoiselle Rose dans l’encadrement de la porte du salon. Les autres invités, Mistworth compris, commencèrent à sortir de la salle à manger. Se dirigeant vers Rose, Olenna tourna le regard vers l’intérieur du salon. Au beau milieu de la pièce gisait un cadavre, sur une mare de sang.
« Sieur Body » avait été assassiné…
« Qu’est-ce que c’est que tout ce cirque ? »
Misworth pouvait bien prétendre qu’il n’était qu’un majordome, tout le monde savait qu’accueillir ses invités était une règle de courtoisie la plus élémentaire.
- Je comprends que vous n’êtes qu’un majordome, sourit Rhis avec un air un peu hypocrite. Mais comprenez bien que nous voulons alors voir Sieur Brody dès que tous les invités seront présents. Après tout, nous avons fait tout le chemin pour lui, et nous sommes tous curieux de voir ce qu’il nous veut. Nous faire attendre serait… Eh bien… Déplacé de sa part, vous en conviendrez certainement.
Son interlocuteur lui répondit qu’il verrait ce qu’il peut faire, mais Rhis eut davantage l’impression qu’il se cantonnerait à ce qu’on lui avait ordonné, un point c’est tout.
Quoi qu’il en soit, un ecclésiastique du nom d’Olive arriva sur les lieux. Un frère du culte de Lucy… Ce qui étonna déjà bien du monde. Ses cheveux hirsutes, son aspect baraqué, ses traits durs auraient plutôt fait croire qu’il était un combattant, ou un videur des tavernes. Mais la cerise sur le gâteau fut incontestablement l’entrée de Mme Leblanc, une « bête » femme de chambre qui n’avait absolument pas fréquenté les milieux aristocratiques. Rhis compatit presque avec elle lorsqu’elle ne put cacher son malaise au sein de cette assemblée, mais l’attention fut bien vite détournée par l’intervention de Monsieur Misworth. Ils allaient dîner sans voir Sieur Brody… ? Contrairement aux autres, le conseiller garda son calme, mais son regard s’était de plus en plus fait impassible au fil du temps.
Leur première erreur fut d’accepter d’aller manger, de son point de vue.
Ils auraient dû tempêter et rester au salon jusqu’à ce que leur hôte daigne descendre jusqu’à eux.
Le domestique n’aurait pas pu les forcer à aller à table s’ils s’étaient ligués tous ensemble, mais Violet sembla renoncer pour le moment, et les autres suivirent bientôt le majordome.
D’un pas lent, Rhis les suivit à son tour et se contenta de suivre les événements.
Le plat était au moins de qualité, puisqu’on ne pouvait obtenir du foie gras et du gibier si facilement que ça. L’homme devait donc avoir des moyens, et être dans une situation aisée, ce que les convives pouvaient déjà soupçonner grâce au manoir et aux frekis qu’ils avaient rencontrés en arrivant sur les lieux. Sans toucher à son assiette, le beau brun jeta un œil à Leblanc qui avait repris la parole. Non, aucun d’eux ne savait pourquoi ils étaient ici. Et tout le monde ou presque semblait convenir qu’ils allaient partir dès la fin du repas si leur hôte ne venait pas à leur rencontre.
« Mais ne vaut-il pas mieux partir dès maintenant ? » se demanda-t-il distraitement.
Après tout, le mystère planait depuis trop longtemps.
C’était louche, c’était étrange, c’était presqu’oppressant.
Rhis ne se laissait pas impressionner facilement et il n’allait pas paniquer pour si peu, mais pourquoi faire venir des gens de toutes les couches de la société ? Une femme de chambre, un frère de Lucy, une dame de la classe moyenne, un enchanteur, un conseiller et une couturière aux services de sa Majesté… Pourquoi tous les inviter ?
Contrairement aux autres convives, l’espion ne quitta pas un instant la table, il put donc voir toutes les allées et venues de chacun. Tout le monde se leva à part lui, pour une raison quelconque. Quand Mme Leblanc se rassit sur son siège après avoir récupéré son mouchoir, elle essaya de se faire toute petite et commença à couper son foie gras. Puis, se rendant probablement compte que personne n’avait touché à la nourriture, elle sembla se dandiner sur place et reposa presqu’honteusement sa fourchette et son couteau.
- Vous avez bien fait de ne pas toucher au repas, lui fit remarquer Rhis alors qu’Olenna prenait à son tour congé pour aller au petit coin.
Probablement heureuse qu’on lui adresse la parole, la jeune femme le regarda avec un regard un peu plus soulagé.
- Vous… Vous pensez que ça pourrait être…
- Je n’insinue rien de tel, déclara calmement Rhis, mais tant qu’on ne sait pas qui nous a envoyé ces invitations, il vaut mieux rester sur notre garde.
C’est sur ces entrefaites que Violet revint dans la salle à manger et s’installa de nouveau à sa place. Il dévisagea alors Olive, le frère de Lucy, qui était en face de lui.
- Je dois admettre être surpris. Si vous ne portiez pas votre uniforme, je croirais que vous êtes… Eh bien… Un… aventurier, un combattant, un gladiateur… Mais certainement pas un homme d’église…
L’intéressé haussa les épaules, probablement habitué à ce genre de réflexions.
- Lucy appelle qui elle veut. Pourquoi croire que les prêtres sont tous des gens frêles et doux ?
- Je ne voulais pas insinuer que…
Un cri terrifié l’interrompit alors même que Misworth revenait dans la salle de banquet. Rhis sauta aussitôt de son siège alors que les autres regardaient la direction du hall d’un air surpris et hébété.
- Qu’est-ce… qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Mme Leblanc d’un air apeuré.
- Ca venait de cette direction, sifla Rhis. Et là-bas, il n’y avait… que Rose et Olenna ?
Il se précipita le premier dans le hall. La première personne qu’il aperçut fut la couturière royale et sa servante. Mme Rose, elle, avait glissé sur le sol, et semblait terrifiée.
- Qu’est-ce qui se passe ? lança Rhis à la cantonnade, d’une voix peut-être plus autoritaire que d’habitude. Vous êtes blessées ?
- N-n-n-n-n-n-on, m-m-m-m-mais sieur Brody…
D’un geste tremblant, Rose leva son bras pour pointer quelque chose, mais le conseiller royal ne pouvait pas voir ce qu’elle montrait de là où il était. Il se permit de dépasser Rose et Olenna, et Misworth le suivit aussitôt.
C’est avec une mine horrifiée et surprise que tous deux tombèrent sur le cadavre de Sieur Brody.
- Mon-monsieur !
Rhis reprit ses esprits juste à temps pour empêcher le majordome terrifié de s’élancer près de son maître.
- N’approchez pas !
- Mais il est peut-être…
- Vu la mare de sang qui est sous lui, j’en doute. Et regardez attentivement. Il a été touché en pleine poitrine. Le coup a dû être fatal.
- Mais il faut quand même…
Rhis esquissa un geste impatient.
- Restez là.
Son ton était suffisamment sec pour que le majordome obéisse, et Rhis s’approcha prudemment du cadavre. Veillant à ne pas marcher dans la mare de sang, il se pencha suffisamment pour pouvoir toucher le cou de la victime. Heureusement qu’il était grand et qu’il pouvait donc toucher la tête facilement. Bientôt, néanmoins, il secoua la tête.
- Il est mort.
Mme Leblanc hoquet, au bord des larmes.
- C’est impo… impossible… On ne l’a jamais rencontré…
- Ca, c’est ce que vous dites. Il faut croire que quelqu’un le connaissait suffisamment, puisqu’il a décidé de le tuer, répondit Rhis avec cynisme, en se relevant et en étudiant le cadavre. L’homme était un gars un peu enrobé et grassouillet. Il avait des cheveux blonds assez courts, un costume de la haute société, et manifestement, il avait eu un air terrifié avant de mourir. Le meurtre doit être encore récent, son corps est encore chaud. fit Rhis en réfléchissant. En d’autres termes, il a dû avoir lieu durant le repas.
Sa déclaration jeta un froid sur l’assemblée, et Madame Rose, qui s’étaient relevée très péniblement, devint pâle comme une morte.
- Mais nous n’aurions jamais osé…
Un sourire froid apparut sur les lèvres de Rhis.
- Il suffit d’avoir un motif suffisant pour que nous arrivions à commettre le pire, déclara-t-il. Et il est très probable que le meurtrier soit l’un d’entre nous.
Cette fois, c’est Violet qui intervint. L’enchanteur regarda Rhis avec un regard agacé, sinon fébrile.
- Attendez ! Qu’est-ce qui vous dit que c’est l’un de nous, hein ?! Ca pourrait être un voleur ! Quelqu’un pourrait très bien être entré dans le salon pendant qu’on mangeait, il aurait surpris sieur Brody, et l’aurait donc assassiné avant qu’il ne donne l’alerte à ses serviteurs !
L’espion ouvrit la bouche pour répondre, mais c’est Misworth qui intervint avant lui.
- C’est impossible.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui, et le domestique s’expliqua.
- Vous avez tous vus les trois frekis à l’entrée, n’est-ce pas ? Eh bien, ils sont aussi les gardiens de ce jardin. Tout individu qui pénètre dans le domaine ailleurs que par la porte d’entrée et le jardin à l’avant est considéré comme un intru.
- Mais je croyais, rétorqua Violet, que ces bestioles n’étaient généralement pas agressives ?
- Sieur Brody m’a expliqué qu’il avait eu ces trois animaux depuis leur naissance et qu’il les a dressés en conséquence… Vous comprenez donc que s’ils avaient entendu le moindre bruit, ils auraient donné l’alerte…
- De plus, acheva Rhis, aucune vitre n’a été brisée.
- Et aucune ne semble avoir été forcée, renchérit Olive, le frère de Lucy, qui étaient allés inspectés les fenêtres. Les chances que ce soit un vol sont pratiquement nulles. S’échapper par le hall me semble trop dangereux, il aurait eu trop de risque de rencontrer les serviteurs… ou nous.
- Le voleur aurait aussi eu vent du bruit de nos voix, et cela l’aurait dissuadé de s’échapper par là. Qui plus est, aucun objet ne semble avoir été volé depuis que nous sommes arrivés. Donc non, la piste du vol doit être écartée.
La déclaration de Rhis renfrogna momentanément Violet, alors que le conseiller royal contemplait pensivement la victime.
- Cela étant dit, on peut déjà éliminer deux suspects. Si on part du principe que le meurtre a eu lieu dans le repas, ni Olive, ni moi n’avons pu commettre le crime, puisque nous n’avons pas bougé de notre place. Autrement dit, Monsieur Violet, Madame Rose, Madame Leblanc, Madame Pervenche et sa domestique, Monsieur Misworth, vous êtes tous des suspects potentiels.
Un murmure d’indignation s’échappa des convives, et Mme Leblanc éclata bientôt en sanglot.
- Je ne veux pas être mêlée à ça ! Je ne savais pas ! Je ne savais pas qu’en venant ici, il y aurait un… il y aurait un…
Rhis la dévisagea sans montrer pour autant un geste de compassion envers elle. Il ne savait pas si c’était des larmes d’actrice ou des vrais sanglots. D’autant qu’il allait bientôt lui poser des questions mais bon… Il pouvait aussi très bien commencer par le majordome et deux des jeunes femmes.
- Monsieur Misworth, il serait bon de nous dire tout ce que vous savez, maintenant. Votre maître est mort, il ne vous défendra plus et vous n’avez plus à obéir à ses directives. Donc voici mes questions. Pourquoi nous avoir invité nous ? Qu’est-ce que Sieur Body avait prévu ? Pourquoi ne pas se montrer dès le départ ? Était-il vivant quand vous êtes allé le voir ? Que vous a-t-il dit ?
Rhis esquissa une pause, puis intervint une dernière fois.
- Il serait aussi bon d’aller prévenir la Garde le plus vite possible. Et de vérifier ce que chacun a fait pendant les repas. Mme Rose et… Pervenche, par exemple. Vous avez toutes les deux été aux toilettes. Vous êtes-vous croisées à ce moment-là ?
Olenna comprendrait vite que cela pourrait peut-être leur servir d'alibi.