La reine avait des idées bien étranges. Quand elle avait débarqué dans le bureau d’Aurélius pour lui parler de son incroyable projet pour la sauvegarde des darwinus rexus, il était tout d’abord resté interdit. Il connaissait l’attachement de la souveraine pour ces animaux et tout ce qu’elle avait fait pour interdire leur pêche. C’était une cause importante pour sa suzeraine, mais il se demandait vraiment si les moyens employés étaient les bons. Lorsqu’il avait découvert le formidable parc d’attractions qu’elle avait fait construire en si peu de temps, il avait vraiment eu l’impression que c’était trop. Comment le péon moyen pourrait-il comprendre les dangers de la surpêche en arrosant ses enfants à coup de jet d’eau ? Il y avait même un donctopus géant qui vous arrosait le visage dès votre entrée dans le parc, une expérience mouillée qu’Aurélius avait eu la surprise de tester dès qu’il avait mis le pied ici.

Il s’essuya le visage, malheureusement, quoiqu’il en pense, il était de son devoir de ministre de contenter la reine. Même s’il était convaincu que tout cela ne serait qu’une belle journée d’amusement, il avait un peu plus d’espoir dans ce qui était du concours de cuisine. Lorsqu’Allys lui en avait parlé, ses yeux soudain éclairés. Rares étaient les gastronomes à avoir goûté la chair si particulière de ce poisson. Encore plus rares étaient ceux qui s’en rappelaient. Aurélius était de ceux-là. Il ne pouvait oublier une saveur si exquise, un plaisir désormais interdit qu’il se devait de recréer. Il ne savait pas si c’était possible. Si on pouvait recréer une telle texture et un tel parfum d’une autre manière sans gâcher le plat. Ce ne serait alors plus qu’un ersatz dont personne ne voudrait. Il avait fait recruter les meilleurs chefs qu’il connaissait pour réaliser ce plat, tous les cerveaux de la gastronomie Aryonnaise étaient rassemblés dans la grande cuisine. Bien sûr ils avaient dû recruter du personnel pour entretenir cette énorme cuisine et certains aventuriers avaient été payés pour pourvoir les postes manquants.

Le ministre s’était promené un peu parmi les cuisines, échangeant des idées avec les chefs. Il n’était pas cuisinier lui-même, mais son expérience de la gastronomie était inégalée en Aryon. Il ne faisait peut-être pas de grande chose de ses dix doigts, mais ses connaissances et surtout son sens aiguisé du goût étaient un atout précieux pour cette brigade d’un nouveau genre qui essayait de créer artificiellement l’un des mets les plus raffinés du royaume. Tout cela pour sauver les darwinus rexus ! Aurélius avait une petite larme à l’œil en entendant tous ces gens se démener pour réaliser ce plat et aussi en notant toute la créativité qui régnait en cuisine.

L’heure tant attendue était arrivée. Aurélius était à table avec quelques journalistes venus couvrir l’évènement. Les discussions allaient bon train et les attentes grandissaient de minute en minute. Aurélius échangeait gaiement en attendant la dégustation qui arrive bien assez tôt. Porté par le chef des cuisines sous une cloche en métal, le plat tant attendu fit son entrée et fut déposé juste sous les yeux d’Aurélius. Celui-ci souleva la cloche libérant les senteurs et une vapeur caractéristiques dans l’air. Il huma le parfum et sembla en être satisfait. Puis, il ferma les yeux pour laisser son pouvoir changer jusqu’au goût, perdant la vue au passage.

« Bien, la présentation est absolument parfaite, la texture aussi et l’odeur fait parfaitement illusion. Voyons voir les goûts. »

Il approcha lentement sa fourchette du petit pavé au milieu de son océan de sauce. Tout le monde était suspendu à son geste comme s’il était en train de polir un œil de dragon et que le moindre faux mouvement pourrait tout gâcher. L’ustensile monta jusqu’à sa bouche, perçant la barrière de ses lèvres et tout le monde arrêta de respirer.

Le ministre aussi. Il s’effondra à la renverse le visage totalement déformé par une grimace de dégoût profond, mais aussi de profonde surprise. Tout le monde resta bouche bée devant cette scène avant que quelqu’un ne hurle :

« Appelez un médecin ! On a empoisonné le ministre ! »

Toute la salle explosa et devint un réel brouhaha dans lequel on ne pouvait pas s’entendre. Pendant ce temps, Aurélius convulsait sur le sol, visiblement frappé par une substance mortelle. En réalité, son pauvre cerveau était assailli par une saveur interdite, un mélange immonde qui, décuplé par son pouvoir, l’avait fait s’évanouir pour rejoindre ses ancêtres.

Darwinu’Splash.

Si elle pensait que les noms des plats dans l’auberge familiale étaient à la pointe du ridicule, elle avait enfin trouvé pire. Elle se souvenait de son rire étouffé qui avait jailli d’entre ses lèvres lorsqu’allongée sur l’un des sofas de la Guilde, un petit homme trapu lui avait tendu le feuillet de recherche de volontaires. Après réflexion, quitte à être loin des grottes sombres et des défis infernaux qu’elle avait dû subir, autant se retrouver en bord de mer pour se faire dorer la pilule.

Le parc était tape-à-l’œil : des matériaux de qualité, du blanc absolument partout au point de rayonner tel un petit bijou du littoral mais surtout, un goût indéniable pour tout ce qui était un peu kitsch. Les panneaux avaient été sculptés minutieusement, quelques coquillages incrustés çà et là. A l’entrée, un groupe massif d’aventuriers en quête de repos ou de reconnaissance s’était regroupé devant un cabanon lui aussi blanc, avec un magnifique i peint en doré. Le même petit bonhomme trapu, à la voix forte, vêtu d’un marcel en mode marinière et d’un short laissant entrevoir tout son potentiel, martelait les tâches en désignant des directions de son petit doigt dodu.

- Aide à la sécurité, animateurs, point d’information, ménage, récurage de toilettes, photographe amateur. AH ET AUSSI ! NOUS MANQUONS DE CUISINIERS.

Les gens se dispersaient à droite, à gauche, suivant les chemins éblouissants qui les menaient vers leur lieu de tranquillité de la journée. Tout le monde faisait mine de ne pas entendre le dernier point, cuisiner, il fallait forcément y mettre un peu du sien, c’était loin des gens, de la foule, le côté social disparaissait pour taillader des petits légumes en julienne. Elle soupira, après tout, son seul objectif ici était de faire bonne figure, pas de se tuer à la tâche. Elle suivi l’aventurière devant elle qui semblait prendre le chemin des toilettes. Le petit trapu arriva sans qu’Agneta ne puisse le voir et cala sa main potelée sur son ventre.

- Les cinq derniers, en cuisine.

Et c’est ainsi que la petite brune fut encore prise dans ce qu’on nomme plus communément un traquenard. La cuisine, ce monde à part où les toques blanches se balancent doucement au gré des fumées, où le son des ustensiles créent à eux seuls une douce mélodie. L’un des cuisiniers, arborant une multitude de distinctions sur sa blouse, au niveau du col et du torse, leur annonça la couleur. Génie ou débilité, il n’y avait qu’une mince frontière entre les deux : ce pauvre darwinus rexus, majestueux animal aquatique dont la chair était prisée pour son goût subtil et dont l’huile servait à tartiner celles qui en avaient trop en stock, avait finalement été graciée par la Reine. Et désormais, il s’agissait de faire plaisir à tous ces nantis en manque, en proposant un plat de cet animal, sans cet animal.

Tous les petits bleus de la guilde furent affectés à des tâches des plus basiques : plonge, coupe de légumes et d’herbe, épluchage. Agneta regardait avec mélancolie les petits morceaux d’oignons qui volaient de part et d’autre de sa planche à découper, les larmes coulant sur ces joues rougies par la chaleur naissante de la journée. La vérité, c’est qu’elle en avait déjà goûté du darwinus rexus, par son père. Aussi étonnant que cela puisse paraître, son géniteur n’avait pas toujours été ce petit propriétaire d’auberge et avait un jour lui aussi brillé par ses connaissances et son talent aux fourneaux, mais avait tout arrêté lorsqu’Agneta n’avait que 3 ans. Le darwinus rexus, c’était ce poisson à la couleur diaphane, à la chair fine et délicate, se brisant nettement sous un simple coup de fourchette. Elle se souvenait peu du reste, trop jeune pour se souvenir des saveurs exquises qui s’en étaient sûrement dégagées.

De temps à autre, elle levait la tête vers ces cuisiniers renommés qui tentaient de reproduire à l’identique quelque chose qui n’était pas identique et elle ne pouvait s’empêcher de fixer avec hargne l’homme qui déambulait entre eux, bien habillé, à l’allure d’un critique gastronomique. Oui, Agneta n’avait aucune idée du nom et de la tête de ce bon ministre de la culture, elle ne savait même pas qu’il existait, alors pour elle, l’homme ici présent n’était rien de plus qu’un odieux critique gastronomique bourgeois en quête de la solution à la disparition de son met favori.

Le soleil montait de plus en plus haut dans le ciel, et enfin les morceaux d’ails et d’oignons avaient trouvé leur place dans le plat final. Il avait été apporté sous une cloche en métal au prétentieux, et sans qu’elle ne comprenne pourquoi, une foule de cadres magiques s’était agglutinée autour de lui. Elle ne voyait rien, elle n’entendait rien, mais les mines réjouies des journalistes semblaient annoncer une bonne nouvelle concernant ce chef d’œuvre de la gastronomie aryonnaise.

Puis dans la foule, elle vit un creux se former, tous les journalistes se reculèrent en synchrone, le temps semble s’arrêter quelques secondes jusqu’à ce qu’elle entende le cri d’appel à l’aide. La cuisine se transforme en fourmilière, les cuisiniers qui étaient jusqu’alors concentré sur les ingrédients et la cuisson de ces derniers deviennent des athlètes olympiques à la recherche d’un médecin. Hébétée, la brune se rapprocha de l’homme au sol, les traits déformés par le dégoût. Il n’y avait plus qu’eux deux ici, là où devait se dérouler le spectacle. Elle se pencha au-dessus de lui, le scruta et décida que pour l’instant il pouvait rester au sol, ça ne lui faisait pas de mal de vivre ce que vivait les plus démunis d’entre eux.

Laissant sa haine injustifiée de côté, ignorant encore totalement l’identité de ce pauvre mourant, elle posa son attention sur l’assiette en porcelaine d’où un minuscule morceau avait été arraché. La fourchette entre ses mains, elle découpa avec attention un morceau du faux darwinus rexus et le déposa sur sa langue. Et elle mâcha. Mâcha. Pendant longtemps. Certes, la texture faisait illusion mais un arrière-goût gâchait toute la finesse du plat et elle savait très bien lequel en était à l’origine : l’oignon. Problème de qualité ou de conservation, laisser des oignons à l’air libre sous un tel soleil ne les faisait que suer dans le mauvais sens du terme. Le goût habituellement sucré qu’il venait apporter était âcre et fort, très loin d’être sucré, comme si … comme s’il avait été mis cru. Ce n’était pas le seul point faible de ce plat, mais l’association était si dystopique qu’elle en avait déjà tué un.

Elle se souvint alors, dans un éclair de génie, que tout était de sa faute. Les oignons. Elle les avait coupés, et ils avaient directement été mis dans les petits bols pour confection finale mais avaient oublié leur passage à la casserole, enfin Agneta avait failli à sa tâche. Elle reposa la fourchette, secoua son tablier grisé et posa ses mains sur ses hanches en s’adressant à l’être gémissant au sol qui semblait avoir repris ses esprits.

- Tout ce cinéma pour des oignons ? Vous êtes acteur ou quoi ?

Elle lui tendit sa main, et tandis qu’il se tenait la poitrine d’un air dramatique, Agneta vit au loin une horde de médecin se précipiter vers eux. Par peur de se faire renvoyer s’ils apprenaient qu’elle était la fautive des oignons, elle donna un léger coup de pied dans la semelle du bienheureux.

- Relevez-vous ou je vous mets une autre bouchée directement au fond du gosier. Ce n’est pas comme si c’était irrattrapable.

Sa langue avait brûlé, ses sens s’étaient éteints. Aurélius essayait tant bien que mal de recracher ce qu’il avait mis dans sa bouche, mais même si elle était dorénavant vide, il sentait encore cette infecte charogne lui étreindre la langue. Peu importe ce qu’il faisait, le goût, l’odeur, le son, la couleur, la sensation, rien ne partait. C’était un poison impossible à soigner qui s’insinuait dans chaque fibre sensitive de son être, les faisant lentement pourrir à l’intérieur. Il n’avait jamais rien mangé d’aussi mauvais, d’aussi infâme. C’était un goût qui aurait pu le tuer sur le champ s’il en avait pris un gramme de plus. Rien qu’un petit gramme …

Une fois se fit entendre, mais Aurélius ne l’écouta à peine, de violentes crampes d’estomac venaient de lui déchirer ventre au point où il dut se tenir les côtes. La voix continua de parler, se moquant de ce qu’il vivait en cet instant. Mais pour qui se prenait-elle ? Elle avait goûté le plat, non ? Comment ne pouvait-elle pas sentir cette immondice ? Des oignons ? Comment pouvait-elle croire que de simples oignons puissent à ce point le briser ? Aurélius se releva sans prendre la main de l’aventurière puisqu’il était aveugle. Il leva la main pour dire quelque chose.

« C’est pas … *BUUUUURRP* »

Une quantité de vomi absolument incroyable sortit de sa bouche au moment même où il prononçait son premier mot. L’aventurière fut donc joyeusement recouverte par son petit déjeuner. Incapable de s’en empêcher, le ministre convulsa alors que l’intégralité de ce qu’il avait dû manger au cours de sa vie ressortait par le mauvais endroit dans des spasmes douloureux. De lourdes larmes couraient sur ses joues alors qu’il se tenait à quatre pattes totalement impuissant. Tout son corps rejetait ce qu’il avait mangé et plus encore. Ce n’était pas une réaction normale. Les médecins accoururent pour le soutenir et l’un d’entre eux apaisa rapidement ses nausées à l’aide d’un pouvoir de soin.

Le ministre arrêta enfin de vomir au milieu d’une mère de liquide gastrique. Les médecins l’auscultaient sous tous les angles pour comprendre ce qui lui était arrivé. Aurélius quant à lui restait totalement interdit, le teint pâle comme s’il s’apprêtait à partir dans une nouvelle crise de vomissements. Son calvaire dura une bonne dizaine de minutes pendant laquelle on ne put que lui donner de l’eau et lui éventer le visage. Heureusement, les médecins conclurent rapidement qu’il n’y avait pas d’empoissonnement, mais alors qu’est-ce qui avait provoqué une telle réaction chez le ministre ? Il fallut attendre que ce dernier puisse reparler pour le savoir. Aidé d’un valet, il se remit debout, les jambes flageolantes, tout son corps tremblait comme si ses muscles avaient fondu pendant l’accident.

« Qui … »

Un haut-le-cœur vint stopper nette son discours. Comme tout à l’heure avec l’aventurière qui avait heureusement reçu l’aide d’un cuistot pour se débarrasser du vomi, il n’arrivait pas à articuler. La foule s’écarta immédiatement pour ne pas recevoir un reste de repas.

« Qui est … »

Nouveau haut-le-cœur, nouvel écart de la foule. Aurélius dut attraper un bras voisin pour ne pas s’écrouler à nouveau. Une série de tremblements le parcourut, mais il tint bon avec l’aide du valet à sa gauche.

« Qui est l’enfoiré qui m’a servi un bouseux mal récolté ! hurla-t-il à la salle. »

Le bouseux, ce champignon très particulier qui faisait tourner toutes les têtes. Il était si bon qu’on le servait dans tous les plats de la grande gastronomie. Une merveille qui égayait n’importe quelle assiette et se mariait avec de nombreuses saveurs. Mais ce champignon avait une autre facette, quand il était mal récolté, le gaz vomitif qu’il contenait se mélangeait à sa chair rendant sa dégustation particulièrement … et bien horrible. On ne pouvait imaginer que des cuisiniers puissent se tromper à ce point et pourtant c’était le cas. Derrière le faux pavé qu’il avait mangé, Aurélius avait senti le goût du bouseux, qu’il soit dans la sauce ou servit avec les légumes, il n’avait pas eu le temps de le sentir, mais il était bien là. Et tout cela n’avait rien à voir avec les oignons mal cuits.

Gesticulant tel un petit ver de ter nu et sans défense, pourtant vêtu richement et avec goût, Agneta ne savait comment le considérer. Jamais auparavant elle n’avait vu une telle réaction pour un plat, aussi douteux soit-il. Alors qu’il tentait de revivre, une gelée chaude et marronasse se déversa sur la jambe et les chaussures de la jeune aventurière qui en seule réponse la secoua et regarda au loin dans l’espoir d’entendre le doux murmure des vagues et de sentir l’iode plutôt que ses propres remontées acides produites par le dégoût.

La horde de médecin et de fanatiques en tout genre, considérant surement ce pauvre petit ver comme un dieu, s’était enfin rapprochée et avait atteint la scène du drame. Agneta s’était faite poussée comme une malpropre et tous se penchaient sur le mourant, ignorant royalement le plat prétendument si majestueux qui avait été concocté par quelques chefs qui dorénavant arboraient des mines des plus soucieuses. Elle guettait de derrière, puis au fur et à mesure des auscultations elle finit par percevoir un mot qui l’intrigua : ministre.

Certes, elle n’était pas des plus téméraires et lors de sa petite visite dans la prison de la nécromancienne, elle aussi avait dû se retrouver dans une situation tout aussi pitoyable, mais elle, elle était jeune. Elle n’était pas ministre. Ses photos ne paraîtraient pas dans tous les journaux du royaume. Lui, oui.

La marre des rejets du ministre se fit de plus en plus grosse, mais tout le monde semblait l’ignorer. Les cuisiniers avaient repris la découpe de divers légumes, larmes aux yeux et faciès ayant pris dix ans de plus en quelques minutes seulement. L’un deux, sûrement plus jeune qu’elle, lui apporta un essuie-tout et un petit verre d’eau qu’elle s’empressa de jeter sur sa jambe et d’éponger avec la serviette, elle retira ses chaussures visiblement fichues et les cala près de ce qui lui paraissait être une poubelle.

Elle avait abandonné la drama queen aux professionnels de santé et aux journalistes, de toute façon, en si peu de temps il était impossible de tout reprendre et d’assurer la réussite du projet, et tout le monde le savait à en commencer par le petit dodu en marcel, le même qui avait piégé Agneta dans cette cuisine, qui avait dû entendre parler de la nouvelle et s’était empressé de venir à la rescousse. Elle vit ses petits bras gras se soulever pour l’assommer des remontrances habituelles, et au même moment le ministre sorti de sa transe dramatique et annonça la couleur.

Berk.

Au grand jamais elle n’avait voulu manger de ce champignon si spécial : tout dans celui-ci poussait au dégoût, la couleur, la forme et l’odeur, surtout l’odeur, assez proche de celle qui était sur ses chaussures quelques minutes auparavant. Pourtant, il n’avait point tort ce petit ministre, les bouseux portaient bien leur nom lorsqu’ils étaient mal récoltés et que le goût et l’odeur ne faisaient plus qu’un, pourtant, tous les plus bourgeois d’ici l’aimaient dans leur assiette.

Chance de débutante ou estomac solide, le goût ignoble qu’il devait avoir avait épargné son palais et, même si par curiosité elle aurait aimé regoûter, c’était sans elle. Le ministre Lenhsherr, comme elle avait pu le comprendre du petit cuistot, était un homme de goût et intransigeant face à la nourriture, après tout il avait ses priorités. La cuisine entière se tenait désormais droite, unie dans cette accusation d’un membre du gouvernement. Tous, sauf Agneta, qui pendant que les plus grands la cachaient plus ou moins, subtilisa l’assiette et revint docilement avec vers son cher petit cuistot. Elle lui demanda alors s’il savait dans quel élément du plat il se trouvait : sauce, reconstitution du pavé, accompagnement. Il haussa doucement les épaules en montrant, sans beaucoup de certitude, le petit pâté de légumes. La tâche s’avérait plus ardue que prévue, mais il le fallait. Elle empoigna un morceau entre son index et son majeur et l’enfourna dans sa bouche.

Immondice.

Le morceau de bouseux caché dans la masse fondait, se propageait et inhibait tout sur son passage, les oignons n’étaient désormais qu’une mauvaise passe. Elle recracha le tout dans ses chaussures destinées au cimetière et s’essuya la bouche sur un pan de son tablier. Revenant toute guillerette, elle agrippa une nouvelle assiette et y installa une poignée maudite du plat originel. Après un lavage de main express mais consciencieux, elle y fourra son annulaire et le posa délicatement sur l’un des morceaux du champignon, du moins de ce qu’elle en savait. Une légère lumière pénétra la consistance spongieuse et il ne fallut que deux minutes pour procéder à l’amélioration. Aussitôt fait, elle poussa l’assiette au cuistot qui l’avait aidé à remettre en ordre son apparence, se tenant lamentablement au plan de travail comme si tout autour d’elle tournait, était sombre, et trop dur à être supporté, les cinq prochaines minutes allaient être insupportables.

- Apporte ça au ministre… elle prit une pause pour respirer un peu d’air frais. Fais-lui goûter en disant que tu l’as refait.

Alors qu’il partait assiette en main, elle déversa le contenu de son estomac dans l’évier. Rien n’était trop beau pour sauver ce projet. Elle demanderait un pourboire après.

Aurélius était au plus mal. De part son pouvoir et la capacité vomitive du bouseux, il avait l’impression qu’il ne pourrait plus jamais rien manger de sa vie. Seul le goût acide de ses sucs digestifs subsistait dans sa bouche et il avait beau se rincer, il était incapable d’effacer cette immondice de sa langue, comme si elle avait imprimé une marque indélébile sur son sens gustatif. C’était tellement insupportable qu’il dût forcer l’utilisation de son pouvoir pour éteindre à la fois son goût et son odorat, lui provoquant une migraine de tous les diables. Tout autour de lui, les intervenant restaient interdits en le regardant blanchir à vue d’œil. On apporta même une bassine pour empêcher qu’il ne resalisse le sol de la salle à manger. Aurélius regarda l’heure. Merde, ils n’avaient plus beaucoup de temps et il était incapable de dire si le plat était prêt puisqu’il n’avait plus aucun sens pour le goûter.

« Alphonse, reprenez la cuisine on a encore de nombreux invités à servir. On se contentera du plat que vous avez fait. Je vous fais confiance si vous sentez que le goût est acceptable *BURP* Excusez-moi. Préparez les tables et dites aux journalistes de bien fermer leur clapet sur cet évènement. Et trouvez-moi le bouseux mal récolté dans votre garde-manger que plus personne ne connaisse ça !
- Monsieur, l’interrompit un cuistot.
- Vu que nous ne sommes pas prêts, nous allons ouvrir le restaurant petit à petit, continua Aurélius en ignorant l’interruption. Faites une jauge de personnes et guidez les autres vers les attractions. Comme cela on aura le temps de faire la chasse aux ingrédients pourris. Tant pis si tout le monde ne pourra pas goûter au nouveau plat. De toute façon, faire une expérience culinaire de cette ampleur sans mon sens du goût nous prendrait trop de temps.
- Monsieur, réessya le cuistot ?
- QUOI ?
- Nous avons refait votre plat, si vous voulez le goûter. »

Aurélius arqua un sourcil inquisiteur. Il n’avait rien demandé et de toute façon ils n’avaient plus assez de temps.

« Je ne peux pas goûter un autre de ses plats, mon goût est beaucoup trop affecté pour l’instant, je ne sens même plus ma langue. Donnez ça au chef, il en fera ce qu’il veut. »

Agacé et sous tension, Aurélius continua de distribuer ses ordres, avant de s’isoler dans le parc pour prendre un peu d’air avant le rush qui s’amoncelait devant les portes.

Le petit cuistot parti, plat en main, pas forcément très sûr de lui. Agneta souffla, regarda le soleil dominer de plus en plus les différentes attractions et se demanda soudainement quand elle pourrait rentrer chez elle. Entre le moustachu au marcel, le ministre peu aimable et la horde de fanatiques, elle en avait sa claque. L’odeur nauséabonde de son estomac remontait du siphon de l’évier et elle se décala nonchalamment vers les caisses d’herbes aromatiques qui avaient le don de sauver ce massacre odorant. Et gloire, ou non, les caisses s’avéraient aussi être plus proche du ministre, d’où elle pouvait entendre des bribes d’informations. Elle hochait la tête sans le vouloir.

Hmm hmm. Oui. Quel nul.

Plus les pensées fusaient dans son petit cerveau, plus elle se disait qu’il n’était qu’un dictateur bloqué au poste de ministre de la Culture. Il pouvait aller le chercher tout seul son bouseux s’il n’était pas content ! Le cuistot semblait vouloir s’imposer, sans vraiment réussir, jusqu’au moment où le visage du ministre se figea. Il n’était pas beau à voir dans cette posture, mais rien qu’à sa mine perplexe, Agneta su qu’il était temps de partir vite, et loin, très loin, quitte à changer de contrée. Elle tourna la tête, et à sa grande surprise, elle vit une foule agglutinée devant les portes, tous visiblement en admiration devant le culot que représentait ce nouveau plat … Inexistant. Les quelques cuisiniers restants, les serveurs apparaissant par magie et l’ensemble du petit personnel commençait à s’atteler à diverses tâches, toutes sous la direction de Monsieur le ministre de la Culture. Visiblement, le chef gardait son plat, aussi aléatoire pouvait être le goût.

Malheureusement, Agneta n’aurait jamais le temps d’améliorer tout ça, la quantité était trop importante, et même si seule cette assiette était maudite, le risque était trop grand. Le petit cuistot revint vers elle, l’air dépité et anéanti. D’une main maladroite, elle lui tapota l’épaule en guise de consolation.

- Je dois le donner au chef, sa mine se fit encore plus boudeuse, pour qu’il en fasse ce qu’il veut qu’il a dit.

Allers-retours entre le chef, la foule au portillon, l’assiette. Elle l’arracha des mains du cuistot en le remerciant et lui souhaitant bonne chance et se présenta, toute joyeuse et innocente, au chef qui assaisonnait les fournées nouvelles du plat. Elle lui tendit l’assiette, coupa une petite part et l’invita à goûter. Peu rassuré, il plongea quand même la fourchette dans sa bouche et ses yeux s’illuminèrent subitement, d’étonnement et non de dégoût.

- Maaaaaaraviglioso ! s’exclama-t-il avec un accent qui sentait les îles.

L’assiette déposée sur le plan de travail, le chef s’efforça de rassembler les morceaux pour ne le faire ressembler qu’à une seule assiette dont personne n’avait entamé un seul petit morceau. Si le Ministre était incapable de manger, alors quelqu’un d’autre pourrait le faire, quelqu’un d’important aussi.

- Gardez l’assiette de côté, je reviens.

D’ailleurs, il avait disparu. Elle prit congé en s’excusant et, au pas de course, elle alla à la recherche de ce fameux membre du gouvernement. Esquivant la foule et le regard noir de petit moustachu en marcel, elle finit par le retrouver, il avait l’air un peu plus vivant qu’auparavant, ses joues un peu rosies, mais un regard digne d’outre-tombe.

- Excusez-moi, monsieur le ministre ? Elle osait espérer qu’il ne se souviendrait pas de l’affront qu’elle lui avait fait quelques minutes auparavant, sans quoi elle risquait de se faire lyncher sur place. Savez-vous qui, à part vous, serait l’invité de marque de cette dégustation ?

Il devait forcément y avoir une liste des prestigieuses personnalités mondaines venues ici pour l’occasion. Le tout, c’était de présenter l’assiette réussie à la plus prisée d’entre toutes, de la laisser déguster en premier, sous le regard médusé des autres convives.

Une fois le plat proclamé comme exquis, personne n’y trouverait plus rien à redire.

« Hum ? »

Aurélius leva les yeux vers la jeune femme qui venait de lui adresser la parole. Il avait récupéré un peu de son aventure culinaire, mais il sentait encore dans sa bouche qu’il ne valait mieux pas pour lui qu’il active de nouveau son goût avec son pouvoir. Au moins, son estomac avait cessé de gronder et ses intestins ne jouaient plus la cinquième symphonie de Bilthoven. Il s’était enfui loin de la foule pour se réfugier près d’une petite fontaine, au centre du parc. On avait projeté à l’intérieur une image magique de deux Darwinus qui nageaient gaiement. Evidemment, on n’allait pas capturer des spécimens vivants pour décorer un parc visant à limier leur chasse. Le ministre souffla.

« J’ai l’impression d’avoir déjà entendu votre voix, mais je votre visage ne me revient pas. »

Il plissa les yeux pour essayer de retrouver un souvenir qui, en réalité, n’existait pas puisqu’il il était aveugle lors de leur première rencontre. Finissant par abandonner son introspection, le ministre se mit à réfléchir.

« Eh bien vous pouvez demander à sieur Dugoît, c’est le petit bonhomme bedonnant là-bas. Mais je n’aime pas trop ses critiques, il a tendance à s’étaler en critique sans jamais donner de piste d’améliorations aux chefs. Ou alors Dame Santua. C’est la grande femme en robe rose ici. Elle est moins connue en tant que critique, mais elle touche toujours juste. C’est une qualité appréciable. »

Il sourit faiblement à la commis de cuisine. Qui partit servir son plat à qui en avait le plus envie. Cela n’avait pas vraiment d’importance pour lui. En la regardant partir, il sentit une nouvelle montée au creux de son estomac qui le plia en deux. Décidément, ce champignon était un vrai cauchemar. Il se promit de ne plus jamais en manger sans vérifier mille fois sa provenance. Se tenant les côtes, il prétexta une indisposition, que tout le monde lui accorda, pour s’éclipser de cette réception qu’il ne voulait de toute façon pas animé aujourd’hui.

Quelques mèches de jais portées par le vent, son regard visiblement lassé qui se posa sur elle, une bien belle aubaine que seule sa voix reste encore en sa mémoire. Le temps ici, dans ce cadre pittoresque, s’était comme arrêté loin de la foule, des tintements des ustensiles de cuisine et du brouhaha des visiteurs. Elle ne savait si l’environnement accentuait cet effet ou non, mais le Ministre de la Culture paraissait soulagé, comme libéré d’un poids et avait dû abandonné l’idée d’animer cette présentation. Elle s’en sentait presque coupable alors qu’elle n’avait rien fait, alors qu’elle avait juste tenté d’arranger les choses. Certes, l’avoir traité de mauviette n’était pas forcément l’idée la plus glorieuse qu’elle avait pu avoir, mais au moins, il n’y avait pas encore eu d’incident diplomatique.

Elle hocha doucement la tête à sa réponse, malgré ses grands airs, c’était un personnage calme et réfléchit. Elle prit congé en lâchant un sourire attristé, sachant que ce moment, tant attendu par tous, allait perdre de son charme en perdant son ministre. Il ne s’agissait que de quelques minutes avant le lancement, quelques minutes avant que le premier plat ne soit goûté et que le verdict tombe. Le même qui avait empoisonné Lehnsherr allait désormais être offert à la fine fleur des critiques, amélioré pour en cacher l’immondice, mais le même qui était passé de main en main pour tenter de couvrir le drame.

Un peu chamboulée, elle chercha des yeux le fameux Dugoît, qui comme l’avait si bien décrit le ministre n’avait l’air que peu aimable dans sa chemise moulant désavantageusement sa bedaine. Finalement, il irait voir ailleurs, en plus, il l’avait regardé de travers lorsqu’elle était passée devant lui, il ne méritait que le malheur d’une vie. Madame Santua était bien repérable elle aussi, une tête de plus que l’ensemble des convives féminins et une robe d’un rose pétant, s’accordant avec les quelques fleurs du parterre avoisinant.

Elle passa la frontière de la cuisine, laissant derrière elle le portillon et le ministre de la culture. Se représentant au chef, elle le salua poliment en remettant les ordres du ministre, quelque peu déformé pour le faire à son avantage. Ce serait Dame Santua qui aurait le privilège d’ouvrir la danse, et un serveur bien habillé pour l’occasion se présenta au portillon pour l’extraire de la foule et la faire avancer. Les regards étaient braqués sur elle, et au fond d’elle, Agneta espérait que le ministre serait satisfait de cette décision. Elle quitta alors la salle de réception tandis que la femme en rose prenait place sous les applaudissements de la foule et des journalistes, retraçant le déroulé des événements.

Dans sa dernière foulée, alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre la fontaine où dansaient deux darwinus fictifs, dans l’espoir de revoir aussi ce ministre qu’elle avait méprisé à tort, elle entendit une voix familière qu’elle pensa au début être Monsieur Dugoît, râlant de ne pas avoir été choisi. Son bras fut tiré vers l’arrière, et tournant sa tête, elle reconnut le petit homme trapu au marcel, un sceau d’où des gants sortaient et un balai dans la même main.

- J’ai entendu dire que la corvée cuisine était finie. File aux toilettes du fond, on a perdu un gars qui s’est étouffé avec de l’eau.

Agneta le regarda, déboussolée et chercha désespérément du regard le ministre qui devait être caché par une haie. Son ravisseur la tira un peu plus et elle se résigna, arrachant les outils de nettoyage avec rage et s’en alla, traînant le pas, vers sa nouvelle corvée.

- ET PLUS VITE QUE ÇA.

Les acclamations qui se propageaient sur le chemin lui indiquèrent que finalement, le plat n'avait empoisonné personne d'autre.

Encore une bonne chose de faite.