A l’occasion de la saison chaude et de ses festivités, je me suis accordé un plaisir coupable. Ou plutôt, une trêve dans le travail, après avoir escorté une caravane marchande jusqu’au sud, où les bancs d’or chaud s’étendent à perte de vue. Induit par mon père de découvrir le monde, je n’avais eu grand dam à m’accorder cette escale, lorsque ma mission achevée, j’atterrissais sur la côte donnant sur l’océan. Et quelle scène, celle qui se présenta à mes iris émeraudes, d’une grande crique isolée coupant subtilement avec le reste du décor, prodiguant pour sûr un ombrage partiel adéquat à la chaleur saisissante du sud.

Nous n’étions pour sûr, pas sur les climats auxquels les pieds des monts de Forteresse m’avaient habitué. Pas que ce soit spécialement pour me déplaire, j’apprécie sans peine ce que d’autres appellent le “mal du pays”. Sans avoir à tirer à pile ou face, ou à m’éterniser plus longtemps en réflexion, l’attrait de l’aventure m’engagea naturellement à trouver un emplacement en cette crique, où profiter de l’air iodé quelques heures. Un congé auquel, si ce n’était pas par responsabilité, je n’aurais su, définitivement, céder. J’étouffe un rire à cette pensée.

Il y avait plusieurs chemins pour accéder à l’alcôve naturel, pour ma part, j’empruntais celui qui contournait un bout de falaise par la plage, impliquant de randonner sur plusieurs mètres avec l’eau au niveau des genoux, j’avais donc retroussé mes bas et tenu mes bottes à la main, à cet escient-là. Et cette trempette anticipée, m’assurant de la température absolument divine de l’eau, m’eut permis de savourer sous un autre angle le charme de l’endroit. Large, des parois d’inclinaisons variées, parcourant dans le sillage des roches des accès plus ou moins naturels, plus ou moins pratiques. Un sourire contenté au visage, je retrouve le sable entre mes orteils, plus chaud que l’eau, qui me sécha en un clin d’œil la plante des pieds. L’abondante quantité de pierres noires et grises, joutant avec la marée, laisse bientôt paraître un de ses spectacles : des créatures longues d’un mètre, à la truffe curieuse et au pelage blanc sur le ventre. Leur dos était composé d’un éminant manteau d’écailles. Des dracoloutres à n’en pas douter ! Je n’en avais jamais vu que des croquis et des illustrations, dans les encyclopédies animalières qu’avait ramené père de ses voyages.

Conscient de leur caractère craintif de l’être humain, je pris un détour pour ne pas les déranger, évitant de prolonger le contact visuel plus que nécessaire. Bien que, tout de même ! Je n’en avais jamais vu aussi proches et elles ont tout simplement quelque chose de touchant, dans leurs œillades innocentes. Qui sait, peut-être aurais-je la chance de me faire approcher par une de ces créatures, une plus téméraire que les autres ? Pour sûr, l’idée me plaisait, ainsi il me faudrait leur inspirer confiance, voici mon aventure de la journée !

J’installe donc un campement modeste à mi-chemin entre les parois de roche et la langue salée qui s’étendait jusque dans les terres, scindant presque en deux la crique, si ce n’était pour un étroit passage praticable, plus loin dans le renfoncement naturel. Délesté de mes propres possessions, je ne m’habille que d’un pantalon aux pattes retroussées et d’une tunique légère, usant de mon sac de voyage comme d’un coussin pour m’étendre de tout mon long sur le sable. Et les yeux clos, je suis plus tard tiré d’une petite sieste d’un quart d’heure, lorsque plusieurs voix, plutôt criardes, perturbent l’harmonie des lieux.

« - Tu penses qu’on en attrape combien ?
- Là ? Quatre ou cinq, maximum, on a pas le matos de faire une plus grosse prise. Sans compter les stocks de bouffe qui sont limités.
- Ce sera suffisant ?
- On reviendra au besoin, t’inquiètes. Pour l’instant, on profite bien sagement, on prépare les filets, on bois un coup, tranquille ! On a l’après-midi. »

J’ouvre un œil méfiant. Ils sont sur l’autre rive. D’ici, j’aperçois l’équipement qu’ils ont amené. Et des lances de cette taille-là, c’est pas pour la pêche au crabe. Ils ont l’air d’avoir également amené de quoi boire et on ne parle pas de gourdes d’eau, mais plutôt de quelques cagettes de gnole. La tranquillité ressemblait dès lors plus à une utopie qu’un projet pour le futur immédiat et la manière dont certains pointaient les dracoloutres n’avait l’air de présumer grand-chose de bon. A quoi bon chasser ces créatures ? Certains les adoptent pour en faire des élevages, certes, mais des lances ! Avaient-ils l’intention de les blesser ? Quelle angoisse.

Dans un élan motivé par la curiosité et l’appréhension, celui d’une personne qui s’apprête à mettre son nez dans les affaires des autres, je regroupe grossièrement mes affaires et les laisse là, allant “nu”, sans équipement quelconque, à la rencontre de ces messieurs. Je ne note pas immédiatement la présence d’une autre personne, dissociée du groupe de supposés braconniers, dans cette crique que nous partagions tous.

« - Excusez-moi messieurs, je n’ai pu m’empêcher de prêter oreille à votre conversation. Et je me demandais, que chassez-vous ici ?
- Hein ? De quoi je me mêle ? Occupe-toi de tes affaires fiston.
- A vrai dire, il me semble vous avoir vu porter un intérêt tout particulier à ces dracoloutres. Vous ne comptez pas les blesser, j’espère ? »

Un des hommes, occupé à démêler un filet, leva la tête dans notre direction et interpella mon interlocuteur.

« - Eh, Mars. Il a pas des plaques d’aventurier autour du cou, ton clown ? »

Je me fais dévisager de la tête aux pieds.

« - Eh, gamin. T’en dis quoi si on te demande juste de retourner tranquillement faire bronzette de ton côté et de nous laisser à nos affaires ?
- J’en dis que vous vous fourrez le doigt dans l’œil. »

J’ai parlé trop vite. Après tout, je ne suis qu’un aventurier, seul, sans grande expérience au combat contre un groupe d’humains, armés de pointes qui font ma taille, au corps à corps, sans arme. Ouais, les chances sont pas spécialement de mon côté, mais maintenant, il est question d’assumer mes paroles et de ... prier très très fort à Lucy, dans le doute où elle serait d’humeur miséricordieuse, là de suite. J’sais pas, faites apparaître une patrouille de gardes, ou un type super fort, du genre un fervent défenseur de la cause des loutres ?

Je me dis parfois que Lucy et son œuvre ont le sens de l’humour. Ce n’est pas pour me déplaire, en général, mais notre déesse adorée vient de m’envoyer ... une loutre géante ? Une loutre géante. Bien, au moins elle sait rire. J’étouffe un pouffement, parce qu’il faut dire qu’elle a du cran, la mignonne. Et si la souplesse de son dialecte laisse à désirer, ça n’en ajoute pas moins au ridicule que vont devoir affronter nos loubards. L’un d’eux s’adresse d’ailleurs à moi, en m’épiant pendant que je cache difficilement une demie lune hilare, derrière mon poing.

« - Ça te fait rire, le plouc ?!
- C’est possible, oui ... pour ma défense, c’est une loutre qui vient de se ficher de vos têtes ! Personnellement, j’aurais pris un coup à ma fierté.
- Il se fout de nous en plus ! »

Et la discussion s’envenima progressivement juste à côté, à tel point que je ne pu en rattraper que la fin, lorsqu’une voix étrangère proféra sa première menace. Ou à en juger son ton, son premier avertissement, plutôt. S’en suivit une remarque à mon égard, impliquant un lien romantique, qui me fit pivoter la tête dans la direction de la demoiselle pour mieux la détailler. Étrangement, son physique me parle comme si je l’avais déjà rencontrée ... ou pas. C’était assez flou. Quoiqu’il en soit, une jolie demoiselle à laquelle je n’aurais pas la prétention de m’acoquiner sans effort. D’autant plus qu’elle a l’air d’avoir un tempérament pour le moins ... percutant.

Non, clairement, elle a pas froid aux yeux. J’en suis doublement ravi lorsqu’elle signe tacitement l’acte de notre entraide à venir, Lucy a donc entendu mes prières et n’a pas fait les choses à moitié ! Une loutre ET un type – qui a l’air – super fort. Je hoche donc la tête en approbation, galvanisé d’un soudain regain de confiance. Certes, nous n’étions que trois, mais il valait mieux ça qu’être seul. Ainsi lorsqu’elle confirma les intentions du petit groupe et m’interrogea sur la législation applicable à la situation présente, je feins un air songeur.

« - Hmm ... j’avoue que ça ressemble quand même vachement à une attaque. Légitime défense, ouaip. »

Et alors que j’approchais tranquillement de l’eau en jouant la carte de la surprise pour en extirper une arme, la loutre offrit un bain de bouche sous propulsion au dénommé Mars, le plus insolent des braconniers. Du moins parmi les seuls qui s’étaient déjà prononcés. ET BAM, il s'étale à la renverse, sonné. Moins un ! Plutôt épaté, je laisse filer un « woah » admiratif et bien déterminé à ne pas laisser le familier faire tout le travail, je pose un pied dans l’eau salée, y matérialise un grand manche en bois, sans le moindre fil et le projette en l’air en levant la jambe. D’une main, j’attrape mon bâton et m’élance en avant pour donner un grand coup horizontal, saveur glace à l’eau de mer, dans les dents d’un type s’étant jeté vers une des lances.

« - Hey la loutre, c’était pas mal du tout ton jet d’eau ! Y a moyen que tu le refasses ? »

Après tout, je m’étais installé ici dans l’espoir d’en approcher une. Mais me battre aux côtés d’un de ces mammifère géant ? Je signe tout de suite ! Ça, ça a un vrai goût d’aventure ! Porté par cet esprit jovial, j’use au maximum des techniques enseignées par Heimdall, mon mentor, visant à utiliser tout mon corps au combat. Coup de pied retourné dans le plexus d’un gars dodu qui tente une prise par derrière, je reprends équilibre et lui assène un bon gros coup de manche sur le front, qui lui laissera certainement une belle bosse.

« - Eh ! C’est moche de faire des attaques dans le dos, sans permission qui plus est ! »

Bien qu’en l’état, le questionnement de permission avait été relégué au second plan. Mais ce fut plus fort que moi, nous avions l’avantage, après tout ! Et contre des gars qui ont fait l’aveu de vouloir chasser des bestioles innocentes, j’allais pas me gêner. Maintenant, il ne restait qu’à voir la réaction des autres. Allaient-ils plier, ou contrattaquer ?

Mon arme improvisée, ma portée améliorée, ployée sous mon aisselle en position de garde, je jette un œil par-dessus mon épaule quand la loutre offre une douche à un autre des gars qui s’était approché trop près des lances. Bien joué mignon, tu gères. Une œillade plus en arrière pour voir sa maîtresse et ... tiens ? Elle a disparue. Ses traces de pas dans le sable s’arrêtent net là où elle se trouvait l’instant d’avant. Je hausse un sourcil curieux, avant de devoir reporter mon attention sur les racailles qui mijotaient de lui porter atteinte. Du coup ils se rabattent sur moi. Super, je suis le second choix. Mais d’un autre côté, sans connaître ses capacités, je me dis que là, de suite, elle est potentiellement à l’abri. Pas plus mal, même si elle est semblablement une aventurière aussi.

Mon allié, massif mammifère au don de projection d’eau plus que pratique, continue d’arroser l’ennemi et s’en suit les plaintes de nos adversaires. Un court échange et ils se concertent de manière bien obstinée à s’armer, s’ils devaient y arriver, la situation serait d’autant plus tendue. Mais les propos de la loutre me galvanisent. C’est pas tous les jours qu’un cœur pareil me traite comme un ami.

« - Voilà, dis-leur mon pote, on est pas tout seul ! »

J’offre un grand sourire carnassier au familier avant d’aller en soutien lorsqu’ils essaient de trouver un tireur embusqué. Cette femme, sans l’ombre d’un doute. Je suppose qu’elle s’était donc repositionnée pour les canarder discrètement, chose qui somme toute, venait potentiellement de nous sauver la vie en ralentissant leur progression vers les lances. Pas le temps de chercher d’où venait le tir cependant, tout ce que je sais, c’est qu’elle nous couvre potentiellement et j’ai pas besoin de plus d’arguments pour me projeter en avant. Le bâton d’eau prolonge mon bras, pouvant tenir encore plusieurs minutes avant de rompre, je le fais tourner un coup pour l’élan – un peu aussi pour le style – et envoie un crochet téléguidé dans la face d’un des gars, profite de l’impulsion pour repartir dans la direction inverse et viser le genou cette fois-ci, l’achève avec un coup de pied dans la mâchoire. Je prends un sale coup de poing dans la face d’un autre gars, à qui je rends la politesse sans grande formalité, il titube et finit sur son arrière-train. Je camoufle une grimace, parce qu’il avait la tête solide, le bougre.

« - Qui d’autre ? J’vois qu’il y a encore des motivés parmi vous !
- Toi approcher. Moi cadeau.
- Un cadeau ? Pour de vrai ? T’es vraiment trop sympa toi. »

La loutre m’accoste et je lui répond avec un entrain manifeste. J’approche donc, comme demandé. Et lorsque nous sommes l’un face à l’autre, je sens quelque chose me toucher sur l’épaule, ce qui me fait presque bondir. En jetant un œil dans cette direction, je vois ... rien. Pas même mon épaule. Enfin si, je la sens, je sais qu’elle est là, mais elle est rendue invisible. Et le schéma se dresse pas encore tout à fait, mais d’après le copain, je suis magique, maintenant. Et finalement, lui aussi devient totalement furtif. Là, je flaire un truc, sûrement le pouvoir de sa maîtresse, du coup.  

On se positionne donc, pour ma part en rebroussant mes pas minutieusement, sous les yeux ébahis de l’équipe qui suspecte l’entourloupe. Après tout, on a dressé le tour de magie sous leur nez. L’avantage, c’est qu’ils ne savent pas où on est exactement et j’en profite pour sauter sur une pierre de taille modeste pour camoufler mes traces. D’ici, je pourrais les contourner. Quelques sauts plus loin, discrétion étant de mise, mon objectif est la petite pile d’armes qu’ils miraient avec convoitise l’instant d’avant, dont l’un s’approche avec méfiance. A quelques minutes du seuil critique qui sonnerait la disparition de mon arme, je finis donc par la projeter plus loin, fait du bruit avec avant de lâcher l’emprise de mon don. Je sens déjà les nausées arriver.

Avec l’impression de m’être empiffré de ragoût de grognours au-delà du raisonnable, j’arrive finalement à destination pour piquer une lance presto et la pointe sous la gorge du gars qui était en route pour s’approvisionner.

« - Hop hop hop, garçon. J’crois que je t’ai eu, là. Alors tu vas retourner fissa sur tes pas et te coucher sur le ventre à bonne distance, c’est bon pour toi ?
- C-C’est bon pour moi ?
- C’était rhétorique, bouge-toi avant que je te fasse un trou. »

Bien. Si la collègue et mister tout-chou sont toujours dans le coin où je les ai vus pour la dernière fois, on devrait plus ou moins les tenir en tenaille et vu leur équipement actuel, je ne pense pas qu’ils puissent faire grand-chose. On a leurs armes, après tout. Reste qu’à savoir si la demoiselle avait réussi à maîtriser le reste des gars, de son côté. Je jette un œil dans sa direction.

Les derniers type se font grouper sans problème et je constate seulement maintenant que j’ai eu tort de m’inquiéter pour ma partenaire. Elle les a, pour ainsi dire, carrément maté et pas dans le sens où elle se serait rincé l’œil. Eux en revanches, s’étaient faits rincés. Les gars passent sous le filet qu’ils destinaient aux dracoloutres, ces-mêmes créatures qui observaient la scène depuis une distance de sécurité. Quelle ironie, ça me tire un souffle sarcastique.

Depuis leur geôle improvisée, dont je pris soin d’assurer les prises au sol pour éviter qu’ils ne gigotent trop, ils lancèrent le débat d’abord entre eux, puis avec la loutre qui venait de réapparaitre. Décidemment, elle avait goût à communique. Pas pour me déplaire ceci dit, ses interventions avaient été efficaces jusque-là. Enfin, cet air charmé, ce regard imprégné d’une candeur quasi paternelle et cette moue ravie que j’exhibais s’évanouirent en trois tirades et une patte qui réhausse un badge que j’ai tout le loisir de décrire. Un badge Saphir.

Attends, attends. Un instant. Des Saphirs, y en a pas beaucoup. A vrai dire, il y en a même assez peu pour qu’ils soient connus et promus au rang de quasi-légende. Du moins, c’est le cas pour moi et mon goût des récits fantastiques. Des personnes qui ont certainement beaucoup de choses à raconter, des épopées à narrer avec la flamme du vécu dans le regard. Quelque chose de similaire à ce que faisait mon père au retour de ses voyages. Et des femmes Saphirs ? Je n’ai qu’un nom qui me vient en tête actuellement ... Carciphona. Et lorsque j’essayais de rattacher une image distante, faites des ébauches et descriptions d’autres aventuriers, ça concordait. Une demoiselle svelte aux cheveux noirs et blancs, accompagnée d’un familier géant. Je m’immobilise, prit de court.

Enfin non, je m’immobilise APRES avoir décollé une taloche à l’arrière du crâne du dernier type qui avait encore la foi de parler. J’ai peut-être tapé fort, parce que du coup, il répond même pas à son interlocutrice qui confirme par la même occasion son rang. Et la magie d’invisibilité levée, j’ai tout le détail de décrire les traits de son visage, n’osant même pas baisser les yeux plus bas. Elle correspond aux descriptions.

Carciphona, le Saphir promu après une quête dangereuse d’après les récits, l’ayant confrontée elle ainsi qu’un autre aventurier, similairement côté, aux prises de gevaudans dans les alentours de Forteresse. Pour cause, cette histoire avait fait le tour des environs et mon village natal au pied des montagnes n’avait pas été épargné. Mon regard se mit à traduire cette pointe d’admiration que je lui porte. Peut-être même était-ce grâce à ce genre d’histoires, que je suis devenu aventurier moi-même. Un avenir d’apothicaire m’attendait, après tout. Mais l’appel de l’aventure, les contes épiques et la découverte du monde m’y firent abdiquer, sans grand regret.

Et je me tenais face à elle, j’avais combattu à ses côtés. L’adrénaline retombait progressivement et si elle devait, avait, probablement et qui sais-je, l’habitude de ce genre d’affrontement ? C’était certainement une première pour moi. Et une première en excellente compagnie, en témoignait notre prise et la seule rougeur sur ma joue comme désagrément.

Lorsqu’elle s’adressa à moi, ce ne fut pas le même effet. A vrai dire, son ton détaché et amical avait quelque chose d’exceptionnel. Un peu comme la situation présente, finalement.

« - Je n’ai aucun contact, non ... Oh, mais il y en a probablement à Balion, des gardes. Le village proche de la côte, à l’Ouest ! J’y ai escorté un convoi aujourd’hui et on a été reçus à l’avant-poste, il est à une quarantaine de minutes à pied, je crois. »

Avoir tenu un discours pareil face à la légendaire Carciphona avait quelque chose d’extraordinaire, pour la gloire de son nom et l’émerveillement qu’elle m’inspire. Quant à la suite des directives, je ne fis qu’acquiescer du chef lorsqu’elle proposa de s’y rendre. A dos de loutre, elle serait bien plus efficace. Sans parler du fait que c’est K’awill dont on parle, son allié fidèle, lui-même une légende qui constitue ce “duo d’aventurier”. Et lorsqu’elle me tendit la main, je me figeais. J’aurais pensé à lui demander de signer mon épée, d’avoir l’occasion de toucher la fourrure de sa loutre, de me raconter un récit marquant de son propre cru. Le rêve. Mais une poignée de ce genre ? Quelle occasion improbable.

J’avance donc modestement ma main, ému par l’occasion, comme un enfant qui rencontre son idole et répond en contenant cette joie cinglante.

« - Zéphyr, c’est un honneur ! »

Ce fut compliqué de ne pas lui offrir l’équivalent d’une encyclopédie d’éloges, car si ce trop plein d’admiration grandissait en moi, je considérais surtout le fait qu’elle devait déjà en avoir plus qu’elle ne saurait qu’en faire. Elle respire ce sentiment de mettre tout le monde au même niveau et en voilà une de plus, de qualité que je pourrais citer en racontant cette histoire à mes petits-enfants.

« - Je peux monter la garde ici en attendant l’arrivée des gardes, pas de soucis. Vu l’adresse de ces lourdauds et l’état de certains, je tiendrais largement le coup. »

Et sur un trait d’humour, je me met au garde à vous en bombant le torse, comme pour l’assurer que ce ne serait qu’une formalité et qu’il valait mieux en rire. L’effet de nausée avait culminé il y a déjà quelques minutes, après l’affrontement et j’étais de nouveau en pleine possession de mes moyens.

« - Du coup ... je te laisse guider les gardes ? »

Elle détale à une vitesse folle sur le dos de K’awill et il faut dire que cette vision a son charme. Je ne parlerais pas d’une demoiselle qui se rhabille sur la plage, car j’avais bien évidemment détourné le regard à ce moment-là. Juste après en avoir presque trop vu, ce qui me fit piquer un fard. Bref, bref, bref, ne nous attardons pas sur ce genre de détail, voulez-vous ? A chacun sa sensibilité de l’art, la mienne est aiguë.

Et du coup, elle disparait après avoir rassemblé ses affaires, ce que je comprends. Les miennes sont toujours sur la rive opposée et ce n’est pas pour ce que je trouverais dans mes effets personnels que je m’en sortirais mieux à garder notre troupeau, comme l’avait dénommé Carciphona. Assis à l’ombre, après avoir jeté un œil aux affaires des braconniers – eh, on va pas se gêner avec des criminels, hein ! – j’examine un carnet trouvé dans un de leurs sacs en cuir. Il contient diverses notes avec des chiffres encadrés, des plans de voyage et des schémas de créatures plus ou moins rares. Régulièrement annotés d’une signature, toujours la même, faites à la plume et à l’encre, contrairement au reste des écrits au fusain. La seule fois où le gribouillis n’apparaissait pas, ce fut en bas de la page intitulée “dracoloutres – côte sud”.

« - Hey petit, ça te dérange pas de fouiller nos affaires sous notre nez ?
- Pas le moins du monde, mais je suis content que vous ayez demandé ! Je veux dire, je suis censé vous surveiller, autant apprendre à se connaître non ?
- Moi j’pense que tu devrais garder l’humour pour ta petite amie. Tu sais pas qui on est.
- Ma petite amie ? CARCIPHONA IXCHEL ?! Jamais ! Enfin, pas qu’elle soit vilaine hein, du tout ! Mais euh, les gars, gardez les pieds sur terre. Une Saphir ? Avec un gars comme moi ? Ahahah, impossible !
- ...
- C’est quoi ce regard ? T’es pas censé me rassurer, là ?! Vaurien !
- ...
- Laisse faire Bobby, il a une case en moins ce type.
- Roh, ça va, sortez vous ces manches de lance du ... bref. Allez pas imaginer que c’est par gaieté de cœur que je fais la garderie, alors autant rendre ce moment agréable pour tout le monde !
- Parce que tu crois que c’est agréable d’être entassé sous un filet ?!
- Ah ça ! Vous le demanderez à ces bestioles que vous vouliez capturer. Et celles d’avant. Vous en êtes pas à votre premier coup, hein ?
- T’es de la garde ?
- Bah ... non, on vous l’a dis tout à l’heure, je suis aventurier moi.
- C’était rhétorique, ducon.
- Ah. Merde. »

Je me repenche alors sur la lecture du carnet et outre les mentions diverses et variées de créatures qui me froissent légèrement, je tombe sur les dernières pages où est dressé un petit tableau, avec une liste de coûts, de frais et de primes. Et il semblerait que ces gars comptaient s’engraisser avec un boulot plutôt fructueux, si l’on juge les pépètes qu’ils s’étaient déjà fait. D’où la possibilité de s’emmener une aussi grosse caisse de gnôle.

« - Hey, c’est que ça paye bien votre histoire.
- Quoi, t’es intéressé ?
- Peut-être ?
- Dans ce cas détache-nous, qu’on en parle.
- Ahahah, tu rêves. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui vous signe ces documents. Attendez, laissez-moi réfléchir. Vous me dites chaud ou froid en fonction, d’accord ?
- ...
- Alors je dirais que c’est quelqu’un qui possède de l’argent. Un bon p’tit grassouillet, voyez ? Un noble peut-être. Sauf que, les nobles, ils signeraient pas votre petit carnet, paye l’odeur en plus, vous vous essuyez les aisselles avec ?
- ...
- Enfin bref. Moi je pense que vous avez un boss, un autre grassouillet, un gars qui touche le gros du pactole et redistribue les opérations, bien au chaud dans son trou. Ou au frais, plutôt, sinon y aurait qu’à suivre l’odeur de porc grillé pour retrouver sa trace. Ahahahah ! Pas mal hein ?
- T’es vraiment à l’ouest toi ...
- Roh, c’est bon, vous faites vraiment aucun effort. J’vais continuer d’éplucher vos comptes et vous aurez juste droit au traitement du silence.
- A la bonne heure.
- Tss. »

Et malgré ces efforts, je n’arrivais à leur tirer aucune autre information. Si, peut-être l’œillade qu’ils s’étaient échangés, quand j’ai parlé de distribuer les opérations. Ils ne me facilitaient aucunement la tâche en restant silencieux, j’en conclus qu’ils sont soit tous perspicaces, soit qu’on leur a spécifié de garder le silence en cas d’ennui. Je m’attendais définitivement à plus d’animosité, un très bon prétexte pour tirer quelques bribes intéressantes sous le coup de la colère.

Ainsi je ne fis qu’attendre le retour de Carciphona, ponctuant spontanément ma lecture par des « Ah, tiens, vous avez oublié de retenir la dizaine sur cette opération. » Ou ce genre de commentaires désobligeants. Et la Saphir ne tardait pas à faire son retour, annoncée par la silhouette de K’awill se dessinant à l’horizon. A son arrivée, la loutre géante alla à l’eau après avoir fait magiquement disparaître son attirail. Je salue Carciphona, maintenant un peu plus à l’aise après avoir digéré l’information.

« - Tout va bien ! Nos amis n’ont pas d’humour alors j’ai dû me faire des blagues à moi-même, mais autrement, rien à signaler ! »

On avait donc une heure de garde en plus ? Ce serait toujours plus sympathique en bonne compagnie, au moins. Et quelle compagnie que SE DESAPE DE NOUVEAU VITETOURNELATETEREGARDEPASZEPHYR. Fiou. Ca s’est joué de peu.

Inspiration. Expiration. Je regagne contenance pendant qu’elle fusille notre pactole du regard. Elle me propose finalement une boisson et m’explique comment m’en servir en m’offrant un verre. J’accepte volontiers.

« - Oh, super, avec plaisir oui ! Merci ! »

Alors une boisson ... Oh, je sais. Ma mère fait une citronnade aux herbes à tomber par terre, je pense donc à sa recette légèrement fermentée, ce qui produit des bulles dans la boisson et lui donne une teinte plus ... citronnée ? Logique jusque-là. L’odeur acidulée est bien là, quant au goût ... il est exactement comme dans mes souvenirs.

« - C’est fameux ! Pratique ces sucres ! On dirait exactement la boisson de mon enfance ! Tiens, tu veux goûter ? »

Et je lui tend le verre avec un grand sourire. Quelques instants après, ma mine devient un peu plus sérieuse et avant d’attaquer un morceau un peu plus consistant du sujet, je me sépare de mon haut pour profiter de la brise fraîche. Après tout, si Carciphona était à l’aise de son côté, je n’allais pas me priver pour me mettre un peu plus à mon aise, également.

« - J’ai trouvé un carnet dans leurs affaires, j’ai eu le temps de le feuilleter et ... y a de quoi les inculper. Amplement. Si on passe au-dessus des armes et de l’alcool qui sont peut-être de la contrebande, on a une signature qui revient souvent et plusieurs noms de bestioles assez rares. Là, on a des Mists, ici, des Anges Dragons. Il y a aussi des prix, des nombres, tout n’est pas explicitement détaillé, mais ... je pense me faire une idée de toute cette histoire. Ça te parle toi ? T’as déjà croisé des cas qui se rapprocheraient de celui-ci ? »

Je lui tends alors le recueil, évitant de m’étendre sur mes théories dans le doute où elle aurait quelque chose à rajouter. Puis, c’est plus facile de frimer avec sa science face à des hommes immobilisés, que face à la célèbre Carciphona. Elle aurait peut-être, sûrement, plus de flair que moi pour cette affaire et ... c’est plus fort que moi. L’appel de l’aventure est tel qu’il faut que je mette mon nez dedans.

Il y a de ça deux heures, j’aurais pensé que les langues se liaient à mesure que l’on grimpait les échelons dans un organisme. Il faut dire, Carciphona, en plus d’être mon ainée, avait fait parler d’elle et je doute qu’elle l’ignore. Pourtant, elle m’offrit bien plus que du temps, une discussion pour le moins agréable et spontanée. Finalement, ce n’était pas si différent que de parler avec n’importe quel collègue de la Guilde et j'en étais grandement rassuré. Bien plus à l'aise à ses côtés. Quelle humilité ! Quelle grandiose rencontre ! C’est donc ça, l’aventure ? Si c’est le cas, je veux bien prolonger indéfiniment mon séjour sur les routes !

Elle, même si ses termes ne traduisaient pas un enthousiasme réciproque au mien, lorsque l’on abordait le sujet des braconniers et leurs clients – chose que je peux comprendre, l’ambiance a vu des jours plus rose – m’avait tout de même l’air plutôt passionnée dans sa manière de faire. Impulsive, comme décrite par son crédo d’investigatrice. Cogner, puis poser les questions. Elle me tira un rire franc, rapidement étouffé derrière mon poing, non pas sans une pointe rémanente d’hilarité. Elle fait définitivement un personnage atypique, qui tranche avec la noblesse accordée à son statut ... et si mes souvenirs ne me font pas défaut, il me semble que certains de ses confrères se détachent eux-mêmes du lot par des défauts plus ou moins attachants. Ça fait rêver, tout ça.

« - Ça n’a pas l’air simple effectivement, toutes ces affaires d’acheteurs et clients illégaux. Et si ça l’était, on ne serait pas dérangés pendant nos vacances. N’est-ce pas les gars ? »

Je me tourne vers le filet avec une mine sarcastique. D’une certaine manière et bien que ne cautionne pour rien au monde leurs agissements, ils m’avaient arrangés une rencontre pour le moins unique. Je leur en serais peut-être été redevable, si ces types ne menaçaient pas des créatures innocentes, plus tôt dans la journée.

« - Ah, tu aimes bien la boisson ? Mon père disait toujours qu’il suffisait d’un bon verre pour délier les langues. Enfin. Je pense pas qu’il parlait de ce genre de verre, ceci dit. »

La logique s’applique malgré tout et je réplique à son air offusqué par un sourire ravi. Si je lui ai fais découvrir un truc sympa, c’est ça de gagné ! Et non pas content de nous accorder seulement sur ce point-là, nos mines convergent de cœur en des rictus sûrement trop taquin au goût de nos prisonniers, lorsqu’on parle de les délester de leurs bourses.

« - Quelle fine idée, je suis sûr que les nobles nous en donneront un bon prix si on leur vend une jolie histoire avec ... »

Et sur un fond sonore de geignement peu enjoués, on les taquine un coup, sans assez de pensée pour vraiment passer à l’acte. Bien que, ils le mériteraient peut-être, vu le nombre de cases cochées, dans ce petit carnet que j’ai remis à la Saphir ... Mais ça, c’est plus de notre juridiction. Enfin, ça ne l’est bientôt plus. Et je préfère laisser la garde faire dans la mesure du possible. Ça doit être grâce à un paragraphe dans le code de l’aventurier qu’on m’a tendu à l’inscription, avant de me demander si je pouvais le lire moi-même ou s’il fallait le faire pour moi. Un truc du genre “les aventuriers tapent les monstres, les gardes tapent les criminels”, avec un tas d’exemple et de dérogations dont je ne me souviendrais pas spontanément.

Et lorsqu’on parle de justice, elle y vient d’elle-même, en prenant son rôle d’ainé un peu plus sérieusement. On aurait presque dit une grande sœur qui achève un discours touchant avec un compliment. J’ai sûrement répondu une banalité à ce moment-là, comme “c’est normal” ou “n’importe qui aurait sûrement fait la même chose”. Mais le fait est, ça sonnait bien dans sa bouche et je me rappellerais sûrement, un jour, que la grande Saphir Carciphona a salué mon geste. Ca aussi ils en entendront parler, les petits enfants.

On dérive naturellement sur de la causette et je me rend compte qu’elle a le dialogue facile. Ce qui est amusant car on ne dirait pas, elle fait bien plus ... imposante en apparence, peut-être ? On s’imagine une femme plutôt froide, plutôt revêche, plutôt distante, mais nous y sommes à des lunes entières.

« - Je note, prochain gévaudan que je croise, je lui colle une balayette, fracture de la clavicule et j’envoie ses roubignoles à Nivix. Merci pour le conseil ! »

J’éclate de rire. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre. Mais ça fait un bien fou de s’amuser, de rire un coup. On en a trop peu, des partenaires de route aussi expressifs. On s’étend sur diverses aventures de son propre cru et je me réjouissais de ne pas avoir à les lui demander : elle proposait naturellement. On en entend des vertes et des pas mures, des contes sortis d’un livre pour enfant, des péripéties fantastiques, rien que ça. Et je ponctue tout ça par des exclamations naturelles, pendu à ses lèvres comme un gamin en plein rêve.

Quelques temps après avoir bien bavassé, on voit les gardes arriver, une petite équipe qui est escortée par K’awill. Ils font leur affaire, Carciphona résume la situation et ils semblent se connaître, vu les commentaires réprobateurs d’un des hommes en armure. Je ne m’en mêle pas et laisse les choses se faire naturellement, me contenta de ponctuer leur arrivée et leur départ par des hochements de tête en guise de salut. Ma partenaire semble d’ailleurs apprécier une demoiselle dans le lot, car pour ne rien exagérer, on aurait l’impression qu’elle voulait la dévorer du regard. Je lui donne un petit coup de coude quand les gardes sont à l’écart.

« - Eh, j’suis pas sûr qu’il y ait une prime sur la demoiselle, Carci, lâches les armes, » dis-je sur un ton à moitié moqueur.

J’incline le buste à l’égard de la première vague de garde qui s’éloigne, tandis que l’autre moitié – ils ont scindé les effectifs – examine les affaires des braconniers. C’est à ce moment-là que me vient une idée. Le carnet !

«  - Excusez-moi, mademoiselle ! »

J’interpelle la jolie blonde aux yeux verts. Quand elle envoie dans ma direction un regard interrogateur, piqué d’une pointe d’innocence, je comprends un peu mieux les œillades de la brune aux mèches blanches. Elle est carrément mignonne.

« - On a trouvé ça dans leurs affaires, je me suis permis d’en faire la lecture en vous attendant. Vous devriez probablement vous y intéresser. »

Et je désigne l’objet encore en possession de Carciphona, le recueil des transactions. Après tout, comme elle l’avait dit, on ne pourrait pas mener l’enquête nous-même ... mais pourquoi ne pas se servir du prétexte pour engager une nouvelle discussion ? Ah je vous jure, des fois, mon génie m’épate ...

La manière dont Carciphona vendait le carnet, ou plutôt son contenu, avait quelque chose d’épatant. Après l’avoir potassé en diagonale, à lire autant la tranche du papier que le contenu des feuilles, elle s’en était sortie mieux que je n’aurais pu le faire après l’avoir examiné pendant plusieurs longues minutes. Un don de la nature avec une vision et une mémoire impeccable, à défaut, un sens de l’improvisation tordant. Et il me fut compliqué de lui retirer la gloire de cette petite scène, après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on voit une Saphir en train de faire la preuse justicière devant une garde aussi mignonne qu’un cœur. Et elle a eu l’audace de nier son intérêt plus tôt ! Quel numéro.

En bon acolyte, je hoche la tête en ponctuant chaque geste d’un petit « hm » approbateur, l’air plongé dans une réflexion intense devant la sagesse des propos de ma partenaire. Un bon public qui lui ferait à coup sûr gagner en crédibilité, pour un gag que je m’efforçais de garder sous contrôle, dans ma poitrine qui contient faiblement le comique de la situation. Et son collègue, le type qui avait déjà réprimandé Carciphona, intervint en prenant son ton sévère. Le carnet est livré et il me remercie en le piquant des mains de la petite blonde. Je compatis silencieusement envers la Saphir et n’approuve que d’un hochement respectueux de la tête. Il a tué l’ambiance, cet idiot !

Une fois débarrassés des gardes et éloignés de cette potentielle amourette d’une saison chaude, de tous les scénarios romantiques qui l’auraient accompagnée, les trois âmes qui subsistent se focalisèrent sur les préoccupations les plus pressantes. Nous étions à la plage, non ? Et ça veut dire épisode estival à la plage, ça ! Pas le temps de retirer mon pantalon que Carciphona est déjà en maillot de bain et me met au défi d’arriver à l’eau avant elle. À moins qu’elle parlait à K’awill ? Trop tard, je pique déjà mon meilleur sprint pour regagner le terrain qu’elle avait d’avance sur moi. Et la loutre n’avait pas attendu la fin de la phrase pour se propulser vitesse lumière à l’eau. Je tente un saut désespéré, mais fini malgré tout dernier, le bas de voyage trempé.

« - Bon ... je note qu’à défaut de te battre à la course, je vais devoir te battre à la descente au comptoir. »

Mon air faussement assuré étant du pur bluff, car l’alcool et moi n’avions pas un passé commun qui me permettait d’appuyer pareils termes. Mais ça, elle ne pouvait rien en savoir, en l’état ! Quoi qu’il en soit, on barbotte, K’awill propose un jeu et part un instant pour se transformer, ce qui pique ma curiosité. J’en profite pour retirer mon pantalon et garder de quoi préserver ma pudeur, afin qu’il sèche d’ici notre sortie de l’eau. Et un homme au teint halé s’approche de nous, un ballon sous le bras. Il me faut quelques secondes pour comprendre à sa démarche atypique qu’il est ce familier qui venait de nous quitter et Carciphona le confirme en l’invitant à nous rejoindre. Son élocution n’avait pas évolué avec sa nouvelle forme, ce qui nous donne un grand homme d’apparence adulte, plutôt bien taillé en plus, qui parle comme un enfant. Il m’accoste et à sa manière de faire, je ne peux même pas m’offusquer à sa manière de nous comparer. Plutôt, je mime les muscles avec lui.

« - J’avoue, je serais presque jaloux ! Et cette musculature ... K’awill, tu soulèves des rochers pendant ton temps libre ?! Ahahah ! Tu dois avoir un succès phénoménal ! »

Et je lui donne une tape sur l’épaule, comme celles qu’on donne à un pote de toujours. Après tout, si on en est à se faire des compliments, autant prendre les bénéfices qui vont avec cette amitié. On se lance donc la balle, un peu comme dans l’un de ces sports qu’on voit sur les côtes bondées, pendant la belle saison. Et si le deuxième homme, qu’il m’est encore un peu difficile d’assimiler à la loutre géante que j’ai trouvé si adorable, envoie et réceptionne comme un pied, on passe quand même un super moment. Comme trois amis en vacances. Peu familier au concept de congés, cet instant me galvanise d’un sentiment de légèreté, de douceur et de joie. Il s’installa dans ma pensée comme un souvenir qui ne disparaîtra jamais, sans même que je m’en aperçoive. Et après nous être bien dépensés, on sors de l’eau pour grignoter un bout en se laissant sécher à l’air libre. La discussion tourne alors aux projets du futur proche. Eux iront à la Ville Aquatique, d’après Carci.

« - À vrai dire, je ne sais pas trop encore. J’ai pour objectif de visiter les grandes destinations d’Aryon et la prochaine serait les pics qui cernent Forteresse et donnent une vue sur la frontière. Je fais mon plein de soleil avant d’aller me les peler en altitude ! »

Un rire nerveux m’échappe. C’est non pas sans une pointe d’anxiété que j’appréhende l’idée de rejoindre la capitale du Nord et surtout, de voir par moi-même la terre d’aucun homme. La délimitation drastique entre notre pays et celui des créatures que l’on raconte impitoyables. Drôle d’image à se faire après avoir passé un bout de l’après-midi à jouer dans l’eau, comme un trio d’enfants insouciants.

On échange sur diverses idées de destination et j’en profite pour lui demander de me parler un peu de la Ville Aquatique et du Grand Port. Deux endroits qui étaient, inévitablement, sur ma liste de lieux à visiter. Le soleil déclina à bien plus fière allure que lorsque je fais route seul et une présence nostalgique s’invita à la conversation. Le moment tant redouté des adieux, ou plutôt des au revoir, avait pointé le bout de son nez et comme si elle avait capté l’émotion du moment, malgré ses grands airs rieurs, elle m’offrit des mots chaleureux. J’écarte la petite moue qui voulut s’installer sur mon visage pour répondre avec le sourire, en époussetant mes gambettes du sable qui était venu les épouser.

« - Les rassemblements lunaires ? Entendu, si ce n’est pas à la prochaine, ce sera à celle d’après ! Parole de Seleny ! Et ... je prends ton conseil pour les familiers, merci bien ! »

A en juger la relation qu’elle partageait avec K’awill, nul doute que c’en était un bon, de conseil. J’offre à ce propos un grand sourire à sa loutre humaine qui avait tourné la tête dans notre direction, avant de retrouver une mine plus interpellée par leur prochaine proposition. Je la médite un instant, avant de placer mes mains, paumes vers eux, en signe de négation.

« - C’est gentil, mais je ferais mieux de partir au plus tôt pour rejoindre le Nord. C’est néanmoins une proposition fort intéressante et si vous le permettez, je serais ravis de vous y rendre visite, chez cette enchanteresse, une prochaine fois ! Je suis certain qu’on doit apprendre plein de trucs, avec elle. »

J’observe les dracoloutres qui elles-mêmes, nous épiaient avec intérêt depuis leurs rochers. Nous n’étions pas à court d’expériences et d’aventures palpitantes, pour une journée qui s’annonçait à l’origine plutôt tranquille. Une bande de sales types qui se font appréhender, la rencontre avec une Saphir super géniale, des jeux d’eaux et de grandes discussions ... C’est presque à contrecœur que je l’écourtais, mais il me fallait préserver encore un peu de ce goût de l’aventure, sans parler du fait que l’aventure m’attendait encore à mon arrivée dans le Nord. Mais ça, je n’en aurais la certitude que plus tard.

« - Ce fut un plaisir, Carci, K’awill. Promis, on se recroisera et je te paye un verre. En échange, tu me donneras des cours sur comment balayer des gévaudans ! Faites bonne route de votre côté ! »

Et après avoir ramassé mes affaires, je fais un grand signe de la main non pas sans une petite pointe d’émotion. Quel duo fantastique et quelle journée. Prenant la direction qui longe la capitale et la grande forêt d’Aryon, je cheminerais jusqu’à rencontrer une caravane, notant pour moi-même, sur la route, d’avoir vécu assez d’aventures d’ici-là, pour à mon retour, les raconter à Carciphona.