On peut même dire que c’est ce qu’il y a de plus essentiel. Ce qui fait tourner la boutique, c’est que des gens ont confiance dans la Guilde pour satisfaire leur demande, payant la Guilde et les aventuriers en retour. Si les gens sont convaincus que vous allez faire plus de mal que de bien en accomplissant une quête, ils vont cesser de faire appel à la Guilde. On finit par de ne plus avoir de quête à proposer aux aventuriers et l’institution dépérit jusqu’à une mort administrative des plus affreuses. Vous imaginez ? Des siècles d’aventuriers, de saphirs, d’hôtes et hôtesses, examinateurs et conseillers qui finissent par disparaître dans les couloirs du temps. Ça serait une perte terrible pour le Royaume d’Aryon. Et je ne dis pas ça parce que je suis Conseiller de la Guilde, oh que non. La Guilde a une place prépondérante dans la société et une fois disparue, qui peut imaginer comment évoluerait la société civile avec cette perte ? Ce serait sûrement une catastrophe. C’est donc pour ça que les Conseillers sont sans cesse au travail, en plus de toutes les tâches administratives classiques, les réformes des règlements ou les ajouts de services, pour gagner des parts de marché, assurer de la qualité des services de la Guilde et pouvoir mettre toujours autant de quête sur les tableaux des différentes bâtiments de la Guilde du pays. Un travail de l’ombre que j’accepte parce que j’ai à cœur de donner du travail à mes aventuriers.
Et on ne va pas laisser les fautes de quelques uns entacher la réputation de la Guilde.
Quand j’ai appris la nouvelle, je dois vous avouer que j’en ai recraché ma mousse. Oui, j’étais au bar, mais c’était le soir. On profite des établissements de divertissement de la Capitale pour se reposer un peu. La bière était particulièrement bonne, alors d’en avoir gâché, ça m’a mis un deuxième coup au moral. Les gens discutaient à côté de moi. La rumeur commençait à peine à enfler. Les petits potes venaient d’être mis au courant puisque ça parlait dans d’autres établissements du même type ; puisque les gens aiment bien faire leur intéressant avec les copains en bavardant autour d’un verre, d’un jus de carotte ou de n’importe quelle type de boisson, on critique pas ; et provenait directement de l’Académie des Sciences à cause, à priori, d’une indiscrétion d’un de ces membres. Jusque là, pas de raison de recracher sa bière, mais il était question d’aventurières, de la Guilde et de quelque chose de potentiellement néfaste pour le Royaume. D’après la rumeur, des aventurières dont les identités n’étaient pas précisées ont mené une enquête pour retrouver le lieu d’inhumation de Sainte Pampersa. Jamais entendu de cette personne jusqu’à maintenant, mais on ne peut pas tout savoir. A priori, les aventurières ont retrouvé ce lieu, mais cette sainte serait revenue à la vie et ne serait pas contente du tout. Cette histoire, qui mélange de jeunes aventurières un peu novices, de la nécromancie et une Sainte disparue a le chic pour éveiller la curiosité des gens. Et comme souvent dans ce genre de moment, les histoires passent de bouches en bouches et se transforment au fur et à mesure jusqu’à ce qu’on ne sache plus déterminer le vrai du faux. Une seule certitude subsiste : la Guilde est responsable.
Et ça, ça touche sévèrement l’image de la Guilde.
Alors vous comprenez bien que j’ai recraché ma bière.
C’est pourquoi le lendemain, dès six heures pétantes, j’étais à la Guilde pour mener ma petite enquête auprès des archives, ayant missionner le chef des Examinateurs, Lou Trovnik, pour m’apporter les noms des coupables, tandis que je prenais contact avec les autorités compétentes pour comprendre de quoi il en retournait. Heureusement, pour ces derniers, aucune poursuite n’était prévue, pour l’heure, contre la Guilde ou les aventurières. Si le volet judiciaire ne semblait pas être clos, la Guilde ne pouvait pas rester sans rien faire. Dans les rues, on se moque de nous. Et avant même d’avoir reçu les noms, je lançais une procédure judiciaire concernant cette affaire. Évidemment, à la Guilde, les archives administratives sont bien tenues. Il ne fallut pas longtemps pour retrouver le référencement de la quête et les aventurières ayant participé à cette histoire abracadabrantesque qui salissent la réputation de la Guilde. Si le premier nom, Agneta Lindahl ne me disait rien, je me suis arrêté sur le second, Kasha Shlinma, qui s’avère être ma cousine.
La dernière fois qu’on s’est parlé, elle n’avait pas encore l’âge d’être dans la guilde, mais elle avait montré une certaine volonté d’intégrer l’institution, contre l’avis de sa famille. Je l’y avais un peu encouragé, car il faut suivre ses rêves, lui brossant même un beau portrait des examinateurs, mais elle n’a pas été réceptif, à mon grand regret. Plus tard, j’ai appris par le biais de documents administratifs qu’elle avait intégré la guilde, mais elle n’a jamais pris le temps de m’en informer. J’ai décidé de lui laisser la liberté de mener sa vie comme elle l’entendait et de ne pas intervenir. Si elle ne voulait pas m’en parler, autant de ne pas l’y contraindre. De temps en temps, je suivais sa progression, mais toujours de loin, en évitant d’interagir avec elle.
C’est pourquoi, en voyant son nom ressortir de cette affaire, mes soupçons se sont tout de suite braqués sur cette Agneta Indahl. Dans mon souvenir, Kasha semblait avoir la tête bien sur les épaules et je ne me l’imagine pas réveiller d’entre les morts une Sainte. D’où mes soupçons. Dans tous les cas, il fallait faire quelque chose et trouver le fin mot de cette histoire. Pour le bien de la Guilde. Ainsi, les deux aventurières ont fait l’objet d’une convocation disciplinaire par le Conseil de la Guilde, leur demandant expressément de rejoindre les bureaux de la Capitale à une date fixée pour être interrogés sur cette affaire avant qu’une décision ne soit prise à la lumière de leurs explications. Les conséquences peuvent aller de la réprimande à l’expulsion de la Guilde. Rien que ça. Comme je pourrais être partial dans l’histoire, j’aurais bien laissé ma place à un autre Conseiller, mais ils préféraient me laisser la patate chaude. Je ne pouvais pas vraiment leur dire que Kasha était ma cousine, j’aurais dû le déclarer avant. Pris au piège, il fallait que ce soit moi qui mène la procédure.
Mais heureusement, tout le monde sait que je sais faire preuve d’impartialité, même dans pareille situation. Car l’image de la Guilde est en jeu.
Et l’image de la Guilde, c’est important.
D'un autre côté, le chaton ne la quittait que rarement, donc, dans le pire des cas, elle verrait la même scène que si elle avait gardé ses yeux, mais d'un autre point de vue, non ? Et puis, le chaton avait des ailes, ce qui pouvait être pratique pour chercher rapidement un détail et... Mais en fait, pourquoi je vous raconte tout ça ?
Toujours était-il que ce matin-là, le chaton avait quitté la chambre avant elle. Et elle n'eut pas à le chercher, une fois prête à le suivre... En effet, une fois de plus, il lui avait transmis ses perceptions. Mais cette fois, elle sentait que ce n'était pas simplement pour s'amuser. Elle ferma les yeux et s'assit sur son lit, afin de ne pas se mettre en danger alors qu'elle se concentrait sur ce que lui envoyait son compagnon. Visiblement, il lui avait aussi partagé son ouïe, car elle entendit ce que racontait son hôte favori au chaton, comme si elle se trouvait près d'eux :
- J'espère que ce n'est pas trop grave... Tu peux aller la chercher ?
- Pas besoin, je suis là !
Euh... En fait, non. Elle était toujours dans sa chambre. Secouant la tête, se désespérant elle-même, elle se hâta de rejoindre le hall. Puis elle retrouva rapidement le chaton et l'humain.
- Qu'est-ce qui se passe ? Euh, oui, juste pour info, il m'a transmis votre conversation de tout à l'heure... Mis à part que je n'ai eu que la fin. Qu'est-ce qui ne doit pas être trop grave ?
- Eh bien... Tu es convoquée par le Conseil.
- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ?
- Je ne sais pas, on nous a juste dit de vous prévenir, toi et Agneta.
- Agneta ?
D'accord, elle comprenait. Il était évident que cela avait à voir avec leur quête... Dont elle ne savait toujours pas s'il s'agissait d'une réussite ou d'un échec. Quelle ironie... Elle avait échoué quelques autres fois entre-temps, mais, étrangement, cela ne lui avait attiré aucune conséquence, hormis une réduction de paye, ce qu'elle estimait normal. D'un autre côté, aucun de ses autres échecs n'avait ainsi mis Aryon tout entier en danger...
Alors qu'elle se dirigeait vers le bureau indiqué, elle ne put s'empêcher de ralentir le rythme, voulant être rattrapée par Agneta avant de rencontrer le Conseiller. Elle voulait la rassurer... Et se rassurer elle-même aussi, elle devait bien l'avouer. Et, évidemment, comme elle se l'était promis ce jour-là, elle continuerait à la protéger. Ce qui, concrètement, voudrait dire prendre tout le blâme pour cette affaire. Ce qu'elle estimait assez facile, compte tenu que c'était elle qui avait pêché par excès de prudence, les entravant ainsi probablement toutes les deux lorsuqu'elles se trouvaient sur place. L'issue aurait-elle été différente si elle avait laissé Agneta suivre son instinct ? Elle ne le saurait probablement jamais.
Le chaton sur l'épaule, elle ralentissait sensiblement le rythme à mesure qu'elle approchait. Etait-elle en avance ? Agneta était-elle déjà dans le bureau ? Ou en retard ? Pourrait-elle la rattraper avant qu'elle n'arrive ? Aurait-elle plutôt dû l'attendre dans le hall ?
Ses poils se hérissaient encore à sa simple pensée. L’image de cette ombre flottante à la peau diaphane persistait dans ses rêves tout comme dans ses cauchemars. Plus que le remords, c’était l’échec qui la rongeait : comment avait-elle pu en arriver là ? Au fond, elle savait que c’était son inexpérience qui l’avait menée à sa perte, n’osant dire ce qui pourtant était évident. Elle s’estimait déjà bien heureuse d’être encore vivante et de pouvoir finir ses jours loin de ce tombeau maléfique, et c’est avec ses pensées qu’elle relativisait en se disant que cette chère Sainte Pampersa avait peut-être eu aussi cette envie, et elle ne pouvait que la comprendre.
Agneta se releva doucement de son lit, les cheveux encore en épi, les traces de draps sur son corps alourdi. Le soleil s’était levé depuis peu, ou se couchait à peine, elle ne distinguait plus le vrai du faux. Tant de jours s’étaient écoulés, elle avait revu des amis, ses parents et pourtant tout subsistait, elle devait passer à autre chose, et aujourd’hui. La décision était prise. Robe lie-de-vin enfilée, cheveux attachés, elle prit sa besace dans l’espoir de trouver une activité assez divertissante pour oublier le mal en elle. Dans la rue, à en juger des hommes assoupis aux tables extérieures des auberges, le petit matin venait juste de s’éveiller, tant mieux, elle y trouverait plus à faire, pourquoi pas… du jardinage, de la lecture. Tout semblait parfait en cette journée radieuse, jusqu’à ce qu’elle entende un essoufflement derrière elle, elle s’arrêta et se tourna, soucieuse de ce qui l’attendait.
- Tu… dois… aller … le pauvre homme reprenait ses forces tant bien que mal, les paumes sur les cuisses et le dos courbé. A… la Guilde.
Sans plus de précision, il s’accola au mur et s’écroula d’un coup, dans un signe de main lui disant de partir, mais vite, comme une urgence. En elle, la panique grandissait. Encore cette foutue Pampersa, elle le savait, de toute façon de ses exploits ne ressortait qu’un seul échec, correspondant à sa seule et unique expédition digne de ce nom. Elle ruminait, c’était injuste, personne ne lui avait dit qu’il fallait se battre, qu’il fallait démasquer la traître -bien que cela fut dans ses compétences- ou même qu’il fallait empêcher la résurrection d’une sainte tout à faire démoniaque. Elle et Kasha n’avaient rien à se reprocher, elles avaient statué sur l’existence du reliquaire, et maintenant, le Royaume d’Aryon avait Sainte Pampersa sur un plateau d’argent.
Son pas se pressait, les pavés s’enfonçaient un peu plus dans la plante de son pied à chaque pas, le choc étant plus fort à mesure qu’elle courrait vers la Guilde. Agneta détestait être réprimandée, plus que tout, elle détestait l’injustice et même si erreur il y avait, elle s’estimait en droit et remettait la faute à la Guilde qui n’avait qu’à prévoir l’historique de Sainte Pampersa et à requêter des aventuriers plus expérimentés. Elle soupira en arrivant proche de la porte d’entrée, non mais quoi encore, il aurait fallu la capturer ?
Elle n’eut le temps de poser sa main sur la poignée qu’une hôtesse l’accueillie et l’invita à s’enfoncer dans un couloir qu’elle n’avait jamais pris auparavant, celui réservé aux traîtres sûrement, ou aux examinateurs. L’immensité la rendait seule face à son jugement immédiat, et dernier aussi, ses mains se croisaient dans son dos, elle ne voulait pas partir. Se faire réprimander ici ou chez elle, par son ignoble frère, le choix était vite fait, elle préférait mourir ici que là-bas, même si cela signifiait faire de la paperasse ad vitam eternam.
La silhouette devant la porte qu’on lui avait indiquée était familière, et elle l’avait vue tant de fois qu’elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire malicieux. Visiblement, elle aussi attendait son jugement, et attendait aussi Agneta. Elle lui passa devant et tourna sur ses talons comme dans une petite danse, essayant d’égayer ce moment morne.
- On a moins de chance de mourir ici que là-bas, lança-t-elle dans une tentative -perdue d’avance- d’améliorer l’humeur de sa mentor.
Elles le comprenaient à présent, toutes deux avaient créer un potentiel incident sans précédent en rentrant dans ce tombeau et en libérant la Sainte nécromancienne. Elle avait voulu se renseigner, mais sa peur qu’on la traque avait pris le dessus et Agneta ne s’était jamais résignée à franchir le pas de la bibliothèque. Sa main passa sur le bras de Kasha comme un signe de réconfort, et au même moment, la porte du bureau s’ouvrit sur un homme qu’elle qualifia tout de suite de basique. Ses yeux le fixaient intensément, elle ne pouvait le quitter une seule seconde, même quand elles pénétrèrent dans la salle, manquant de se ramasser sur le bord du tapis.
Elle pressentait quelque chose, il était trop normal pour être normal. Elle l’avait déjà vu, trop jeune pour être vieux mais trop vieux pour vraiment être jeune, il ressemblait à l’un des piliers de bar qu’elle avait croisé sans vraiment en être sûr, mais dans l’environnement actuel, c’était presque de la diffamation que de l’imaginer avec un verre à la main. Elle pensa aux portraits qu’elle avait croisés, des membres de la guilde, elle n’était encore qu’une page vide mais elle espérait qu’un jour elle soit sur le mur de la gloire et qu’enfin, elle soit dessinée, même approximativement. Kasha semblait un peu plus à l’aise, du moins elle ne tremblait pas à l'idée de se faire décapiter ici dans ce beau bureau, et Agneta ne fit qu’alterner entre lui, et elle. Pourquoi cette impression si étrange ? Sa mentor ne ressentait pas cette énergie ? Pourquoi était-elle encore la seule à être perdue ? Son désarroi se lisait sur sa mine, le temps lui semblait long, mais à peine, quelques secondes, s’étaient écoulées depuis qu’elles avaient franchi le pas de la porte. Les souvenirs défilaient, elle ne prêtait plus attention ni à Kasha ni à l’homme en face d’elle, qui bien que semblant très sympathique lui rappela le sermon qui allait s’en suivre.
Elle s’arrêta d’un coup, tapa du pied sans le vouloir et sa voix s’éleva comme celle d’un enfant qui découvrait les histoires d’aventuriers. Pour cacher la peur, il fallait savoir se montrer amicale et pleine de bonne volonté.
- Vous êtes l’examinateur !
Ils n’étaient pas des légendes. Ils étaient là, les examinateurs, et elle se trouvait dans le bureau de l’un d’eux. Les rois de la bureaucratie et du temps perdus à chercher ce qu’on voulait, c’était eux, et lui… il en était le roi, ou presque. Toute sorte de rumeur circulait au sujet des examinateurs, mais pour Whiskeyjack c’était souvent des discussions informelles sur ô combien il pouvait être sympathique. Sans vraiment savoir pourquoi, elle ne tenait plus en place : entre excitation d’avoir pu trouver où elle l’avait déjà vu et l’angoisse de se faire remonter les bretelles, elle tenta un nom.
- Monsieur Call…
Sa phrase ne se termina pas, Agneta chuta aussi vite qu’elle était rentrée, en un fragment de seconde. Le surplus d’émotion l’avait bouleversée, et avant même de recevoir sa sanction, elle s’était imaginée tant de scénario dont aucun ne lui allait que son corps avait décidé qu’il était temps de s’en aller. Tout était désormais noir et silencieux, comme le repos éternel qui l’aurait attendu si elle était restée au fond de cette prison.
Heureusement, il ne s’agissait que d’une perte de connaissance furtive, et bien vite, elle reprendrait ses esprits.
-Surveille là. Je vais chercher de l’eau.
Kasha à son chevet, je quitte mon bureau pour aller m’approvisionner en eau clair, courant à l’aller et au retour pour ne pas perdre un instant et apostrophant un examinateur sur le chemin de m’amener un médecin au plus vite. On n'est jamais trop prudent. De retour, je lui offre un verre d’eau dans un des verres servant habituellement quelque chose de beaucoup plus fort. Puis je cherche à en savoir plus sur son état de santé.
-Est-ce que ça va mieux ? Décris-nous ton état. Tu as besoin de quelque chose ? La faim, peut-être ?
Si c’est le cas, j’enverrais quelqu’un ramener de quoi se sustenter de la buvette de la Guilde. Ils ont toujours de quoi grignoter. Alors qu’elle se remet un peu plus d’aplomb, je réfléchis un peu à ce qu’il vient de se passer. Agneta a eu son malaise quand elle a voulu évoquer mon nom. C’est sûr. Mais de quoi suis-je responsable pour causer une telle réaction ? Vous savez bien que des gens, j’en rencontre beaucoup, autant professionnellement que dans la sphère privée, à écumer les tavernes et les auberges. Et même si j’aimerais bien ne jamais oublier les gens que je rencontre, je suis humain et ça m’arrive, d’oublier. Je me creuse la cervelle, mais je ne vois pas quand j’aurais pu rencontrer Agneta. Et encore moins les circonstances qui auraient mené à ce genre de réaction. Je sais que j’ai une moustache plutôt séduisante, mais de là à faire tourner la tête jusqu’au malaise, c’est une première. Et ça serait un peu dangereux. J’aimerais éviter de me la couper. Si on peut plus être séduisant sans provoquer des malaises, où va le monde, mes amis ? En plus, en me souvenant de son dossier, Agneta est jeune. On ne peut même pas dire que ça a été provoqué à cause d’une vieille histoire dans la Guilde. C’est récent. Et c’est d’autant plus étrange. Mon rôle d’examinateur a un rôle aussi dans cette histoire. Là encore, je ne vois pas trop pourquoi. Il me semble que j’ai été un bon examinateur, non ?
On en saura plus quand elle voudra parler.
Mon regard se porte de retour sur Kasha. De retour parce que nos regards se sont croisés quand elles sont entrées. Comme je vous l’ai déjà dit, elle est de la famille. Une cousine. J’ai déjà eu l’occasion, par le passé, de la revoir. Ainsi, je ne suis pas surpris de son apparence qui a bien changé depuis la dernière fois que l’on s’est officiellement « vu ». Elle n’est plus la jeune adolescente pleine de doute quant à son avenir. A cet instant, je me suis dit que j’allais tenter de garder une distance entre nous pour le bien de la commission disciplinaire, préserver les apparences. J’ai senti dans son regard qu’elle était surprise que ce soit moi qui m’en occupe. Et qu’elle sait qui je suis, accessoirement. Alors, y a-t-il vraiment besoin de vouloir préserver des apparences ? L’évanouissement d’Agneta suspend quelques minutes dans le temps l’enquête administrative pour ne laisser qu’une aventurière revenant à elle sur la banquette, son amie auprès d’elle et le cousin de cette dernière debout à ses côtés. J’ai envie de lui dire que je sais pour qu’elle sache que je sais. Mais quoi ? Ce n’est pas quelque chose de très simple à appréhender. Avoir le mot juste. Alors, je me contente de poser une main sur son épaule, pour attirer son attention. J’ai un petit sourire en coin.
-Ça fait plaisir de te revoir, Kasha.
Ça ne dure que quelques instants, parce qu’à côté, il faut se préoccuper de l’état de santé d’Agneta. S’il faut l’amener à l’Astre de l’Aube, l’enquête administrative attendra. On est pas des bêtes.
- Agneta !
Elle n'eut pas vraiment le temps d'en dire plus que la porte s'ouvrit sur... Pardon ? Son cerveau cessa de fonctionner pendant un moment. D'accord, cela faisait plus qu'un certain temps qu'elle ne l'avait pas vu, mais... Le retrouver là, à ce moment précis, en cet endroit ? Il y avait trop d'informations à accumuler en même temps. Voilà qu'ils se retrouvaient, mais dans la pire situation possible... Non, il pourrait y avoir pire, en fait... N'est-ce pas ? Et puis, que faisait-il là ?
- Jack, euh, c'est toi ? C'est toi le conseiller ? C'est... C'est euh... Qu'est-ce qui se passe ?
Agneta décida alors de la faire taire. Enfin, l'avait-elle vraiment décidé ? Toujours est-il qu'elle choisit ce moment pour presque littéralement lui tomber dans les bras. Etant celle qui se trouvait la plus proche d'elle au moment du drame, il était donc évident que ce serait elle qui la réceptionnerait en premier. Rapidement, l'homme lui apporta un coup de main bienvenu. En effet, si la force physique était un des atouts de la demoiselle, nul doute que ça se saurait...
Une fois sa cadette installée, Nox, visiblement inquiet lui aussi, s'approcha et vint lui donner des coups de tête, comme pour la faire se lever. Kasha l'écarta alors doucement, avec quelques mots :
- Tout va bien, du calme. Laisse-lui un peu de temps, et je te promets que ce sera comme s'il ne s'était rien passé.
Le chaton râla, mais se laissa néanmoins convaincre et alla voleter plus loin, affichant une attitude que Kasha verrait bien accompagnée des mots "Bon, ben si on ne veut pas de moi, allez vous faire voir !" Elle se retint de rire à cette pensée. Ce n'était pas le moment. C'était le moment d'obéir. Enfin... Sachant que l'ordre était de veiller sur Agneta... Elle n'avait pas besoin qu'on le lui demande. C'était la mission qu'elle s'était elle-même fixée. Et qu'elle avait réussie malgré tout. Après tout, même si leur mission s'était terminée d'une manière qui n'avait pas vraiment été prévue, mais le fait était qu'Agneta était toujours là. Alors, c'était une victoire, au moins en partie, pour Kasha.
Lorsque la plus jeune reprit concscience, Kasha la soutint d'un bras derrière les épaules.
- ça va aller ?
Lorsque Jack revint, il sembla y avoir de l'écho. Elle ne put s'empêcher de sourire, amusée, à cette pensée. Puis il al salua, disons plus correctement que lors de leur bref échange de regards, un peu plus tôt. Elle hocha la tête en réponse :
- J'aurais tellement de choses à te demander...
Mais ce n'était pas le moment. Il y avait d'autres préoccupations. Agneta, d'abord. Et puis, la raison de leur convocation. Où elle agirait comme le bouclier d'Agneta, s'arrangeant pour que toute punition lui retombe dessus plutôt que sur sa cadette. Mais ça, ce serait plus tard.
Néanmoins, elle ne pouvait s'empêcher de se faire la réflexion que Rhis avait eu raison. Un membre éminent de la Guilde, qu'il lui serait facile de retrouver... Mouais. En fait, c'était plutôt lui qui l'avait retrouvée, dans les faits. Mais comment avait-elle pu louper sa promotion ? Décidemment, sa mémoire n'était pas fiable... Enfin, à voir. Si Jack ne lui en voulait pas, elle devrait faire son possible pour oublier ça. Et se concentrer sur le futur. Ne plus l'ignorer à l'avenir. Se tenir au courant. Et, en effet, avec le statut actuel de l'homme, il ne lui serait pas difficile de prendre des nouvelles.
Tout s’écroula. Le noir se fit gris et une sensation froide se blottit sur sa main, elle agrippa ce qui lui était tendu sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait. Le gris devint blanc et la couleur jaillit d’une fine fenêtre. Sa vision était trouble, elle se doutait que dans sa main se trouvait un verre, probablement rempli d’eau. Elle ne bougeait toujours pas et le verre se retrouva posé sur sa cuisse. Ses paupières se soulevèrent une nouvelle fois, elle distinguait Kasha et l’examinateur. Les bribes de mots parvenaient à ses oreilles comme dans un rêve conscient. Se parlaient-ils ? Elle referma ses yeux en espérant que toute cette mascarade disparaîtrait une fois éveillée.
Toutes ses articulations lui faisaient mal, tous les yeux étaient rivés sur elle. Elle but une gorgée qui la remit d’aplomb. Il était temps de trouver une excuse assez crédible pour ne pas avouer que cet état lamentable avait été produit à la fois par la hantise de se faire réprimander, mais aussi par la prestance de ce bon vieil examinateur qui lui paraissait encore une fois véritablement énigmatique, une personne entre 25 et 50 ans. Un homme hors du temps. Agneta était persuadée que la moustache faussait le résultat.
- Tout va bien merci. La fatigue probablement.
Le mensonge se lisait sur son visage, une petite mine boudeuse pointant vers le tapis qui avait failli lui causer du tort à peine arrivé dans l’antre de la bureaucratie. Sa paume frôla le tissu de la banquette sur laquelle elle s’était installée, incroyablement douce et d’une couleur tout à fait ravissante. Elle se surprit à le contempler et à réaliser que ce n’était probablement pas quelque chose à faire ici, qu’il valait mieux se relever et ne pas tâcher, souiller même, ce magnifique repose-fesses. Délicatement, elle se releva et travailla son apparence, une main pour défroisser le pan de sa robe, l’autre pour refaire ses cheveux.
La priorité était de se faire bien voir, de ne pas laisser paraître la peur mais aussi de ne brusquer personne. Fort heureusement, elle connaissait sa mentor, et la proximité avec la mort qu’elles avaient pu expérimenter dans ce souterrain les avait rapproché plus que nécessaire. Cette petite visite à la Guilde allait être du gâteau. Ou presque. Plus elle y pensait, plus l’envie de pleurer et de s’enfuir dans le couloir se faisait sentir. Agneta était figée au milieu de la pièce, prenant soin de ne pas mettre les chaussures sur le tapis et de ne toucher aucun meuble de cette pièce. Un peu à l’allure d’une plante verte, elle dévisageait ceux qui étaient là avec elle.
Brûlante, la question voulait sortir. Elle agissait comme si rien ne s’était produit et que depuis le début, elle avait été là. Pourtant, elle sentait que quelque chose s’était produit en son absence, pourtant aucun indice ne permettait de déceler sa nature. Elle fixa ses pieds et les remit machinalement parallèle. Le sourire qu’elle présentait était crispé, mais vrai.
- Pardonnez mon impolitesse. Agneta. Elle s’évita une courbette qui aurait pu prêter à confusion et être mal perçue. Enchantée.
C’était plus fort qu’elle. Elle devait savoir. Ses talons se tournèrent au côté opposé et elle croisa ses mains dans le dos, à hauteur de son bassin.
- Il semblerait qu’une convocation nous ait été adressée. Je suis prête à savoir de quoi il en retourne.
Peu à peu, la politesse et les faux-semblants se perdaient. L’angoisse n’était plus naissante, elle s’était ancrée en elle. Il n’y avait plus de retour en arrière, peut-être que toutes ses spéculations étaient infondées et que la nouvelle serait bonne. Au fond, elle n’espérait que ça.
Après tout, on ne pleure pas dans le bureau d’un examinateur.
A ce moment, l’examinateur interpelle tantôt arrive avec moins d’un médecin, mais davantage de l’aventurier expert en rafistolage de ces collègues, surtout ceux qui se font pris un minotaure en pleine poire, façon puzzle humain, donc clairement pas le domaine médical qui nous aurait servi à grand chose dans la situation présente. Mais Visiblement, Agneta semble déjà avoir laissé son malaise derrière elle à sa façon de vouloir revenir dans le solennité d’une réunion avec un conseiller sur la base d’une convocation administrative qui n’est jamais la chose la plus engageante qui soit. Je la dévisage un instant, elle qui semble éviter de commettre la moindre erreur ; comme si s’évanouir en était déjà une, alors qu’on est tous humain dans le fond et que je suis pas assez mauvais bougre pour tenir rigueur. Puis j’ai un léger haussement d’épaules et je congédie les deux membres de la Guilde qui se sont déplacés et m'excusent pour la gêne occasionnée. Il vaut mieux trop réagir que pas assez, n’est ce pas ? Les deux individus ne m’en tiennent pas rigueur, si ce n’est que je vais devoir payer un coup à la buvette pour le dérangement. C’est de bonne guerre.
-Bien, asseyez-vous alors.
Là où c’est prévu, j’entends, pas sur la couchette où s’est tenue Agneta quelques instants, mais plutôt devant les deux fauteuils tout aussi confortables que le divan. La Guilde des Aventuriers a du bon mobilier pour ses conseillers. Je crois même savoir qu’on a davantage de stocks en beaux meubles et en confortables fauteuils, mais les candidats pour avoir ce genre de choses ne sont pas nombreux. Les aventuriers n’en ont pas besoin et les détérioreraient sûrement si on les mettait à la buvette. Et donner trop de conforts aux examinateurs, c’est les inciter à moins travailler. Je le sais bien. J’en étais un. Bref, je laisse les demoiselles s’installer d’un geste de la main avant de moi-même prendre place derrière mon bureau, déplaçant un dossier très intéressant sur le budget prévisionnel de la prochaine année, mais particulièrement volumineux et épuisant à lire, afin de prendre la pochette relative à l’affaire qui nous amènent ici. Chacun leur tour, je regarde Kasha et Agneta, essayant de capter leur regard et d’imprimer une certaine bienveillance sur mon visage, plus que d’habitude, oserais-je dire. On sent de la tension dans l’air et il s'agit d’aller à l’essentiel. Connaître la vérité. L’attitude d’Agneta est tout même intrigante, je n’oublie pas ce qui l’a conduit à avoir sa perte de connaissance, convaincu qu’elle cache des choses. Sur l’affaire, peut-être.
Bref, j’entame. Les mains jointes dans un truc un peu solennel.
-Vous avez été convoqué dans le cadre d’une enquête interne initiée par le Conseil de la Guilde concernant votre dernier contrat en date exécuté en duo.
Je laisse un blanc. Rien que les passages “Enquête interne” et “Conseil de la Guilde” suffisent à poser l’ambiance. Laissant quelques secondes filés, je leur fais comprendre de quelle histoire il est question et déjà, peut-être, des explications jaillissent dans leur esprit.
-Il va s’en dire qu’aucune procédure au niveau de l’administration royale n’a été engagée à la connaissance du Conseil. Au yeux de la société, il ne vous est fait aucun reproche. Toutefois, les nouvelles relatives à la libération d’un esprit ancien mêlé à de la magie nécrotique ne sont pas courantes et ont tendance à marquer les esprits. D’autant plus quand le nom de la Guilde des Aventuriers est associé à cette histoire.
Nouvelle pose. Je me lève et je commence à faire un tour en quelques pas, les bras dans le dos, exposant la situation du Conseil.
-Je me dois de vous rappeler de l’importance pour la Guilde de sa réputation. Ce sont nos compatriotes qui viennent à nous pour proposer des quêtes, afin de résoudre certains de leurs problèmes en échange d’un paiement. En venant chercher de l’aide auprès de la Guilde, nos clients expriment ainsi leur confiance dans notre capacité à répondre à leur besoin. La Guilde des Aventuriers n’est pas en situation de monopole. N’importe qui peut demander à un quidam de compléter ce qui serait une quête affichée sur notre tableau. La Guilde, à la différence des individuels, offrent un collectif de compétences et des garanties de succès eux-mêmes renforcés par les succès de ces prédécesseurs. La réussite de nos aventuriers soutient la réputation de la Guilde qui rejaillit dans la confiance que nos clients ont en notre institution pour qu’ils proposent continuellement de nouvelles quêtes et la boucle est ainsi bouclée.
Je reviens m'asseoir à mon bureau, essayant à nouveau de capter leur regard pour marquer l’importance de ce qui doit être dit.
-C’est pour cela que le narratif de votre dernière quête est dangereux. Les gens ont facilement tendance à déformer les faits. On ne peut être sûr de rien, si ce n’est que cette quête ne participe aucunement à donner confiance à nos clients. Personne n’a envie de voir un mort se relever parce qu’ils voulaient déterrer un coffre. Rétablir la vérité est une tâche difficile, pas impossible, mais à l’heure d’aujourd’hui, le conseil de la Guilde se penche davantage sur les responsabilités… de chacun.
Je laisse traîner les mots comme une menace qui n’est pas forcément une. Le Conseil n’a rien décidé. Il veut savoir. Il avisera plus tard comme il avise pour de nombreuses autres décisions. Mais pour se décider, il faut avoir les cartes en main.
-Ainsi, je voudrais que vous me racontiez, dans le détail, pas à pas, ce qu’il s’est passé.
Je me tourne vers Kasha pour lui offrir l’occasion de commencer, sans leur laisser le temps de se concerter. Je resterais vigilant à chaque mot pour tenter d’en piéger une, même si sur ce point, je pencherais plus à saper d’un côté que de l’autre, rapport à des liens familiaux. Mais bon, on est humain quoi.
En effet, lorsque le sujet dériva sur leurs responsabilités respectives dans cette affaire, elle ne put se contenir plus longtemps :
- Je sais tout ça. Et je me doute que des sanctions vont tomber. Mais, s'il te plaît... Laisse-moi prendre le blâme. D'une certaine manière, c'est moi qui ai entraîné Agneta là-dedans, je l'ai aussi probablement découragée lorsqu'elle a eu de bonnes idées... Et, plus généralement, je suis plus expérimentée qu'elle, donc j'étais responsable de...
Elle dut se taire lorsqu'il se tourna vers elle avec une demande. Ah. Donc c'était à elle de débuter le récit... Mais, par où commencer ? Il y avait tant de choses à dire...
Commence par le début, non ?
- Euh, alors... D'abord, il faut savoir que de mon côté, les quêtes en groupe ne sont pas spécialement ma spécialité, je voulais changer... Et c'est d'ailleurs comme ça que j'ai rencontré Agneta. Enfin, ça, ce sont des détails, pas forcément intéressants... Le vrai coeur du sujet, là où les problèmes ont commencé, en fait, c'est au reliquaire. Honnêtement, la Guilde devrait revoir les intitulés de ses quêtes, l'exploration n'est pas censée être dangereuse !
Elle prit un moment pour reprendre le contrôle de ses émotions. Ce n'était pas le moment de se laisser aller. Même si ses deux acolytes avaient sa confiance, le sujet actuel n'en restait pas moins important.
- Enfin, passons. Nous avons eu à faire face à une série d'épreuves... Dont la dernière était un combat. Et ensuite, oui, Pampersa a été relâchée. Mais comment aurions-nous pu savoir qu'un tel risque existait ? Ni Agneta ni moi ne pouvions y faire face, et ça, la Guilde le savait. Enfin, je crois... Nox, non !
En effet, Nox était à présent en train de fureter autour du bureau du conseiller. Kasha craignait qu'il ne prépare une bêtise, impression encore renforcée par le regarde faussement innocent que lui valut son exclamation. Avec un soupir, elle alla le récupérer.
- Désolée. Mais je préfère que ce soit moi qu'il embête plutôt que quelqu'un qui n'a rien demandé.