Haletante, à moitié vautrée contre le mur de la galerie, elle pressa une main sur son poitrail. Du sang, purpurin, froid comme la mort. Et son pouvoir de régénération élémentaire n'y changeait rien. Il était rare qu'on parvienne à la toucher ; pis encore à la blesser mortellement. La glace, cependant, le faisait sans aucun problème. Du moins, quand elle était maniée avec autant de virtuosité que cette... Maudite sorcière... jura-t-elle intérieurement.
C'est ce qui était arrivé, ce soir-là. Pourquoi ? Et de la part de qui ? Ça n'avait plus une ombre d'importance. Fait est qu'elle allait mourir, si elle ne faisait rien. Elle entendait son corps bouillant emperlé de lave et de sang goutter sur le sol, dans des « ploc ! ploc ! ploc ! » sonores. Et cette averse, qui tombait dans un vacarme fou... On aurait dit qu'un escadron entier de soldats dévalait dans la rue.
Je n'ai plus le choix... Si j'attends, mes organes seront touchés, et je serai incapable de les guérir... Une lumière jaillit de l'obscurité. Son poing fumait comme un brasero. Elle perça la voûte au-dessus de sa tête et jaillit brusquement du sol, avec la grâce marécageuse d'un monstre de série Z... puis, gémit à la mort, quand la pluie pénétra son buste à moitié fendu, encore chaud et visqueux. L'eau annulait son pouvoir. En somme, trempée comme elle était, elle risquait de claquer comme n'importe quel connard de la ville, après trois coups de surin dans le buffet. Elle claudiqua jusqu'à la porte d'une auberge... et se laissa tomber à l'intérieur. A cette heure, elle devait être vide...
Il n’y avait plus personne. La nuit était tombée depuis un petit moment, déjà, plusieurs heures en vérité et le dernier client, l’un de ceux qui aimaient particulièrement traîner en soirée, venait de quitter l’endroit. Pour autant, ta journée à toi était loin d’être terminée. Ton père te laissait de nouveau travailler tranquillement, sans craindre pour ta santé après la mésaventure à cause du marchand. Il avait craint que tu attrapes la mort – et il n’avait pas tort, étant donné que tu avais passer une grande partie de ta journée complètement trempée et gelée. Cependant, rien. Tu étais en pleine forme. Plus que jamais, en réalité. Tu n’étais d’ailleurs pas particulièrement éreintée ce soir … la journée avait été calme, habituelle. Il ne te restait maintenant plus que quelques tables à bien nettoyer, et puis le plancher, ensuite, tu pourrais profiter de plusieurs heures de sommeil que tu aurais bien méritées, mine de rien.
Cependant, comme souvent ces derniers temps, rien ne se passa comme tu l’avais prévu.
La porte était restée ouverte. Une maladresse de ta part puisqu’habituellement, tu tournais la clé dans la serrure une fois les derniers clients sortis afin d’éviter que de nouveaux ne viennent s’installer. Lorsqu’elle s’ouvre subitement, à la volée, tu sursautes, renversant une peinte à demi vide abandonnée sur une table. Ton regard se pose alors immédiatement sur la silhouette avachie sur le seuil.
Il était donc urgent d'agir. Le constat ne s'arrêta pas là, cependant, pour Terry. Il y avait autre chose, qui sévissait au niveau des jambes. Des brûlures, légères mais douloureuses, - c'est du moins ce que dit le grognement d'Aniel quand la serveuse mit les doigts dessus. Qu'est-ce qui pouvait brûler une femme qui bullait à plus de mille degrés ? Un vrai mystère...
« Bon sang qu’est-ce qui vous est arrivé ? »
Sa voix lui parvenait dans de simples échos.
Lucy était décidément une déesse farceuse : il y avait des capacités dont les faiblesses étaient insoupçonnables. Dans le cas d'Aniel, cette chose qui lui avait fait tant de mal avait résorbé son pouvoir comme neige au soleil. Sa peau avait été touchée à nu. Il n'y avait rien eu pour l'en empêcher.
En temps normal, ses blessures guérissaient en quelques heures. Il lui était même déjà arrivé qu'un tir de canon lui arrache la moitié du buste ; cela ne l'arrêtait pas pour autant. Elle n'avait qu'à le désirer, et son corps se changeait momentanément en magma, accusant aussi bien les impacts de projectiles que de sortilèges. Cependant, elle devait le faire avant contact. Dans le cas contraire, c'était son véritable organisme qui en subissait les conséquences.
Mais pas ici, non... Quelque chose avait annihilé son pouvoir. Cette même chose qui avait réussi à la brûler à vif, sans qu'elle ne put rien faire.
« L'eau... râla-t-elle, l'eau a déteint sur moi. Cette salope s'est bien débrouillée... Bon sang ! »
Elle est en piteux état … il n’y a pas d’autres mots. Et toi. Toi, tu n’es qu’une petite serveuse, tu n’es pas médecin. Tu sais gérer une coupure dans la cuisine et des petits bobos sans gravité mais ça … C’est déjà un miracle que tu ais le cran de rester à côté d’elle et de maintenant ton tablier – qui après quelques secondes à peine était déjà imbibé de sang – sur la plaie de son abdomen. Tu trembles. Ton corps entier s’est mis à trembler subitement sous l’effet de la peur, de la panique. Et si elle venait à mourir là, juste sous tes yeux ? Tu n’avais jamais vu personne mourir. Jamais. Et franchement, tu n’étais pas pressée de faire l’expérience. Pas du tout.
Si tu étais curieuse de savoir ce qui était arrivé à l’aventurière de renom … tu pouvais sans mal t’imaginer que – sans doute – ses blessures devaient être liés à une quête, une chasse qui aurait mal tournée. Elle qui plusieurs jours auparavant se tenait assise au bar, droite et fière pour prononcer ses discours d’encouragement, voilà que sa situation actuelle venait te faire douter d’une décision qui pourtant, ces derniers temps, avait bien mûrie dans ton esprit. Tu y étais presque. Il ne restait pour toi qu’un pas, un tout petit pas à faire pour atteindre la Guilde et réaliser tes ambitions, ton projet d’une vie.
La cuisinière tardant à revenir, tu hurles une nouvelle fois son prénom afin qu’elle se presse un peu, et puis, alors que tu entends la faible voix d’Aniel, tu te penches un peu en avant pour l’écouter. De l’eau … c’était l’eau son problème ? Elle en était couverte. Complètement trempée. Il n’y avait qu’à regarder la marre de sang qui s’était formée sous elle, totalement diluée.
Lorsqu’Esther réapparaît, tu attrapes aussitôt les serviettes et les torchons propres qu’elle a pu réunir, et tu viens de nouveau appuyer aussi fort que tu le peux contre la plaie.
Cependant, à mesure qu'elle reste devant le feu, sa mine reprend des couleurs. Ou tout du moins, on croit entendre son souffle gagner en rythme... et la blessure s'affaisser, peu à peu. C'est temporaire ; il n'y a pas besoin d'être un grand manitou de l'anatomie humaine pour le découvrir. L'eau se résorbe sous la chaleur de l'âtre, mais il reste cette plaie suintante, que Terry parvient tout juste à contenir à la force de ses mains.
C'est étrange... Quelques jours auparavant, elle parlait, fiérote, d'aventures et de destin. De ce que « Lucy réservait aux Hommes ». Elle avait semblé si irréelle, - c'est ce qu'avaient dit les yeux de John, pétillants comme deux couronnes d'étoiles - si digne. Mais le sort l'avait rattrapée. Personne, pas même la Fée Rouge, ne pouvait échapper à la fatalité. Il y avait des choses auxquelles on devait convenir, nécessairement ; et la mort en faisait partie. La guerrière était consciente de tout ça, sinon, à quoi aurait servi le discours qu'elle avait tenu à la serveuse, ce jour-là ? Elle en avait conscience, mais pourtant, à l'instant précis où Esther prit la porte, elle tremblota. De froid ? certainement. Mais aussi de peur.
Au fond d'elle résonnait l'écho d'une vague. Elle se souvint des visages de ceux l'ayant quittée, ce jour-là. Son île natale, ses amis, ses mentors, tous avaient disparu l'espace de quelques secondes. Elle s'était promise de se venger de ce monde, de vaincre le sort, pour que plus rien d'autre ne lui arrive. D'être plus forte que Lucy elle-même...
Mais elle allait peut-être échouer. Si rien n'était fait, elle périrait confortablement, loin de toutes ses ambitions, loin de sa gloire. Au moins, se prit-elle à penser, je ne serai pas seule à partir... Son adversaire devait être mort, à l'heure qu'il est. Mais il y avait autre chose qui la dérangeait.
« J'espère que je ne gâche pas tes rêves... nargua-t-elle, d'une voix chevrotante. Ses yeux étaient rivés sur le brasier devant d'elle. En temps normal, j'évite d'aborder cet aspect-là de notre travail. Ça a tendance à rebuter... »
Elle taquine ses canines, du bout de sa langue.
« Et toi, alors, comment va ton père ? »
Parler lui faisait oublier le javelot de glace qui avait transpercé son buste comme un biscuit d'apéritif ; lui faisait oublier qu'elle irait bientôt boire aux côtés de la Déesse. Il y avait sans doute de l'espoir, mais elle préférait le distiller aux autres que le garder pour elle. L'espoir décevait toujours. On ne pouvait compter que sur ses ambitions.
La porte avait claqué derrière la vieille cuisinière qui aussitôt s’était pressée à l’extérieur. Il pleuvait toujours. Une pluie battante qui n’avait pas spécialement l’air de vouloir se calmer et qui devait expliquer le retard de ton père : il devait attendre que l’averse passe. En clair, tu étais seule. Seule dans une situation que tu aurais aimé ne jamais avoir à affronter, avec une Aniel très affaiblie et probablement pas loin de la mort si rien n’était fait – mais ça, tu préférais l’ignorais, ou plutôt taire l’idée de peur de perdre le peu de sang-froid que tu étais parvenue à garder pour l’instant.
L’approcher de la cheminée avait fait son petit effet … tu doutais que ce soit réellement suffisant, mais au moins, il t’avait semblé voir quelques couleurs, aussi pâles soient-elles, revenir sur le visage de l’aventurière. C’est cette légère amélioration qui te pousse à te bouger légèrement, pour retirer un peu de ton appui sur la plaie afin d’y jeter un œil. Evidemment, à peine as-tu retirer le tissu que déjà, le sang se remet à couler, trop abondement à ton goût. Néanmoins, tu prends ton courage à deux mains pour écarter légèrement le tissu de ses vêtements afin d’estimer l’ampleur des dégâts … et c’est loin d’être beau à voir. La plaie à l’air profonde, elle saigne énormément. Pour toi, c’est clair, elle ne va pas se refermer d’elle-même à moins d’un miracle.
« Non, ne vous en faites pas. Je suppose … que ça fait partie des risques. »
Elle avait mûri, elle le sentait. Cette sensibilité qu'elle avait presque toujours refoulée, tout le long de sa carrière de combattante, lui était utile désormais. Elle savait que Terry n'était plus l'oisillon frétillant de la dernière fois. Elle n'avait pas encore pris son envol, mais se tenait près au départ. Ce qui signifiait qu'elle pouvait tout aussi bien réussir que faire marche-arrière, au dernier moment.
« Il va bien. Il s’est inquiété, ces derniers temps… j’ai dû m’occuper d’une affaire hors de la Capitale et ça ne s’est pas très bien passé. Mais je crois qu’au fond, ma décision est prise. »
Aniel rajusta sa position. Elle leva sa main et passa ses doigts au-travers des flammes. Ces dernières la léchèrent, avidement, comme s'ils reconnaissaient en elle une de leurs enfants. Sans son pouvoir, elle se serait brûlée, comme n'importe qui. Ce qui signifiait bien qu'elle ne l'avait pas perdu, - était-il seulement possible que cela arrive ?
« J’ai juste encore beaucoup à apprendre alors je fais en sorte de me préparer un minimum… mais je crois que je le ferais, bientôt. »
L'aventurière marmonna un son inepte, pour toutes réponses. Quelque chose comme : « Ne crois pas, fais-le. », mais dont les consonnes avaient été mangées sous les coups de sa mâchoire ensanglantée.
« C’est pour ça que vous n’avez pas le droit de mourir avant de m’avoir vu entré dans cette foutue guilde. »
Elle souffla du nez. Comme à chaque fois, de longues vapeurs en jaillirent, comme au goulot d'une chambre magmatique. Qu'est-ce qu'elle s'imaginait ? Qu'elle était si fragile que ça... ? Elle pouvait se relever, (elle essaya, péniblement) si elle en avait envie. (mais n'y parvint pas) Chaque geste lui demandait un effort considérable. Tout son corps était mû par cette sorte de lourdeur fangeuse, comme si une toile de maille le recouvrait. Elle se sentait ratatinée ; sa surconscience rentrait dans sa conscience, qui rentrait dans son esprit, qui rentrait dans sa tête, qui se recroquevilla au creux de sa poitrine.
A bien y regarder, - c'était une observation que Terry pouvait se faire - Aniel était étonnamment jeune, vue comme ça. Il devait y avoir nombre d'aventuriers plus expérimentés qu'elle ; des hommes faits, des seniors... Elle n'atteignait probablement pas la trentaine. Une jeune prodige, qui allait peut-être s'éteindre ici, pourvu que ce fichu medic ramène sa bosse à temps.
« Pour qui tu me prends ? parvint-elle à dire. J'ai encore... trop à faire, pour laisser ma peau ici. Dis-moi... (Son regard devenait vitreux, perdu dans la chaleur des flammes.) Tu prendras quoi... comme première quête ? A ton âge, j'avais choisi celle... du Crapaureau. Quelle quête de merde. Il puait comme un vrai cimetière... »
Que diable radotait-elle ?
La toile de maille s'était transformée en étau, qui l’enserrait, dans un froid sépulcral. Elle se retint d'activer, instinctivement, son pouvoir. Ça lui aurait été utile, au moins pour la réchauffer, mais c'eut causé la mort de la jeune fille à ses côtés. Elle prit sur elle.
« Navrée. »
Parler détendait l’atmosphère qui malgré tout, se faisait de plus en plus lourde. Du moins, c’est ce que toi tu ressentais. Tu n’étais pas dupe, tu savais que tu avais fait ce que tu pouvais, cette plaie avait besoin d’être désinfectée, elle aurait aussi besoin d’être recousue, sans compter qu’à la simple vue des saignements, il était aisé de deviner que quelques petites choses auraient besoin d’être réparé là-dedans. C’est un médecin qu’il te fallait. Un bon. Tu étais pratiquement certaine du choix d’Esther, il y avait cet homme qui vivait à quelques pas de la taverne. Il passait régulièrement ici et c’était un ami de longue date de ton père. C’est lui qui avait soigné tous tes bobos, lui aussi qui s’occupait de la santé précaire de ton père, lui qui t’avait permis de voir le jour, et qui avait assisté à la mort de ta mère. Il avait évidemment toute ta confiance … le tout était qu’il se dépêche d’arriver, parce que tes torchons ne tarderaient pas à se montrer totalement inefficaces.
Tu observes les doigts d’Aniel, elle touche le feu sans même réagir et les flammes te donnent l’impression de chercher à s’approcher de sa peau à tout prix, comme si elle parvenait à les appeler, d’une certaine façon. Il se racontait que l’aventurière était redoutable, puissante. Certains disaient qu’elle était imbattable. Là, pourtant, elle était complètement vulnérable. Sans doute n’aurait-elle pas pu se défendre si une attaque venait lui tomber dessus, maintenant, tout de suite. Cependant, tu ne l’aurais pas affirmé catégoriquement, supposant – sans doute à juste titre – qu’Aniel était pleine de surprises autant que de ressources.
C’est à ce moment précis que la porte s’ouvre de nouveau. Esther est de retour, tout autant que ton père et derrière eux, se tient le médecin. Ce dernier n’a qu’à suivre le sang laissé sur le sol pour rejoindre l’aventurière blessée et si tu te décales pour le laisser faire son travail, tu ne t’éloignes pour autant pas de la jeune femme. Tu viens même attraper sa main que tu sers dans la tienne. Tu ignores si elle a réellement besoin de ça, disons que toi, à sa place, tu aurais apprécié ne pas te sentir complètement seule.
Une chaleur, cependant, vint cueillir sa main. C'était Terry, mais ses doigts lui paraissaient atrocement longs, osseux, comme les serres d'un oiseau... Non, ce n'était pas, - plus la jeune serveuse qui l'étreignait, mais cet homme, avec ce masque aviaire, deux bésicles d'aviateur en guise d'yeux, un long bec noir pour bouche. Une sorte de médecin de peste nouvelle formule, qui semblait la regarder.
Ce qu'il disait était incompréhensible. Il apposa sa main (sa serre) sur le visage cadavérique de la Fée. Qu'est-ce qu'elle avait pâli, en si peu de temps !
Puis, soudain, il ôta le masque. Le visage qui était derrière avait de quoi effrayer les âmes les plus sensibles. Il était frappé par tous les maux de l'enfer, couturé de plaies, de brûlures. Son nez, difforme, virait sur le côté, comme si on le lui avait brisé. Il psalmodia quelque chose, vira ses yeux morts dans ceux d'Aniel, pas moins ternes, et coulissa sa main tout le long de son buste pour atteindre son flanc, là où le sang pulsait à grosses gouttes. La Fée ne se souvint pas exactement de ce qui suivit, mais elle fut certaine que quelque chose d'anormal se produisit. Sa blessure, ses organes se résorbaient à vue d'oeil... Il y avait cette souffrance, incommensurable, qu'elle pouvait lire dans les yeux de l'étranger, comme si tous deux s'échangeaient leurs rôles.
Du sang commença à buller sur la lippe de l'homme... puis, il s'arrêta, un instant. Le tavernier lui prêta main-forte, essuyant sa bouche, puis, de nouveau, le médecin recommença, ainsi de suite, jusqu'à ce que la plaie d'Aniel ne devint plus qu'un lointain souvenir, - ou presque. Il y n'y avait plus qu'une ecchymose, vilaine mais bénigne.
Ce après quoi, il sortit en trombe et ferma la porte derrière lui. La Fée se releva, paresseusement. Elle l'entendait vomir, sous la pluie.
* *
Le Docteur Abercrombie avait cette particularité de pouvoir absorber la souffrance d'autrui pour se l'infliger à soi-même. Il devait, cependant, la régurgiter juste après, - sans quoi il en mourait. Il avait rarement eu affaire à une telle blessure. La « hampe », ou quoi qui ait transpercé le flanc de l'aventurière, avait perforé son poumon gauche comme une fève, ce qui expliquait ses problèmes respiratoires de tout à l'heure. Du reste, ses jambes avaient souffert, elles aussi. Une brûlure par le givre ; à une certaine température, il était possible de faire éclater le magma comme de la roche. Et c'est ce qui était arrivé. Par chance, les blessures étaient bénignes. Il fallait croire qu'Aniel n'avait pas dit son dernier mot. C'était, en tout cas, l'avis du docteur.
« Ce que che ne comprends pas, bougonna-t-il avec un accent bien à lui, s'épongeant le front, entre deux gorgées de la bière qu'on lui avait généreusement offerte, c'est comment avez vous pu survivre ainsi, sur le chemin du retour, pendant bien dix kilomètres... Che ne veux pas dire, ma bounne amie, mais... Loucy vous aime bien. »
« J'avais de la ressource. Ça n'a plus d'importance, de toute manière ; merci pour votre aide. »
« Ah, che vous en prie... Vot' truc, c'est les monstres... Ben moi, c'est les monstres à l'intérieur des monstres. »
Il lui fit un clin d'oeil. Cet homme avait certainement une meilleure âme que la sienne... mais si Lucy s'était montrée favorable avec Aniel, elle ne l'avait pas été en offrant une pareille ganache à ce pauvre sire.
Si tu persistes effectivement à tenir la main d’Aniel dans la tienne … tu détournes bien rapidement les yeux lorsque le médecin se met à s’occuper d’elle. Tu as l’habitude de l’apparence un peu particulière de cet homme, depuis le temps, c’est pratiquement comme s’il faisait parti de la famille, du coup, ça ne t’a jamais posé le moindre problème. Cependant, jusqu’ici, lorsque le médecin était venu jusqu’ici … ce n’était que pour un virus de passage, voir une coupure un peu plus grave que d’ordinaire dans la cuisine. Jamais rien d’aussi grave que ce que tu avais sous les yeux.
Le soigneur s’y reprends à plusieurs fois pour parvenir à refermer cette méchante plaie qui barrait jusque là le flanc de l’aventurière. Son travail effectué, il se précipite à l’extérieur, laissant la jeune femme un temps de répit avant de revenir, un peu plus tard. Tu n’avais jamais réellement réussi à comprendre comme le pouvoir du médecin fonctionnait, encore moins comme ce dernier parvenait à continuer son métier tout en sachant à quoi il s’exposait à chaque fois qu’il venait en aide à quelqu’un. Cependant, à son retour, il a l’air plutôt normal, se permettant même une discussion rapide avec sa patiente avant de s’en aller, comme il était venu.
La brune de nouveau sur pieds, tu prends le temps d’observer l’état de la taverne. Dire que tu arrivais à la fin de ton nettoyage du soir. Il y avait désormais tout à refaire et tu savais déjà à quel point tu allais avoir du mal à retirer le sang du plancher, d’autant qu’il avait eu tout le loisir de sécher pendant que tu attendais le médecin. Tu décides de laisser ça de côté pour le moment, préférant pour l’instant t’occuper de tes mains que tu vas rapidement nettoyer sous l’eau, à la cuisine, avant de revenir et de passer derrière le bar, prenant place sur l’un des tabourets qu’utilise ton père pour se reposer lorsqu’il en a l’occasion entre deux services. Esther s’est mise à nettoyer un peu, relativement consciente de la charge de travail, la cuisinière avait visiblement décidé de rester un peu et de faire quelques heures supplémentaires pour te soulager de ce nettoyage. Tu la remercies d’un regard tendre ainsi que d’un sourire avant de reporter ton attention sur Aniel.
Elle accepta volontiers la proposition de Terry. Un verre de whisky lui dégorgerait les artères. Un verre, et un cigare, comme elle avait l'habitude d'en déguster le soir.
« Vous avez… encore mal ? »
« Plus maintenant. Ce médecin a fait du bon boulot. Je n'aurais pas cru qu'il était possible de guérir une telle blessure en si peu de temps. Les soigneurs de la Guilde devraient en prendre de la graine. »
Pour sûr ! Elle s'abstint de citer le taux de mortalité au sein de l'institut, mais il y avait de quoi faire frémir ce cher Docteur Abercrombie. Les pouvoirs curatifs étaient ceux qu'on sous-estimait le plus. Quel intérêt y avait-il à se soigner, quand on était capable de perforer le thorax d'une bête de six tonnes en un coup de poing ? C'est ce qu'avait pensé Aniel, durant son combat face à cette femme. Elle savait que l'eau annulait ses capacités, mais ignorait jusqu'à quel point. Quand la glace avait rampé sur son corps de lave, elle avait fini par fondre et inhiber ses capacités de régénération, pour au final la mettre dans l'état qu'on connaissait.
« Chez nous, c'est la force qui prime. C'est une course à celui qui aura le pouvoir le plus destructeur. Ça n'a jamais posé trop de problèmes, jusque-là : les monstres de ce royaume sont de vraies mauviettes. La plupart fondent sur place avant que je ne passe à l'attaque, mais... il y en d'autres, dans le nord. Tu as dû en entendre parler ? »
Elle tira sur son cheroot, crachant des volutes de tabac dans les airs.
« Un territoire hostile, inexploré, où vivent les plus dangereuses créatures que cette terre ait portées. Certaines pourraient, à elles seules, détruire toute la capitale, sans la guilde pour les arrêter. C'est pour cela que nous existons. »
Elle rit. Des vapeurs chaudes gazèrent de ses narines. Dehors, la pluie continuait de tambouriner aux fenêtres, clapant sur le sol comme autant de pas précipités. Elle donnait toujours cette impression qu'une troupe entière dévalait la rue.
«Tu ne crois quand-même pas que ce seraient ces poseurs de gardes qui vous protégeraient ? Ils seraient incapables de repousser un troupeau de Grognours. (Elle secoua la tête, marquant un temps.) Plus sérieusement, si tu t'engages là-dedans, attends-toi à avoir des surprises. Entoure-toi, et bien. (Elle soupira.) Tout de même... Qu'est-ce qui t'a réfléchir, depuis ? Tu as l'air... changé. »
Elle affaissa sa tête contre la paume de sa main, observant la serveuse. Elle le sentait, comme tout à l'heure, à l'orée de la mort : Terry avait grandi.
Si tu laisses Esther s’occuper du nettoyage, tu n’as aucun problème en revanche à venir naturellement prendre ta place derrière le bar malgré l’heure tardive. Tu n’as pas l’impression d’être fatiguée, probablement à cause de tout ce qui vient de se passer. Le contre coup du stresse finirait bien par venir, pour le moment, tu avais la bougeotte, tu ne tenais pas en place. Tu profites donc de ton énergie pour venir prendre un verre et la bouteille de whisky, tu sers Aniel, poussant le verre devant l’aventurière tout en l’écoutant. A l’écouter, elle n’avait plus si mal que ça, même si tu te doutais évidemment que la magie du médecin n’avait pas fait tout disparaître si facilement. Tu étais cependant rassurée, l’aventurière était tirée d’affaire. Elle avait retrouvé ses couleurs et une certaine vitalité.
Tu viens poser tes coudes sur le comptoir, tout attentive à ses nouveaux discours à propos des monstres de la région.
Tu hausses les épaules pour la suite. Tu n’avais jamais eu un avis négatif sur la Garde … certes, tu ne les voyais pas comme les véritables héros du Royaume, cette place revenait de loin aux aventuriers, ça tombait sous le sens, cependant, tu ne doutais pas de leur utilité.
La question resta en suspend, quelques instants. On entendait plus, dans la pièce, que le tintement des glaçons marmitant dans le whisky. La Fée but une gorgée, avant de reposer le verre sur le comptoir. La curiosité de la jeune fille était légitime ; le sang d'Aniel recouvrait encore le parquet de l'auberge, quelques instants plus tôt. Sans parler de la douleur avec laquelle le médecin était tout juste parvenu à la guérir. Elle allait mieux, oui, mais cet Abercrombie avait bien failli y laisser la vie.
« Une créature comme il y en a trop peu. Elle vit en ermite, dans une cabane près d'un étang. Les monstres la craignent pour ce qu'elle est : une calamité. Endormie, cependant. »
C'était encore frais, dans son esprit. Cette femme et les légendes qui l'entouraient avaient été, pour elle, la promesse d'un grand combat. A raison de plusieurs millions d'habitants dans le royaume, il y en avait certains dont les pouvoirs rivalisaient avec le sien sans problème. Certains, même, qui la dépassaient, - elle avait en tête cette rumeur, qui parlait d'un être capable de manipuler l'eau à sa guise. Le bestiaire d'Aryon n'avait pas sa place dans les combats gargantuesques qui pouvaient avoir lieu entre de telles entités.
« Je l'ai provoquée, c'était mon but. Elle ne m'avait rien demandé. J'ai vite compris à quoi j'avais affaire. Je n'avais pas frôlé la mort d'aussi près depuis longtemps... Sa glace... était plus froide que tout. Bien plus froide que ma lave pouvait être chaude. »
Elle mira dans son verre. Ce combat, même s'il avait bien failli lui être mortel, fut pour elle une épreuve délicieusement vivifiante. On ne se sentait jamais plus en vie qu'après avoir défié la mort. Ce monde était décidément plus grand que tout ce qu'elle pouvait s'imaginer. Elle s'abstint, cependant, de commenter la suite. Ce qui s'était passé entre elle et cette étrange bonne femme ne concernait qu'elles deux. - Et puis, il n'était pas question d'effrayer Terry plus qu'elle ne l'avait déjà fait. A ce train-là, le petit oisillon n'oserait plus jamais quitter le nid.
Le temps passa, et Aniel vint à sa dernière gorgée de whisky.
« Mais plusieurs autres choses, ce serait trop long à expliquer. Disons que je commence à comprendre le sens de vos paroles et que je pense que vous aviez parfaitement raison. »
La Fée marqua un temps, incrédule... et rit de bon coeur. Il n'y avait aucune moquerie, dans son intonation. Seulement de la surprise.
« Évidemment que j'ai raison. Je parle toujours de ce que je connais, ça m'évite de passer pour une imbécile. Tu le sais déjà, mais je vais le répéter : personne ne peut fuir la fatalité. Tout ce qui doit arriver va arriver. Et plus vite qu'on ne le pense. La seule chose qu'on peut faire pour atténuer cela, c'est vivre. (Elle leva son verre à l'adresse de Terry, comme un salut de courtoisie.) J'ai hâte de voir ce que tu vas donner. Ne me déçois pas. »
Elle rit de nouveau, d'elle-même. Ses propres paroles la surprenaient. Tout ce mélodrame pour une fille qu'elle connaissait à peine... Avait-elle vieilli pour devenir gâteuse à ce point ? Non. Pour une raison qu'elle ne pouvait pas déceler, (ou s'avouer) Terry incarnait ce qu'elle avait toujours voulu être : un signe d'espoir. Cela faisait longtemps que la Fée Rouge avait viré du mauvais côté. Qu'elle était devenue le monstre qu'on craignait plus qu'on voulait accompagner. Son espoir, à elle, avait flétri comme une fleur en automne ; son destin serait certainement tragique. Mais pas elle. Pas cette serveuse. Elle avait encore tout un monde à bâtir, et elle espérait, intimement, que ce soit pour le mieux.
Alors comme ça … ce ne serait même pas réellement un monstre qui aurait infligé ces blessures à l’aventurière. Du moins, pas au sens où l’entends habituellement. Un monstre à l’apparence humaine. A ces mots, tu ne peux retenir un frisson. Ce dernier se propage à travers ta colonne et se répands dans ton dos, une sensation désagréable qui s’en ressent à la grimace qui vient se peindre sur ton visage un instant. Aniel avait cette façon de te faire passer les choses, de te faire comprendre la dure réalité. Si elle savait vanter la vie d’un aventurier, elle savait aussi transmettre le danger qui pesait sur cette profession. Elle était capable de t’encourager, tout en te faisant entrevoir ce a quoi tu t’exposais vraiment et évidemment, tu appréciais ça. Au moins, elle te faisait prendre conscience que les monstres étaient … partout. Tu pouvais bien en côtoyer un sans même t’en rendre compte, étant donné que tu étais naïve, tu étais bien capable d’accorder ta confiance à quelqu’un de profondément sans même en douter une seconde. En un sens, elle te poussait à la méfiance en provoquant la peur.
Elle venait de te faire réfléchir. Sans doute était-ce la raison de ce silence, avant que tu ne répondes à sa question. Des raisons d’avancer … tu en avais plusieurs ces derniers temps. Cependant, certaines de ses raisons étaient relativement personnelles, et c’est pour ça que tu restes finalement très évasive. Quand bien même tu n’éprouves pas la moindre méfiance vis-à-vis de la brune, au contraire. Un sourire vient prendre place sur son visage.
Tu as un mouvement de recul. Et puis, subitement, voilà que tu échappes un bâillement. La pression est retombée, tu sens la fatigue qui vient t’étreindre et subitement, tes yeux se mettent à picoter.
Navrée, vieillard, fit Aniel, pour elle-même. Je ne te rejoindrai pas aujourd'hui. Elle termina son dû et l'écrasa dans le cendrier. Elle aurait aussi bien pu le laisser fondre au creux de sa main, mais ce même vieillard lui avait enseigné la tempérance de son grand pouvoir. Une leçon qu'elle n'avait, cette fois-ci, pas retenue comme il le fallait. - Pas entièrement, en tout cas.
« Je ferais en sorte de ne pas vous décevoir. »
Elle finirait bien par le faire, un jour ou l'autre. C'était certain. Aniel n'était maîtresse de rien : si Terry devait choisir, par nécessité, une voie qui irait à l'encontre des faveurs de la Fée, elle le ferait. Elle devrait le faire. Et c'est ce qu'espérait la guerrière... Elle n'était ni sa mère, ni sa soeur. La décevoir reviendrait à défier l'autorité qu'elle avait instauré entre elles deux. Et c'était exactement ce qu'il fallait : qu'elle devienne maître de son destin. Tu auras le temps de le comprendre une autre fois... pensa-t-elle. Pour l'heure, je pense t'avoir suffisamment dérangée comme ça.
La jeune fille se mit à bâiller. La pression avait décru en elle aussi.
« Me voilà épuisée, tout à coup. Je crois qu’il serait utile que je ne tarde pas à aller me coucher… après tout, j’ai du travail demain encore. »
« Si ça te serait utile que tu ne tardes pas à aller te coucher... fais, railla Aniel, gaiement. De toute manière, je n'ai rien de plus à ajouter.»
Elle se leva, fit volte-face et prit le pas à l'extérieur de l'auberge. La pluie s'était calmée, - au même moment, semblait-il, où la Fée avait repris des forces. Ce pouvait aussi bien être le hasard qu'autre chose. L'odeur du pétrichor lui monta aux narines. Par Lucy, c'est qu'elle détestait cette odeur... Rentrons vite avant le second déluge.
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