Aoi Wendiel

Au manoir des Wendiel, un couloir immense trace le lien entre le hall d’entrée et la grande salle où les invités les plus prestigieux du royaume étaient régulièrement conviés. L’occasion à chaque fois pour ce sang bleu si pur de s’étaler sur les tapis et le papier peint avant d’exposer sur des cadres en argent les portraits de ceux qui ont bâti leur réputation. Les Wendiel comptaient parmi ses rangs des militaires prestigieux, des penseurs étonnants, des artistes prodiges et des diplomates ayant œuvré pour la paix du pays sur de multiples générations. Tous partageaient un regard azur qui trahissait une loyauté sans fin envers la couronne, que nombre d’entre eux avaient défendu au péril de leur vie. Chacun d’entre eux, tous hommes, fixaient avec fierté leurs descendants, qui transportaient dans ses bras un nourrisson rêveur. Aoi portait déjà les couleurs de la maison et tous exposaient à son passage, avec une immortalité plastique que les plus brillants artistes du royaume avaient conquis, la confiance qu’elle porterait un jour le flambeau de la famille. Sa mère, qui la soutenait sans peine, s’inquiétait de savoir comment ce petit bout de chair pourrait un jour porter sur ses frêles épaules, le poids d’une telle lignée. Tel était le destin qu’on réservait aux enfants Wendiel.

La politique est pourtant un jeu de dupes et de chaises musicales au sein d’un immense échiquier. Si l’on vouait aux Wendiel un respect indétrônable, la famille avait trop longtemps régné sur le cœur de la couronne pour demeurer à ses côtés. Les aspirants, ne pouvant briller plus fort que ce saphir aveuglant pour obtenir les faveurs exclusives du roi, ont plutôt opté pour l’extinction du rayonnement ennemi. Ainsi, ils profitèrent d’un maillon plus doux, plus fragile et moins combattif dans leur grande lignée pour les évincer complètement. Après plusieurs siècles de loyauté et de clairvoyance exemplaires, Teodor Wendiel, le père d’Aoi, s’était forgé la réputation d’un homme d’une tendresse et d’une bienveillance qui surpassait celle de ses ancêtres. Cette vertu était malheureusement un point faible redoutable. Si bien qu’il tomba dans les griffes d’un complot qui l’accusait d’avoir profité de son rang pour influencer la couronne dans ses propres intérêts. La jeune Aoi, qui n’était alors âgée que de sept ans, et qui avait grandi sereinement baignée dans le luxe des privilégiés, ne sut jamais si son père avait bel et bien déshonoré les siens. Elle ne sut pas non plus les circonstances dans lesquelles cet exil a été prononcé. Elle ne vit que son visage baigné de larmes, alors qu’il courbait le dos, tirant sur les rennes de leur diligence pour emmener sa famille loin des portes du palais où se trouvait sa vie et ses amis…

Avec les biens qu’on daigna leur céder avec clémence, ils purent s’installer dans un domaine loin des intrigues de la Cour. Un lieu presque sauvage, à l’étroit pour une fille de noble, et qui demandait un labeur manuel constant pour maintenir un semblant d’élégance. Ses parents avaient décidé qu’Aoi n’aurait pas à subir les conséquences de ces évènements. Elle continuerait d’être élevée comme une dame, épouserait un jeune fortuné qui accepterait de la sauver de leur naufrage et retrouverait sa dignité. Interdiction pour elle d’endommager sa peau et ses muscles, car elle devait être irréprochable. La vie paysanne lui était exclue, bien qu'elle soutenait à chaque tentative un volontariat noyé de tendresse. Et pour être certains qu’elle recevrait le meilleur enseignement possible et qu'elle ne succomberait pas à des élans fatals de générosité, ils attendirent qu’elle atteigne les dix ans pour l’envoyer dans les Ordres de la déesse Lucy. Elle intégra la branche des Sœurs de lame, domaine où l’on formait les jeunes filles à devenir des exemples de moral et de vertu doublées de combattantes redoutables. Aoi comprenait les enjeux que représentait cette éducation et le besoin d’honorer ses ancêtres. L’instant même où ses parents avaient été brisés par une tristesse et une honte injustes, qui avaient eu pour conséquence de leur aspirer subitement leur jeunesse et leur vitalité, cet instant-là avait fait naître dans le regard de la jeune fille une flamme qu'aucun vent, qu'aucune larme et aucune sueur ne pourrait éteindre. En entrant dans le domaine dédié à la déesse, cette flamme qui dictait ses moindres faits et gestes formait un braséro capable de dévorer l’âme de ceux qui tenteraient de pénétrer dans ses yeux.

Elle s’était ainsi appliquée à la tâche, obéissante et docile, mais aussi habile qu’intelligente. Elle avait découvert son pouvoir, énième héritage des Wendiel, qu’elle finit par maitriser la veille de ses dix-huit ans. Entre-temps, elle avait poussé en taille, se forgeant une élégance à toute épreuve, dans le quotidien comme au combat. Elle n’était pas la meilleure de ses semblables, mais toutes éprouvaient un immense respect pour son dévouement et sa ténacité. Elle avait étudié nuit et jour, se rapprochant pas après pas du joyau qu’elle s’était taillée en elle-même. Le souci du détail l'avait rendu maniaque, et comme l'ensemble de sa lignée, le moindre écart dans la chaine de sa vie pouvait être décisif pour l'avenir des Wendiel. L’adolescente, qui devenait progressivement une femme, avait alors pris une décision, et en informa ses parents par courrier : elle ne se destinerait pas à un mariage salvateur, mais tracerait son propre chemin pour redonner aux Wendiel leur gloire passée. Elle fit le serment pour elle-même que son père retrouverait ses lettres de noblesse et que la prochaine fois qu'il s'approcherait du palais royal, ses yeux azur ne pourraient fondre que de joie.

A dix-huit ans, elle quitta le couvent, se séparant pour la deuxième fois d'un foyer qui avait permis son épanouissement. Mais le chemin était celui d'un retour. Elle avait pris la route avec son frère Joey, d’un ans son ainé, et qui avait choisi un autre parcours que le sien. Profitant de l’exil des Wendiel, il s’était sacrifié pour aider ses parents à remonter la pente. Il avait pourtant fini par y prendre goût, à la vie sauvage, et s’était promis de donner de l’éclat à la famille loin de la Cour en devenant un aventurier de renom. Pour être prêts à exécuter leurs desseins, l’un était devenu grâce à la terre l’emblème de la force Wendiel, tandis que l’autre avait éclos entre les murs de pierre, devenant une rose de saphir, le pendant vertueux de la famille. Ils se quittèrent aux portes du palais, sans omettre une étreinte qui n’en finissait plus. Le respect et la tendresse qu’ils éprouvaient surclassaient le besoin qui les rongeait de proposer à l’autre de suivre sa voie. Ils se séparèrent avec l’espoir qu’au moins l’un d’entre eux parviendrait à ses fins.

Aoi a désormais 19 ans. Ayant plaidé auprès de la noblesse locale pour obtenir une chance à la famille Wendiel de prouver sa loyauté, elle avait obtenu gain de cause : on la laissait retourner parmi les nobles à condition qu’elle se mette à leur service. Depuis, elle s’exerçait à servir ceux qui autrefois avaient été les pairs de son père. Elle n’attendait qu’une seule chose :  l’opportunité pour elle de regagner la confiance du royaume d’Aryon.