AENOR OPHIDIA MALGERYON

"Arrêtes d'angoisser. C'est pesant"

La voix qui brise le lourd silence de la vieille bâtisse est cassante, mais une certaine douceur émane de sa diction. C'est pourtant sans équivoque pour le jeune homme recroquevillé à côté d'Aenor. En tous points, elle contraste avec cet aventurier tremblant. "Je t'avais dit que je pouvais venir seule." Ajoute-t-elle entre ses dents, et chaque mot semble avoir l'effet d'un coup de marteau sur la tête de l'homme qui reste pourtant immobile. Et silencieux. "Mais ce type est bizarre, je peux pas te laisser seule avec lui, il a l'air … pervers." Sa voix plaintive arrache un soupir d'agacement a l'aventurière qui se lève de sa chaise poussiéreuse et commence a faire les cent pas. "Tu n'as pas idée de tous les tordus que tu croises tous les jours. Ça ne sera qu'un de plus sur ma liste. Mais j'espère pour toi que tu ne t'es pas trompé. Que tu ne me fais pas perdre mon temps. Je traverse pas la moitié du royaume pour aller me perdre dans un vieux bouge pourri pour rien."

Le jeune homme grommelle. Aenor continue d'observer les bibelots recouverts de poussière qui jonchent les étagères de l'arrière boutique. Elle en saisit un, au hasard, une petite boule bien lisse qui s'allume au contact de ses doigt et répand autour d'elle une douce lumière violine. "J'espère que l'attente vaut le détour, vieil homme !"


Il fut un temps ou le serpent blanc du blason des Malgeryon avait un sens. Un charisme. Il représentait la réussite autant que la malice, une audace et un intellect qui caractérisait une famille respectée pour son impact sur la société d'Aryon, et crainte pour son pouvoir. C'était il y a bien longtemps, car de cette superbe, il ne reste plus grand chose chez la maison Malgeryon aujourd'hui.

Aujourd'hui, les Malgeryon, c'est un vieux manoir délaissé au pied des montagnes, une grande maison à la Capitale et quelques bourgeois bienheureux qui ne se mêlent plus de grand chose. Ceux qui auparavant se targuent d'être les meilleurs conseillers du royaume, une famille louée pour sa clairvoyance, se complaisent aujourd'hui dans l'oisiveté, les pâtisseries et les bons mots.

Ce n'est pourtant pas dans une atmosphère sucrée et confortable que vint à naître Aenor,et ainsi que sa petite soeur de trois ans sa cadette, Alia. S'il y a bien une chose qui ne change jamais, chez les Malgeryon, c'est l'éducation. Un apprentissage exigeant des lettres et du droit, un peu de sciences - pas trop tout de même - et surtout, le respect de la lignée, l'histoire de la Maison. L'exigence partout, tout le temps, être les meilleurs en toutes circonstances. Gagner l'amour de ses parents par ses accomplissements car rien n'est jamais gratuit ni inconditionnel.

Aenor partait gagnante en naissant la première, mais sa condition lui mit un gros coup dans l'aile. Lorsqu'elle sembla développer dans l'enfance des douleurs permanentes sans que l'on ne puisse l'expliquer ni le soigner, on la donnait perdante. Maladie ? Malédiction ? Personne n'en savait rien et à ce jour, ce point n'a pas changé. Aenor n'est pourtant pas morte et se tient toujours aussi droite. Elle est bien trop têtue pour se laisser vaincre. Une Malgeryon ne subit pas. Peut-être est-ce aussi la surprotection de sa famille, lui obtenant en permanence une surveillance de gardes et de médecins. Sans doute que le développement de son pouvoir vers ses sept ans a aussi quelque chose à voir avec cette endurance étonnante. Un pouvoir qui lui valut de devenir une terreur des précepteurs, gardes, et autres gouvernantes qui défilaient une semaine apres l'autre.

A quoi bon apprendre à gérer sa souffrance et sa frustration quand on peut simplement la transmettre et s'en débarrasser ? Un pragmatisme froid naquit bien trop vite chez une Aenor qui souhaitait plus que tout rester la favorite. Celle qui deviendrait la fierté de ses parents et prendrait la tête de la maison Malgeryon. Pour lui redonner sa gloire d'antan. Insensible aux charmes du monde de vie dans lequel se vautrait sa famille proche comme éloignée, Aenor avait des projets. Que les récits des accomplissements et de l'importance de ses ancêtres reprenne du sens. Que le serpent blanc veuille dire quelque chose. Que les armoiries Malgeryon soient craintes autant que respectées de nouveau. Ce ne serait pas chose aisée, avec Alia dans le paysage.


"Ce sera pas trop tôt !" Lâche Aenor d'une voix puissante alors que le petit homme sort enfin de son trou. Il est bizarre, ce type, le gamin a raison. Tout comme il a eu raison de partir a la demande de l'aventurière. Il est trop perturbant, avec son angoisse, sa frustrations, ses émotions contraires et chaotiques et sa douleur a la jambe.

D'un geste nerveux, elle porte la petite flasque accrochée à sa ceinture a ses levres. La douleur qui revient, encore une fois. Et personne à accabler sans créer de suspicion. La frustration qui monte et l'impatience.

Vraiment, il est bizarre ce type. Il déplie un vieux tissu rugueux et poussiéreux sur l'établi à peine éclairé par deux cristaux faiblards. "Je dois voir quoi, au juste ?" Aenor s'impatiente. Elle s'énerve. D'autant plus qu'elle ne sent rien chez cet homme. N'a-t-il pas mal quelque part, envie de faire ses besoins, ou simplement faim ? Comment quelqu'un peut-il être aussi opaque ?

Le tissu dévoile un énorme cristal brut rougeoyant. Il brille faiblement mais ce n'est pas cette lumière qui attire le regard d'Aenor. Elle tend la main pour toucher la gemme que l'homme écarte immédiatement en posant sur elle un regard mauvais. Il ne dit pas un mot mais ses yeux parlent pour lui. Pourtant, l'aventurière ne ressent rien. "Explique !" Qu'elle ordonne. "J'en ai rien a faire de tes caillasses, dis moi ce que tu peux faire !"

L'homme lève deux doigts pour désigner le front d'Aenor et frôle la peau lactée de la jeune femme.

"Contrôle."


Une drôle de relation que celle entretenue avec sa soeur. Comme partager un même calvaire avec son pire ennemi, un ennemi que l'on voudrait pouvoir simplement aimer. Un lien difficile à décrire. Si la grande majorité des proches des Malgeryon considéraient Aenor comme une paranoïaque aux allures de Cassandre, c'était certainement a cause d'elle. Et de leur hypocrisie, bien sur. L'on pourrait croire qu'avec un pouvoir comme celui d'Aenor, il est aisé de défaire tous les menteurs mais un mensonge partagé par plusieurs a facilement plus de crédibilité que la promesse d'un détecteur d'intentions qui dérange trop. De nombreuses fois, les gens se sont alliés dans leurs inventions pour faire de l'aînée Malgeryon un oiseau de mauvaise augure, manipulatrice, dont le pouvoir n'était qu'un prétexte, un argument d'autorité. Qui pouvait bien vérifier qu'elle ne mentait pas elle-même ?

C'est Alia qui a créé cette réputation pour sa grande soeur. Puisque son pouvoir lui donnait l'ascendant sur les manigances familiales, qu'elle pouvait aisément détecter les emotion et donc, les intentions des gens, la seule façon de la mettre hors d'état de nuire etait de lui enlever cet ascendant.

Aenor est malade, elle est paranoïaque. Elle est sans doute un peu folle, elle manipule les autres. Elle n'est pas stable et manque d'empathie, elle est insensible. C'est normal, la pauvre, elle souffre tant, tout le temps.

Des années pour détruire sa crédibilité et réduire à néant le respect des parents si durement gagné. Aenor ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Parce qu'elle savait, elle, ce qu'il en était vraiment des intentions des parents Malgeryon. Elle savait qu'ils n'avaient pas la moindre affection pour leurs enfants et que tout cela n'était qu'un drôle de jeu, un jeu d'autorité et de manipulations. Toxiques. Un dernier moyen pour eux d'avoir une forme d'ascendant sur quelque chose. Puisque le royaume n'était plus leur terrain de jeu depuis longtemps, leurs enfants pouvaient l'être. Après tout, c'est tout ce qu'ils avaient toujours connus.

Il y a eu l'affrontement de trop, le plan incomplet, la goutte de manigance qui a fait déborder le vase. Alia ne voulait plus de cette guerre permanente et Aenor non plus. Ils ne fallait pas gagner cette bataille en attendant la prochaine mais en finir, définitivement.

Chez les Malgeryon, on ne tue pas. On exile. On renie. Mais on ne le dit pas, ca fait mauvais genre. Alors la manigance de trop a poussé Aenor vers la porte, parce qu'elle est toxique. Aenor aurait attaqué quelqu'un, use de son pouvoir pour faire du mal, et si elle peut le faire a sa soeur, elle pourrait bien le fait aussi en public. Hors de question de voir un Malgeryon en prison et perdre ce statut pourtant précaire dans l'aristocratie d'Aryon.

Nombreux furent les prétextes pour la mettre dehors. "Il te faut voir le monde pour maitriser ton pouvoir." Était le plus audacieux. "Tu as tant de potentiel, tu pourrais redonner au Manoir Malgeryon son lustre d'antan." Était le plus insultant. Puisqu'on souhaitait la cacher dans la vieille demeure familiale, telle une enfant punie pour toujours, Aenor choisit de faire plus de dégâts.


"Je ne veux pas seulement le contrôle, je veux l'amplification. Pour un prix pareil, tu peux bien faire ca, hein ?"

Le vieux hausse les épaules et hoche la tête. Ca lui semble si naturel. Mais Aenor se remet encore du montant qu'il vient de lui annoncer. A l'époque de sa vie à la Capitale, elle aurait dépensé ce montant sans ciller. Mais à présent, avec sa vie de bohème, poser une telle somme sur la table lui est tout simplement impossible.

"Et t'en fais quoi, un talisman ? C'est trop cher pour un petit talisman." Il secoue la tête et pose ses mains sur sa tête, comme pour mimer une couronne. "Sur la tête." Aenor prend un air contrit. Elle n'arrive toujours pas à le sonder, c'est insupportable. Ce vieux fou doit avoir une protection magique. "Je peux pas porter une couronne, c'est trop voyant, et ça ne tient pas. Trouve autre chose. Je paie pas aussi cher pour une breloque qui va tomber au premier voyage à cheval." Pas qu'elle puisse vraiment se payer un cheval pour le moment, mais sait-on jamais.

Le vieux secoue la tête encore une fois. Il place ses deux mains sur le front d'Aenor qui recule brusquement. Le contact de ses mains la perturbe, elle ne sont pas froides mais son corps semble l'être quand il la touche. L'homme prend un crayon grossièrement taillé au couteau et gribouille quelque chose sur le tissu qui emballe le cristal rougeoyant. "Comme ça !" S'exclame-t-il. Aenor se penche pour analyser le croquis chaotique. Elle commence a comprendre. "Un casque ? Peut-être bien, oui …" A bien y réfléchir, c'est la seule alternative viable. "Ok. Ca me va. Mais joli, hein ? Tu me fais pas un vieux truc grossier, quelque chose qui m'aille bien."

"200 de plus."

"200 ? Mais tu te fais vraiment pas chier, le vieux !"

Il lui répond par un sourire édenté. Elle ne peut même pas le manipuler. C'est pas faute d'avoir essayé. Le bougre a tout prévu. Mais elle n'a personne d'autre a qui s'adresser. Frustrée, Aenor tape du poing sur la table avant de faire demi tour. "Très bien. Deux cent de plus. Commence à travailler dessus, je t'apporte les cristaux dès que possible."

…

Aenor ne choisit pas immédiatement la vie d'aventurière. Mais force est de constater que son éducation avait fait d'elle une candidate adaptée aux seuls métiers de la noblesse. Et ses parents avaient fait un travail remarquable pour l'empêcher de s'en sortir par ce biais. Elle était le vilain petit canard, en somme. Ils mentent comme ils respiraient, prétextant qu'elle avait choisi cette voie et que tout le monde devrait l'encourager à cette discipline de fer, pour son propre bien.

Ne restait que son pouvoir, son intelligence et son mauvais caractère. Trois choses qu'elle pouvait mettre au service de la guilde. A croire qu'ils acceptaient n'importe qui. Fort heureusement pour elle, toutes les quêtes n'impliquent pas de tuer des dragons, c'est pourquoi durant plusieurs années, Aenor se contentait de quêtes simples - à ses yeux - pour vivre. Survivre serait plus juste. Avoir un simple confort de vie qui la tienne debout, maintienne son stock de potions contre les douleurs, et lui donne le temps de réfléchir.

Et puis il y avait le vieux. Ce vieux qui lui promettait monts et merveilles avec ses artefacts magiques. Un casque orné de cristaux rouges qui lui permettrait de dompter son pouvoir. Un objet fantastique qui pourrait à lui seul donner l'opportunité à l'aînée Malgeryon de faire son grand retour. De prendre la tête de la famille et exiler tous ceux qui lui avaient causé du tort. Ses parents. Les regarder subir toute la souffrance qu'ils lui avaient causé. Que cette idée était séduisante.

Mais les petites quêtes ridicules qui l'aidaient à survivre ne suffisaient pas. Il lui fallait voir plus grand. Mais Aenor n'était pas une grande guerrière, et elle ne comptait pas risquer sa vie. C'est pourquoi pour la première fois de sa vie, elle se décida à s'allier à quelqu'un. Trouver des compagnons de route, puissants. Des gens qu'elle pourrait regarder faire le travail a sa place tandis qu'elle se délectent du spectacle et ramènerait la récompense.

Il y avait ce type, la. Assez reconnu. Un bon chasseur de monstres, un peu effrayant au premier abord, mais bien moins intimidant dès qu'il ouvrait la bouche. Il avait ete facile a convaincre tant ce mort de faim ne pouvait cacher son chaos hormonal a la simple vue d'Aenor. Elle avait hésité, quelques minutes, tout au plus. Avant d'accepter. Au moins, il était puissant. Avec un peu de chances, elle pourrait mettre la main sur son casque en quelques semaines.