Un cri étranglé traversa la rue marchande alors relativement paisible malgré le nombre de passants. Une jeune femme aux cheveux blonds sortit d’une boutique dont les étals étaient couverts de tissus en tous genres, la démarche traduisant sa fureur, les épaules crispées par son exaspération. Tous les yeux dans un petit périmètre se fixèrent sur elle tandis qu’elle se retourna, le doigt levé en signe de menace vers le marchand qui, de toute évidence, venait de lui faire une proposition qui ne lui plaisait pas.
« Vous vous foutez d’qui avec vos prix indécents ?! ‘Spèce d’escroc !! »
Et elle s’en fut, le pas toujours aussi décidé, si l’on pouvait se permettre de minimiser à ce point l’aura terrifiante qui l’entourait soudain.
Si quiconque avait pu savoir ce qui s’était passé, tout un chacun aurait pu être d’accord avec elle. Ce vendeur de tissus était l’un des pires escrocs de la Capitale. Elle était venue chez lui, ignorant tout de ses méthodes de facturation à la tête du client, en quête d’un tissu anti-climat pour y faire tailler une belle cape. Elle avait l’habitude de dormir dehors même lorsqu’il faisait froid, mais elle commençait à récolter suffisamment d’argent pour pouvoir rehausser son niveau de confort quotidien, même lors de ses missions et quêtes. Et une cape en tissu anti-climat, c’était le must pour ne pas avoir froid lorsqu’on dormait à la belle étoile.
Elle avait la chance de connaître quelques tuyaux sur le sujet grâce à son éducation passée : comment reconnaître un vrai tissu anti-climat, sa qualité, ses capacités spécifiques… Bref, ce n’était pas à elle qu’on ferait un sale tour. Et pourtant, ce marchand là avait tenté de la rouler. 240 cristaux sombres pour avoir suffisamment de tissu pour faire sa cape, c’était véritablement une arnaque, pire encore, c’était le casse de l’année ! Un morceau de la taille qu’elle voulait et de la qualité proposée – qui, soit dit en passant, était très bonne – n’aurait normalement pas dû coûter plus de 130 ou 140 cristaux, et encore…
C’était donc compréhensible qu’elle se soit offusquée de l’offre du marchand, et qu’elle se soit emportée et mise dans une colère noire lorsque ce type avait maintenu qu’elle n’y connaissait rien et qu’elle n’avait qu’à aller voir ailleurs si jamais elle n’était pas contente de son prix qui était « le meilleur de la Capitale », selon lui. HA ! Quelle blague.
« Saloperie d’enfoiré de mes deux de merde, » pestait-elle à voix basse, entre ses dents serrées.
Les quelques passants qu’elle croisait semblaient inquiets à la vue de cette furie tout de noir vêtue, et équipée d’une épée, qui plus est… Il est vrai qu’elle n’était pas rassurante. Mais c’était sa faute, à ce gros lourdaud d’escroc ! C’était lui qui avait ouvert la boîte de pandore… Elle n’y était pour rien… N’est-ce pas… ?
Elle marchait furieusement, ses pas claquants sur le sol des rues, ses enjambées tellement grandes que ça en devenait ridicule, ses bras se balançant d’avant en arrière de manière asynchrone comme s’il s’était agi d’une mauvaise parodie d’elle-même… Elle déambulait ainsi dans ces rues lumineuses, sans vraiment avoir de but, excepté peut-être d’aller à la Guilde demander des conseils en matière de tailleurs à la Capitale. Ce serait un bon commencement. Et puis peut-être qu’elle y trouverait une quête intéressante qui lui rapporterait une somme coquette.
Un coin de rue, sur sa droite, elle s’y dirigea et s’engouffra dans cette nouvelle rue, de sa démarche toujours autant caricaturale, et BOUM ! Elle rentra dans quelqu’un et tomba en arrière, sur ses fesses.
« Aouch ! Bordel, le monde est contre moi aujourd'hui ! »
AOI WENDIEL ET DREINA NOTTSEN ~
Sur le chemin, le jeu de l'ignorance battait son plein. Le nez incliné vers le ciel, le regard fermé, Aoi avançait sans jeter le moindre coup d’œil aux passants, qui eux se donnaient un malin plaisir à lui reprocher son air arrogant. Ils ne pouvaient cependant nier qu'elle se faisait remarquer par le fait même de se distancier de la foule, et par une certaine élégance que seule la noblesse locale pavanait dans la capitale. Les plus teigneux diront qu'Aoi était une peste méprisante du peuple. D'autres évoqueront la rumeur de son nom déchu, et le besoin de conserver une dignité qui en découlait. Rares seront ceux qui verront que la demoiselle à la crinière bleue avait peur du monde extérieur et de ses habitants, et que son seul moyen de défense était l'ignorance. Cela lui avait écarté bien des problèmes jusqu'à présent, mais tôt ou tard, quelqu'un franchirait sa zone de confort pour lui dire ses quatre vérités, et le quiproquo provoquerait sans doute une honte que sa fierté démesurée ne laissera transparaitre.
La jeune Wendiel n'avait pas conscience qu'elle devait son salut aux commerçants qui la défendaient corps et âme pour maintenir le statut quo sur sa réputation. Sans le savoir, elle marchait tel un funambule, portée par ceux qu'elle respectait dans cette grande cité, sans se rendre compte du gouffre qui lui tendait les bras. Elle entra dans chaque enseigne, du boulanger au couturier, chacun prêt à sortir les commandes quotidiennes du palais, mais elle déclina ce rituel que sa rigueur avait fini par causer : ce matin n'était qu'une simple promenade. Elle accepta cependant d’acheter à ses frais de quoi préparer un dessert pour ses maîtres. Sa bonne humeur troqua son visage glacial par un sourire radieux qui, comme le soleil, dégageait aujourd'hui une chaleur inépuisable. Cependant, cette agréable journée venait de s’arrêter. Une tempête, que le peuple d’Aryon et ses météorologues talentueux n’avaient pas vu venir. Elle l’attendait à l’embranchement d’une rue, prête à bondir sur sa proie. Et la demoiselle bleue, son sac de provisions logé contre sa poitrine, se jetait corps et âme dans la gueule du loup. Le choc fut inévitable.
La jeune Wendiel s'était retrouvée au sol, jambes en croix, évitant de justesse de heurter sa tête. Le contenu de son sac s'évadait comme une blessure profonde, mais ce sang n'était constitué que de fruits et de produits bien conservés. Captant la vulgarité du bolide qui avait croisé son chemin, elle n'en tint pas rigueur. Elle se releva comme une fleur au printemps, dépoussiéra sa robe de plusieurs revers de la main et ramassa ses affaires en silence. Sa retenue contrastait avec les passants, qui s'étaient retournés pour reconstituer la scène avec une curiosité qui la rendait plus décidée à s'éloigner au plus vite. Elle s'inclina légèrement, évitant de croiser le regard de celle qui avait bravé l'interdit. Elle s'exprima, manifestant son tic de langage habituel et peu conventionnel.
Ses joues avaient pris une teinte rosée. Pendant quelques secondes, elle avait perdu l'équilibre, s'était donnée en spectacle devant le peuple. Elle fronça les sourcils, intensifiant son regard en direction du chemin qui restait à parcourir avant de disparaître pour de bon. Elle passa à côté de l'inconnue, accélérant le pas, achevant le dialogue de la manière la plus ordinaire possible.
Les passants vaquèrent à leurs occupations lorsque la demoiselle bleue tourna à l'angle de la rue en serrant contre elle le fruit de sa promenade. Dans la panique, elle s'était montrée suffisamment impolie pour ne pas venir en aide à cette demoiselle qu'elle avait brièvement identifié. Mais son obsession pour sa réputation étouffa sans difficulté ce détail...
« Contrariété. Je vous prie de m'excuser pour mon inattention. Si je vous ai causé le moindre dommage, adressez-vous au palais en demandant le nom de Wendiel et je vous rembourserai personnellement. »
Elle se releva tant bien que mal, prête à lui répondre, quand la femme lui passa à côté en lui souhaitant une bonne journée et s'en fut.
L'aventurière resta plantée là quelques secondes, abasourdie. Aux vues de la qualité de sa tenue, mais aussi de son air et de l'expression de son visage qu'elle n'avait pu qu'entrevoir, cette femme n'était pas une simple citoyenne. Elle avait quelque chose de noble en elle, c'était sûrement l'une de ces aristocrates. Et pourtant... Elle s'était comportée comme jamais aucun noble ne s'était comporté. Elle avait présenté ses excuses au lieu de tempêter, premièrement ; et deuxièmement, elle n'avait montré quasiment aucune attention envers Dreina, comble des mauvaises manières, surtout lorsqu'on s'excuse !
La blonde cligna des yeux plusieurs fois, puis prit son courage à deux mains et fit demi-tour, cherchant à rattraper la femme pour en parler avec elle. Ce genre de comportement ne lui plaisait pas, mais elle sentait qu'elle pourrait essayer de tirer profit de cette bonne pomme.
Elle arriva dans la rue où elle était allée, et chercha du regard à droite et à gauche sa présence. Ce ne fut pas tâche difficile, étant donnée la crinière de cheveux dont elle était affublée. Aussi, Dreina ne mit que quelques secondes à la repérer dans la foule, qui marchait à un pas relativement rapide... Mais pas assez pour l'aventurière, habituée des longues marches et des courses pour la survie. Elle se hâta de la rejoindre.
Une fois à sa hauteur, elle lui tapota sur l'épaule.
« Dites donc, ma bonne dame, là. Vous m'bousculez et vous vous tirez sans même me regarder dans les yeux en vous excusant ? Pas d'ça, même si j'suis qu'une aventurière, » dit-elle suffisamment fort pour que quelques badauds alentours se retournent pour observer la scène.
Elle lui sourit, un sourire carnassier, celui du prédateur qui a trouvé sa proie.
« Vous voulez vous faire pardonner ? Payez moi l'repas à la taverne, » elle désigna du doigt l'établissement qui se trouvait à quelques dizaines de mètres sur sa gauche. « Et accompagnez moi pendant mon r'pas. On f'ra la causette. Si ça vous va, on s'ra quittes, pas b'soin d'me payer ou quoi. »
AOI WENDIEL ET DREINA NOTTSEN ~
Elle ne l'avait pas vu venir. Ce contact physique inattendu, ce risque indécent qu'avait pris cet inconnu en franchissant son aire de sécurité, avait provoqué des frissons dans le corps tout entier de la jeune Wendiel. Tel un chat apeuré dont la queue se dresse par instinct, la mèche rebelle de sa crinière s'étira brusquement vers le ciel. Lorsqu'elle s'assoupit de nouveau, Aoi tourna le regard, un mélange azuré de fermeté et d'incrédulité, pour faire face à l'impoli qui avait montré une telle vulgarité en lui tapotant l'épaule.
Ses lèvres traduisant la surprise, l'esprit de la jeune femme s'activait pour faire le point sur la situation en un temps record. Ses yeux exprimèrent une urgence particulière : une femme se tenait devant elle, plus grande, plus robuste, un apparat qui laissait à désirer mais qui dissimulait sous la saleté une beauté gâchée par ce qui semblait être une vie de sauvage. Sans avoir le temps de porter un réel jugement, Aoi digérait l'information. L'envie de l'ignorer totalement l'avait prise à la gorge dès l'apostrophe, mais sa dignité avait entravé ses membres lorsqu'elle comprit qu'il s'agissait de la tornade bipède qui l'avait percuté. Une aventurière, la classe d'individu qui pour Aoi manquait cruellement de manières. Dieu merci, celle-la ne sentait pas mauvais.
Aoi était restée stoïque, droite et silencieuse, remarquant les regards qui se portaient à nouveau sur elle. Désormais, elle en était convaincue, l'histoire ne s'arrêterait pas là. L'aventurière lui avait fait prendre conscience de son impolitesse, redoublant ainsi la chaleur et l'anxiété qui s'étaient manifestées la première fois. Cependant, elle réussissait à conserver un calme olympien. Plus facile lorsqu'on tenait sur ses deux jambes. La jeune Wendiel restait digne, mais elle ne menait pas large pour autant. A côté de l'inconnue, elle aurait pu être balayée comme une feuille à l'automne, et l'absence de Furvent à son flanc, qu'elle avait laissé dans ses quartiers, écartait la solution de la menace et de la violence. Il ne restait que sa méthode proprement Wendiellienne, à savoir assumer ses actes et les affronter dignement. Si cette... dame du peuple souhaitait être compensée avec un repas, elle le serait. Son raisonnement n'irait pas plus loin.
Aoi passa une main élégante dans sa crinière, ferma les yeux et fit quelques pas en direction de la taverne. Elle espérait que ce lieu serait fréquentable et qu'elle ne rentrerait pas au château en empestant l'alcool et la sueur. Sa priorité était cependant de régler sa dette, et à aucun moment elle ne songeait aux intentions étranges de l'inconnue à vouloir déjeuner avec elle. Elle se retourna près de la porte, se tenant comme une hôtesse avec son air de bonne fille, puis, dans un élan de courtoisie naturel, souffla :
Le sac entre ses doigts l'interpella avant de pénétrer à l'intérieur. Pour la première fois de sa vie, elle ressentait la tristesse que causaient ces imprévus capables de briser l'harmonie d'une journée bien organisée. Elle l'avait ignoré jusqu'à présent, mais ce déjeuner dans les cuisines royales, suivi du dessert qu'elle aurait préparé par ses soins, allait lui manquer terriblement. Son œil devint vitreux pendant une fraction de seconde, et ce fragment de faiblesse provoqua dans le ciel la compassion dans les regards chagrinés de ses ancêtres, pourtant si fiers que leur descendante se sacrifie en leur nom pour la bonne cause...
Passé son silence presque gênant, mais tout à fait compréhensible, la noble passa sa main dans ses cheveux et accepta l'offre de Dreina, avec une diction et des mots si sophistiqués qu'elle trouva l'ensemble d'une théâtralité à vomir. Si bien qu'elle ne put s'empêcher de ricaner légèrement en la voyant se comporter ainsi. Qu'est-ce que c'était que cette bonne femme là ? Dans quel monde elle vivait ?
Elle se dirigea jusqu'à la taverne désignée par la blonde, et attendit patiemment devant en invitant son obligée à passer en première. Dreina ne put s'empêcher de pouffer une nouvelle fois, et décida d'entrer dans son jeu, malgré qu'elle risquait de la vexer : elle n'en avait, à tout bien réfléchir, rien à faire. Elle avait bousculé cette femme, et allait être nourrie pour ça parce qu'elle avait retourné la situation à son avantage. Si elle pouvait en plus rigoler un peu, ce serait splendide !
Elle avança alors vers la porte, d'un pas lent et assuré, la démarche chaloupée, dans une tentative grotesque et caricaturale d'imiter la noble ; sa main vint passer dans ses cheveux, et elle s'arrêta un instant devant son hôte, clignant allègrement des yeux en la regardant droit dans les siens :
« Mais merci, très chère, je vous suis fort aise de cette attention, » dit-elle d'une voix plus grave qu'à l'accoutumée, son ton volontairement poussé pour moquer la diction de certains nobles.
Elle entra en première, et se dirigea vers la première table libre qu'elle vit, en criant sa commande au tavernier avant même d'être assise, et sans demander son avis à cette femme qui allait l'accompagner pour son repas :
« Ola patron, un poulet rôti et deux pintes de cervoise bien fraîche, tu veux ! Et apporte une miche de pain frais, si t'en as ! »
Quelques regards se levèrent dans leur direction. Il n'y avait pas foule dans cette taverne poussiéreuse et miteuse, à peine une demi-douzaine de poivrots qui se soûlaient alors que la mi-journée n'était même pas encore passée. Quatre d'entre eux étaient assis au comptoir ; un autre à une table peu éclairée, dans le coin le plus au fond de la pièce ; et le dernier était posté sur un tabouret à deux tables des femmes, entre elles et le comptoir.
Ce dernier avait toujours le regard levé vers elles lorsque Dreina le regarda, une fois bien assise, et cela ne lui plut pas. Le type, un vieux dégarni au nez tellement rouge qu'on eut dit un poivron bien mûr, les dents pas bien en place, habillé de haillons tellement sales qu'elle se sentit souillée rien qu'en les voyant. Il maintint son regard, et elle se tourna vers lui complètement, dans une position assurée tant elle se savait supérieure en tout à ce bougre.
« T'as un soucis à me regarder comme ça, mon gars ? Tu veux que j'te foute ma tête dans la tronche pour que tu la voies mieux ? »