Comme cette fois-là. Il y a dix ans.
Shay en avait quelques souvenirs, mais elle n'avait pas enduré le pire. A l'époque, elle pêchait le poisson et la murène sur sa jonque, paisiblement, et n'avait jamais eu rien d'autre à craindre que les colères d'Aniel, - une de ses lointaines camarades - ou les sermons du doyen de son village, quand ce dernier la surprenait à voler les provisions du navire pendant les longues saisons de pêche. Puis, un jour, le sort, le destin, - ou cette traînée de Lucy - s'était bousculé au portique pour retourner sans dessus dessous sa vie de joyeuse petite indigène.
Un raz-de-marée, ni plus ni moins, qu'elle avait vu venir au beau milieu de l'océan... Le rouleau compresseur copyrighté Mère-Nature avait poursuivi son chemin jusqu'aux côtes, où il avait réduit tout ce quoi elle tenait en désert de sel. Depuis lors, la beauté paradisiaque de l'archipel avait, pour la jeune fille, un arrière-goût de poison. Les fleurs les plus sublimes étaient toujours celles qui vous zigouillaient avec le plus de facilité.
Elle pensait être la seule « survivante » de ce cataclysme, mais il y avait eu Aniel, aussi. Le vieux du village l'avait protégée au prix de sa vie. C'est ce qu'elle lui avait dit, ce soir d'été où elles s'étaient retrouvées toutes les deux devant le QG de la guilde.
Et qu'il n'y avait, pour sûr, plus que elles, maintenant. Personne d'autre n'avait pu survivre à ce tsunami. Shay l'avait crue, - et la croyait toujours - mais le temps était passé, et son coeur jaugeait les choses avec plus de netteté qu'auparavant. Kinococo, de son surnom, avait la réflexion substantielle, instinctive : elle éclatait de bonhomie et ne réfléchissait qu'après coup. Le reste du temps, elle agissait avec la même ardeur qu'une locomotive jetée à pleine turbine sur les rails d'un vieux chemin de fer. Et c'était cette ardeur, ce matin-là, qui l'avait faite quitter la ville pour l'archipel. C'était cette ardeur qui lui avait fait vaincre sa peur de l'eau, pour prendre le large en direction de son île natale. Cette ardeur qui, désormais, s'estompait, à mesure qu'elle naviguait sur les côtes. Aniel avait dit vrai : aucun survivant.
La nature avait fini par reprendre son bon droit. La forêt resplendissait de fraîcheur. Les tempêtes avaient certainement déblayé le terrain, depuis. Le volcan semblait calme, - pas la moindre fumerolle au bout de son cratère - et même les crabes et les Kinococos gambadaient joyeusement dans les fourrées. Elle les voyait. Ces bestiaux avaient l'habitude de se courir après, sans raison aucune. Ou de danser, - pendant la saison des amours, généralement. Mais pas ceux-là...
Shay remarqua, avec la même intuition qu'un animal craintif, que quelque chose clochait. Il n'y avait pas deux, mais bien une troupaille entière de Kinococos qui affluait massivement sur la plage. Elle s'approcha, interdite, et mit pied à terre. Ces bêtes n'étaient pas dangereuses pour elle, - pas totalement. Elles partageaient le même ADN que la baroudeuse, et quand la jeune femme comprit pourquoi toutes ces créatures étaient subitement agitées, elle se transforma.
Son corps gonfla, prit en taille, prit en muscles ; son visage s'allongea comme un bec ; et un étrange chapeau germa sur sa tête. - C'était le mot. Elle poussa un petit gémissement. C'était toujours grisant d'utiliser ce pouvoir, après plusieurs jours d'abstinence. Avec l'agilité d'un kangourou cocaïné, elle s'épancha en avant et bondit à toute vitesse, rejoignant la meute dans ce qui semblait être l’événement de l'année.
Alors, elle le vit. Sur le rivage, quelque chose d'énorme et tentaculaire, comme un gros mollusque, s'agitait furieusement. Le monstre était encerclé par une quinzaine de Kinococos géants, qui ne lui laissaient aucune chance. Les balles de graine fusaient de toutes parts, transperçant, à l'usure, la carapace du Kartoghan comme du gruyère suisse. Le mastodonte avait beau hurler, agiter ses membres menaçants comme le ferait un authentique kraken, il était sur leur territoire. Impossible pour lui de riposter : les tirs n'en finissaient pas. Il hurla à la mort, tenta un dernier baroud d'honneur... et s'écroula sur le sable chaud, saignant comme un organe à nu.
Shay n'y comprenait plus rien. Que faisait cette créature ici, par tous les esprits de la jungle !? Et pourquoi diable les Kinococos l'avaient canardée jusqu'à son dernier souffle ? - là où ils se contentaient, habituellement, de la repousser jusqu'à la mer. La jeune femme n'osa rien dire, dissimulée parmi tous ses confrères. Certains se concertaient, incrédules, de leurs grands yeux noirs... puis, de nouveau, cette chose, cette rage qui les prit. Leurs têtes chapeautées se tournent vers le nouvel intrus de la plage : une jeune femme, brune...
Ça allait être terrible.
ain't nobody got time for that!
Elle ne connaissait pas la région. Enfin, en théorie, si. Des pages et des pages elle avait lu, des milliers de mots elle avait assimilé et compris, des pages sur le vaste archipel éclaté en quelques îles vertes elle avait admiré. Mais jamais ses pieds n’avaient touché le sol des côtes.
De tous les coins du royaume d’Aryon, l’endroit, petit paradis pour beaucoup d’habitants, était pourtant le moins attirant pour la jeune aventurière. Bien que le brun de sa peau pourrait rappeler une vie passée sous les rayons d’un soleil vif, Elcah n’a jamais été familière aux paysages marins. Faute d’être trop jeune et trop occupée par des quêtes qui l’emmenaient ailleurs, l’aventurière n’avait encore jamais vu, de ses propres yeux, toutes les facettes du pays ; et ça la dérangeait. Elle se demandait à elle-même comment une aventurière pouvait prétendre à ce titre en n’ayant parcouru qu’un si petit pourcentage de sa propre région natale. Elcah Leilar et sa soif de défi, son besoin vital de devenir plus et mieux, foncèrent alors, petits sacs derrière la ceinture, armes bien cachées, vers les contrées tièdes et exotiques d’Aryon.
Il en fallu des jours et des auberges à bas prix avant d’atteindre le Grand Port. Sur le chemin, peu pressée, elle s’arrêtait parfois pour contempler des éléments du paysage, des fleurs, des plantes, qu’elle pensait n’avoir encore jamais vu et elle en dessinait le croquis sur un petit carnet où était répertoriée toute la flore qu’elle avait pu apercevoir tout au long de sa jeune vie.
Le Port, lui, attendait ses futurs passagers de toute sa grandeur, occupé par les marins les plus robustes qu’on ait pu voir. Des bras semblables à des rochers entouraient leurs corps carrés ; ils brillaient de sueur sous le soleil lourd, typique au Sud du royaume. Certains employés guidaient vers leur bateau des voyageurs perdus, et des files d’attente se dessinaient jusqu’aux bords des quais. Notre citadine avançait assurément, semblant savoir où elle allait. Elle traînait un peu des pieds car elle savait que son voilier, aussi gros qu’un galion d’époque – ne partait que vingt minutes plus tard.
Eloignée de la foule de passants, Elcah s’était depuis réfugiée sur le pont du navire, s’amusant des quelques petites rafales de vent frais qui venaient frapper la surface de sa peau. Les températures extérieures étaient si chaudes que même le vent marin ne pu gâcher cet instant. Au contraire, il amenait un peu de fraîcheur.
Sur le pont, on entendait les bavardages calmes des autres passagers, les vagues et quelques marins qui se criaient les uns aux autres des instructions. A ce moment, les pensées de la jeune femme partie du Grand Port étaient focalisées sur une seule et même question : L’archipel, allait-il être aussi resplendissant et sauvage que ce voyage en mer ? Et là, son imagination dessinait des moments agréables, colorés de verts et bleus, clairs et vifs, puis assemblait des bruits de pieds nus qui frappaient l’eau crystalline sur la plage de sable blanc. L’excursion se transformait en vacances balnéaires !
L’aventure d’une quinzaine de jours s’arrêta au moment où l’on put poser pied sur la terre ferme. A première vue, le contraste était frappant, jusqu’aux odeurs environnantes, l’odeur de la mer salée, le bruit des vagues encore en mouvement, l’architecture des bâtiments, … Tout était absolument différent. Et puis, la foule était surtout moins éprouvante, étouffante que celle de la capitale. Les gens semblaient moins tristes, davantage souriants. Ils semblaient heureux de leur petite vie de pêcheurs, de marchands, de marins, … . Bien sûr, quelques aventuriers étaient là, sur le quai. On les reconnaissait grâce à leurs armes et armures, tous sortaient du lot d’une certaine manière. Ils avaient un quelque chose en plus, plus de charisme, peut-être, une allure plus confiante ou des vêtements loufoques, pour certains. Dans le brouhaha des quais, Elcah s’empressa de rejoindre l’auberge la plus proche, car explorer la jungle de l’Archipel n’allait pas être tâche facile.
Le lendemain avait débuté avec quelques révisions sur les alentours, le bestiaire connu jusque-là, les dangers naturels et autres. De bon matin, comme à ses habitudes, tisane ou café à portée de main, Elcah Leilar était plongée dans ses petites études personnelles - son petit moment de solitude tranquille avant l’activité physique de la journée. En ce jour, l’ « activité physique » allait se porter sur le bestiaire de la jungle de l’Archipel. Celle-ci est particulièrement dense et bondée de bêtes en tous genres, de quoi revenir à la Capitale fière de ses trouvailles.
Alors voilà, équipée du nécessaire vital, de quoi se défendre et une tenue adaptée, elle était prête. La forêt exotique se trouvait à un kilomètre de l’auberge, d’après les indications bienveillantes de la propriétaire. Il allait falloir marcher, encore et encore.
Elcah, dès les premiers pas, sentait la forêt la dominer. Elle observait, ébahie, une végétation à ne plus en finir ainsi que des espèces d’animaux par centaines dont on entendait le cri. C’était le paradis sur terre. Tout d’abord, elle voulait étudier les animaux des marécages car, en effet, dans cette jungle épaisse dorment des eaux visqueuses et sombres, où vivait, cela dit, l’une des créatures favorites de la jeune aventurière : le Grand Jagras. Haut de plusieurs mètres, écrasant d’intimidation, il aurait pu être là, à marcher de toute sa lenteur, non loin d’ici. Les marécages étaient difficiles à trouver, mais qu’est-ce qui ne l’est pas, dans un endroit pareil, où tout semble se ressembler ?
Elle avançait tout de même, puisqu’il fallait bien aller quelque part, et fini par sentir la terre du sol de plus en plus molle et humide. Un signe, peut-être qu’elle s’approchait du but.
Un hurlement grave et soudain se fit entendre, mais il provenait de bien loin, peut-être même d’en dehors de la forêt. Sans même réfléchir un instant, Elcah traversa la jungle du pas le plus rapide qu’elle put, reportant alors sa rencontre avec le Grand Jargas pour plus tard. Son instinct d’exploratrice la commandait d’aller urgemment à la découverte d’un autre géant qui semblait l’appeler, quelques mètres plus loin. Après une course de dix minutes, une feinte lumière dévoila ses rayons. Elle indiquait le rivage. Un soulagement pour l’aventurière qui n’en pouvait plus du suspens qui l’étranglait et faisait battre son cœur tout autant que le rythme effréné de sa course. Ses pas ralentissaient radicalement, et son rythme cardiaque reprenait une cadence plus sereine, jusqu’à la plage où ses yeux clairs furent soudainement témoin d’un spectacle superbe. Il la prit à la gorge mais la vue était sublime, magnifique. Un Karthogan se tenait là, à une dizaine de mètres. Il semblait tout juste sorti de l’océan. Il avait aussi l’aire de savoir où il allait, il paraissait avoir une cible particulière. Et c’était bien en direction de la jeune femme qu’il allait, à pas engourdis, las, nonchalants.
Devant la situation, Elcah n’attendit pas plus de trois secondes pour brandir son atout et se concentrer, mettant de côté toute excitation précédemment ressentie. Elle claqua ses mains l’une contre l’autre, après quoi le sable et la terre du sol virevoltaient légèrement atour d’elle, à hauteur des mollets. En apparence, rien ne semblait changer et elle attendait, prête à bondir s’il le fallait, vers l’arrière ! Il s’agit en effet de la technique principale de la jeune montagnarde : la fuite. Alors que le bestiau marin approchait sans crainte apparente, Elcah se replia de retour vers la jungle, plus précisément à ses portes, planquée sur l’une des branches d’un de ces arbres. Elle observa alors de sa hauteur, une meute de combattants champignonnesques aguerris se lancer courageusement sur l’ennemi. La jeune femme resta sur ses gardes quant aux bêtes qui auraient pu l’attaquer par derrière ou sur les côtés, car son pouvoir ne prédit malheureusement pas quelle espèce en sera affectée… Au loin, la chance était du côté des champignons en meute. Ils étaient en effet en surnombre mais le kraken était pourtant si gros ! Qui l’eût cru que quelques instants suffiraient à le mettre à terre.
- 「 Susceptibles, ces gaillards … 」
Elle prit note de l’effet particulier que son pouvoir sur les Kinococos géants. Et surtout de leur force physique incroyable. Tout lui restait en tête, elle n’avait qu’une hâte, rentrer à l’auberge afin de tout mettre sur papier et ainsi ne pas en manquer une goutte. Mais ça, c’était uniquement si les Kinococos qui l’observaient depuis quelques secondes lui laisseraient la vie sauve. Dans ce genre de cas, il était évident que la fuite était la plus sage des décisions, et c’est bien ce qui suivi. Elcah pensait qu’en se réfugiant plus profondément dans la forêt, son pouvoir lui serait davantage efficace. Avec ces millions d’espèces différentes enfouies dans la terre, cachées dans les eaux, ancrées dans les écorces d’arbres, et cætera, il y avait beaucoup plus de chance pour que les « champignoïdes » se fassent écraser par un groupe d’animaux ou qu’ils rebroussent chemin, effrayés par l’une de ces meutes. Toujours à bondir de branches en branches, l’aventurière repensa aux marécages. Après s’être retrouvée autour de l’un de ces marécages, elle y attirerait sa faune et ainsi elle pourrait l’observer au combat, contre les Kinococos.
Ses sourcils se froncèrent, plus déterminée que jamais à atteindre son objectif. Ainsi, elle accéléra sa cadence et en quelques minutes, tous, elle et le troupeau de Kinococos Géants inclus, avaient les pieds trempés de boue gluante.
- 「 Plus qu’une fois. 」
Une ultime fois elle invoqua son pouvoir alors que les Kinococos avançaient vers elle à pas beaucoup plus lents, gênés par le sol visqueux des alentours. A leur gauche se trouvait un étang plus profond, plus fluide mais bordé de vase et autre végétation gorgée d’eau. C’est le point d’eau qui semblait être le plus affecté par le pouvoir d’Elcah puisque d’ici en sorti la plus royale de ses créatures ; non pas un Basilic, cela aurait été trop beau, mais le fameux Grand Jargas, en chaire et en os, et surtout de gadoue immonde qui tombait encore de son corps alors qu’il se levait mollement.
Tournée vers la bête, Elcah sourit un peu, comme si elle avait attendu le monstre toute sa vie. Mais il fallait réagir rapidement. Le groupe de champignons boxeurs à tête verte était désormais suffisamment proche pour être considéré comme une menace alors, l’exploratrice recula de nouveau, poings serrés par l’émotion, et elle se cacha derrière les feuilles sombres des arbustes qui dominaient l’endroit.
Le Jargas était fou furieux.
A mesure de la course-poursuite, la végétation, autour d'eux, se raréfiait. Ils approchaient d'une tourbière. Le sol devint fangeux ; la boue les empêchait de courir. Shay n'avait jamais connu ces créatures aussi malhabiles. Elle sauta jusqu'à un arbre pour éviter le supplice de la terre mouvante, incrédule, et mira ses yeux noirs sur la jeune femme responsable de tout ça. Je dois l'arrêter... se prit-elle à penser. Si elle continue, elle va mettre en danger toute la jungle ! Elle s'apprêta à passer à l'action, toujours perchée sur son branchage quand un cri de Jagras géant retentit. Ça avait le son rauque et chiasseux d'un tuyau de canalisation, - ou de la plainte d'un alligator alpha en pleine période de reproduction.
Le bestiau, colossal, jaillit de son terrier et s'approcha du troupeau de Kinococos. En temps normal, il les aurait évités comme n'importe qui, mais, - et Shay finit enfin par le comprendre - cette femme, cachée dans sa fourrée ne rendait rien de tout ça normal. Qui pouvait-elle bien être ? Une braconnière ? Ces touristes... Ils n'ont plus honte de rien !
Ce qui devait arriver arriva : le groupe se mit à claquer du bec. Incapables de bouger, ils ne se gênèrent cependant pas pour faire de cet - habituellement - paisible animal leur seconde victime. Les balles de graines pleuvaient en furie. Ce que les indigènes avaient appelé ainsi était, en réalité, des résidus fermentés issus de leurs entrailles, qu'ils pouvaient projeter à une vitesse ahurissante, leur permettant de tenir en respect des prédateurs trois fois plus gros qu'eux. Cette tourbière était devenue un véritable champ de tir, digne des plus grands films signés Sergio Leone. Néanmoins, là où le Kartoghan avait réussi à résister pendant quelques minutes aux barillets de ces mammifères, le Jagras, lui, n'avait pas la moindre écaille pour se défendre. Bien au contraire : les balles lui avaient ouvert le bide comme une pinata, déversant, sur le sol, un mélange de merde, de sang et de pierres précieuses...
Shay profita de l'action pour traverser la tourbière en toute sécurité, - les tirs n'occupaient qu'un seul angle du marécage. Elle coinça sa queue sous ses fesses et se propulsa, comme un ressort géant, jusqu'en direction de la responsable de ce carnage, - qu'elle n'avait pas lâché des yeux. Elle atterrit sur le sol dans un bruit sourd, la dominant d'une toise, l'air mauvais. Vu de près, - et en vrai - un Kinococo était moins mignon que les peluches qu'ils vendaient dans les boutiques de souvenirs de l'archipel. La créature ouvrit le bec... et parla :
« Qu'est-ce que tu leur as fait ? qu'elle grogne, nerveuse. Remets-les dans leur état normal ! »