AU DÉTOUR DE LA COUR - FT. LUNA F. DE L’ÉPÉE
Ce tintement de ferraille inflige une torture inexorable au silence qui règne en ces lieux. Telle une punition des plus cruelles, cette horrible répétition ne trouve pas de répit. De loin - comme de près - il n'est pas inconcevable de deviner la nature de ce vacarme incessant, même les plus ignares savent de quel fracas il s'agit.
Kling. Klong. Kling. Klong.
Mais il ne faut pas se méprendre. Loin de là des esprits simplets d'imaginer une marche intempestive d'une troupe de soldats travaillant corps et âme à la sécurité, la réponse est bien plus subtile mais d'autant plus évidente. Oui. C'est de moi dont on parle. Uniquement moi. D'ordinaire, les gardes royaux restent postés à leur place, leurs regards affûtés quadrillant la moindre entrée de la bâtisse, seule ma propre personne déroge à cette règle tacite. Je m'assure simplement que tout se passe bien.
Kling. Klong. Kling. Klong.
Jour après jour, je m'emploie à exécuter avec parcimonie ma rigoureuse inspection, c'est ce que je fais de mieux en ce moment. En mon humble avis, cette routine renforce la discipline de mes soldats, qui bizarrement se redressent quand ils entendent cette très reconnaissable cacophonie qui est la mienne. Mais aujourd'hui, quelque chose a changé.
Kling. Klong. Kling.
En face de moi, une petite silhouette baigne dans les quelques rayons de soleil qui transpercent les amples et généreuses fenêtres dont les murs du palais sont ornés. Si tout ceci n'était pas réel, on pourrait sans hésitation désigner ce tableau d'art absolu. Avec une certaine désinvolture, ma tête esquisse un mouvement sec mais classe afin de rapatrier les nombreuses mèches rebelles de ma tête hors de mon champ de vision.
— "Bonjour, ma très chère sœur. Quelle agréable surprise de te trouver dans ces couloirs en cette heure."
Rapide, elle ne manqua pas de sauter sur ses deux pieds avant d'avancer d'un pas ravi vers son aînée, l'apostrophant déjà de loin.
« Adeline, ma sœur préférée ! »
Cette affirmation sans sens - Adeline étant sa seule sœur - elle s'empressa d'effectuer une révérence, avant que ses yeux taquins ne brillent de malice. Son regard bleuté s'arrêta un instant sur le visage d'adulte du chevalier qui lui faisait face.
« J'espère que ma présence illumine ta journée ! Je me suis donnée beaucoup de mal pour parvenir ici, à cette heure précise. Elle marqua une pause, sachant parfaitement que c'était en grande partie dû à la notoriété de sa famille. Figure-toi que Nox et moi, nous avons délibérés très longuement avec notre frère - elle se garda bien de préciser lequel - afin de pouvoir trouver la perle rare qui te conviendra. Je veux bien évidemment parler d'un époux. »
Comme riant à son nez, ses yeux moqueurs semblèrent s'illuminer davantage, s'il était encore possible. Elle attrapa la main de sa sœur dans un geste solennel, réalisant sa plus belle mimique pour contredire toute remarque à venir.
« Tes sacrifices envers notre famille ne peuvent plus continuer, très chère sœur ! Il est de notre devoir de te rendre heureuse et comblée, et aucune joie ne serait plus chère à mon cœur que celle de voir marcher vers l'autel ! Ainsi, nous avons sélectionné une liste de candidats - et ne t'en fait pas, ils sont tous très biens vus à la cour - qui soient dignes de ton talent et de ta beauté ! Issus de famille nobles, j'espère que l'un d'entre eux saura voler ton cœur de la même façon que Mère a su arracher notre père à sa famille. »
La tornade blonde qui venait de l'assaillir semblait très fière de son choix de mot lors de son discours, presque persuadée d'avoir réussi à désemparer sa sœur quelques secondes. Et justement, c'était là les précieuses secondes qui lui manquaient. Elle se retourna d'un geste vif, se saisissant d'un dossier laissé un moment auparavant avant de le montrer à son aînée.
« Alors, on commence par le début de l'alphabet ou la fin ? »
Une tornade. Non sans connaitre la nature de la tempête, on ne peut jamais s'habituer à l'imprévisible. Cette bataille de l'esprit ne se déroule pas du tout en ma faveur. Un des gardes présents pouffa de rire, et avec la rage d'un féroce dragon, je me ramassai une pierre que je lançais droit sur son armure. Le projectile rebondit sur son armure en y laissant un creux, la victime s'effondrant au sol sous le coup de la douleur.
Kling. Klong. Kling. Klong.
Je traîne ma jeune sœur par la main pour l'attirer dans la cour du palais, là où tous les regards peuvent converger mais sans que personne ne puisse écouter. Au terme d'un soupir, j'attrape le dit dossier que Luna avant de m'asseoir sur le seul banc en pierre placé au milieu de la cour, sous une couronne d'arbres et de fleurs.
— "Ecoute, je comprends votre inquiétude, et Lucy sait si Mère rêverait de me voir en dehors de cette armure, mais je ne fais pas ça par sacrifice, c'est mon cho- LE DUC FREDRICK REINHARDEIM ?! Cet homme est l'une des pires langues de vipère du royaume ! HENRY DU TORGNOLL ?! Même un hippopotame à six pattes est moins gros que lui ! Vous vous foutez de moi ?"
J'ai failli oublier que ce sujet avait été abordé par le duo infernal de la famille, Luna et Nox. Et ce frère avec qui ils ont longtemps discuté, cela ne peut être que Shir, à défaut de Perceval, Alberic, et surtout pas Marc-Antoine. La plupart des noms figurant dans ce dossier sont légitimes, mais il y a de grosses aberrations présentes également. Dire que j'étais à deux doigts de succomber à cette farce. Outrée, je me lève d'un coup et fait quelques pas, avant de fermer les yeux et de prendre une grande inspiration.
— "Tout ceci n'est que facéties insensées. Je me caserai quand le destin le voudra !"
« Enfin, ma sœur ! Me crois-tu sauvage au point de me moquer de toi de la sorte ? Ces propositions étaient tout ce qu'il y a de plus sérieux, seulement j'ignore tes goûts en la matière. J'ai donc décidé d'inclure dans cette liste la totalité des options possibles, ignorant tes préférences. Tu ne nous as jamais gratifié d'une quelconque indication, bien que tout le monde aurait aimé te voir fréquenter l'élite de notre pays. »
Elle lâcha enfin son air surjoué, avant de se rapprocher et de suggérer subtilement à l'autre femme de la pièce.
« J'ai cependant noté que tu ne penses pas faire cela par sacrifice, et pourtant tu affirmes que tu te trouveras un jour un parti digne de ce nom. Se pourrait-il que quelqu'un se soit attiré tes faveurs sans que tu n'en touche mot, ma sœur ? »
Elle était certaine de l'effet de cette dernière phrase. En bonne fouineuse, Luna n'attendait plus que de voir poindre sur les joues de son aînée une couleur rosée difficilement argumentable, imaginant déjà le super sujet à sortir au repas de famille. Cette fois-ci, elle avait acculée sa sœur !
De très fines secondes suffirent à me rediriger vers elle, jetant à nouveau un coup d’œil au dossier qu'elle avait amené. Mon doigt posé sur le nom d'un noble en particulier, mes iris n'osèrent pas vérifier l'expression qu'elle arborerait suite à ma désinvolture.
— "Le Seigneur Gryndhel... Il... Il pourrait sans doute faire l'affaire..."
Aucune raison de donner plus de détails, cela serait trop embarrassant. Plantant le bout de ma botte métallisée dans la terre de la cour, j'avais l'impression d'être redevenue une enfant ne sachant pas où se mettre. Cette conversation me mettait vraiment mal à l'aise.
— "M-Mais on pourrait parler de tout ça plus tard hein ? Ici il y a trop d'oreilles et les rumeurs risquent de partir à la vitesse de l'éclair."
Au même temps, un des gardes du palais s'avance vers nous, l'air inquiet. Il me rapporte à mon oreille une nouvelle pour le moins inattendue. Un homme vêtu de haillons sème la pagaille à l'entrée du palais, il refuse de quitter les lieux sans avoir eu une audience avec le roi et la reine. Afin d'éviter une situation désagréable, il vaudrait mieux que je m'en charge. Je fais signe à ma sœur qu'il faut que j'y aille, même si je sais que de toute manière, avec notre sujet de conversation, elle ne risque pas de me lâcher d'une semelle.
« Oh, je t'accompagne ! Ce sera l'occasion de te voir en action, Adeline ! »
Elle admirait le style puissant d'Adeline. Certes, c'était logique au vu de son pouvoir, mais c'était quelque chose qu'elle ne parviendrait jamais à faire. Son style à elle était plus distant, plus calculateur et surtout, beaucoup plus basé sur sa capacité à faire virevolter son épée sans escrimeur. Le trajet ne fut pas long, soutenu majoritairement par un regard curieux et amusé de la part de Luna sur Adeline. Mais arrivé, l'attention de la plus jeune fut vite suspendue ; l'homme criait et semblait s'énerver sur les gens en charge de la porte.
« C'T'UNE URGENCE ! Est-ce que vous êtes tous BOUCHES dans c'coin de merde ?! Vous êtes tellement empotés avec vos z'armures ringardes que vous n'savez même plus c'que ça veut dire ?! »
Il s'agita un peu plus, bousculant un homme au passage.
« Il faut qu'je parle au roi ! »
Peu habituée à ces comportements brutaux, Luna observa l'échange sans mot dire. Cela ne la choquait pas, mais elle n'aurait pas su comment réagir. Les de l'Epée étaient rarement intransigeants, mais pouvait-on simplement couper un homme désarmé ? Elle n'était pas non plus sûre que les mots pouvaient le raisonner. Les manipulations, c'était son truc pourtant. Elle observa son aînée, murmurant :
« C'est le moment où tu interviens ? »
Les gardes s'écartent, l'esprit soulagé de ne pas avoir causé d'incident. J'arrive au niveau de l'homme et pose ma main sur son épaule, le regard fixe et le visage fermé. Je ne sais pas pourquoi, mais il semble avoir retrouvé son calme, il n'ose plus rien dire.
— "Parlez mon brave, nous vous écoutons."
— "C-C-Cela ne peut plus durer !! Des fils de nobles s'en prennent à nos enfants sous prétexte que nous somme des pécores à leurs yeux ! Et personne ne lève le petit doigt ! C'est RÉVOLTANT !!"
Les imbéciles. Comment peut-on être aussi aveuglés par le pouvoir et l'argent au point d'oublier de respecter son voisin ? Si je les tenais au bout de mes doigts, je les--.
— "Oh pardon !"
L'expression du visage de l'humble citoyen se tord sous la douleur infligée par la pression de mes doigts exercée sur cette pauvre épaule. Après l'avoir aiguillé sur la marche à suivre, je balaie d'un simple coup d’œil les environs - ce qui a étonnement pour effet de remettre les autres gardes sur qui-vive - afin de m'assurer de l'état des lieux.
Kling. Klong. Kling. Klong.
Revenant sur mes pas, je fais mine à Luna de me suivre. Mine de rien, cette parenthèse m'a permis de reprendre mes esprits, et d'oublier quelque peu notre précédente conversation.
— "Je dois m'entretenir avec le roi. On se retrouve de toute façon ce soir pour le dîner. On aura l'occasion de reparler de tout ça, qu'est-ce que tu en dis ?"
« Très bien. N'hésite pas à lui parler de mon éloquence ou de mon prestige, sait-on jamais que le roi soit intéressé par mes conseils ! Elle sourit à Adeline, consciente que ça ne la ferait pas rire du tout. Nous en reparlerons donc. A ce soir ! »
Elles en reparleraient ce soir, donc ! Luna attendit que son aînée se soit éloignée en compagnie de ses gardes pour relâcher son sourire démoniaque. Elle ne resta pas planté dans la cour très longtemps, cependant. Elle avait rendez-vous avec Nox, pour peaufiner les derniers détails de l'ATLI. Nul doute que ça pimenterait le repas spectaculairement.
Comme son intervention avec Adeline. Elle avait hâte de voir la tête de Percy. Surtout quand elle lui parlerait de l'hésitation d'Adeline et du nom qu'elle avait retenu. Cette soirée serait parfaite. Parfaite !