Amelia-Jade Ostvald

« J'ai vécu, au même titre que n'importe qui. Rien de palpitant. Rien de réellement ennuyant non plus. Ma vie n'a été que celle d'une enfant née d'une mère noble et d'un père dont cette même noblesse prenait siège au creux de son cœur. D'une enfant aimée autant qu'elle aimait son frère aîné. »

Il aurait été facile de croire qu'Amelia-Jade fut en vérité la favorite du couple Ostvald.
Plus brillante, comme le clamait sa grand-mère. Plus droite. Plus calme. Plus facile à marier. Plus apte à se battre et plus déterminée. Autant d'arguments que leur père niait aussi habilement qu'il ne les démontait, appuyé du soutien féroce d'une épouse dont le calme s'avérait généralement aussi fragile que trop limité.

Benjamine d'une petite famille de deux enfants, Amelia vit le monde un soir où la Lune nimbait clairement les toits des maisons d'un délicat voile argenté. Elle était le portrait craché de sa mère. Et le parfait opposé de son frère.
Son père, dont la douceur n'avait d'égale que la fermeté, aimait ses enfants d'un même amour aussi sincère que fièrement exposé - lorsqu'il ne voyageait pas - là où sa mère, elle, se contentait de lui sourire avec tendresse à chaque fois qu'elle faisait montre des prouesses militaires qui, petite déjà, lui avaient valu de souvent se faire complimenter.
Aucun mariage ne lui fut arrangé. On ne chercha pas à lui faire gagner le moindre titre et toutes ses journées s'animaient d'entraînements qu'elle chérissait d'autant plus aux côtés de sa mère. Il ne lui avait rien fallu de plus, simplement parce qu'elle possédait tout ce qu'il lui fallait : le talent et un pouvoir que sa mère lui apprit rapidement à utiliser.

Alors elle abandonna rapidement les jolies robes que lui offraient ses grands-parents au profit des épées en bois qu'on lui tendait, sans le moindre mot et, surtout, avec la même sévérité en dépit des progrès fulgurants qu'elle offrait. Ses jambes et ses mains se parèrent de petites contusions et cicatrices et sa mère, quand bien même elle lui faisait souvent mordre la poussière sans jamais prendre la peine de la ménager, la berçait d’autant de fierté qu’elle ressentait à son égard qu’à celui de Vyce.

Elle avait tout juste douze ans lorsqu’elle délaissa finalement ses entraînements quotidiens avec sa mère au profit de ceux, tout aussi sévères, de l’armée. L’internat ? Elle n’en voyait pas l’intérêt mais elle l'avait intégré, plus par obligation que par réel choix. Et parce que son manque d’humilité commençait tout juste à prendre pied en elle, Amelia-Jade choisit tout naturellement de passer les tests sans prendre la peine de suivre le parcours habituel qu’on lui avait conseillé. Pour elle-même, pour prouver à sa mère qu’elle est digne d’être sa fierté, pour prouver à Vyce qu’elle peut au moins tenter de l’égaler.
Elle l'aime, vous dira-t-elle. Et si ses mots ne vous le scandent pas, ses yeux parleront pour elle dès l'instant même où elle évoquera tant le nom de son frère aîné que ses exploits, transmis à sa sœur à travers les lettres qu'il lui envoie.

D’aucun diront qu’elle ne l’a pas assez connu pour autant l’admirer, et si elle ne prend pas la peine de répondre à ce genre de provocations, les insultes à l'égard de Vyce ont un jour presque valu une raclée monumentale à l'un de ceux qui les avaient formulées.
Elle sait. Peut-être pas tout. Peut-être même trop peu. Mais elle a conscience des raisons de son départ, autant qu'elle est persuadée du fait qu'il effectue réellement toutes les prouesses qu'il lui conte, dans chacune des enveloppes qu'elle ouvre. Et c'est sûrement pour l'égaler – et accessoirement faire fermer leurs clapets aux insolents qui le dénigrent qu'elle a un jour choisi de s'aventurer sur une mission qui ne lui était assurément pas conseillée.

À quoi avait-elle pensé ? Est-ce qu'elle avait seulement pensé ? Qu'avait-elle gagné à vouloir prouver à quelques idiots qu'elle leur était supérieure ? Le défi avait été simple. Deux personnes, une condition : revenir en vie d'une patrouille risquée aux alentours de la ville. Et elle avait presque cru voir sa vie s'arrêter.

Le monstre était aussi odieux que ce à quoi elle s’attendait : un monstre à trois têtes, comme dans les histoires que lui racontait parfois son père, lorsqu’il revenait de ses voyages. Comme dans les lettres que lui envoyait son frère, pour lui raconter ses multiples périples et ses exploits. Un Cerberus, ni plus ni moins. Un danger moyen mais une horreur qu’elle ne se sentait clairement pas prête à affronter.
Alors elle s'était mise à trembler lorsque son impuissance l'avait frappée. À pleurer, lorsqu'elle avait compris qu'elle allait mourir, si elle ne se remettait pas à bouger. Elle n’en menait clairement pas large et ni son talent ni son audace ne la sauvèrent de l’assaut qui, de peu, aurait éventuellement pu la tuer.
Sa peau s'était déchirée dès l’instant même où elle s’était réveillée et, poussée par l’adrénaline qui avait semblé redonner vie à ses jambes, Amelia-Jade avait joué du poids de son épée pour invalider la patte ayant précédemment manqué de l’ouvrir en deux.
Il n’avait qu’hurlé. Juste ce qu’il fallait pour lui donner l’occasion de se ruer à en perdre haleine vers la capitale. Pour délibérément jouer de l’incapacité du monstre à convenablement se mouvoir pour lui échapper. Au final, les larmes qui manquèrent de lui échapper ne furent dues qu’à la frustration qu’elle éprouva à l’idée seule d’avoir été blessée.  

Personne n'osa réellement lui demander quoi que ce soit, même après que sa blessure ait pris les allure d'une odieuse cicatrice étalée de son nombril à sa hanche. Son air devenu plus revêche et fermé lui permit d’éviter nombre de questions gênantes et elle ne comprit sa défaite qu’à l’instant où elle lui fut mise sous le nez. Lui était rentré en un seul morceau. En pleine forme et visiblement victorieux d’une patrouille on ne peut plus inanimée.
Si vous lui demandez, elle vous dira probablement qu’elle estime qu’aucun d’entre eux n’a gagné. Qu’elle attend d’elle-même lui faire avaler ses dents. Elle n’admettra pas, en revanche, qu’il n’est là question que d’une mauvaise foi qu’elle étale à chaque fois qu’il lui fait manger la terre, dans tous les affrontements les ayant opposés jusqu’à présent.

Alors pour l’heure, elle se contente simplement de veiller sur ceux qu’elle est censée protéger avec une fermeté aussi indéfectible que la toute nouvelle passion qu’elle a décidé d’y vouer, lorsqu’elle ne s’entraîne pas d’arrache-pieds pour littéralement casser la gueule au seul homme qu’elle est capable de détester.