La rouquine eu un petit sursaut lorsque la main du garde se posa sur son épaule. Elle comprit cependant que le geste n'était pas agressif, comme cela avait pu arriver par le passé, mais réconfortant. C'était bien la première fois qu'elle voyait quelqu'un comme lui faire preuve de compassion. Elia était encore tremblante, les yeux rougis par les larmes qui menaçaient de jaillir d'un instant à l'autre. Elle ne voulait cependant pas éclater en sanglot et montrer tant de faiblesse. Elle avait pleuré, bien sûr, de nombreuses fois, mais toujours seule. Si Valeera la voyait en cet instant, faire preuve de toute cette fragilité devant un garde, elle lui ferait de sévères remontrances. Et elle aurait raison. La fillette s'était montrée idiote, elle avait presque sympathisé avec ce type, avait failli oublier ce qu'il représentait. Ce pourquoi il se battait était le strict opposé de l'adolescente. Elle ne pouvait pas faire comme si tout cela n'existait pas, comme si elle était juste une petite gamine des rues. Elle n'était pas juste cela.

Elle écouta les paroles du garde, dont le ton indiquait une certaine sincérité déroutante. La jeune fille ne parlait pas de son histoire, jamais, elle n'était pas habituée à ce qu'on lui montre de la compassion. Elle essuya ses yeux d'un mouvement du bras un peu sec et renifla bruyamment en réponse aux excuses de son interlocuteur. En effet, cela ne ramènerait pas son frère, ni ne punirait les agissements cruels des gardes de ce jour là. Elia pouvait difficilement le croire lorsqu'il évoquait les membres sérieux de cette caste, ceux qui prenaient à cœur leur devoir. Ils existaient, sans doute oui, mais que pouvaient-ils bien faire ? Elle lui rendit son regard, les lèvres serrées, une expression indéchiffrable sur son visage, lorsqu'il lui demanda de faire le récit de ce qu'il s'était passé ce jour là. La rouquine se tue, une minute s'écoula. Devait-elle s'exécuter ? Une part d'elle désirait faire part de cette histoire, la raconter telle qu'elle l'avait vécu, mais une autre craignait des conséquences de son choix. Elle finit par détourner le regard, prit une inspiration, et se lança. Qu'avait-elle à perdre, après tout ?

- C'était y'a deux ans. Avec mes frères, on formait une bande bien organisée, et on volait les bourses des nobles. Ça marchait bien, mais évidemment un jour des gardes nous ont repéré et sont intervenus. L'ambiance était tendue, mon frère aîné essayait de calmer le jeu, mais le noble s'est énervé d'avoir été pris pour un idiot. Tous le monde a commencé à s'agiter, les gardes ont sortis leurs épées, et l'un d'eux a accidentellement frappé mon frère dans la gorge. Les gardes sont partis, personne n'a rien dit. Et nous non plus.

Sa voix était devenue un chuchotement. Elle fixait ses chaussures, se replongeant quelques instants dans le silence. Elle ne pleurait pas, ne criait pas. Sa peine, ses regrets, sa colère, tout était enfouit en elle depuis longtemps maintenant. Elle reprit, en se redressa, mais toujours en évitant les yeux de son interlocuteur.

- Si on s'était plaint, qui nous aurait cru ? Notre parole contre celle de trois gardes et d'un noble... On aurait fini en prison pour vol, c'est tout. La justice ne se battra pas pour des gens comme nous.

Elia essayait-elle de se justifier pour n'avoir rien fait à l'époque ? Quelque part, un peu. Elle n'avait certes que 12 ans en ce temps là, elle ne connaissait rien aux lois, à la politique, mais ses autres frères refusaient d'agir. Leur bande s'était dissoute à partir de cet instant. La rouquine avait été seule à partir de ce jour. Puis elle avait rencontré Valeera.

- Il y a peut-être des gardes qui essayent de bien faire, mais c'est trop tard. C'est trop tard pour mon frère, et c'est trop tard pour moi.

De nouveau, l'adolescente se plongea dans le mutisme. Elle en avait déjà bien trop dit de toute manière.

Le garde écouta le récit de la jeune fille sans l'interrompre, sans s'offusquer et sans l'accuser de mentir. C'était ce qu'Elia avait toujours craint, lorsqu'elle s'était imaginée raconter ce qu'il s'était passé aux forces de l'ordre. Lorsque tout cela avait eu lieu, elle avait demandé à Luth, qui était devenu l'aîné de la fratrie avec la mort de Tomy, ce qu'ils devaient faire. Et ce dernier lui avait expliqué ce qu'ils risquaient, s'ils tentaient de faire rendre la justice. Les gardes défendraient leur collègue fautif, ce dernier nierait, inventerait une histoire dans laquelle le voleur des rues se blesserait lui-même. Le noble serait sans doute impossible à retrouver, ou refuserait de témoigner pour cette affaire. S'ils tentaient quelque chose, ils risquaient davantage de finir au cachot, au pain sec et à l'eau pour les dix prochaines années. Elia voulait-elle cela ? Evidemment non.

Elle ouvrit de grands yeux estomaqués, et un peu apeuré, lorsque son interlocuteur affirma qu'il l'aiderait à rendre justice. Non. Non non. Il ne devait surtout pas faire ça ! Luth et Barn, ses autres frères, essayaient de mener une vie bien rangée à présent, ils ne voudraient jamais être mêlé à ça. A quoi bon remuer toute cette affaire à présent ? Qu'avaient-ils à y gagner ? Cela ne ramènerait pas leur frère. Evidemment Elia rêvait au fond d'elle de voir le garde fautif puni pour ce qu'il avait fait, mais elle avait intégrée, depuis tout ce temps, que cela n'arriverait jamais. Elle prit la feuille que lui tendait l'homme aux cheveux blonds - réalisant que les cours de lecture commençait à faire effet puisqu'elle parvenait à déchiffrer les lettres - tremblant légèrement.

- Vous ne pouvez rien faire, murmura-t-elle. Ça ne servirait à rien. Ça ne changerait rien.

Elle avait envie de lui hurler de tout laisser tomber, de ne surtout pas tenter quelque chose, au risque de mettre en danger le reste de sa famille, et elle-même. Une petite part d'elle cependant désirait cette vengeance, cette justice. Elle avait tenté de l'obtenir par ses propres moyens mais avait seulement réussi à entailler la main du coupable, et à s'attirer ses foudres.

La rouquine haussa un sourcil lorsqu'il ajouta que ce n'était pas trop tard pour elle, qu'elle pouvait faire autre chose de sa vie. Pour quoi faire ? Pour travailler comme serveuse comme sa mère dans une auberge miteuse ? Se faire engrosser par un type qui ne s'intéresserait plus à elle, et élever seule trois, quatre voir cinq enfants qu'elle ne pourrait pas nourrir à leur faim ? Travailler jour et nuit pour gagner une poignée de cristaux ? Elle ne voulait pas de cette vie. Certains avaient tout sans rien demander, certains trimaient et n'avaient rien. Elle voulait user de ses dons pour obtenir le plus possible, même si les risques étaient grands. Même si cela impliquait perdre une partie d'elle-même. Elle se garda de répondre, se contentant d'hausser les épaules. Il lui proposa ensuite un vrai repas, ce qui était nettement plus intéressant. Certes, elle ne voulait toujours pas tisser le moindre lien avec ce type, mais elle pouvait bien profiter de sa générosité, sans doute poussée par la pitié qu'il devait éprouver pour elle.

- Pourquoi pas ? Répondit-elle en retrouvant un peu d'aplomb. Elle réalisa alors que les présentations n'avaient toujours pas été faites. Au fait, je m'appelle Elia. Et vous, vous êtes ?

Elle regretta un instant d'avoir naturellement donné son vrai nom. Valeera aurait désapprouvé, cela ne faisait aucun doute. Mais après avoir tant livré sur sa vie, il lui paraissait absurde de lui cacher ce détail.

Il lui était si étrange de mettre un nom sur un garde. Figure incontestable de l'autorité dans le royaume, symbole de paix pour certains et ombres menaçantes pour d'autres - pour elle en tous cas - elle les avait, sans s'en apercevoir, déshumanisé avec le temps. Elle ne les voyait plus comme des personnes, unique et individuelle, mais comme un ensemble, un tout. Chaque garde était un élément de la fourmilière, un rouage de ce mécanisme bien huilé, dont l'unique fonction était de faire respecter l'ordre, en la faveur des plus riches et des plus importants - aux yeux de la rouquine encore une fois. Pourtant, le garde qu'elle avait face à elle avait un nom. Arthorias. Ce qui signifiait qu'il avait une identité. Une vie. Il n'était pas juste un garde, il était aussi quelqu'un. Cela paraissait extrêmement simple et évident, mais cela lui apparaissait clairement pour la première fois. un garde voulait l'aider. Arthorias, le garde, voulait l'aider. Une idée bien difficile à accepter.

Elle le suivit, tandis qu'il quittait la rue tranquille dans laquelle ils se trouvaient jusqu'à présent. Ils arrivèrent rapidement face à la devanture d'un restaurant, plutôt simple, sans fioriture, dans lequel ils entrèrent. Elia ne se rendait jamais dans ce genre de lieu, s'asseoir à une table pour manger et payer sa consommation n'était pas vraiment dans ses habitudes. Avec Valeera, elle avait cependant apprit l'étiquette, à utiliser les bons couverts et même à servir le vin. tout cela en prévision d'une possible infiltration dans une famille noble, lorsque ce serait le moment. La rouquine ne risquait donc pas se ridiculiser aujourd'hui, ce qui était rassurant. Elle prit le menu que lui tendait Arthorias, et se concentra pour le déchiffrer. Elle avait fait des progrès en lecture, c'était indéniable, mais son niveau restait encore relativement faible. Elle reconnu plusieurs mots familiers, des plats qu'elle connaissait.

Elle leva la tête, un peu surprise par la remarque du garde, et se rendit compte qu'elle avait les sourcils froncés depuis un certain temps. Elle força son visage à se détendre, sans pour autant esquisser un sourcil.

- Désolée. J'ai pas vraiment l'habitude de... Tout ça. C'est un peu bizarre pour moi.

Parlait-elle du restaurant ou de l'attitude du jeune homme ? Des deux, sans doute. Le serveur vint prendre leur commande, et Elia était soulagée d'avoir réussi à déchiffrer les mots "côtelettes" et "porc", parvenant ainsi à faire son choix. Elle laissa Athorias dire ce qu'il voulait à son tour, en tripotant la fourchette posée sur la table devant elle, trépignant légèrement. Elle finit par reprendre, tandis que le serveur s'éloignait pour se diriger vers la cuisine :

- Pourquoi vous m'aidez ? Vous êtes un garde, un garde royal si j'ai bien compris. Qu'est-ce que la vie d'une gamine peut bien vous importer ?

Elia n'avait pas l'habitude qu'on se montre sympathique et bienveillant avec elle. Tout naturellement, la jeune fille se méfiait, et imaginait les mauvaises intentions derrière un acte, peut-être réellement amical.

Pas de pitié ? La rouquine ne pu s'empêcher d'être septique. Certes, elle avait meilleure mine qu'une lune auparavant, lorsqu'elle vivait dans la rue. A présent qu'elle pouvait se laver quasiment tous les jours et avoir des vêtements propres, elle ne passait plus pour une petite souillon. Sa pauvreté se lisait cependant partout chez elle. Dans sa maigreur, dans son corps trop petit et trop frêle pour son âge, dans ses difficultés avec la lecture, dans ses mouvements craintifs et son regard vif qui farfouillaient chaque pièce avec méfiance. Arthorias ne pouvait que la prendre en pitié, ou la méprisait. Elia n'avait jamais su évoquer quoique ce soit d'autre. A part chez Valeera, qui avait vu en elle du potentiel. Bonne ou mauvaise chose, les avis auraient sans doute été mitigés. Et la rouquine ne voulait pas connaître le point de vu de son interlocuteur sur la question, l'idée qu'elle passe ses journées avec une criminelle avertie l'aurait fait bondir. Il n'était évidemment pas question qu'elle aborde le sujet.

Elle haussa à son tour les épaules, mais écouta la suite de ses paroles. Il parlait beaucoup ce type, par ailleurs ! Il semblait bourré d'idéaux et de principes, tout le contraire de l'adolescente qui ne s'embarrassait pas de morale. Il n'allait pas se faire que des amis, à vouloir défendre la veuve et l'orphelin à tout prix. Elia se surprit à penser que le couple royal avait de la chance d'avoir quelqu'un d'aussi dévoué et loyal à leur service. Il enchaîna en parlant de lui-même, de sa vie bien rangée au palais. Ses dernières paroles laissèrent la rouquine songeuse. Elle fixa l'assiette que le serveur venait de déposer devant elle, observant la viande fumante et les légumes bouillies, aux odeurs délicates et parfumées.

- Tout, répondit-elle d'abord simplement. Elle redressa la tête pour planter son regard dans celui du garde. Tout. Il y a moins d'une lune, je ne savais même pas lire. J'ai du manger de la viande cette qualité trois fois dans ma vie. J'ai pris l'habitude de dormir à même le planché d'un grenier. Un médecin serait sans doute horrifié devant mon état de santé, et je devrais m'estimer heureuse d'avoir des dents en bon état.

Elle attrapa la côtelette avec ses doigts et mordit dans la chair tendre et délicieuse. Evidemment qu'il y avait des différences. Elle n'avait rien à voir avec les filles des nobles, elle n'avait ni leur santé, ni leur alimentation, ni leur connaissance. Elle se tut un instant pour mâcher sa nourriture, avala, et reprit :

- C'est pas votre faute, vous pouvez pas savoir. Elle haussa les épaules. Les parents riches et les titres ronflants comme vous dites, ça fait toute la différence.

Elle continua de manger, se focalisant sur son plat. Ce n'était pas tous les jours qu'elle pouvait manger ce genre de nourriture, après tout.