« Qu’est-ce que c’était… ? »

Elle se tut, immédiatement dérangée par le son de sa propre voix. D’une part, les accents d’hystérie qu’elle y lisait ne lui plaisaient pas le moins du monde. D’autre part, tout son qui n’était pas minéral se répercutait à l’infini dans ces grottes sculptées par la main invisible de quelque puissance tellurique. Elle regrettait déjà amèrement son réflexe profondément humain… Elle se mordit la lèvre inférieure et recula d’un pas précautionneux dans le maigre espace qu’ils étaient parvenus à gagner. Dans son dos, l’obscurité avalait les échos et un air glacial leur léchait les mollets d’une respiration sordide. La nuit était tangible, presque malléable sous ses doigts précautionneux, déjà poisseux de poussière ferreuse et d’une once d’hémoglobine.

Elle avait mal. Une souffrance aiguisée qui vrillait sa chaire dès qu’elle se mouvait un brin trop brusquement et qu’elle localisait précisément au niveau de son bras gauche. Sa chute l’avait rabattue sur le sol à la manière d’un vieux linge subitement essoré. Son bras avait heurté une arrête rocheuse, s’était fendu sur une belle longueur, et elle n’avait eu guère que le temps d’un grognement surpris avant que sa tête n’emboutisse un deuxième repli hostile. Autrement dit, elle avait perdu connaissance. Une bien sale histoire. Elle s’était réveillée un temps indéfinissable après aux côtés de ses trois autres comparses, fort heureusement également en vie. Une chute dans de tels boyaux pouvait aisément s’avérer mortelle, et il était inutile d’espérer la moindre main secourable en ces lieux…

Luz commençait foutrement à douter de la nécessité d’explorer ces grottes. Par réflexe, sa main se porta sur un renflement de sa veste, caractéristique d’une poche intérieure. Un parchemin y trônait, délicieusement éraflé aux entournures, badigeonné d’une encre précipitée et passionnée : celle d’un érudit des Archipels qui avait détecté la présence d’un artefact semble-t-il millénaire dans de lointaines grottes du nord. Assoiffée et avide, Luz n’avait pas lésiné sur ses efforts pour mettre en place cette expédition en un temps incroyablement réduit. Cela, hormis la réunification d’un groupe complet d’explorateurs et d’Aventuriers pour l’accompagner. Peut-être un peu trop affamée, peut-être un peu trop sûre d’elle-même après ces dernières péripéties, Luz avait négligé le déploiement d’une équipe taillée pour de telles recherches. A la place, son chemin avait croisé à Herktram les pas de trois autres personnes toutes aussi intéressées qu’elle par ces grottes.

Du moins… L’un d’entre eux n’avait quasiment pas eu le choix. Envahie d’un étrange sentiment de familiarité, la main de Luz s’était inconsciemment tendue vers un passant pour l’arrêter, les sourcils froncés sur l’incongruité de son propre geste. Mais non. Il s’était retourné, et il ne lui disait rien. Brun, les sourcils broussailleux, un air cordial quoique… Mordant. Sans trop savoir comment, ils s’étaient toutefois retrouvés à échanger longuement avec une Garde et une Aventurière, dont les objectifs coïncidaient de toute évidence avec cette expédition. La praticienne ne regrettait pas d’avoir fait courir le bruit de son prochain départ par le biais de l’auberge principale de Herktram.

A présent, une nuée de doutes l’assaillait. Ils étaient esseulés dans ces boyaux, visiblement traqués par une force qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ne pouvaient pas même voir venir. Du moins… Ce n’était pas son cas. Et elle n’avait pas manqué de retourner un regard surpris puis méfiant en direction de Vrenn, dont l’instinct reptilien les avait subitement poussés à fuir. Le garçon avait l’ouïe fine. Et quelque chose ne tournait décidément pas rond ici. Luz coula un regard dépité à sa blessure. Bien entendu, son premier réflexe avait été d’utiliser Vol vie pour se soigner, mais la magie n’avait pas fonctionné correctement. Un dénuement terrible s’était emparé d’elle et elle avait dépensé quasiment le double d’énergie nécessaire pour refermer suffisamment sa plaie de sorte à lui éviter les pires désagréments. Elle plissa les yeux et tâcha de ramasser son énergie dans sa dextre. Entre ses doigts, deux piteuses étincelles naquirent puis s’éteignirent en un panache bravache de fumée, incapables de se maintenir par elles-mêmes…


Un raclement suivi d’une aspiration brève à sa droite la sortirent de sa torpeur médusée. Cela fit comme un souffle ramassé, une goulée d’air passant dans un espace étroit, glissant ses anneaux sur le contour d’une langue rappeuse. La chose qui était là eut un cliquetis de griffes, presque imperceptible à l’oreille, et un échos sinueux vint ramper à leurs pieds à peine quelques mètres plus loin. Le premier mouvement ne vint pas d’elle, mais elle emboita très volontiers le pas à ses comparses dans la direction contraire. Les prunelles écarquillées dans l’espoir vain de percevoir les contours de la roche, Luz avait arrimé sa conscience au faisceau de lumière qu’elle voyait s’agiter en tous sens dans les mains d’Aelith tandis qu’ils courraient.

Pourvu qu’ils prennent la bonne direction !

Aelith n’avait jamais aimé les grottes. Ces sombres cavités froides et humides l’avaient toujours emplie de méfiance. Adieu les chevauchées périlleuses, le bruissement des feuilles et les clameurs des bêtes dans le flanc desquelles sa flèche venait se ficher. Elle était cantonnée à ramper sur le sol horriblement poussiéreux, à se glisser dans des galeries exiguës aussi nombreuses que semblables. Mais par-dessous tout, le silence, brisé seulement par l’écho de leurs pas, l’insupportait. En mission, elle avait pour habitude de se fier à son ouïe autant qu’à sa vue. L’un comme l’autre étant grandement amenuisé, elle perdait ses repères.

Malgré tout, l’aventurière s’évertuait à ne rien laisser paraître et suivait docilement ses compagnons dans les dédales rocheux. Alors que, lors d’une brève halte, elle priait pour que l’expédition soit des plus succinctes, le sort décida qu’il n’était pas encore temps pour elle d’atteindre le bout de ses peines. Le sol s’effondra sous ses pieds, l’emportant dans une chute vertigineuse. Ses paupières se fermèrent alors que son corps retombait lourdement.

Les voix de ses comparses la sortirent de sa léthargie. Toussotant, elle se redressa douloureusement. L’obscurité emplissait la galerie. De ses doigts engourdis, elle tenta de rallumer sa torche. Un échec, deux… Aucune lueur ne perçait autour d’elle, et visiblement ses camarades n’étaient pas plus efficaces. Comment pourraient-ils regagner la surface, ainsi pris au piège dans l’abîme ? Un frisson parcourut l’échine d’Aelith. Tapotant ses joues, elle se fustigea mentalement. Elle avait vu bien pire, il n’était pas l’heure de se laisser gagner par l’effroi. D’une main plus ferme, elle craqua une énième allumette. Une lueur naquit au creux de ses doigts, et s’enveloppa autour de la torche. Un sourire soulagé aux lèvres, elle rejoignit ses compagnons.

Son apaisement fut de courte durée. Alors qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs, en quête de la sortie, un sifflement pernicieux s’éleva. L’écho de pas rapides s’en suivit, rythmé par un crissement régulier. Sans tergiverser, l’aventurière emboita le pas à ses camarades de mésaventures, qui se précipitaient dans la direction inverse. Elle prit place au centre du groupe, et s’évertua à éclairer leurs pas en tenant sa torche à bout de bras.

Très vite, des désaccords s’installèrent. Dahlia était convaincue qu’ils s’éloignaient de la sortie, tandis que Vrenn affirmait que reculer les mènerait droit face aux monstres qui rodaient dans les souterrains. En ce qui la concernait, Aelith n’était pas persuadée que le sens de l’orientation de Dahlia était d’une fiabilité à tout épreuve, surtout après ses dernières infortunes au sein du temple. L’instinct de Vrenn lui paraissait bien plus fiable. De plus, la Guide l’avait envoyée dans la grotte à la recherche d’un artefact des plus précieux, enfoui dans ses profondeurs. S’enfoncer sous terre ne pouvait que la rapprocher de son objectif, bien que cela impliquait de prolonger son mal-être.

« Je suis également d’avis de continuer à avancer. »

Elle tendit son bras pour éclairer la galerie.

« Toutefois, la voie semble se rétrécir, constata-t-elle en fronçant ses sourcils. Mieux vaut se hâter, avant d’être rattrapés par ce qui fourmille dans ces boyaux. S’ils agissent alors que nous sommes comprimés entre deux parois, je ne donne pas cher de notre peau. De plus,les éboulements semblent fréquents dans cette zone, ajouta-t-elle pointant un amoncellement de pierres sur le sol.Restez prudents.»

Oh, que la surface lui manquait ! Elle contempla son flambeau en soupirant. Dans le doux crépitement des flammèches subsistait son seul réconfort. Posséder la seule source de lumière, quel privilège ! … que d’autres souhaiteraient peut-être partager. Un sentiment désagréable noua sa gorge. Une lueur rapace traversa son regard, et elle raffermit sa prise sur le morceau de bois enflammé.

La question de Vrenn l’extirpa de ses pensées sombres.

« J’ai été missionnée par la Guilde, répondit-elle évasivement.»

Elle avait suffisamment confiance en Dahlia pour lui dévoiler la présence de l’artefact, mais il ne lui semblait pas pertinent de révéler des informations à ses deux autres comparses.

« Allez, vite, avançons ! Trêve de bavardage, insista-t-elle en tapotant nerveusement le sol de son pied droit. »

Couper court à une conversation n’était pas dans ses habitudes, mais il lui tardait d’en finir au plus vite.

Comment Dahlia le savait-elle ? Quelle était cette mystérieuse capacité dont elle parlait ? Les yeux de Luz se plissèrent en un fin liserai méfiant. Ses comparses réagirent de concert, bien avant qu’elle n’ait le temps d’élever une objection. Lorsqu’elle ouvrit la bouche pour répondre à Vrenn, une certitude s’empara néanmoins d’elle, aussi limpide qu’un lac de montagne cristallin. Elle connaissait le chemin parcouru. Des circonvolutions se dessinaient dans sa tête, empreinte du tracé qu’ils avaient parcouru lors de leur précédente cavalcade. Sans aucun doute possible, cette conviction se lova dans les rets de son cœur, aussi doucereuse qu’un fruit trop mûre. Car cette vision, au premier abord rassurante, n’avait rien de naturel. Luz n’était pas spécialement connue pour son sens de l’orientation inné et si elle savait parfaitement lire une carte et se repérer, elle n’avait jamais exploré ces grottes auparavant. Cette idée étrangère qui la lorgnait entre les failles de sa conscience était aussi glissante que les écailles d’une carpe maligne. Cela lui arracha un frisson. Il se passait quelque chose. Quelque chose qu’ils ne comprenaient pas et qui venait de revêtir un manteau à la manière d’un requin qui se déguiserait pour paraitre plus civilisé. Non, se corrigea-t-elle, l’image lui évoquait plutôt une sirène. Charmante, humaine, jusqu’à ce qu’elle enfonce ses crocs dans la gorge de sa proie pour la noyer.


A la lueur de la flamme d’Aelith, Luz creusa un peu plus ses méninges et étudia attentivement la carte qui se dessinait dans son esprit :

« Nous devrions trouver une sortie au sud de toute façon. J’ai étudié ces montagnes avant de venir, et cette zone est trouée d’entrées. Nous finirons bien par rejoindre une voie principale et connue. »

Au nord, au sud, quelle importance ? Hormis que son artefact se situait potentiellement au sud et qu'elle n'avait aucune confiance dans les indications de Dahlia... Elle tenta vainement de refouler les élans de méfiance qui envahissaient son esprit comme des filaments brumeux. Par Lucy, douter de la nature de l’être humain n’était pas dans son caractère ! Que lui arrivait-il ? La praticienne se tança elle-même : elle se sentait oppressée dans cette gangue minérale, aussi nue et dénuée de magie qu’au premier jour de sa vie. Accompagnée d’individus qu’elle ne connaissait pas, poursuivis par des créatures qu’ils ne voyaient pas. Et le manque de lumière… A nouveau ses prunelles accrochèrent les rais de lumière dispensés par Aelith. Elle ne put retenir le léger pas en avant qui la conduisit vers elle. Ah, si seulement cette lumière avait daigné s’embraser pour elle… Elle dut se faire violence pour ne pas tendre la main et agripper Aelith.

Elle s’ébroua, se garda bien de répondre à la question de Vrenn en saisissant au vol la distraction proposée par l’Aventurière. Irritée contre elle-même et ses élans par trop humains, Luz respira profondément et s’avança vers l’éboulis désigné. C’est avec fermeté qu’elle s’exprima cette fois, ajoutant un hochement de tête faussement confiant pour rassurer ses compagnons :

« Je passe la première. Aelith devrait passer avant-dernière. Les créatures qui nous poursuivent craignent peut-être la lumière... Nous ne pouvons pas non plus prendre le risque de perdre la torche. »

Elle se hissa sans attendre sur la roche, serrant les dents lorsque la peau de son bras engourdi s’étira. L’espace au niveau des jambes était assez grand pour qu’elle puisse plier légèrement les genoux, mais les parois se rapprochaient immédiatement ensuite, l’obligeant à progresser uniquement de profil, son souffle autant que possible vidé de ses poumons pour contraindre sa poitrine à passer. Elle racla la roche de ses ongles, manqua glisser sur un amoncellement de cailloux accumulé sur le sol à la sortie du goulot et sentit soudain l’espace autour d’elle se libérer. Dans l’obscurité d’encre à peine traversée par infimes moments par les éclats de la torche au travers de la fente, Luz perçut à deux mètres d’elle une arrête rocheuse. Cela ressemblait à un gouffre, aussi abyssal que la bouche d’un géant endormi.


Elle se retourna tandis que la deuxième personne était occupée à traverser le passage resserré. Alors, en grande partie honnête et volontaire, Luz héla leur porteuse de lumière à travers le goulot :

« Veux-tu que je porte la torche le temps que tu traverses ? Cela te désencombrerait et nous y verrions brièvement des deux côtés si je la tiens en hauteur. »

En tendant le bras et en s’immisçant dans la fissure de quelques centimètres, Luz pourrait clairement attraper un objet tendu. Insidieusement, elle songea que tenir elle-même un brin de lumière serait profondément rassurant. Bien qu'égoïste pour le groupe.

Aelith observa avec appréhension Luz s’engouffrer dans la brèche. Elle s’imaginait dans la même position, la cage thoracique comprimée, les membres plaqués contre les parois granuleuses, priant pour qu’elles s’élargissent vite à nouveau. L’aventurière soupira. Quel soulagement de ne pas avoir à passer en premier ! Alors que Vrenn entamait à son tour la traversée de la faille, la voix de Luz retentit, indiquant la possible présence d’un passage. Un sourit fleurit sur les lèvres d’Aelith, mais dépérit aussitôt à l’entente de la proposition de la jeune femme. La laisser porter sa torche ? Sa mâchoire se serra et elle eut un léger mouvement de recul.

« Non ! s’écria-t-elle avec aigreur.»

Une crainte irrationnelle mêlée à une colère brute s’était emparée d’elle. Fermée à toute discussion, elle enserrait la torche jusqu’à s’en blanchir les phalanges. Une fureur engluée dans l’avarice brillait follement au fond de ses prunelles. Pourtant, l’idée de transmettre le brandon était loin d’être déraisonnable. En temps normal, malgré le malaise que la grotte lui inspirait, la jeune femme aurait fait passer l’intérêt du groupe avant le sien. Néanmoins, une pulsion insensée raidissait ses membres et refroidissait son cœur. Sans qu’elle ne puisse se l’expliquer, le flambeau lui semblait incarner sa seule échappatoire. Elle avait le sentiment profond qu’à l’instant où il quitterait ses doigts, la flamme s’évanouirait, la laissant esseulée et vulnérable.

L’idée que l’un de ses comparses puisse convoiter la torche lui était insupportable. Elle avait donné vie à cette lueur, c’était sa possession, personne n’y poserait le moindre doigt ! La paranoïa s’infiltra doucement dans ses veines. Luz désirait lui dérober son précieux flambeau, elle en était certaine ! Et si cette envie s’emparait également des deux autres ? Peut-être dardaient-ils déjà leur regard sournois sur sa lumière, tels des serpents tapis dans l’ombre. Elle jeta un coup d’œil à Dahlia, et fut aussitôt prise d’un sentiment de culpabilité. Comment pouvait-elle douter ainsi de son amie de longue date ? Ce n’était pas le moment de céder à la panique ; cela ne lui ressemblait pas. Non, ce n’était pas digne d’elle. Son éclair de lucidité lui permit de reprendre d’une voix plus calme.

« Euh, je veux dire… Les monstres qui habitent les grottes n’ont certainement connu que l’obscurité. Comme tu l’as dit, l y a de grandes chances que la lumière les déstabilise. Mieux vaut que je la garde avec moi à l’arrière. Je me débrouillerai pour la traversée. »

Tandis que la silhouette de Vrenn s’éloignait doucement, Dahlia agrippa son poignet. Sa proposition instilla le doute en elle. Si elle reculait, elle ne pourrait peut-être jamais mettre la main sur l’artefact qui l’avait menée jusqu’ici. Ses efforts auraient été vains, et Aelith digérait mal la défaite. Toutefois, l’idée de perdre sa flamme si l’air se raréfiait lui était insupportable.

Avant qu’elle ne puisse répondre, Vrenn protesta. Il laissa entendre que Dahlia souhaitait abandonner Luz dans sa démarche, ce qui fit tiquer l’aventurière. Il lui semblait que la garde désirait seulement que leur comparse fasse marche arrière. Toutefois… la citoyenne aurait-elle été une si grande perte ? Elle avait voulu s’emparer de sa torche, après tout.

« Ce n’est pas parce qu’elle est médecin qu’elle est fiable, marmonna-t-elle. »

Néanmoins, les avertissements du jeune homme finirent par la faire plier. Il n’était pas dans ses habitudes de sous-estimer des créatures inconnues.

« Mieux vaut continuer tant que la menace s’approche, répondit-elle à Dahlia. Nous trouverons peut-être un chemin parallèle qui nous permettra de reculer par la suite. »

Sur ces mots, elle s’enfonça dans la faille à la suite Vrenn. Accrochant son regard aux flammèches vacillantes, elle se coula lentement entre les parois étranglées. Elle déboucha alors dans un espace plus dégagé, et éclaira tant bien que mal le gouffre décrit par Luz quelques minutes plus tôt.

« L’obscurité est trop épaisse pour que je puisse le garantir, mais il me semble effectivement qu’un chemin se poursuit de l’autre côté du gouffre. »

Son regard fût alors attiré par un léger rebord qui longeait la cavité.

« En se plaquant sur la paroi et en progressant sur la bordure, nous devrions réussir à traverser. Toutefois, la tâche sera ardue et une chute serait sûrement fatale. L’avantage, c’est que cela pourrait permettre de stopper l’avancée des créatures qui nous poursuivent. Vous vous sentez prêts à risquer le coup ?»

Après tout, rebrousser chemin et faire face aux monstres restait une option envisageable.

Par Lucy, Luz n’était pas claustrophobe, mais l’atmosphère était véritablement étouffante ! Il faisait froid, froid à vous en glacer les os – elle pouvait toujours sentir la morsure d’un filet d’air sur ses chevilles et l’empreinte glaciale de l’immense étendue minérale qui s’épanouissait autour d’eux et les écrasait de tout son poids. Combien de kilomètres les séparaient encore de la surface ? Et pourtant… Elle ne pouvait s’empêcher de transpirer. Elle passa une main malhabile sur le voile qui maculait son front, aussi bien créé par l’angoisse que par l’énergie inutilement déployée à se faufiler entre deux rochers. La pression sociale qui naissait lentement mais sûrement entre eux ajoutait une touche de fièvre humide désagréable à leur groupe. La voix d’Aelith avait d’ailleurs résonné longtemps dans l’infinité du silence et Luz se surprit à se recroqueviller sous ce refus instinctif. Leurs poursuivants avaient-ils entendu cet éclat de voix… ? Pendant quelques instants, le silence demeura. Et puis la jeune femme se remit à parler, tâchant d’expliquer plus sereinement la source de sa virulence. Luz baissa la main et n’insista pas. Ses sens étaient entièrement à l’affut d’une possible bousculade à l’arrière de la fissure ou de tout signe témoignant de l’arrivée impromptue d’un ennemi.

Rien ne se passa toutefois, et ils se retrouvèrent tous les quatre de l’autre côté du passage. Cette fois, Luz ne se précipita pas sur la margelle suspendue au-dessus du vide. Percevant avec une once d’intelligence pertinente qu’elle en avait sans doute trop fait pour la stabilité du groupe, elle se mura dans un silence obstiné et laissa la gloire du premier passage à l’un des deux gardes. Dans sa tête tournoyait les incitations étranges de Dahlia à rebrousser chemin et l’instinct semblait-il clairvoyant de Vrenn… Avec ces deux-là, les réactions d’Aelith lui semblait presque plus naturels. A sa place, si elle avait eu l’heur de tenir la seule lueur de la montagne, nul n’aurait pu la convaincre de s’en séparer. Les prunelles de Luz contemplèrent avec regret l’éclat incendiaire de la torche. Puis elle ferma les paupières et tâcha de fouiller ses poches.

Elle avait perdu la quasi-totalité de ses affaires lors de sa chute. Ne demeurait plus que son matériel de prise de notes, le vieux parchemin annoté du chemin pour se rendre auprès de l’artefact, un coutelas, quelques rations séchées et sa gourde fontaine. Loué soit la chance ! Elle s’empressa d’en porter le goulot à ses lèvres, s’accordant une rasade bienfaitrice qu’elle proposa ensuite aux trois autres personnes encore sur la plateforme ; mieux valait ne pas accomplir la traversée à plusieurs au vu de la fragilité de l’arrête rocheuse.

« Tenez, autant profiter de ce court moment de répit. »

Elle glissa un œil vers la fente dans la roche et scruta l’obscurité :


Etaient-ils seulement des humanoïdes… ? Dans son imagination, les raclements lui évoquaient sans peine ceux des goules… En beaucoup plus terrifiants. Sa langue passa sur ses lèvres parcheminées, ce qu’elle regretta immédiatement lorsqu’un effroyable goût de poussière la gagna. Elle sortit son contelas et tâcha de le glisser dans sa botte, à proximité directe de ses mains en cas de besoin. Elle ne put s’empêcher d’échanger un regard équivoque avec ses partenaires du jour et haussa les épaules dans l’espoir de se dédouaner :

« On ne sait jamais. »

Peut-être serait-il également nécessaire de les convaincre de prendre la bonne décision, tôt ou tard… Et pas uniquement avec des mots. Luz n’était pas suffisamment idiote pour ignorer sciemment la mauvaise ambiance qui grandissait entre eux. La pointe de méfiance qui irradiait dans son cœur n’avait fait que se renforcer avec leurs précédentes tentatives pour rebrousser chemin… La praticienne n’était pas agressive, mais elle tenait malgré tout à sa survie. Si sa vie dépendait de parfaits étrangers, elle préférait se doter de bons arguments.

Elle se raidit lorsque vint son tour de passer et se contraignit à coller son corps dos à la paroi. De toute façon, le gouffre était d’un insondable noir d’encre et sa poitrine n’aurait fait que gêner sa progression en raclant contre la roche. Satanée féminité ! Satanés pâtisseries ! Sa semelle glissa sur la pierre malléable et un ruissellement cristallin retentit comme une cascade dans la nuit. Elle ne tomba pas, mais elle demeura longtemps coite et immobile à mi-parcours, écoutant le bruissement saccadé de son cœur et l’écho qui se devinait en contre-bas : là-bas, très, très, très loin en contrebas. Elle relâcha le souffle qui s’était ramassé dans sa gorge en constatant que ses os n’étaient pas présentement en train d’exploser contre le sol à des mètres de là et reprit sa lente progression de quinquagénaire paraplégique en fin de vie.

Elle dut se retenir d’embrasser la roche lorsque ses jambes flageolantes enjambèrent le dernier mètre et qu’elle atteignit enfin la surface plane de l’autre bord. Elle songea qu’il lui serait aisé de sortir son calepin et de dessiner un bout de carte. Tracer le chemin qu’ils avaient parcouru sur le papier, offrir aux autres un aperçu évident de la direction prise. Néanmoins… Cela aurait été perdre son avantage. Donner une part d’elle-même aux autres, leur accorder davantage de pouvoir. Pour l’heure, elle était satisfaite, car ses envies semblaient correspondre à celles d’Aelith et de Vrenn. Autant ne pas leur confier plus d’occasions de changer d’avis…


Un grondement sourd et lointain, à peine décelable grâce au silence surnaturel qui régnait dans ces boyaux étroits...

« Sans façon, merci, répondit-elle à Luz, sur un ton plus sec qu’elle ne l’aurait souhaité.»

Pourtant, sa gorge sèche l’irritait depuis plusieurs minutes. Un peu d’eau fraiche lui aurait fait le plus grand bien, mais elle ne parvenait pas à se résoudre à accepter quoique ce soit de la médecin. L’intuition oppressante que cette dernière convoitait son flambeau ne quittait pas son esprit. Elle ne pouvait s’empêcher de jeter quelques coups d’œil réguliers à la rousse, craignant le pire à chaque instant.

Lorsque le groupe décida finalement d’entamer la traversée, Dahlia prit naturellement la tête de file. Aelith se plaça quant à elle en troisième, trouvant plus rassurant d’avoir un œil sur Luz, juste devant elle. La poitrine et la joue plaquées contre la paroi, elle s’engagea doucement sur la bordure. Elle avait opté pour la position opposée à celle de ses deux prédécesseuses, estimant qu’en cas de chute, il lui serait plus aisé de rattraper le rebord. Sa respiration était lente et ses yeux fixés avec confiance sur son brandon, qu’elle maintenait à bout de bras. Aussi saugrenu que cela puisse être, la présence de l’abîme derrière elle la réconfortait. Après tant de temps à suffoquer dans des cavités plus étroites les unes que les autres, l’idée de surplomber un gouffre si vaste avait quelque chose de rassurant.

Un claquement résonna, suivi d’une sonorité ruisselante qu’elle associa à un éboulement de pierres. La torche ne lui permettait pas d’éclairer suffisamment loin pour en déterminer la source exacte, mais il lui semblait que la rumeur provenait de l’avant. La médecin aurait-elle rencontré un ennui sur sa route ? Ou n’était-ce qu’un léger écroulement naturel ? Elle ne tergiversa pas davantage, estimant que l’absence de cri ne présageait rien de grave.

Alors qu’elle atteignait les deux-tiers du parcours, ses deux comparses signalèrent la présence probable d’une source à proximité. Elle prit la nouvelle avec optimisme. Un peu de changement dans cet antre de pierres glacé, ça ne pouvait pas faire de mal.

Aussitôt au sol, elle s’empressa d’avancer vers l’origine de l’écoulement, sans prendre la peine d’attendre Vrenn.

« Je vais voir ce qu’il en est, je reviens. »

Bien mal lui en prit. Trop précipitée, elle ne remarqua pas la flaque qui se trouvait sur son chemin et dans un flot d’éclaboussures, finit mouillée jusqu’aux mollets. Un courant d’air traversa le tissu trempé, gelant ses membres. Les orteils glacés, elle grommela.  

« Argh ! C’est bien ma veine… Je vous rassure, de la flotte, il y en a ! »

Dans un clapotis flasque, elle avança de quelques pas supplémentaires et brandit son flambeau. Les irisations pâles d’un cours d’eau se révélèrent à sa lueur.

« La rivière est bien là, toute proche ! Elle m’a l’air peu profonde, remarqua-t-elle en s’accroupissant pour tenter d’apercevoir le fond. Mais le courant n’est pas négligeable, constata-t-elle d’un air ennuyé. Je ne sais pas si passer au travers serait prudent. »

En réalité, la traversée ne lui semblait pas insurmontable. Toutefois, l’étincelle qui pétillait dans ses mains ne ferait pas long feu si l'aventurière glissait en tentant de s’aventurer dans le ruisseau. Elle était agile, mais un faux pas était si vite arrivé… Elle ne se sentait pas prête à prendre le risque.

Ainsi, Vrenn n’affabulait pas. La créature qui les observait à travers ses orbites dénués de vie avait l’air aussi tangible qu’affamé. Mangeait-elle ? Ou tuait-elle pour le plaisir ? Luz sut à l’instant qu’elle n’avait guère envie de le savoir, pour une fois peu portée sur ses élans habituels de découvertes scientifiques : la zoologie attendrait qu’ils soient en sécurité, si possible à des kilomètres de cette chose qui les reluquait présentement comme de délicieux sautés de porc mijotés. Tétanisée, Luz était restée figée dans son demi-mouvement, Vrenn devant elle et les deux filles un pas plus loin sur leur droite. La nuque arquée pour mieux saisir la forme aux torsions impossibles qui se démenait au plafond, ses prunelles peinaient à s’écarquiller davantage dans cette obscurité pâle. Le son de sa stridulation de ralliement, un cri strident à la manière d’un ongle brisé sur un tableau, lui arracha un hoquet amer d’épouvante.

Elle suivit des yeux la courbe elliptique de la pierre lancée par Dahlia comme quelque biche hypnotisée par les reflets des phares sur le bitume, et ne réagit pas davantage lorsqu’un morceau de stalactite s’effondra brutalement dans la direction opposée à la leur. Un bruit minéral et aussi pur que du verre résonna en échos le long des boyaux, plus audible qu’une explosion dans un monastère. Du coin des yeux, Luz vit une part de la marée noirâtre de leurs poursuivants bifurquer avec une aisance impossible, masse grouillante et cliquequante qui s’engouffra immédiatement dans les tunnels qu’ils venaient tout juste de quitter à la manière d’étranges sauterelles aux membres désarticulés.

La diversion avait fonctionné.

Elle n’eut pas le temps d’en voir davantage, une main la saisit et la poussa dans la noirceur du styx. L’eau, plus glaciale que le royaume des morts, se referma sur ses hanches et mordit sa chair – elle continua pourtant à avancer, brassant l’eau de ses mains, s’abaissant pour donner sans attendre son corps en sacrifice à l’onde. Elle avait compris où ses compagnons souhaitaient en venir, et voilà qu’ils se précipitaient tous à l’abri factice d’une anfractuosité dans la paroi, tassés dans l’eau vorace pour toute protection. Ces créatures étaient aveugles. Un bruit les désarçonnait aisément, tout comme le son les guidait jusqu’à leurs proies. Néanmoins, il n’était pas rare de s’appuyer sur deux sens différents dans l’obscurité des souterrains, et leur odeur était bien trop humaine dans ce domaine exclusivement minéral. L’eau avait ainsi englouti leur fragrance et étouffé le battement si délicat de leurs cœurs, le frissonnement du sang dans leurs veines qui devait hurler leur présence jusqu’alors à qui voulait l’entendre. Luz avait plongé la tête sous l’eau au mépris du froid terrible qui lui gangrenait les os, alourdissait sa langue et vrillait ses tempes, et ses longs cheveux flammes étaient retombés en un rideau de pluie inodore à la manière d’un linceul autour de son visage blafard.

Alors, ses prunelles se posèrent sur la flamme que tenait toujours Aelith. Du feu mordant, vigoureux, provocateur. Une étincelle invaincue, la vie même dont les élans de vigueur se réverbéraient à des mètres à la ronde, plus visibles et fringants qu’un phare dans la nuit. Si ces choses ne percevaient pas ce poison irritant contre leurs iris aveugles, l’odeur immanquable de la poix et de la braise se diffusait alentour en un parfum entêtant. Derrière eux, quatre de leurs poursuivants hésitèrent au seuil du carrefour et pivotèrent avec la lenteur d’un prédateur alléché dans leur direction. Les prunelles voilées d’une folie fiévreuse, Luz envisagea d’arracher l’objet des mains de sa comparse pour le jeter le plus loin possible. Ou le tenir elle-même. Se noyer dans son feu, rassurer ses hystéries humaines. Mais elle perçut la crispation des jointures de l’Aventurière, ce que ses lèvres serrées et son regard ferme traduisaient – leur groupe s’autodétruirait en une fraction de seconde si quelqu’un tentait de lui ôter sa torche. La praticienne eut l’heur d’accepter cet état de fait et se démena immédiatement pour ôter le gilet qui la protégeait jusqu’à présent des courants froids des grottes.

Dégoulinant d’eau, elle le brandit pourtant de toute la hauteur de sa stature, bien ouvert, au-dessus d’eux quatre à l'image d'un toit de toile. Ce maigre paravent imbibé du seul liquide capable d’étouffer définitivement leur lumière, avait réduit la torche à une étincelle maigrichonne dont l’odeur avait grandement perdue de sa superbe. Fort heureusement, elle put constater que Dahlia et Vrenn s’étaient également placés de sorte à servir de barrage entre les créatures et Aelith, elle-même plaquée contre la paroi. S’ils perdaient leur seule lumière, ils mourraient tous en quelques minutes, songea Luz avec une nouvelle ferveur dans les prunelles. Nul foutu monstre ne toucherait à Aelith !

Elle sentit un souffle malingre et sinueux glisser contre son épaule, par-delà le tissu trompeur du gilet, se couler dans l’échancrure de sa nuque. Un filet de sueur froide glissa entre ses reins malgré l’étreinte omniprésente du styx et elle dut se mordre les lèvres pour ne pas crier. La chose – ces choses, les reniflaient à quelques millièmes de souffles d’eux, leurs griffes avides contractées de spasmes convulsifs. Les orbites noires comme des trous de nuit et l’haleine de corps en putréfaction…

Les trouveraient-elles ?

La pierre quitta la main de Dalhia pour heurter la concrétion minérale dans une clameur cristalline, qui dissonait avec le meuglement perçant de la créature décharnée. Les stalactites se fendirent en une pluie d’aiguilles rocheuses, magnifiées par un éclat irisé semblable à celui de la première neige. Alors que les flocons effilés martelaient le sol en soulevant un nuage poussiéreux, Aelith agrippa sa lame retour d’un geste vif. Les immondices humanoïdes affluaient, leurs griffes fermement plantées dans le calcaire de la grotte.

Tandis que la jeune femme s’apprêtait à reculer vers le gouffre, convaincue que la fuite était encore envisageable, Vrenn la poussa à s’accroupir dans le cours d’eau. Retenant une plainte de désapprobation, elle se laissa entourer par la barrière protectrice de ses camarades. Se cacher, vraiment ? Elle haïssait cette stratégie. Ainsi tapie dans le flux glacé, elle se sentait telle une biche qui tente d’échapper à son traqueur. Démunie, impuissante, sans avoir mot dire sur son destin. Quelle ironie ! La chasseuse s’était muée proie.

Luz entoura sans tarder le groupe de son gilet gorgé d’eau. Ainsi camouflé, le flambeau perdit de sa prestance. La gorge d’Aelith se noua alors que son protecteur de braise se réduisait à un chétif brasillement bleuté. Les phalanges blanchies et douloureuses, elle maintenait le brandon au ras de sa peau, pour l’éloigner au maximum de la rivière capricieuse et de ses projections perfides. La morsure du froid assaillait ses jambes, tandis que les flammèches rongeaient lentement la peau de son cou. Les dents serrées, elle se faisait violence pour maintenir sa position.

Une senteur d’humidité chauffée suintait à travers le tissu, rendant pesante et opaque la pénombre. Elle ne tarda pas à être écrasée par un miasme putride, aux relents acides. Deux créatures louvoyaient autour du groupe, aux aguets. Leurs griffes crissaient sur la berge rocailleuse, tandis qu’elles se rapprochaient dangereusement. Quelque part, Aelith se reconnaissait en elles. Elle aussi, avait déjà ressenti l’allégresse déroutante de la traque. Cette émotion, lorsque du fond de nos entrailles, la certitude que la cible est proche, très proche, nous gagne. La conviction que d’une seconde à l’autre, notre regard se plongera dans les prunelles démunies de la proie. Que bientôt, tout serait terminé. Une gerbe de sang, et le voile de l’éternité qui couvre ses iris. Un instant privilégié, où le prédateur aperçoit l’éclat de vie s’éteindre définitivement. Un plaisir coupable, honteux, que l’aventurière ne mentionnait jamais. Le moment du retour de bâton était-il venu ? Elle clôt ses paupières.

Quelques secondes flottèrent. Les effluves d’outre-tombe s’intensifièrent, jusqu’à en devenir intolérables. Le tissu ondula, frôlé par l’une des bêtes. Les crissements de griffes cessèrent. Le souffle d’Aelith se bloqua, alors qu’elle imaginait leurs traqueuses figées, focalisées sur le groupe. Soudain, un cri strident retentit au loin. L’odeur s’atténua aussitôt. Soumis à l’autorité de leur reine, les créatures s’étaient détournées pour suivre leurs semblables qui s’éloignaient.

Le visage de l’aventurière se fendit d’un sourire de soulagement. Quelques minutes d’attente encore, et ils seraient débarrassés définitivement de la fourmilière ! Alors qu’elle se croyait tirée d’affaire, une entité visqueuse toucha sa cheville droite. Un hoquet de surprise lui échappa. Sous le halo de sa torche, un poisson des plus banals s’échappa entre ses jambes. Malheureusement, le mal était fait. La créature désarticulée la plus en retrait s’était stoppée à l'entente de la plainte, et pivotait lentement vers le groupe.

Les grelottements de Luz cessèrent tandis qu’une curiosité affamée la gagnait. Les bras jusqu’alors repliés autour de sa poitrine dans l’espoir vain d’arrêter ses tremblements et de ramasser sa chaleur en un point plus central, elle ne put retenir le pas qui la conduisit derechef tout contre la porte dévoilée. Les bras ballants, ignorant désormais royalement ses vêtements trempés qui dégoutaient leur mortelle froidure entre les plis du tissu, elle plissa les yeux pour mieux discerner les entrelacs gravés dans la pierre à la seule lueur de la torche. Elle résista, une fois de plus, à l’envie de l’ôter des mains d’Aelith pour l’approcher de l’objet tant convoité et s’épargner une énième et épuisante requête. A la place, elle fit l’effort de lâcher sa demande en un seul souffle excité, ne vérifiant pas même si l’Aventurière daignait l’écouter :

« Pourrais-tu tenir bien haut la torche s’il-te-plaît ? »

Pour la troisième fois, elle relut les vers dont les circonvolutions étaient terriblement aguicheuses. Elle en oublia la peur qui lui rongeait les os, l’humidité qui pesait sur son moral et leur course effrayée dans l’obscurité de boyaux qui n’auraient probablement pas de fin : la porte qui se tenait là n’avait qu’une seule et unique signification. Ils étaient parvenus à se diriger vers le sud et à trouver l’entrée qui les conduirait jusqu’à l’artefact tant désiré. Luz en oubliait simplement que les objectifs de ses compagnons de mésaventure ne coïncidaient pas forcément avec les siens…


Sa senestre s’était déjà levée pour effleurer la surface minérale. La roche était étrangement tiède sous sa paume, ou peut-être était-ce sa peau qui était trop glacée d’avoir lutté contre l’eau… ? La pierre était parsemée d’impuretés sur les bords, une façade crayeuse qui laissa sur sa chair une empreinte de poussière grise, délavée par le temps et les ruissellements. Mais lorsqu’elle fit glisser sa main aux alentours des inscriptions, puis sur les ressacs et canyons que formaient celles-ci, elle se surprit à ressentir une surface lisse, presque vitrée.

« Cela a été taillé, il semblerait. »

L’information était au demeurant évidente. Elle signifiait pourtant que les personnes qui avaient créé cet endroit y avait prêté un soin particulier, jusqu’à poncer la pierre qui ceignait l’entrée de ce sépulcre. Sa dextre vint au secours de son autre main, et elle embrassa bientôt la possible porte de toute son étreinte, la joue collée à la roche pour permettre à ses doigts d’en déceler pleinement les contours.


S’ouvrait-elle par le biais d’un mécanisme secret auquel ils n’avaient pas encore accès ? Fallait-il enclencher une commande dissimulée ailleurs sur les parois de la grotte ? Ou fallait-il prononcer une incantation pour… Elle se figea. Relut les vers une dernière fois. Et sans même réfléchir à ce que signifiait le mot gardien une idée brillante lui vint : faire exactement ce que lui conseillait la porte. Elle recula donc d’un pas, et les mains à présent posées sur ses hanches, le dos bien droit, elle déclama d’une voix forte et claire :

« Bonjour, nous venons pour l’artefact et nous souhaiterions entrer. »

Et puis, avec un naturel à toute épreuve, elle posa le plat de la main sur la porte et poussa sans effort. Après tout, les consignes disaient bien de parler et d’entrer !