Ils avaient avancé, deux jours de marche, une pause prière à l’Arbre sacré qu’il revoyait toujours avec tellement d’émotion. Yuka lui l’avait-il déjà vu ? Il en doutait. La soirée passée à déchiffrer l’écriture du garçon, à reconnaître des lettres, un peu de cueillette en marchant, des pique-niques improvisés… Autour de l’Arbre, il y avait des petits refuges destinés aux voyageurs, ils avaient passé la nuit précédente dans l'un d'eux, seuls tous les deux à cette saison. Là, la grotte à dryade était visible, pour lui…
Pour son compagnon, il doutait que ça ne soit autre chose qu’une espèce de falaise massive trouée par endroits de failles dans la roche. Guidant Yuka, il se faufila dans l'un de ces passages, obligé de passer de profil tant il était étroit, aboutit dans une petite cavité sombre, lui prit la main -encore ces fichus gants !- pour le tirer dans un boyau bas, lui faisant signe de se baisser. Au bout de trois à quatre mètres de progression penchés en avant dans le noir, dans un couloir en pente douce, ils arrivèrent dans la grande salle qu’il savait faire un effet de fou quand on la découvrait la première fois.
Devant eux une sorte d’étang couvrait la moitié de la surface au sol d’une grotte énorme dont les extrémités se perdaient dans l’ombre. Haute de plus d'une dizaine de mètres, elle présentait au plafond une large ouverture longiligne qui laissait passer la lumière, l’eau d’une cascade et des rideaux de végétation rampante. Des stalactites de couleurs variées réfléchissaient le jour qui passait par la fente en haut, et créaient comme des éclats lumineux sur fond de pénombre. Le sol était strié de bandes de lumière renvoyée par les stalagmites dont l’agencement laissait des sentiers plans, comme des allées dans une forêt de pierre colorée.
Valravn se retourna pour juger de la réaction de son partenaire et sourit.
« Les gens par ici pense qu’elle est l’habitat d’une dryade… Je n’ai jamais trouvé la moindre trace d’elle, si elle y a vécu, ça doit faire un paquet d’années qu’elle a disparu. Je trouve que c’est un des plus beaux endroits que je connaisse… Il y a des poissons dans l’étang, des drôles de poissons presque blancs et grassouillets… Et sur les lianes, il y a toujours des baies, quelle que soit la saison, il y a des champignons aussi. Tout ça se mange même si je n’en ai jamais trouvé le nom. Le Vieux Frère me l’avait montrée quand on venait prier l’Arbre. »
Il attira l’autre garçon dans un recoin, une sorte de niche, une paillasse assez curieusement sèche était posée au sol, deux caisses lourdes servaient de sièges, une plus grande et moins solide de table… les vestiges d’un feu de camp subsistaient, attendant qu’on recharge le foyer improvisé en bois. L’endroit, grotte dans la grotte, était entouré de murs de pierre sur trois côtés, ne laissant comme ouverture sur l’immense espace qu’une sorte de trou rond qui formait un gros hublot.
« On passera la nuit ici si ça ne t’ennuie pas ? Ne t’inquiète pas de la « dryade » ni de la soi-disant malédiction, elles sont pratiques, elles empêchent les gêneurs de s’aventurer. J’y suis venu de nombreuses fois depuis des années, il n’y a absolument rien de dangereux, juste quelques drôles d’insectes dans les zones d’ombre profonde et des chauve-souris qui dorment le jour et filent par le trou en haut quand la nuit vient. »
Comme à son habitude, il sortit la nourriture qu’il avait trouvée et stockée dans la journée, au fil de leur voyage, et fit une courte prière pour en remercier les esprits de la forêt… Disposant les fruits sur la « table », il disparut quelques minutes et revint avec un fagot et quelques buches qu’il avait comme à l’accoutumée laissés en place avant de quitter l’endroit à son dernier passage.
Il regarda Espoir, puis Yuka, et se demanda s’il pouvait faire confiance au garçon pour empêcher le shallum de grignoter tous les fruits… Ses yeux brillèrent pendant qu’il se faisait la réflexion que l’un et l’autre représentaient un danger pour toute nourriture facile à avaler…
« Je vais cueillir des baies, et ramasser des champignons, tu verras ils sont énormes, on dirait des champignons pudding, ça cale un maximum. Par-contre, il y a de fortes chances que tu fasses de beaux rêves la première fois… Le Vieux Frère disait qu’ils apaisent le sommeil des rêveurs de dragons, mais pas que celui des rêveurs de dragons… Et les baies sont bonnes aussi. Si tu veux venir voir, il faut qu’Espoir nous suive ou qu’on range ce que j’ai sorti, sinon, on aura moins à manger. »
Il jeta un coup d’œil aux mains gantées de son compagnon…
« Tu sais, tu peux les retirer, je suis toujours sûr que toucher les gens ne peut que t’aider, si nos mains se croisent au hasard de la récolte, je n’en mourrais pas et toi tu seras peut-être un peu nourri ? »
Il engloba l’ensemble de la « pièce » du regard…
« Qu’est-ce que tu penses de ma grotte ? Si tu repasses par ici seul un jour, tu pourras y venir t’abriter. Comme les gens la croient maudite, il n’y a jamais personne… C’est fou ce que les superstitions ont la vie dure… Si dryade il y a eu un jour, ça devait être à l’époque des arrière-grands-parents de nos arrière-grands-parents, il n’y a plus la moindre trace d’une présence, et crois moi, j’ai cherché, quand le Vieux Frère m’a parlé de cette légende, j’ai eu une frousse du tonnerre, alors j’ai voulu savoir. »
Laissant à Yuka le choix de le suivre ou pas, il partit dans la partie centrale, là où la lumière permettait aux lianes de « couler » du ciel… un petit panier tressé ramassé sur l’une des caisses en main.
Si le futur aventurier restait très frileux à l'idée du moindre contact physique, il avait néanmoins fait des efforts puisqu'il laissa Valravn lui prendre la main pour le guider. Avec des gants, certes, mais ça restait une grosse progression pour lui, qui avait prit l'habitude de fuir même les contacts dont il savait qu'ils ne pouvaient entraîner une aspiration de magie pour éviter les accidents.
L'intérieur de la grotte le laissa baba, le temps d'observer tous les différents éléments qui y étaient présents. Sûr que l'endroit imposait, et pouvait avoir un côté intimidant. Les histoires de dryades en devenaient assez peu surprenantes. Mais qu'une ai habité ici ou y habite encore, du moment qu'ils ne faisaient pas de mal, ça irait, non?
Toujours bouche bée, se remettant peu à peu du décor tant il n'avait jamais rien vu de pareil, Yuka suivit distraitement son guide sans répondre, écoutant ses explications tout en dévorant les environs des yeux jusqu'à s'arrêter, un peu surpris, devant les objets trahissant la présence humaine. Mais devant la réaction de Valravn, il eu vite fait de deviner que cela devait être des affaires que lui et le Vieux Frère avaient du entreposer sur place à leurs précédents passages.
Le shallum ne semblait pas en reste, voletant un peu partout dans la grotte jusqu'au retour de l'aîné qui commença à sortir leurs restes de nourriture sous le regard un peu surpris du cadet, qui se demandait s'il devait faire de même. Valravn conservait l'essentiel de leur viande, étant plus équipé pour, mais il arrivait aussi à Yuka de cueillir et conserver sur lui des baies et diverses plantes.
Devant le choix laissé, Yuka opina du chef et entama de ranger, ou au moins couvrir, ce qui était sur leur table improvisée, mais avant qu'il ai pu demander pourquoi Valravn avait sorti tout ça si c'était pour le ranger ensuite, le sujet revint sur ses gants. Aussitôt, l'adolescent lâcha ce qu'il était en train de trifouiller pour agripper ses gants, comme s'il craignait qu'on les lui enlève de force.
- Ça va aller... Espoir m'aide bien comme tu l'disais. Et avec toi ça irait sûr'ment, mais... Pas avec des gens que j'connais pas, et sans avoir d'source de magie pour faire tampon. Et j'ai... Faut que j'me réhabitue.
Se réhabituer à l'idée qu'il pouvait toucher les gens, que ça n'allait pas les faire immédiatement disparaître, les transformer en un petit tas de cendres. Cela n'avait jamais été le cas, mais on pourrait croire que c'était tout comme tant il était distant. Et mine de rien, il n'exagérait pas : il s'était tant mis ça en tête, pour se protéger comme pour protéger les autres, l'idée de toucher un être humain était réellement source d'angoisse, alors qu'avec le shallum, pour une raison ou une autre, ça passait beaucoup mieux. Pourtant les animaux pouvaient aussi mal réagir à son absorption de magie, mais... Va savoir, c'était juste différent. Peut-être que c'était parce que certains y étaient indifférents, d'autres n'en étaient pas enchantés mais sans plus.
Il changea de sujet avec entrain, hochant la tête avec un enthousiasme exagéré.
- J'te crois! L'endroit est cool, mais j'sais pas si j'saurais l'retrouver seul. J'essayerais d'le garder en tête. J'te suis pour la cueillette!
De toute façon c'était à côté, non? Il vérifia rapidement que rien ne traînait trop en évidence - autant pour lui que le shallum même s'il avait nettement moins tendance à se jeter sur la bouffe par rapport à avant, mais autant éviter de trop se tenter - puis il enjoint le familier à les accompagner, histoire d'être sûr. Fort heureusement, Espoir, bien que visiblement intéressé par ce que Yuka venait de ranger, semblait aussi plus rassuré en leur présence, aussi il les suivit sans trop de mal jusqu'à de curieuses plantes, dont certaines avec des têtes comme Yuka n'en avait jamais vu. La cueillette commença sans trop de soucis, jusqu'à ce que les doigts des deux garçons se frôlent. Or, même avec des gants et non des mitaines, cela entraîna un mouvement de recul chez Yuka, qui s'en excusa avant de continuer comme si de rien était. Il savait que son guide voulait l'inciter à changer sa façon de faire, mais passé l'effet tout particulier de voir Valravn ne pas le rejeter et même sembler plutôt bien prendre la chose, il continuait à avoir du mal à croire en sa "solution miracle".
Espoir avait suivi, il en était soulagé, un peu moins de le voir piocher dans le panier à baies sans comprendre que la récolte ne lui était pas réservée, il se mit donc en position de le reprendre, il était jeune et devait apprendre à demander et attendre ! Le corbeau pris de la folie des possessions brillantes était déjà bien assez pénible sans avoir en plus un shallum qui se sert à tous les étalages de maraîchers…
Laissant Yuka et Espoir en tête à tête, il alla se baigner et se laver, remettant ses vêtements dés qu’il fut sec sans les laver… Tant pis. Il en avait profité pour prélever deux poissons à l’étang, un chacun, le shallum dédaignant ce type de nourriture, par-contre, des couinements de bestioles lui indiquèrent qu’Espoir volait bien désormais et chassait pour son propre compte.
Perdu dans ses pensées, il mangeait sans dire mot, et se fit la remarque soudain que Yuka devait se poser des questions… Ou pas ? L’autre garçon restait parfois un mystère, réagissant à certaines situations de manière tellement différente de ce que lui aurait fait qu’il peinait à le comprendre. De la différence nait l’intérêt pensa-t-il, souriant dans le vague, il appréciait beaucoup la présence de son compagnon, peut-être beaucoup trop parce qu’enfin, ils devraient bien se séparer un jour ?
Le plus jeune avait bien répété à plusieurs reprises qu’il souhaitait devenir aventurier… Valravn tout à coup devint grave, une fois cette « intronisation » effectuée, accepterait-il encore son… amitié ? Ou le trouverait-il tout à coup insipide et indigne de lui ? Son regard exprima une véritable panique en pensant que le jeune garçon ne voudrait plus de lui une fois devenu quelqu’un. Espoir, sentant sa peur, abandonna ce qu’il mastiquait consciencieusement pour venir contre lui.
Leur dîner fini, il vit avec plaisir l’adolescent sortir son nécessaire à lecture… S’il ne progressait pas aussi vite qu’il l’aurait souhaité, il avait par moment des réminiscences, comme des visions fugitives de lettres et de leçons… Il avait ainsi très vite su tracer son nom, mais restait incapable de lire une phrase longue ou une construction grammaticale poussée… Malgré tout, il estimait ses progrès rapides et louables, et était extrêmement reconnaissant à Yuka du temps passé à lui apprendre.
La leçon fut toutefois perturbée… Tout à son désir d’atteindre la cabane, Valravn retraçait dans sa tête les deux chemins possibles… En fait, il essayait surtout de se souvenir du trajet par les grottes, de sa durée, et de sa difficulté. Il n’était pas certain du tout que cette option soit envisageable, d’autant plus que le temps bien que froid n’était pas trop mauvais, et que le chemin en surface avait l’avantage d’être ponctué de points de chute habités, au moins le camp de bûcherons où à défaut de travailler ils pourraient dormir et manger.
Il fut tiré de ses rêveries par la voix du garçon qui semblait surpris de le voir dériver, visiblement distrait alors qu’il attachait d’ordinaire une énorme importance à ses cours de lecture.
« Excuse-moi, je réfléchissais à la suite du voyage… La saison est assez clémente, dans les montagnes sans doute moins mais il n’y a pas de tempête de neige ni de froid délirant… Je me disais que même si c’est un peu plus long, il serait mieux de passer par la route, j’ai peur que les grottes ne réservent des surprises, je n’ai pas emprunté ce passage depuis… »
Depuis que le Vieux Frère avait franchi les brumes… Ca lui faisait toujours aussi mal de l’admettre, depuis qu’il s’était éloigné, sans un regard pour celui qu’il laissait, l’abandonnant à sa solitude et à cette tristesse qu’il ne pouvait combler entièrement malgré tous ses efforts…
« Enfin j’ai peur qu’on ne perde plus de temps que nécessaire si un souci se présentait. Qu’en dis-tu ? »
Tout d’un coup, il se demanda si Yuka souhaitait toujours le suivre jusqu’à la cabane… Mais qu’avait-il donc en ce moment à douter de tout et de tous ?
Espoir retourna mastiquer sa proie comme lassé… Et il s’astreint à écouter son maître d’école… Un sourire un peu triste sur les lèvres.
Laissant son aîné empêcher le shallum de piller leur récolte en cours, il prit la suite pour surveiller Espoir pendant que Valravn se lavait. Mieux valait éviter d'y aller à deux, sinon ils pouvaient facilement avoir des surprise à leur retour pour peu que le familier ne se joigne pas à eux. Et même s'ils avaient apprit à se connaître, Yuka n'osait pour autant se laver en même temps que son compagnon de voyage. Ce dernier ne semblait pourtant pas pudique, mais ce n'était pas le cas de l'adolescent, qui rechignait toujours à laisser voir ses cicatrices au contraire de son guide. Pourtant, c'était stupide, il le savait, ils en avaient tous les deux... Mais c'était juste comme ça, c'est tout. Et puis ça n'avait jamais été dans ses habitudes de se baigner avec les autres, va savoir pourquoi. Son éducation avait pas mal joué déjà avant qu'il ai des cicatrices il faut dire.
Une fois Valravn habillé, ce fut au tour de Yuka de se laver. Il s'installa un peu à l'écart, sursautant au début dès qu'il sentait quelque chose le frôler dans l'eau, avant de se détendre un peu plus et même de se hasarder à nager un peu. Il finit par se sécher comme il pu et se rhabilla, n'ayant d'autre choix vu qu'il n'avait que peu de vêtements de rechange. Et même aucun en dehors de ceux donnés par Nemue à vrai dire, alors il essayait de faire attention.
Vu qu'il était pudique pour lui même, et aussi souvent un peu gêné de voir les autres se découvrir, Yuka n'avait jamais réalisé qu'il y avait un décalage chez lui, ni laissé l'occasion à personne de s'en rendre compte, pas même à Valravn pour le moment. Mais il restait pensif à son arrivée pour manger, réfléchissant à tout un tas de chose. Parfois, aucun des deux n'initiait la conversation, et ce n'était pas grave aux yeux de l'adolescent. Ils partageaient beaucoup, et peu importe à quel point l'adolescent avait envie de tisser des liens, il ne se sentait pas pour autant de rester en permanence avec quelqu'un, et se doutait que son guide aussi devait avoir besoin de moments en solitaire, ou juste plus calmes.
Cela ne l'empêchait pas d'apprécier le repas. Il fit même un commentaire sur ce dernier, d'assez bon goût malgré le côté atypique, mais Valravn ne sembla pas l'entendre. Sûrement que la leçon de lecture - et d'écriture s'ils pouvaient - le requinquerait!
Hélas, ça ne sembla pas être le cas. Son guide restait distrait, et autant ça lui arrivait de temps en temps, un peu comme Yuka, autant c'était vraiment étrange de le voir ainsi. Depuis qu'ils avaient commencé ces petites leçons, Valravn s'était toujours montré très attentif et avide d'apprendre. L'adolescent finit par l'interroger à se sujet, avant de rester à son tour pensif devant le choix proposé.
- J'en sais rien, j'connais aucune des deux routes... Dans l'doute, j'dirais celle en surface? J'me sentirais p't'être pas bien dans des grottes, surtout si ça doit durer plusieurs jours. Mais y'a encore le temps avant de décider, ou ton trajet par les grottes commence ici?
Si la décision pouvait attendre, ils auraient l'occasion d'y réfléchir et d'en reparler. Et quand bien même de leur décision dépendait le chemin qu'ils suivraient demain, ils pouvaient quand même attendre la fin de la leçon, non?
Ils finirent par reprendre, mais Yuka sentait toujours Valravn perturbé par quelque chose, et son sourire triste n'aidait pas, lui qui était d'habitude si heureux et enthousiaste. Cela se voyait aussi dans sa façon de lire, lui qui était déjà assez lent du fait d'être débutant semblait l'être encore plus et fatiguer de l'exercice encore plus vite. L'adolescent opta pour terminer sur un peu d'écriture, pensant que la répétition mécanique de lettre trouverait d'avantage grâce à ses yeux, avant de ranger le tout et de se poster face à lui, ne sachant trop comment s'y prendre mais décidé à aborder le problème pour une fois. Et en général, Valravn était du genre à répondre quand il lui posait la question, alors autant ne pas laisser traîner un potentiel malaise.
- Ç'va aller? T'étais vachement distrait c'soir. Ça t'ressemble pas. C'est l'choix du chemin à prendre qui t'tracasse à c'point?
Bon, c'est sûr que l'option des grottes avait l'air plus incertaine et dangereuse, m'enfin il y avait dehors aussi, et Yuka n'était pas contre l'idée, donc où était le soucis? Cela le laissait songeur. Espoir ne semblait pas comprendre non plus et s'occupait de son côté, laissant à l'autre humain le soin de comprendre ce qui troublait ainsi son maître, en espérant qu'il arrive à lui tirer les vers du nez!
Valravn sursauta, est-ce qu’il pouvait lui dire franchement « non, la route me tracasse mais si peu… J’ai peur de te perdre… » Assurément pas, ça ouvrirait la porte à des tas d’interprétations toutes plus fausses les unes que les autres, Yuka risquait même de prendre peur et de littéralement s’enfuir… Et pourtant, est-ce que le problème n’était pas là ?
J’ai peur de te perdre, j’ai peur que devenu quelqu’un tu me renvoies à mon néant, que tu ne te souviennes plus de moi, que tu aies honte de m’avoir côtoyé, qu’un jour on se croise et que tu tournes la tête pour de ne pas me voir ou me reconnaître…
Il baissa la tête, pourquoi ne parvenait-il pas à lier des relations normales ? Pourquoi avait-il toujours l’impression que les gens auxquels il tenait cherchaient à le « semer » et à l’oublier ? En lui-même il savait bien qu’il reportait sur les autres ses propres désirs. Les autres, eux, ne demandaient rien, ils l’accepteraient probablement, si lui-même en venait à s’accepter, si lui-même ne voulait pas s’oublier et se perdre au bord d’un chemin, se détacher de son "moi" pour ne pas traîner cet impossible pouvoir et ces souvenirs maudits.
Il regarda Yuka et opina du chef, oui, c’était le chemin qui le tracassait, il craignait du mauvais temps et ne voulait pas entraîner son compagnon sur les routes enneigées et gelées. Espoir, véritable détecteur de mensonges, sembla se détourner, déçu.
Le jeune homme à nouveau leva la tête pour cacher son émotion, il ne comprenait pas ce besoin qu’il ressentait de toucher Yuka, de le tenir contre lui, de le suivre partout et de l’assister pour n’importe quoi… Enfin il aurait horreur lui qu’on le colle à ce point ! Alors pourquoi tout son être ne rêvait-il que de faire un et un seul avec l’autre garçon ? Pourquoi paniquait-il à l’idée de le voir s’éloigner, pourquoi attachait-il tant d’importance à ce qu’il disait, pensait, ressentait, exprimait ? Pourquoi enfin son corps était-il à ce point chamboulé par la présence et la promiscuité de l’autre ? Au point que tout à l’heure il s’était senti obligé d’aller se plonger dans l’eau froide pour calmer ses ardeurs stupides et déplacées !
Qu’est-ce que ça voulait dire ? Pourquoi souriait-il comme un imbécile dès qu’il repérait la silhouette du jeune garçon, pourquoi s’inquiétait-il dés qu’il n’était plus là ? Il fallait que ça cesse, sinon à n’en pas douter, l’autre s’en irait, lassé de ce crétin qui lui collait aux basques.
Il tenta donc de reporter son attention sur la leçon d’écriture, tentant de ses mains pourtant si habiles à fabriquer une arme, réparer un outil ou cueillir une plante délicate, de tracer une lettre qui ait l’air d’une lettre et non d’un pâté écrasé.
Est-ce que Yuka aurait honte de lui s’il n’y arrivait pas ? Quand il serait… aventurier.
Une partie de lui le poussait à hâter la séparation pour ne pas souffrir davantage, tandis que l’autre imaginait un voyage sans fin, juste pour retenir son compagnon tout près.
Rappelant son esprit égaré à la raison, il utilisa le crayon pour griffonner une carte sommaire.
« En marchant vite, on sera au camp de bûcherons dans deux jours, trois si on traîne en route ou si les conditions atmosphériques deviennent mauvaises. En route, on n’aura que la neige pour abri, tu sais faire un abri de neige ? ça tient chaud et ça dure longtemps, parfois on a la chance d’en trouver abandonnés par de précédents voyageurs…
Ensuite, pour la cabane, il faudra bien deux autres journées, peut-être trois. »
Il continua, redevenu pour un petit moment le Valravn efficace qu’il avait essayé d’être depuis le début, après tout, il avait promis une leçon de survie hivernale, pas de larmoyer « je ne veux pas te perdre » sur l’épaule de Yuka.
« La nourriture, on en trouvera, même si ça n’est pas très varié, on peut même avoir la chance de trouver des baies qui ne poussent que l’hiver et qui sont délicieuses gelées… Par-contre… Sur une portion de la route, il y a de gros prédateurs qui auront faim eux, et des brigands qui auront faim aussi… Il faudra les repérer et les éviter, pas la peine de jouer au héros et de foncer dans le tas, la fuite est une excellente option, et ne pas les croiser une meilleure encore »
Il n’ajouta pas que les humains et le grognours solitaire qu’il savait traîner au nord du camp de bûcheron l’inquiétaient moins que les vers incubes qu’il n’avait rencontrés qu’une fois avec le Vieux Frère mais dont les ravages étaient d’autant plus élevés qu’on ne comprenait pas tout de suite ce qui arrivait à la victime, toutefois ils étaient deux, et ils prendraient soin de ne pas dormir n’importe où, ça permettrait à son élève d’apprendre les lieux à éviter à tout prix.
Croisant le regard bi-colore de Yuka, il sentit de nouveau comme une pinçure au cœur… Mais qu’est-ce qu’il pouvait donc avoir ? Il n’allait quand même pas tomber malade !
« On prend du repos et on y va demain ? Tu te sens prêt ? »
Dans la nuit, il se releva, sorti de sa besace un petit bout de parchemin froissé, et traça d'une main très malhabile : "merci, je m'en vais", il venait de comprendre ce qu'il ressentait... Et n'était pas du tout prêt à l'accepter.
Dans le doute, autant laisser couler. Yuka avait du mal à faire comprendre à Valravn qu'il était là s'il avait besoin de parler, tout comme les incitations de son guide à s'ouvrir n'étaient pas toujours comprises de son côté, ou plutôt n'entraînaient pas toujours la réaction souhaitée de sa part! Mais il essayait. Les deux avaient probablement fait des progrès... Quoique plus le temps passait, plus l'adolescent aux yeux vairons avait tendance à s'ouvrir et plus il avait l'impression inverse concernant son aîné, qui semblait hésitant, agité, pour une raison qui lui échappait. Il y avait réfléchit pourtant, incapable de faire autrement, mais vraiment, il ne voyait pas.
Ayant décidé d'attendre - va savoir quoi - le cadet écouta avec attention les explications avant de grimacer à la mention des prédateurs et brigands.
- Pas de soucis, je risque pas d'avoir envie de jouer aux héros! On est jamais à l'abri d'une rencontre accidentelle avec des prédateurs, mais les brigands s'esquivent plutôt bien je trouve.
En tout cas, malgré tous les soucis qu'il avait pu avoir dans sa vie, les brigands avaient rarement posé problème. Peut-être parce que les rares à l'avoir repéré sans être vu n'avaient pas attaqué, comprenant qu'il n'avait de toute façon rien d'intéressant.
Hochant la tête, Yuka souhaita bonne nuit à son compagnon et se coucha de son côté, toujours préoccupé par son obsession d'éviter les contacts accidentels. Il commençait à se sentir assez à l'aise aux côtés de Valravn, malgré les mystères restants - ce qui était probablement normal après tout - et malgré ses dires, il voulait à tout prix éviter les accidents.
Il aurait peut-être du faire une exception, pour cette nuit là...
A son réveil, il ne s'affola pas de ne voir personne. Il avait le sommeil plus profond depuis qu'il voyageait avec Valravn, surtout quand ils arrivaient à dégoter un des abris connus de son guide, et aucun bruit étonnant ne l'avait tiré du sommeil. Il était rare qu'il se réveille en premier cependant, aussi voir que son compagnon était parti faire va savoir quoi était courant.
Puis il remarqua le mot laissé, un peu difficile à lire mais compréhensible, et il se figea, cherchant soudain les affaires de Valravn du regard, avant de le chercher du regard, comme dans l'espoir que c'était une blague, ou que son départ ne datait que de quelques secondes et qu'il pourrait entendre par où il était parti et le retenir.
- C't'une blague? Val? C'pas drôle...
D'abord incrédule, sa voix était devenue presque geignarde alors que la réalisation lui montait au cerveau. Et il n'aimait pas du tout les sentiments que ça faisait naître en lui. Non seulement il se sentait abonné et trahit par celui qui avait proposé de le guider et hier encore confirmait continuer à cheminer à ses côtés, mais il se sentait aussi perdu et à nu... Alors qu'il avait toujours vécu seul jusqu'à maintenant.
Merde, mais pourquoi?!
Il commença par se ruer vers une cabane munie d’une porte verrouillée, avec dans l’idée d’utiliser cette étrange clé qu’on lui avait dit magique, puis, se ravisant -un relent de méfiance envers les choses qu’il ne comprenait pas, il y avait assez de cette cape parlante pour lui pourrir la vie- il tourna les talons et s’éloigna vers le nord-est, prestement, presque au pas de course…
Dans sa tête, les idées se bousculaient, amoureux ! il était amoureux ! et d’un autre garçon ! Rien ni personne ne l’avait jamais préparé à ce type de situation, il était à la fois sidéré, horrifié et… Oh ! si ça avait pu être possible… Les larmes redoublèrent et il se mordit les lèvres à sang… Il aurait tant voulu, mais Yuka se détournerait avec dégoût et ça, il ne pourrait pas le supporter, tout plutôt que de lire du mépris ou de la pitié dans son regard !
Comment il avança, il ne s’en souvenait pas en arrivant face à la cabane du Vieux Frère… Il ne savait plus ni combien de temps il avait marché, ni s’il avait dormi, ni par où il était passé… L’expression d’Espoir semblait indiquer qu’ils n’avaient pas mangé, et pour se faire pardonner il donna au shallum double portion sur ses réserves… Dans sa poche, l’œuf de feupagnol récupéré à la capitale dans le dispensaire d’Aube en profita pour se craqueler…
« Tu choisis bien ton moment toi… » il sortit la petite créature de sa poche, la tenant entre ses mains, de nouveau secoué par une crise de larmes… « Pourquoi tu es arrivé juste là ? juste en ce moment ? Il va falloir qu’Espoir s’occupe de toi, moi… » Il le regarda encore, si minuscule, un concentré d’amour… « Amour, tu t’appelles Amour, et je vais fuir tu vois… Je vais m’en aller, traverser les brumes, vous resterez ici, personne ne vous mangera si vous venez vous abriter dans la cabane, et autour, c’est magique il y a toujours de quoi survivre, on n’a jamais manqué de rien avec le Frère… »
Il retira sa cape en tissu anti-climat et en entoura un gros panier, leur faisant comme une tente et leur montrant qu’ils pourraient s’y réfugier s’il faisait froid. Posant ses affaires sur la table, il sortit les livres dont il avait parlé au prêtre, Aord, peut-être qu’un jour il viendrait les lire, s’il avait retenu les indications pour arriver jusque-là ?
Prenant son couteau, il saisit un morceau de bois et le dégrossit sommairement… Laissant les désormais deux familiers explorer la pièce, et les cavernes qui débouchaient dehors, il taillait le bois, comme absent… Sous ses doigts habiles, une ébauche apparut, deux garçons, l’un légèrement plus jeune que l’autre… Deux garçons, l’ainé serrait le plus jeune contre son cœur, dans un geste à la fois possessif et malhabile, il avait réussi à transcrire le regard éploré et énamouré de celui-ci, laissant à l’autre une expression neutre… Tout, plutôt que de le représenter refusant ce présent… Assez curieusement, le travail avançant, le plus âgé se trouva avoir des cheveux longs, un visage plutôt ingrat et une cicatrice sur la joue… Tandis que le plus jeune prenait les traits de Yuka…
Posant son œuvre sur la table et le poignard à côté, il saisit son visage entre ses mains et recommença à pleurer, hurlant son désespoir intérieurement… Epuisé, il finit par s’endormir…
Les jours suivants furent occupés à montrer au shallum et au feupagnol tout ce qu’il y avait à savoir, les deux animaux semblaient comprendre que le moment était solennel et apprenaient à toute vitesse, les soirées se passaient à enfouir son visage dans leur pelage et à pleurer, il leur racontait sa vie, sa triste vie si inutile, et leur disait tout ce qu’il avait espéré et attendu de l’avenir et qui n’arriverait jamais…
Le nombre de bûches sculptées s’agrandit, les évocations devenant de plus en plus précises, jusqu’à laisser les deux personnages dans des situations que lui-même ignorait désirer…
Puis, vint le jour…
Il embrassa une dernière fois Espoir et Amour, leur léguant une vie heureuse et demandant aux dieux de les protéger, puis franchit la porte seul, laissant à l’intérieur tout ce qu’il avait possédé c’est-à-dire fort peu de choses…
Il eut l’impression en prenant son bâton de voir la silhouette reconnaissable entre toutes de Yuka au début de la clairière et se dit en lui-même qu’il devenait fou…
Empruntant le chemin qu’avait pris le Vieux Frère, plusieurs années auparavant, il gravit la cote, pieds nus, sans cape ni veste, là où il allait ce n’était pas nécessaire… La brume tardait à venir et il pria pour qu’elle fasse son apparition avant qu’il ne change d’avis…
Elle entendit et l’enveloppa, glacée, épaisse… Il franchissait comme un mur de brouillard disparaissant aux yeux des vivants, devant lui, une lueur l’appelait, son corps perdait de sa consistance et son esprit semblait voler, détaché…
Si Yuka était vraiment là, comme lui des années plus tôt quand il avait suivi du regard le départ du Vieux Frère, il ne trouverait rien, jamais on ne revenait des brumes, et jamais elles ne rendaient ce qu’elles prenaient…
Dépité, il retourna à l'intérieur sans même chercher de traces au sol, n'en revenant pas. Observant son reflet dans l'eau, il fixait sans rien voir, se demandant ce que ça signifiait, et surtout, quoi faire. A l'apathie succéda la colère. Il se passa de l'eau sur le visage, observa ses traits, s'ébouriffa pour que sa tignasse ressemble à celle de Valravn, traçant un semblant de cicatrice sur la joue avec de la saleté, tira sur certaines parties abîmées de ses vêtements pour leur donner encore plus l'air de haillons et se mit à parler avec une diction qui n'était pas la sienne et une voix nasillarde.
- Oh oui, ne t'en fais pas, je vais te guider et t'apprendre, et puis tu peux m'apprendre à lire et écrire en échange? Vois-tu, j'ai du mal avec les gens, et mon pouvoir...
Yuka continua ainsi pendant plusieurs longues minutes, répétant et déformais les propos de Valravn avant de finalement reprendre une coupe de cheveux lui ressemblant d'avantage avant de cracher à son reflet :
- Forcément qu'tu t'sens seul si tu fuis! Non mais j'rêve! Faites c'que j'dis pas c'que j'fais hein? Et dire que j'le pensais différent... Alors quoi, c'quoi le problème? Finalement mon pouvoir paraît pas si inoffensif que ça? J'suis plus bizarre que toi? J'suis gênant? Mais t'aurais pu le dire quand même, merde! On en aurait parlé...
Le fait que même Espoir soit parti lui faisait encore plus mal. C'était pourtant normal, c'était son familier après tout. Mais tout de même... Que le corbeau suive sans un bruit, passe encore, mais il avait été assez proche d'Espoir, en tout cas il le croyait... Ce n'était même pas le fait de se retrouver sans source de magie, c'était juste comme une seconde trahison. Encore.
Yuka retourna en léthargie. Il resta quelques jours dans la grotte, à démêler ses sentiments, dans l'espoir que Valravn revienne, s'excuse, s'explique, sans savoir si c'était ce qu'il souhaitait réellement. Il avait finit par remarquer les traces indiquant que son guide avait continué sans lui, et quand il devint évident qu'il ne reviendrait pas, l'adolescent avait finit par prendre ses affaires et reprendre la route, seul, utilisant tout ce que Valravn lui avait expliqué pour essayer de suivre ses traces malgré tout. Il avait pu se constituer une petite réserve de nourriture dans la grotte, et même si la topographie des lieux lui était peu familière, il réussit à s'en contenter pour trouver son chemin et éviter les soucis, trouver des sources de nourriture, jusqu'à enfin trouver la fameuse cabane.
De loin, il lui sembla distinguer la silhouette de Valravn. Après tout, c'était logique qu'il ai finit par venir ici, non? Est-ce qu'il daignerait s'expliquer sur les raisons de son abandon? Ou bien il allait à nouveau fuir? Yuka voulu se précipiter en avant, mais après son départ de la grotte, il avait cherché à voyager rapidement dans l'espoir de rattraper son guide avant qu'il ne décide d'abandonner son refuge pour esquiver son cadet, et il était fatigué. Il s'étala au sol dans sa précipitation, et quand il se redressa pour se précipiter en avant, il ne trouva personne.
Espoir était pourtant présent mais le fuyait, comme par imitation de son maître, et il ne remarqua même pas la présence du feupagnol. Il ne trouva aucun signe de la présence de Valravn, alors qu'il avait pourtant laissé ses affaires, comme s'il était parti précipitamment. Il voulait tant que ça l'éviter? Mais pourquoi? Était-ce son pouvoir? Ou bien...
Prenant enfin le temps de se poser, Yuka remarqua les sculptures de son aîné. Curieux, il les observa, et elles le laissèrent d'abord encore plus interdit quant à la raison du départ de Valravn. Quoi, il... L'appréciait? Mais pensait que son pouvoir aurait gêné leur rapprochement? Non, il devait mal comprendre...
Pourtant, une autre buche bien plus explicite finit par lui mettre la réalité en face. Les sentiments de Valravn à son égard semblaient bien différents d'un simple grand frère de substitution voulant protéger son cadet, et ça, c'était trop nouveau pour que Yuka sache comment réagir.
Il resta quelques jours sur place mais, ne voyant toujours personne, il décida de laisser une lettre avant de partir. Après tout, la capitale l'attendait, et peut-être qu'en arrêtant d'y penser, il finirait par comprendre, tel l'évidence, pourquoi son guide l'avait fuit ainsi. Ou bien le souvenir se rangerait avec tout ce qu'il cherchait à occulter, afin que cela ne se rajoute pas comme un poids supplémentaire sur ce qui pesait déjà lourd sur ses épaules...
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