Tantôt aléatoire, tantôt réglé. Il demeurait le rendez-vous incontournable des De l'Épée. Si on lui trouvait un air trop pompeux, l'idée venait à l'origine de la mère Mara. Simplement, elle partait du simple désir de passer du temps avec ses enfants... ainsi que de rassembler toutes ces petites têtes blondes qui s'entendaient si bien entre elles.
Or l'initiative, sur la base d'une bonne intention, aurait pu être formidable si elle n'avait pas été tant éloignée de la réalité. Au fil des occasions, des mois, des années, les dîners de famille s'étaient transformés en de véritables champs de bataille. D'un côté, il y avait les plus jeunes : ceux qui n'en faisaient qu'à leur tête, avec Noximilien et sa jumelle en première ligne... Et puis, il y avait les aînés. Qui eux passaient plus leur temps à reprendre ces créatures des ténèbres qu'à apprécier le contenu de leur assiette.
Oh, ces dîners n'avaient jamais rien eu de plaisant.
« Le plan de table vous convient-il, monsieur ? »
« Fort bien. Vous pouvez vous rendre à l'entrée. Ils ne devraient pas tarder. » Perceval congédia le serviteur d'un geste de la main. Certes, ces expériences avaient été pour le moins désagréables, mais elles lui avaient toutefois servi de leçon.
Cette fois, il avait un plan. En plaçant chaque membre de la famille de manière stratégique, il avait anticipé les moindres débordements, les moindres bêtises... Si bien qu'il s'était octroyé, au terme d'une longue réflexion, un contrôle total sur ce que les familles les plus banales appelaient une table. Or lui, en sa qualité de capitaine, mais également de grand-frère, n'y voyait pas un simple meuble en bois où l'on pouvait festoyer, mais bien une véritable arène.
Fort de sa stratégie, il alla donc s'installer. Les enfants ne tarderaient pas à arriver, et ils pourraient enfin démarrer les hostilités.
- L'agencement des places:
Dori, ne dis SURTOUT rien. Je t’en prie, mec, sois sympa’. Ça fait trois semaines qu’on est sur le coup. Tu ne cracherais pas le morceau aussi facilement, hein ? Je suis ton frère, tout de même. Ton gentil frère. Ton gentil frère innocent qui ne ferait pas de mal à une mouche… Bon, là, c’est une exception. Oui, oui, je vois où tu veux en venir. Mais emboite mon pas, tu veux bien ? C’est bon enfant ! C’est… ah oui, hahaha, un cadeau de NON-ANNIVERSAIRE. Tu ne vends pas la mèche, hein. Promis ? Bon, bon, bon.
— Vous m'avez tous manqué les frangins ! Et les frangines. Mais comme on dit, le masculin l'emporte, eheheh. Sauf lors de concours de force brute avec une mutante dégénérée capable de déraciner des arbres, oui, tu marques un point ma belle.
Clin d’œil, clin d’œil.
Et c'est partit pour rentrer dans l'arène ! Tout est prévu : le « cadeau » a été confié aux doigts de pianiste de notre serf à l'épreuve des engueulades, et dès notre signal, il accourra avec le sourire pour l'apporter à table ! Sûrement entre le fromage et le dessert – mais je ne me suis pas encore décidé. Un avis sur la question, Dori ?
— Coucou mon frère Percy que j'adore de tout mon cœur et même plus encore ! Tu rayonnes de mille feux aujourd'hui ! C'est que tu as bon teint. Un vrai canaris !
Ne pas rire, ne pas rire, ne pas rire, ne pas rire. ATLI mérite tout mon professionnalisme.
« Ne m'oublie pas, mon frangin adoré. On ne s'est plus vu depuis au moins... Deux heures ? Les détails importent peu. Elle s'avança gracieusement vers son frère aîné, Perceval. Mon cœur se languissait de vous revoir enfin, mon frère. J'espère que vous saurez apprécier notre compagnie, qui je suis sûre vous a grandement manqué. »
Luna offrit son plus beau sourire angélique à Percy, observant le plan de table minutieusement. Nox était pile en face d'elle. PAR-FAIT. Elle n'aurait pas pu rêver mieux. Shir était à ses côtés, ce qui simplifierait grandement les choses également. Elle s'approcha de sa chaise, souriant une nouvelle fois à l'aîné de la famille.
« A en juger par le plan de table, j'en déduis que je vous ai effectivement manqué, mon frère ! Je suis cela dit attristée que vous ayez placé ma tendre sœur si loin de moi. »
Pas du tout. Adeline devait encore avoir quelques réserves quant à ces suggestions de mariage qu'elle lui avait fait quelques jours plus tôt. Elle se gratifia d'une remarque mentale à l'attention de son cadet, jurant qu'elle expliquerait la totalité de l'histoire plus tard. Pour l'heure, le dîner familial l'attendait - et il serait explosif, à n'en point douter.
A peine arrivé, Dorian avisa Nox depuis sa position qui venait tout juste d’ouvrir la porte du salon, une partie de la fratrie dans son sillage. Capable de savoir où tous se trouvaient, il n’eut aucun mal à relever que Percy se trouvait déjà dans la pièce. Les pensées de son grand frère en vue assaillaient son esprit - sons, images, idées. Le bougre était parfaitement conscient de la présence du lien et ne se privait pas de le mettre dans la confidence de son coup fourré.
Il fallait que Shir aime l’ingénieur pour ne pas le haïr : en le mettant dans le coup, il faisait de lui un coupable s’il ne disait rien. Pourtant, son frère n’ignorait pas non plus que ses pensées mesquines et sa joie étaient communicatives, l’Espion ayant une fâcheuse tendance à être fortement influencé par son lien avec ses proches. Heureusement pour lui, son propre esprit était inviolable et la parole de Barthélémy ne suffirait pas à l’affliger.
~~~ Je ne dirais rien mais ne soit pas désagréable avec Adeline. ~~~
Il laissa un petit blanc planer, le regard toujours braqué sur l’ingénieur.
~~~ Bon choix, mais ne ruine pas le digestif. ~~~
Shir entra à son tour dans le salon, saluant la plupart des membres présents d’un petit message mental. Il capta alors les pensées de Luna, qui s'adressait elle aussi directement à lui.
~~~ J'ai hâte d'avoir toute l'histoire, même si j'en perçois déjà des bribes. ~~~
A peine dans la pièce, il inclina le torse pour saluer Perceval, ne le quittant pas du regard.
~~~ Grand Frère, merci de nous avoir tous réuni une fois encore. ~~~
Son regard trahissait sa sincérité - l’Espion adorait retrouver les siens. Assez rapidement, son regard passa de l’un à l’autre alors qu’il sondait leurs pensées à tous.
Et si l'on disait que la foudre ne frappait jamais deux fois au même endroit, il n'en était rien. Luna entra à son tour dans la salle à manger, avec son sourire caractéristique au lèvres. Jamais avare en flatteries, jamais égalée en politique. La petite poupée s'était transformée en machine de guerre au fil des âges.
Pourtant, son champ de bataille à elle était bien différent du sien.
« Bien entendu, Luna. Prends donc place. » Cette fois, il s'adressa directement aux jumeaux. « J'ai jugé bon de vous séparer, cette fois. J'ose croire que vous savez pourquoi. » S'il n'y avait point de reproches dans son ton, la tirade faisait toutefois office d'avertissement.
Enfin, ce fut au tour de Shir de dévoiler sa tête blonde.
Il était radieux, comme à son habitude. Une bribe de pensées étrangères vint lui chatouiller l'esprit. La méthode pouvait sembler intrusive, mais elle était devenue la norme à force d'usage. L'idée de converser en secret avec chaque membre de la famille n'était pas des plus saine, mais elle définissait l'essence même de ce qu'était son petit-frère. Par amour comme par habitude, il l'acceptait.
Perceval répondit dès lors en acquiesçant. Il se dressa sur son siège, scrutant la porte. Trois encore manquaient à l'appel.
« Quelqu'un a t-il des nouvelles d'Alberic ? »
Pour une fois, il s'était souvenu de son prénom.
Une simple révérence et le serviteur dispose de sa présence hors de ma chambre pour se rendre dans l'entrée. Je lui avais demandé de venir me réveiller peu avant l'heure du dîner, mais surtout de ne dire à personne que j'étais d'ores et déjà rentrée. Habituellement, Perceval aurait été le premier arrivé, mais en vue de m'octroyer un peu plus de répit, on me congédia plus tôt que prévu de mes responsabilités du jour. Je n'aurai donc pas droit aux éternelles remarques sur mon armure, en espérant toutefois ne pas donner de nourriture aux lionceaux que sont mes petits frères et ma sœur avec ma tenue légèrement décontractée.
A pas de loups, j'engage la descente des escaliers, ceux qui mènent tout droit dans le hall juste après l'entrée du manoir. Quatre têtes blondes sont installées autour de la table, il me tarde de faire de même. A travers l'arrangement du plan de table, je peux déceler une tentative ma foi intéressante de la part de mon grand-frère pour limiter les dégâts de cette soirée.
Sans croiser les yeux de mes frères et soeurs, je m'attèle à jouer avec ma plus longue meche de cheveux, tout en réfléchissant aux derniers propos concernant l'absence prolongée de notre petit frère aventurier.
— "J'irai me renseigner auprès de la Guilde dès demain, peut-être qu'ils savent où Alberic a pu se rendre."
Oui, avec toute la ferveur de ma rancune, j'ai ignoré les propos des jumeaux en serrant discrètement les dents. Cela ne me ressemble pas de bouder ainsi, mais je n'étais pas disposée en ce soir à m'occuper de toutes ces plaisanteries. De plus, je ne voudrai pas à nouveau faire remplacer la table, de par ma maladresse bien entendu.
C’était pour Marc-Antoine l’occasion rêvée de : « Tuer tous ces clochards qui font office de frangins ».
A défaut de pouvoir placer du poison dans la soupe, Marc-Antoine avait jugé bon de cracher dans celle de son aîné. Il maudissait le destin de lui avoir refilé un pouvoir aussi perrav'. Si seulement il avait pu maîtriser un talent classe tel que : "Cracher des torrents de lave" ou encore "Posséder du venin". Malheureusement, il n’en était rien. Le dernier des de l’Épée avait éveillé son pouvoir il y a peu. Aucun des participants à ce dîner n’était au courant de ce fait. Par conséquent ils prirent tous Marc-Antoine pour ce qu’il était encore jusqu’il y a peu ; à savoir un déchet total.
Comme il fallait s’y attendre, tout le monde fut réuni. Shir participait à ce dîner et Marc-Antoine s’efforça de penser à tout, sauf à son pouvoir. L’adolescent craignait de voir son secret révélé. Afin d’éviter cela, il avait développé cette technique idiote consistant à se répéter inlassablement une série de mots sans rapport. Ainsi, voici donc un bref aperçu des pensées du blondinet : « Manger, femme, poil, baiser, manger, crotte, manger, chèvre, chèvre, chèvre, chèvre, Adeline en maillot de bain, Perceva, crachat, chèvre, chèvre, mort, mort, mort, mort, mort, mort. »
Si Shir pénétrait son esprit – ce qu’il n’allait peut-être pas faire après tout tant la plupart des pensées de Marc-Antoine sont dénuées d’intérêt en temps normal –, il allait trouver … Tout un tas de concepts et idées sans valeur.
Alors que Perceval prit la parole, Marc-Antoine s’arrêta, tourna machinalement la tête et remarqua à son tour qu’Al’ était absent. Le cadet de la famille n’avait pas prêté attention à ce détail. Il faut dire qu’Albéric était inutile à tout point de vue. A ce titre, sa présence ou son absence importait peu au vil chevalier. Il n'avait d'yeux que pour le plus grand de la fratrie tandis qu'il reprit aussitôt : « Chèvre, chèvre, chèvre, chèvre. »
Roh, ça va, ça va, c’était une boutade. Et puis, ce n’est pas drôle si la cible des boutades fait mine de ne rien entendre, mais que la seule réaction d’une tierce personne n’ayant, techniquement, pas levé la main avant de prendre la parole. Pas bien, Dori ! Pas bien. Mais bref. Là où je voulais en venir, petit frère, c’est : « à quoi sert les boutades sinon ? ». Promis, il n’y aura pas de thèses en cent-quatre-vingt secondes, mais je vais toutefois te soumettre un élément de reflexion qui éclairera à coup sûr TOUTE ma façon de pensée. Tu es prêt ? Ahem. Si la cible d’une raillerie ne répond pas, ce n’est plus une plaisanterie, mais de l’acharnement. Et je n’oserais jamais, Ô GRAND JAMAIS, m’acharner sur Lili ! C’est que je tiens à mon échine droite comme un lampadaire, moi.
— Pfiou, j’ai hâte de voir ce qu’on aura au dessert ! C’est que j’ai envie de manger sucré, ce soir. Pas toi, Luna ?
Oui, il faut changer de sujet de conversation. C’est beaucoup trop sérieux pour l’occasion. Un dîner, c’est comme un regroupement d’amis, non ? Il faut apprécier cela à sa juste valeur. Ce qui, pour le cas d’ATLI, représente quelques centaines de cristaux.
Mais je dépenserais sans compter pour faire plaisir à mon frère adoré.
— Froufrou n’était pas censé être partit chasser du dragon, ou quelque chose comme ça ? Des œufs de licorne ? Ou du saumon de l’arbre sacré ? J’écoute à moitié de ce qu’il me dit, c’est presque toujours du « blablabla » héroïque.
En tout cas, il est encore en retard. Je devrais lui payer un Pass Téléportation, ça lui permettrait peut-être de passer le coucou à SA FAMILLE de temps en temps.
« Enfin mon frère, j'ose croire que ce n'est pas parce que tu as peur de nous, n'est-ce pas ? Nous avons grandi, nous ne sommes plus les enfants infernaux que nous avons un jour été ! »
L'entièreté de la famille devait sans doute penser le contraire. Même si Luna ne se considérait pas comme infernale, elle savait que les farces qu'elle et son jumeau effectuait n'étaient pas toujours très bien vécues. Elle offrit un regard complice à Nox à la mention du dessert.
« Le sucré a toujours été la meilleure partie d'un repas, Nox. »
La mention d'Alberic attira son attention quelques secondes, avant de laisser courir. Alberic avait toujours aimé faire les choses à sa manière et au fond, elle et Nox faisaient pareil.
« Écoutons plutôt les ragots de Shir ! Je suis sûre qu'il y a des tonnes d'anecdotes amusantes à propos du palais. Cela nous permettrait sûrement de trouver une dame convenable pour Perceval, n'est-ce pas mon frère ? Figure toi qu'Adeline et moi, nous avons discuté mariage récemment, et il serait dommage de s'arrêter en si bon chemin ! »
Elle rembobina les événements de la semaine passé mentalement, détaillant intérieurement à Shir l'histoire d'Adeline et de son mystérieux coup de foudre inconnu. Elle ajouta une note que s'il voulait chercher, libre à lui de le faire.
~~~ Ma douce soeur, n’écoute pas Nox. Tu es féminine et ravissante dans cette tenue. ~~~
Il ne se fit pas prier pour lui transmettre divers sentiments positifs, de quoi la détendre un peu, poussant jusqu’à lui offrir un sentiment de bien-être - parfait mime d’un massage bien placé sur les épaules. Si même la plus sage après Percy n’arrivait pas à se tenir, la soirée risquait de mal finir et l’Espion ferait en sorte d’éviter ça. Quoi qu’avec le plan des jumeaux...
Son regard se posa d’ailleurs sur Barthélémy, qui ne manqua pas de lui répondre.
~~~ Tu ne changeras jamais. Elle n’est pas d’humeur aujourd’hui je le sens donc, si tu tiens à tes os, soit sage grand frère. Quant à ta façon de penser, ça ne t’a jamais empêché de continuer de m’embêter, moi. ~~~
Dorian s’installa à sa place sans se faire prier, tout sourire. Son regard continuait son manège mais il tiqua à l’arrivée de Marc-Antoine. Son petit frère usait certes de cet étrange procédé depuis longtemps maintenant mais quelque chose clochait aujourd’hui : pourquoi insister autant ? Ses premières pensées auraient dû être une joie relative de revoir les siens et une haine profonde pour Percy - rien de nouveau sous le soleil. Pourtant, il semblait bien prompt à tenter - vainement, de rendre son esprit imperméable aux intrusions mentales.
- Et bien petit frère, tu me caches quelque chose ?
Biais cognitif simple, il y avait de fortes chances qu’Archibald pense l’espace d’un instant à ce qu’il tentait de garder secret. Fouiller son esprit serait plus long et coûteux, Shir préférait éviter d’en arriver là avec sa propre fratrie - mais sa curiosité était sans limites…
Il put capter les résultats de son petit tour de mentalisme mais n’eut pas l’occasion de creuser, les derniers mots de la plus jeune des soeurs venaient d’obnubiler son esprit. En quelques secondes de lecture mentale, il se mit au courant de tout. Son regard se dirigea par automatisme vers la principale concernée : quelles étaient donc ses juteuses pensées sur le sujet ?
Shir perdit tout sourire et devint aussi pâle qu’un mort, interdit. Blême, il ne put d’ailleurs retenir une larme de perler sur sa joue droite.
Il plissa les yeux. Peut-être inquiet, peut-être irrité, il se contenta du peu qu'ils savaient. Alberic était un électron libre. Il n'avait jamais pu faire quoi que ce soit à ce sujet, même si en soi... il n'avait jamais vraiment essayé. Son petit-frère avait choisi de vivre une vie totalement différente de la sienne, et il ne pouvait le haïr pour cela. Bien au contraire.
« Ne te donne pas cette peine, Luna. Les épouses sont une distraction. J'ai trop à faire pour m'occuper d'une femme. » Une bien belle excuse. Il manquait d'adresse avec ces dames, si bien que l'idée d'en courtiser une ne l'engageait guère. Même la chasse au dragon lui semblait plus commode.
Aussi, ces créatures n'avaient d'yeux que pour son corps.
Le chevalier plongea sa main dans sa poche.
Il jeta un œil à sa montre à gousset : dix-huit heure quarante-deux. L'heure des repas lui était très chère, tout comme l'heure du coucher. Avoir une vie bien réglée contribuait à l'entretien d'une âme saine, et jamais il ne manquait le coche.
Or pour l'instant, ils jouissaient d'une petite marge. Il en profita alors pour se joindre à une conversation.
« Ma foi, Marc-Antoine cache plus d'un secret. » Il alla planter son regard dans le sien. « Par exemple... j'ai cru comprendre que ton instructeur était insatisfait de tes performances. Voilà que je m'absente quelques jours, et tu cesses de t'entraîner correctement. Point d'inquiétude, nous allons remédier à cela. » Le chevalier leva le menton. C'était le signe que quelqu'un allait douiller. « Nous nous exercerons tous les deux demain matin, lorsque Noximilien réparera la tuyauterie. »
Il ne viendrait pas à l'esprit du commun des mortels que la Céleste puisse arborer quelconque faiblesse physique ou mentale, c'est du moins ce que j'ai ressenti tout au long de la journée. Ce n'est néanmoins pas leur faute, je fais tout pour garder cette image inflexible qui est la mienne.
Le petit jeu des jumeaux, je le connais sur le bout des doigts. Et si d'habitude j'arrive à gérer leurs taquineries, aujourd'hui cela risque d'être une toute histoire. Tout est une question de regards. Perceval, fidèle à lui-même, n'exprime qu'une vague réponse à ce sujet, une porte de sortie pour moi également. Enfin presque.
Comme je l'ai dit, tout est une question de regard. Au moment de l'élocution de notre aîné, je remarque les yeux de Shir posés sur moi. Une erreur monumentale de ma part. Il eut le temps de se noyer dans la noirceur cachée de mon âme, mais avant qu'il ne découvre tout, je tape du poing sur la table avec une force bien connue de tous, détruisant la table en mille morceaux. Perturbée, gênée, je me lève d'un bon sec avant de me diriger vers le hall d'entrée.
— "Jeffrey ! Mon épée !"
Le serviteur était déjà posté à la porte avec mon arme, attendant patiemment que le bon moment arrive. Nul besoin de lui préciser de remplacer la table par une autre de la remise, une occurrence bien souvent répétée. Mais j'étais sûre d'une chose, il fallait que je sorte.
▬ Hum hum.
Le plus jeune de la fratrie se racla la gorge puis se remit à penser comme décrit précédemment – c’est-à-dire en faisant tout pour ne pas dévoiler ses véritables desseins. Shir quant à lui avait trouvé une meilleure cible à épier en la personne d’Adeline. Marc-Antoine allait pouvoir souffler un instant. Du moins c’est ce qu’il pensait. Car après avoir philosophé sur l’intérêt du mariage, Perceval réprimanda Marc-Antoine. Le manque d’investissement du jeune chevalier exaspérait son grand frère qui désirait « punir » l’interne. Ce dernier grinça des dents et ne put s’empêcher de lâcher intérieurement : « Enfoiré, meurs, meurs, meurs, meurs, meurs ». Pensées qui échappèrent probablement à Shir, tant ce dernier se concentrait sur Adeline. Ne désirant pas être la cible de ces intrusions, Adeline frappa du poing sur la table et brisa celle-ci. « LA SOUPE » pensa aussitôt Marc-Antoine qui venait de voir son plan tomber à l’eau.
Alors qu’Adeline quittait la pièce, le plus jeune des blondinets prit la parole :
▬ La tuyauterie n’est pas la seule chose qu’il nous faudra réparer. Je prends bonne note de ce rendez-vous mon frère et m’excuse pour mon indiscipline. Je tâcherai de me montrer à la hauteur à partir de maintenant.
Cette phrase, combien de fois l’avait-il répété ?
▬ En attendant que la table soit remplacée et la soupe préparée à nouveau, je me permets de quitter la pièce si vous le voulez bien. Je vais voir comment se porte Adeline.
Il n'avait que faire des états d'âme de sa soeur. Marc-Antoine ne voulait pas rester ici une seule seconde de plus, pas tant que Shir était là.
Sa deuxième certitude fut pire que la première. Shir savait de quoi il s'agissait, mais elle n'arriverait jamais à le convaincre de parler. Ne restait donc plus comme option de parvenir à convaincre Adeline.
Le défi serait impossible.
Luna sentit la culpabilité l'envahir, mêlée à de la tristesse. Sa propre volonté de vouloir rendre sa sœur heureuse, de lui donner une vraie chance de ne pas être obligée de tout encaisser sur ses épaules ne fonctionnerait peut être jamais. Elle adressa un pardon silencieux à son frère cadet, conscient qu'il ne se mêlerait sans doute pas plus de la situation. Elle parlerait à Adeline. Pas maintenant, de toute évidence, à moins de vouloir valdinguer à l'autre bout du pays. Elle se releva, époussetant sa robe en regardant Nox. Puis, Perceval.
« Je suis désolée d'avoir provoquée Adeline. Je ne pensais pas que le sujet lui tenait autant à cœur. »
S'il était vrai qu'elle ne souhaitait aucun mal à sa sœur, la ligne à franchir avait été beaucoup trop imprécise à son goût. Luna se déplaça sans mot dire ; elle subirait sans doute une remontrance plus tard, mais pour l'heure, elle se contenta de rejoindre le bord de la fenêtre. Elle écoutait distraitement le reste de la famille, en tentant de rétablir les connexions sur ce qui lui avait échappé au sujet de son aînée.
— Doooooonc…
Mouais. Mouais, mouais, mouais. Que vient-il de se passer, là ? D’accord, la table, c’est un grand classique, j’y suis habitué. Le menuisier attitré de la famille en a déjà une demi-douzaine en réserve pour la remplacer fissa. C’est bon. La sortie théâtrale de Babald, c’est déjà moins commun. Il a toujours voulu se faire passer pour un personnage sombre et mystérieux, mais pas à table, pardis ! ET SURTOUT PAS AVANT ATLI ! Snif snouf. Sinon, Dori… euh… je crois que tu pleures, petit frère… enfin… je suis sûrement pas le mieux placé pour te dire ça… mais si tu veux parler… je veux dire, sérieusement… tous les deux… sans plaisanterie… enfin, tu vois, hein… comme je te dis, il y a meilleur confident… mais… enfin, tu es mon frère, quoi... d'accord ?
Sur ce. À quoi bon avoir un bout-en-train rayonnant s’il n’est pas capable d’apporter la joie et la bonne humeur en ces mornes périodes sombres ? Attention la famille, j’arrive pour vous sauver ! Enfin, « la famille ». Ceux encore présents pour soutenir les copains dans l'adversité. Sèche-moi donc cette satanée larme et souris, frangin !
— La dernière fois, je suis passé par le quartier commerçant, et je suis tombé sur un spectacle de marionnettes assez bien fichu, pour l’état du gaillard qui tenait les ficelles. Et croyez-le ou non, mais Percy en était la vedette officielle ! Les enfants l’A-DO-RAIENT. Alors, de tout mon cœur, félicitations Percy. Je ne savais pas que tu étais aussi souple.
S’il vous plait, ne parlez pas de choses sérieuses. Nous sommes en famille pour nous tenir les coudes. Pas pour nous tirer mutuellement dans les pattes. M'enfin. Aux dernières nouvelles, je ne suis pas tellement la voix décisionnelle de la famille.
— Tu devrais passer le voir un de ces quatre ! Ça ferait du bien à ton image ! Je peux même construire une réplique de fils comme déguisement, ce serait ex-cel-lent. Et super facile à faire ! Tu imagines le spectacle de marionnettes grandeur nature ? Hahaha !
Il ne jeta qu’un regard à Luna, juste le temps de savoir ce qui se tramait dans la petite tête blonde de sa soeur. Il ne confirma ou n’infirma rien, le cheminement semblait se dérouler de lui-même à travers l’esprit de la politicienne du groupe.
Il ne restait plus que Nox, leurs regards se croisèrent - Dorian oublia l’idée de masquer l’humidité de ses yeux afin de les essuyer plus efficacement, il ne trompait personne. Forçant un sourire comme pour confirmer qu’il avait bien entendu les muettes demande du jumeau, il se contenta de lui répondre en privé.
~~~ Tout va bien pour moi, c’est Adeline… Il faudra que je lui parle. Tu sais comme je suis empathique avec vous. ~~~
Shir savait qu’il n’avait pas besoin d’en dire plus, l’Ingénieur était la personne avait qui il partageait le plus cette affinité. Laissant ce dernier à ces histoires de marionnettes, il glissa quelques mots à Perceval du regard.
~~~ C’est encore flou pour moi mais Marc-Antoine cache vraiment quelque chose Constantin, peut-être en rapport avec un pouvoir, sois prudent, tu sais comme il est. Oh… Et je crois bien qu’il avait craché dans ta soupe. ~~~
Diantre, ce gamin d'écuyer méritait vraiment quelques semaines de geôles.
Les serviteurs accoururent à une vitesse hors du commun. Ils se mirent à ranger, nettoyer, tandis que Jeffrey était déjà parti s'enquérir d'une nouvelle table. Adeline ne cessait de donner du travail au menuisier attitré de la famille. Pourtant, cette fois, elle ne semblait pas être à l'origine du problème.
Le chevalier se leva, balayant l'assemblée de son typique regard inquisiteur.
Noximilien se lança alors dans un monologue. Ce à quoi son grand-frère fut tenté de répondre par une réplique cinglante, mais se contenta plutôt d'un « Soit. » fort peu convaincu.
Il tourna la tête vers Shir, qui capta finalement son regard. Un flot d'informations, et des doutes. Le chevalier fronça les sourcils, trop peu au fait des dernières nouvelles. Si son petit-frère ne lui apprenait rien d'inédit, il ne manqua pas de lui suggérer la prudence.
« ~ J'aimerais que tu ailles voir Adeline, et que tu en profite pour surveiller Marc-Antoine. Il va sûrement essayer d'en profiter pour échapper au repas. ~ »
D'évidence, il n'était pas le mieux placé pour converser avec sa sœur. Shir avait un don pour désamorcer les conflits, un talent que le chevalier n'hésitait pas à mettre à contribution. Sur ce, il revint à ses jumeaux, et sûrement pas pour enfiler des perles. Il se leva, laissa le soin aux serviteurs de déplacer sa chaise, et alla tout près de la fenêtre. De la même façon, il fit signe à Noximilien de s'approcher.
« Expliquez-moi ce qui vient de se passer. »
~~~ Félicité s’en veut sincèrement, ne soit pas trop dur avec elle. ~~~
Il se contenta ensuite de hocher la tête avant de quitter la table - ce qu’il en restait en tout cas, s’élançant sans un mot à la suite de sa douce grande soeur et du raté de la famille. Diantre, comment pouvait-on autant affliger Alberic alors qu’un phénomène pareil vivait sous leur toit.
Dorian dépassa la porte pour gagner le hall, détectant sans peine le duo qu’il ne tarda pas à rejoindre à grands pas. Dès qu’Adeline fut en vue, il lui glissa un petit mot à l’esprit pour lui indiquer sa présence - il préférait éviter de la surprendre dans son état actuel. D’ailleurs, Shir en profita aussi pour lire ses émotions, sûr que sa seconde mère devait déjà récupérer ses esprits et ses moyens.
Machinalement, j'effectue quelques mouvements de combat à l'épée, le temps que je retrouve mes esprits. Il va falloir que j'y retourne à ce dîner, quelle tête vais-je devoir faire pour éluder cet excès de force plus soudain qu'à l'accoutumée ? Les connaissant, il se peut qu'ils ne me posent même pas la question, de peur que je récidive. Cela vaut mieux ainsi. Allez Adeline ! Du nerf, du courage et de la dignité, nom d'un dragon !
— "Oups ! Je ne vous avais pas vu."
Afin de me motiver davantage, j'avais accéléré la cadence et l'ampleur de mes mouvements, mon épée frôlant de peu le visage de Marc-Antoine, qui a le don de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Si sa présence est très certainement "intéressée", il n'en est pas moins touchant de sa part de venir voir si tout va bien.
Quant à Shir, quelque me disait qu'il allait me rattraper. Mon inattention l'a fait plongé dans des sentiments que je ne veux pas du tout qu'il connaisse un jour, c'est en partie pour le protéger que je dois me contrôler--même si son travail l'expose à des situations bien plu sinistres les unes que les autres.
Avant qu'ils ne puissent dire quoi que ce soit, je les attrape par la main et les traîne vers le manoir, le sourire de nouveau résident de mon visage.
Devant sa tablée - oui la table a eu le temps d'être remplacée - je me penche légèrement. Sans mots, ni gestes, c'est ma façon très solennelle mais surtout très personnelle de m'excuser. Je retrouve ma place et reste silencieuse, essayant de me faire la plus petite possible.
« Je ne sais pas. Ce matin j'ai vu Adeline et je lui ai parlé de mariage, je lui ai proposé des candidats. Elle a observé la liste et retenu un nom, qui plus est. Elle avait rendez-vous avec le roi, la discussion n'a pas duré très longtemps. Mais elle m'a dit qu'on en reparlerait. Ses sourcils se froncèrent. Je ne sais pas pourquoi elle s'est énervée. Elle était calme quand on en a parlé plus tôt... »
Ce changement brutal était sans explications pour l'instant. Elle avait beau se retourner ce problème dans la tête... A moins qu'Adeline... Elle avait interprété les intentions de sa sœur ce matin comme intéressée, mais peut être qu'elle était plus qu'intéressée. Peut être qu'elle avait déjà tenté une approche, sans succès ? Mais de là à s'énerver... Incapable de se mettre dans la tête de son aînée, elle soupira.
« Je suis désolée, Perceval. Mais je n'ai aucune idée de pourquoi Adeline s'est énervée. »
Elle subirait ses remontrances s'il le fallait. La table était en train d'être remplacée. Elle observa Nox et Perceval à tour de rôle, sachant qu'elle ne pourrait pas cuisiner Shir si facilement. Peut être si elle se focalisait sur sa culpabilité... Non. Ses manipulations avaient assez duré pour aujourd'hui. Elle s'installa rapidement une fois la table remise en place, les servants s'affairant déjà à apporter l'entrée. Adeline revenait, s'excusant à sa manière. Il ne fallait pas se laisser abattre. Il restait encore Nox, et sa super idée.
« Ne serait-il pas temps de passer véritablement à table ? »