Accroupie auprès d’une jeune domestique, Luz aida sa patiente à se saisir correctement du récipient qu’elle lui tendait. Une odeur nauséabonde s’en dégageait et son aspect n’était pas des plus coquets, néanmoins la jeune femme le porta à sa bouche sans mot dire. La grimace qu’elle en retira fut un parfait copié collé du septième cercle des enfers. Sa mimique eut pour don d’arracher un rire à Luz qui se redressa et fit face à son collègue un peu trop engagé.
La patiente en question regagnait d’ores et déjà quelques teintes de couleurs, installée sur le sol froid de la salle d’étude. L’aile médicale du palais était silencieuse à cette heure et presque désertée de ses usuels quémandeurs – une situation idéale pour aider une domestique un tantinet trop épuisée par son récent accouchement à récupérer d’un malaise vagal.
Son interlocuteur fut malheureusement pour lui coupé dans sa tentative de réponse par l’arrivée impromptue d’un valet. Celui-ci jaugea quelques secondes les deux seules personnes disponibles et finit par annoncer solennellement les raisons de sa venue :
Haru Du Lys ? La première ministre ? Luz et son collègue échangèrent un rapide regard déconcerté. Cela, avant qu’il ne la désigne d’un vague mouvement du poignet qui lui permettait de se dédouaner de toute responsabilité :
Elle se retint de justesse de soupirer. Ah mon cher, tu me revaudras cela…
Elle récupéra les quelques sacoches qui contenaient ses herbes et ses outils et referma la lanière de cuir autour de ses hanches. Elle n’avait de toute façon revêtue pour la journée qu’une simple tunique blanche rehaussée d’une ceinture et de sandales, ma foi amplement suffisante pour survivre à la fraicheur estivale du palais royal. Elle emboita donc le pas à un valet pressé, de plus en plus intriguée quant à cette visite qui prenait de toute évidence un aspect inattendu. Elle commença vaguement à s’inquiéter lorsqu’il la conduisit dans des quartiers qu’elle ne connaissait que trop bien.
Sur ces maigres explications, il l’invita à pénétrer dans un patio joliment éclairé par le soleil d’après-midi, non sans avoir présenté son identité aux gardes qui en protégeaient l’accès. Des coussins avaient été joliment disposés sur le marbre et il se dégageait de l’endroit une douce brise qui agitait par instant les larges feuilles vertes du jardinet. Luz n’eut guère besoin de détailler la silhouette qui y était assise. Un léger frisson lui parcourut l’échine, tandis que d’anciens souvenirs vivaces revenaient à sa mémoire… Elle n’était alors qu’une jeune apprentie, mais la famille royale et plus particulièrement cette femme lui avait laissé une incroyable chaleur dans le cœur.
Elle ne parcourut pas davantage de distance et vint poser genou à terre, son poing placé contre sa poitrine en signe de profonde déférence.
Les prunelles arrimées au marbre du sol, elle ne daigna pas relever le regard tant que la délicieuse Allys Renmyrth ne lui en aurait pas donné la consigne. Luz ne ployait le genou devant personne, pas même s’il se fut agi d’une Lucy nouvellement incarnée. La Reine revêtait en revanche un statut tout particulier pour elle… Et s’incliner devenait un plaisir sans cesse renouvelé.
Une certaine gêne montait en songeant qu'elle dérangeait quelqu'un pour une foulure de rien du tout peut-être, elle avait juste tourné, il n'y avait vraiment pas de quoi en ... faire... un drame. Elle avait essayé de la tourner dans plusieurs sens comme si elle essayait de vérifier si la douleur était encore là. C'était idiot. Elle avait tellement de difficultés avec les médecins. Elle se souvenait encore de celui qui lui avait annoncé que son père retrouverait peut-être de l'aplomb... Elle avait bien senti grâce à son pouvoir que c'était bien loin d'une certitude. Une cheville foulée ce n'était rien à côté bien sûr, mai ils étaient étroitement liés à cet événement tragique de sa vie sans qu'ils y puissent quoi que ce soit. La reine ne se voyait pas continuer à évoluer dans le palais en boitant c'était hors de question.
Son bureau était adjacent à l'antichambre, de cette façon elle pouvait recevoir des invités puis les faire suivre dans ce lieu pour rédiger des papiers de façon plus confortable. Un grand bureau en bois de chêne était disposé dans le fond de la pièce juste à côté d'une étagère très travaillée rassemblant des correspondances notamment, mais aussi d'autres documents plus en vrac sur la vie sur Aryon. Quelques feuilles volantes gisaient au sol oubliées de son dernier passage. Elle avait tenté de comprendre une langue ancienne sur ces feuilles de brouillon qui avaient été si discrètes qu'elles étaient restées à l'endroit même où leur possesseuse les avait laissées. Comme elle crut entendre du mouvement, elle se leva , mais aucune présence ne semblait encore être annoncée. le temps lui semblait être une éternité, pourtant peu de temps s'était écoulé. Elle ouvrit la fenêtre pour que le vent y fasse un passage et qu'elle puisse à loisir observer le paysage. Elle s'allongea sur un canapé de l'antichambre en oubliant de fermer le bureau qui était dans un moins bon état de rangement. A peine quelques minutes plus tard, elle vit une jeune femme s'avancer vers elle dans un profond respect. Elle lui sourit en lui témoignant toute sa sympathie.
" Bonjour à vous, vous pouvez vous relever, je vous remercie pour votre présence. Il se trouve que ma cheville me fait mal, ce qui m'oblige à boiter un peu... C'est plutôt désagréable. Si vous pouviez y remédier, j'en serai soulagée.
En disant ses mots, elle releva doucement sa robe pour montrer sa cheville qui présentait à présent un léger renflement.
" Suite à une promenade, je me suis foulée la cheville, elle a fait un tour sur elle même" expliqua t-elle dans une voix qui perdait en force. Elle avait honte de cette chute ridicule. " Ce n'est pas une grande blessure, mais elle me gêne, voyez-vous" fit elle comme pour s'excuser de la faire venir " juste" pour cela. Elle avait dû en voir bien d'autres durant sa carrière, bien qu'elle soit encore jeune.
Jeune âme compatissante et attentive au bien-être de ses patients, Luz frotta ses doigts contre sa tunique dans l’espoir de les réchauffer. La peau amorçait des teintes de mauvais augure, attestant d’un effort ligamenteux un peu trop virulent. L’hématome serait plus chaud qu’à l’accoutumée et la clémence des températures actuelles n’avaient pas su altérer la fraicheur de ses doigts. Elle s’en excusa d’un rapide regard désolé relevé sur la Reine, avant de se saisir précautionneusement de son pied.
Elle se tourna à demi vers les gardes qui patientaient toujours à l’entrée et les héla sans une once d’hésitation :
Ce palais à la grandeur indécente devait bien contenir quelque part un enchantement de glace ou un ardent serviteur doté d’une capacité similaire… Elle se releva de nouveau, et proposa sa main en guise d’appui à sa souveraine :
Comment diable avait-elle fait son compte ? La Reine était-elle connue pour sa maladresse ? Luz ne prêtait pas suffisamment attention aux rumeurs pour le savoir, sans parler de sa quasi absence de considération pour les dîners mondains… Le réflexe naturel lui vint d’interroger la Reine à ce sujet. Néanmoins, lorsque ses prunelles se posèrent sur le visage de cette dernière, ses lèvres se refermèrent. Elle eut un léger froncement de sourcil, parcourant les traits tirés de la souveraine. Malgré sa prestance indéniable et son aptitude à assurer ses fonctions grâce à l’éducation qui lui avait probablement été donnée depuis le plus jeune âge, voilà des signes qu’un œil exercé ne pouvait ignorer. Elle était pâle – trop au goût de Luz qui se surprit à glisser discrètement sa main autour de son poignet pour en vérifier la largeur.
Elle se fendit d’un sourire doté d’un peu plus de douceur, pétillante d’amusement :
" Faites le nécessaire, je vous prie, je ne supporterai pas d'avoir une démarche trainante... "
La reine se doutait bien d'avoir ce traitement mais mieux valait la faire observer. Elle leva les yeux vers cette femme dans un respect plus présent que tout à l'heure comme si le moment le plus délicat venait de passer. Cette femme lui proposa de tenter une marche à ses côtés. Allys prit sa main qu'elle mit dans la sienne non sans raideur. Elle pencha la tête comme honteuse de cette situation. Elle tenta de se redresser de son mieux.
" Si j'ai un appui, la situation est bien autre.... ma cheville est un peu douloureuse, mais la douleur est moindre. Un serviteur m'a permis de monter les escaliers de cette façon. "
C'était peut être même d'ailleurs cette traversée qui lui avait valu ce renflement. La reine ne comptait pas forcer davantage, elle remarqua que cette douleur n'avait pas disparu. Elle tendit son bras vers le lit comme pour montrer qu'elle ne souhaitait plus qu'une chose : s'asseoir à nouveau. Son visage faisait nettement plus marqué par la fatigue qu'avant comme si cet effort venait souligner ces petites rides bien cachées. Jamais, elle n'aurait évoqué cet aspect, purement personnel. Sa main était restée dans la sienne, elle ne sentait presque pas sa froideur. Tout semblait se concentrer autour de cette maudite foulure. Son pouls avait le rythme d'un cheval abattu par une course trop effrénée, il cherchait son rythme. Si son teint faisait presque de porcelaine, elle était légèrement plus blanche que d'habitude. Même cette manie de s'effacer dans le jardin, de chercher des distractions ne lui ressemblaient pas. Elle était une acharnée du travail, mais en ce moment elle ne recherchait qu'une tranquillité que ses nuits lui accordaient peu. Si la présence de Grimvor avait été une véritable berceuse pour ses nuits, les inquiétudes l'empêchaient de plus en plus de dormir. Voilà des mois que son fils n'était pas paru...
" ... Me reposer... Effectivement, ce serait une bonne solution. Une très bonne même. " répondit elle doucement comme uen sorte de regret venant du plus profond d'elle. Ses yeux semblaient plus sombres comme si derrière cette couleur azurée sommeillait un dragon bien agitée. Ce même dragon agitait sa conscience en lui présentant des scénarios toujours plus catastrophiques. On ne disparait pendant des mois...
" Si vous pensez que c'est du sommeil dont j'ai besoin.. donnez moi alors un produit qui me le rendra... je vous en prie" fit-elle de cette même voix. Elle avait raison, elle semblait faire son métier avec une grande attention. Allys avait peine à le reconnaître même si son regard fixe reflétait bien l'attention plus accrue qu'elle avait pour son médecin.
" Mes nuits de repos sont courtes" compléta t-elle. " Mon travail en est sans doute affecté et si vous pouvez le voir, il est urgent d'y remédier"
« Je vais installer un cataplasme à base de lhant airne et de racines d'aruyes sur votre cheville et maintenir la pommade par des bandages. Il faudra qu’elle reste ainsi durant une petite heure pour être véritablement efficace. Une fois passé ce désagrément, je vous garantis que vous serez en mesure de marcher sans souffrir. Il vous faudra néanmoins accomplir quelques exercices d’assouplissement sans forcer, car vos tendons seront encore très rigides durant 10 à 24 heures. »
Elle sortit de ses sacoches la mixture évoquée et la déposa à ses côtés.
Elle fit signe aux gardes présents de lui rapporter l’une de ses potions de rurd et s’accroupit de nouveau auprès de la souveraine. Sa demande était compréhensible. Le recours à une panacée miracle, capable de vous abrutir et de vous envoyer au pays des songes, avait de quoi charmer bon nombre de sommeils troublés… Le revers de la pièce était toutefois souvent mordant. Lorsqu’il n’entraînait pas une dépendance, il ne permettait pas de traiter le problème principal. Et Luz n’avait jamais été convaincue par les solutions de facilité pour améliorer le long terme… Tout en s’affairant dans la mise en place de son cataplasme sur sa cheville, elle releva brièvement les yeux vers elle et répondit enfin à sa requête :
Cette fois-ci, ses prunelles restèrent ancrées au bleu regard de la reine. Un doux sourire s’empara de ses lèvres et sa dextre vint se poser sur son genou avec la chaleur réconfortante d’un geste bienveillant spontané :
Elle ôta paisiblement sa main, trop tactile et par trop humaine pour ne pas oublier les délimitations d’usage qui environnaient habituellement une reine. Le garde revint à cet instant et déposa la potion requise auprès d’Allys, non sans s’effacer ensuite d’une révérence. Une petite bassine de glace fut déposée auprès d’elles, au bon loisir de la souveraine.
Oserait-elle… ? Oui, sans hésiter une seule seconde. Et qu’importe si le retour de bâton se révélait cuisant : Luz n’était pas de ces Hommes à restreindre ses intentions premières, surtout lorsqu’elle les jugeait légitimes.
Alors, franchissant la barrière de politesse qui les séparait encore, une main offerte et tendue vers Allys, le sourire de Luz s’agrandit. Peut-être que ce petit théâtre de proches rapports ferait rire la souveraine ou lui permettrait de se sentir plus intime en sa présence. Libre à elle de serrer sa main, telles deux comparses se retrouvant à l’ombre des oliviers par un chaud jour de marché. Elle l’invitait ainsi à s’imaginer dans un autre temps, un autre ailleurs, même si cela n’était que provisoirement. Une dimension où Allys n’aurait pas eu à porter le poids d’une couronne de la taille d’Aryon, et où se confier à une simple amie n’aurait guère constitué davantage qu’un plaisir de la journée.
" En quoi cela sera t-il déplaisant ? En raison de l'odeur ? Vos plantes se trouvent dans de nombreuses régions, je crois ... me souvenir. Parfois je me dis que connaître le monde qui nous entoure de façon plus sur le terrain... doit être un avantage" disait-elle comme si elle exprimait une sorte de regret de connaître par le monde plus par l'image qu'elle avait apprise que par des visites régulières. " Vous êtes vous souvent déplacée....?"
C'était curieux mais cette capacité à se mettre véritablement à la place du patient lui donnait envie de discuter avec elle et d'en savoir plus. Elle aimait ceux qui apportaient plus que ce qui était attendu, c’était un peu comme une sorte de surprise qui faisait du bien. Sa réponse ensuite lui déplu un peu cependant, elle n'avait pas pour habitude qu'on discute trop sur ses demandes. Peut-être n'avait-elle pas l’habitude d'avoir un médecin attentionné à autre chose qu'à soigner maladies et maux. Elle se recula légèrement en sentant sa main sur son genou. Légèrement contrarié par sa réponse pleine de sens, elle s'était reculée pour montrer sa déception.
" Oui... il me faut du repos. Vous savez de toute manière la fatigue appelle la fatigue... si je n'arrive pas à trouver le repos, ce n'est pas ce qui attendu. La faiblesse du manque de sommeil n'est pas de rigueur dans ma position...
Elle avait dit ces mots à la fois de façon froide et avec autorité comme si elle voulait lui faire comprendre que s'il fallait prendre des sédatifs pour calmer cette période d'agitation ; elle le ferait. Malgré tout elle la sentait dans son droit, tout ce qui était dit n'était pas mu par un souhait de malveillance. Alors oui elle avait senti comme si on lui donnait des notions de vie sur comment elle se devait de gérer ses soucis, mais... cette personne ne le faisait que par souci de la voir en meilleure forme. Son entrée lui revint en tête. Elle se souvint comme elle l'avait directement accompagnée, elle se calma aussitôt. C'était dans ce même élan qu'elle lui prit la main pour renforcer ce lien qu'elle lui proposait.
" Enchantée Madame Weiss... vous êtes surprenante. Vous avez un don pour accompagner vos soins, ne vous l'a-ton jamais dit ? "
Finalement elle avait fini par lui dire son ressentis comme pour effacer cette espèce de défiance qu'elle avait eu tout à l'heure. A nouveau, elle lui fit un sourire plus chaleureux que cette mine désapprobatrice. Sa main était encore un peu froide.
" Vos mains sont peu réchauffées, désirez vous partager un thé en ma compagnie ? Mon service est toujours sorti. "
Vers l'alcôve menant au balcon se trouvait une table à la forme travaillée. Une théière avec différents symboles dorés trônait avec des tasses et des coupelles. Aucun biscuit n'était présent, mais ce n'était pas un problème. Elle souhaitait simplement avoir un échange avant que sa bienfaitrice ne parte. Dès qu'elle lui aurait rendu une réponse, elle commanderait un de ses meilleurs thés pour cette fin de journée. Un thé agréable en bouche et non excitant pour stimuler doucement les papilles. Elle s'était fait procurer un délicieux thé blanc à la rose qui avait une douce odeur enivrante.
" Dites moi.. qu'est ce qui vous a poussé à être médecin ?... Je vous trouve différentes de certains de vos confrères et... cela attise ma curiosité. J'aimerais en connaître plus sur vous. "
Pour le moment, elle était restée sur son canapé en repoussant ce moment où elle devrait quitter l'assise si agréable de ses coussins. Elle demanda dès qu'un serviteur entre que sa table soit rapprochée pour qu'elle n'ait plus à bouger.
Elle eut un léger rire, qui manqua s’achever en un étranglement surpris. Du thé… ? Ses prunelles s’embrasèrent d’un enthousiasme grandissant, savourant par avance la douceur du liquide chaud par une aussi belle après-midi. La Reine prêchait une convaincue et aucun autre plaisir en ce monde n’aurait pu avoir meilleure fragrance qu’une tasse de thé dans les jardins royaux. Elle s’inclina légèrement, presque à la manière d’une comédienne, un sourire éclairant son visage de quelques facéties joueuses :
C’est donc tout en s’affairant à la pose de son fameux cataplasme, qu’elle répondit enfin naturellement aux questions qui lui avaient été posées. Elle prit garde à procéder avec lenteur, ses doigts courant avec la légèreté d’une hirondelle sur la peau douce d’Allys.
Elle enroula soigneusement la bande de gaze autour de sa cheville, maintenant en place la mixture de sa confection.
Le sourire attendri qui effleurait ses lèvres ne démentait pas sur le véritable sens de ses propos. Elle râlait volontiers, mais son visage arborait toute la reconnaissance et l’amour filial qu’elle portait envers celui qui l’avait élevée. Tout n’avait certes pas été facile, principalement à l’adolescence, mais il avait toujours fait ce qu’il pensait bon pour elle dans l’unique optique de lui assurer un meilleur futur. Aujourd’hui, son activité médicale lui permettait justement d’assurer financièrement ses escapades sauvages à travers la cambrousse.
Elle se redressa et lissa les plis de sa tunique blanche, humant l’odeur fleurie du thé qu’une domestique venait d’apporter. Sans phare et sans certitude pour autant, elle se risqua à quelques questions de même envergure, posant sur la Reine des prunelles tout à fait curieuse et désireuse d’apprendre :
Sa voix ne contenait aucun jugement en la matière et sa curiosité n’avait rien de morbide ou de mal intentionné. Elle se savait sincèrement intriguée par le passif d’Allys, elle qui était destinée à ce rôle depuis l’âge du berceau. Pour autant, était-ce bien en adéquation avec ses rêves d’enfant… ? Ne regrettait-elle rien à l’heure actuelle, pas même le luxe de l’anonymat ?
La domestique déposa à leurs côtés le service à thé réclamé puis leur servit deux tasses avec l’agilité née de l’habitude. Luz la remercia d’un léger hochement de tête, une chape de vapeur s’enroulant bientôt entre Allys et elle-même.
" Le savoir est un privilège que certains préfèrent garder pour eux... Comment s'il était possible de le dérober... " plaisanta t-elle sur sa remarque sur l'ignorance de son propre corps. C'était pourtant si idiot. Un médecin qui ne parle pas ce serait comme si elle prenait une décision sans avertir les personnes sur les répercussions, pourtant on laissait faire pourvu que tout aille bien dans une parfaite apathie. La reine avait toujours ce souhait d'en savoir toujours plus comme une soif que rien n'éteint, elle voulait savoir, connaître. On pouvait la taxer de femme trop curieuse, mais le savoir conditionnait trop de choses : les personnes à qui on peut se fier, les futures décisions à prendre... Si bien que la plus petite des informations pouvait devenir dans certains cas capitale. Sa soignante semblait bien accueillir son invitation, mieux elle semblait s'en réjouir. Allys avait hâte de son côté que son pansement soit enfin posé. Elle notait bien avec quelle délicatesse procéder la soignante. Elle était vraiment à l'écoute même de ses souhaits les plus poussés... En vérité, sa méfiance naturelle faisait d'elle une patiente difficile à soigner. Fort heureusement, il ne s'agissait ici que d'une simple foulure, d'une onction fraiche, de bandes sans d'autres ajouts plus contrariants. La reine respira doucement en veillant à garder la même pose afin d'une part de ne pas avoir mal mais aussi pour ne pas gêner la pose du bandage. Une fois fini, elle quitta son air complètement absorbé pour avoir un sourire lumineux presque aussitôt. Cette soignante avait vraiment une espèce de joie de vivre qui faisait plaisir à voir.
" Vous savez ... je suis convaincue que la guérison vient également en présence de personnes agréables... "
Rien de plus désagréable qu'un médecin grognon qui vous expédie. Sa position faisait que personne n'osait se comportait ainsi avec elle. Il y avait cependant ceux qui suivaient le protocole pour qu'aucune remontrance ne leur soit adressée. Leur travail n'allait pas au delà du mal à traiter et de quelques " votre majesté". C'était un parcours déjà tracé, sans doute rassurant pour eux mais elle avait l'impression de ne se réduire qu'à un mal que l'on vient éradiquer. La reine aimait les moments simples, ce n'était pas pour rien que le charme de Grimvor avait autant marché. Elle savait que la confiance ne pouvait naître que dans l'échange et le partage non dans une espèce de convenance consentie derrière des procédures vieillies. La convenance pouvait cacher tant de mensonges. Après elle ne demandait pas nécessairement de grands échanges, mais juste de se sentir bien en confiance.
Jeschen Weiss... mais oui c'était un nom reconnu de quoi inspirer bien des vocations. Elle se souvenait que son père l'avait prononcé un certain nombre de fois. Elle avait également eu sans doute l'occasion de le croiser, mais elle ne se rappelait plus ses traits. Impossible également de savoir qui était le nom qui avait accompagné les derniers jours de son père. Allys avait été bien de trop focalisé sur l'état de son père qui se détériorait et de la nécessité de reprendre le flambeau. Alors qu'elle s'était plongée dans une profonde réminiscence, elle sortit de son état grâce à l'odeur de ce thé qu'elle connaissait si bien. Ce fut à son tour d'arborer un sourire des plus charmants. Le thé avait ses vertus apaisantes et savait réunir bon nombre d'adorateurs. Elle avait visé dans le mille avec Madame Weiss, elle en était convaincue.
" Vous savez... J'ai toujours vu le monde... avec du recul... sans doute trop pour être franche. Si je n'avais pas eu une personne à mes côtés qui adore les voyages, jamais je ne serai allée bien loin... Dois-je comprendre que vous êtes une voyageuse ? Autrement votre grand-père, il me semble me rappeler de son nom, en tant que grand médecin... Vous avez dû avoir une véritable aspiration... "
Bientôt le thé leur fut servi avec toute la majesté que cette boisson méritait si bien. Leurs tasses fumantes donnaient à ce moment un air privilégié d'échanges. Le thé obligeait à se poser, se confier. Ces moments permettaient de se reposer entre deux réunions, entre deux décisions difficiles ; ils apparaissaient toujours avec des passages inévitables dans la vie de la reine depuis sa lointaine enfance.
" En vérité... " ajouta t-elle en baissant la tête. " Ce grand royaume m'intimidait étant plus jeune, puis nous prenons notre fonction... chaque jour nous parait plus ou moins simples et différent suivant les circonstances qui se présentent... J'imagine qu'il en va de même pour votre métier. Vous êtes en porte-à-faux en cas de grosse maladie incurable avec de nombreux regards désespérés....
Elle avait eu ce regard désespéré, elle avait essuyé les quelques regards fuyants de certains médecins qui ne savaient comment annoncer l'avancement d'une maladie. Allys avait dû comprendre tout en voulant se battre... Personne ne peut se résoudre à abandonner ce combat contre la maladie...
" Pour vous répondre autrement, j'ai toujours souhaité être à cette place. Une volonté de poursuivre l’œuvre de mes parents. Mais j’ignorais comment.... cette question était troublante à mes yeux. Puis vient l'âge adulte, où nous nous contentons de suivre ce chemin qui s'est ouvert... "
Ainsi, le choix d’être Reine n’était pas allé contre sa volonté ? Luz imaginait sans mal les responsabilités qu’impliquaient nécessairement une naissance de cet acabit. Néanmoins, l’adolescence avait ses mystères et les aspirations personnelles n’allaient pas toujours de pair avec les rêves personnels… Elle en connaissait un rayon à ce sujet. Elle qui avait tant essayé de fuir les aspirations de son grand-père, rêvant de collines et de forêts lointaines plutôt qu’à Gérard, patient de 42 ans doté d’une incurable hernie. Non, la médecine n’avait rien de joli ni de gracieux. Il fallait faire avec les émotions tumultueuses des patients, les corps maladroits, abîmés, gauchis. La gratitude des gens s’arrêtait à leurs purs intérêts, prêts à clamer haut et fort une erreur médicale plutôt que d’avouer qu’ils n’avaient pas suivi leur traitement. A bien y penser, l’ironie de la situation lui arracha un sourire. Être Reine était en quelque sorte tâcher de soigner un Royaume entier… Un Royaume peu compatissant et aux désirs tout à fait tumultueux.
Soucieuse d’être correctement comprise, elle déroula le fil de ses réflexions :
Elle pencha subtilement la tête, habitude charmante qui était la sienne.
Elle porta sa tasse à ses lèvres, retint une légère grimace lorsque le liquide encore un tantinet trop brûlant effleura sa langue. Lorsqu’elle releva les yeux sur Allys, ce fut pour lui offrir l’un de ces regards pétillants dont elle avait le secret.
Elle se mordit la lèvre inférieure, un brin trop tard, regrettant son langage peut-être un peu trop vulgaire en présence de la sacrosainte propriétaire du palais. La royauté jurait-elle… ? Désireuse de changer de sujet et tout à la fois curieuse, son esprit dériva vers un thème voisin. Inconsciente de la problématique qui taraudait actuellement la Reine, ce secret de polichinelle qui avait été restreint au palais, Luz s’aventura vers des questions plus familiales :
" Il y a un endroit dans le palais que j'affectionne pus que tout... mais pourtant dont je n'ai aucune connaissance. J'adore me promener dans les jardins, mais remettez moi un arbuste et vous êtes assurée qu'il ne survivra pas... Fort heureusement pour le royaume, cette tâche ne m'est pas dévolue. " rit-elle en observant les volutes de fumée décrire au dessus de sa tasse des petits tracés gracieux. Luz était toute affairée à leur discussion, tellement fortement qu'elle préférait se brûler qu'attendre et considérer qu'une brûlure était le plus désagréable dans une dégustation.
" Je vous en prie, prenez donc votre temps madame Weiss, nous ne sommes pas pressées. Les occasions où je peux ainsi me reposer ne sont pas multiples. Vous êtes peut-être en revanche attendue ailleurs, n'ayez aucun scrupule à aller secourir une personne, qui aura un mal plus grand que le mien" observa t-elle de son air taquin. Tout cela pour une cheville... Aux yeux de la royauté aucun confort ne devait être oublié au détriment de d'autres qui devaient souffrir bien plus...
" Vous avez vu juste, être à la tête de ce royaume ce n'est pas gouverner un peuple, mais bien chaque individu avec des attentes particulières. Lorsque je parle, je peux être certaine d'en inclure par l'un de mes mots. Le but est de réussir à parler aux plus grand nombre et que chacun sente que son dirigeant pense à lui d'une façon ou d'une autre... C'est un constat voué à l'échec, mais j'essaie de me baser sur des écrits anciens... C'est fou comme parfois nos aieuls semblent mieux s'en tirer que nous le faisons... Nous n'avons pas d'autres choix que celui de tous faire de notre mieux. Si cette place n'avait pas été la mienne, j'aurais procédé de la même façon... Nous n'avons pas d'autre choix, comme vous dites certains sont plus dans le désespoir que d'autre et si nous avançons... nos pensées vont également à ceux que la vie... n'a pas épargné. Votre dévouement me touche et m'inspire... il faut croire" conclut elle en réalisant qu'elle était partie dans une sorte de discours improvisé comme si elle se trouvait face à une troupe à motiver.
Un souverain a toujours ses angoisses, il faut dire que ces derniers jours ce mot est un peu trop présent dans la tête d'Allys au point parfois d'en oublier la décence d'éviter un pareil monologue ennuyeux pour son auditoire. Elle se mit à son tour à goûter le précieux breuvage tranquillement en souriant. Par la suite, Luz évoqua ses enfants... sujet épineux. Entre sa fille qu'elle ne voyait que par de rares occasions et son fils.. littéralement absent, c'était comme avancer sur un sol de braises ardentes.
"... Lorsque mon fils sera retrouvé, il reprendra son rôle de prince héritier... Ma fille a d'autres projets, disons le... Dois-je comprendre que vous n'avez pas eu d'enfant... est-ce un regret de votre part ? "
Allys était toujours assez sensible aux questions de la famille, elle était même plutôt traditionnelle. Jamais elle ne se serait vue finir sa vie sans enfant... sans enfant... elle reposa sa tasse de thé un instant. Son regard devenait fuyant.
" Vous n'êtes pas obligée de me répondre. Je me suis permise de vous demander, vous avez si bien décrit la situation complexe dans laquelle je peux être parfois... mais vous apportez tant d'espoir, je serai affectée qu'une personne telle que vous puisse avoir un regret important..."
Le seul regret actuel de la reine est de ne pouvoir rien faire, de demeurer ainsi dans la plus ridicule des immobilisation à attendre une personne qui ne reviendra peut-être pas d'une opération.
Son sourire s’élargit, taquine mais bienveillante. Elle se retint de préciser que leurs ancêtres, tout royaux qu’ils étaient, devaient souffrir des mêmes maux de ventre et problèmes d’orientations politiques que le commun des mortels. Elle-même peinait à voir son grand-père autrement que comme l’imposant patriarche qu’il était par le passé, dirigeant ses élèves d’une main de fer. Outre qu’il perdait subrepticement la mémoire désormais, il avait conservé cette espèce de pugnacité qui l’avait conduit à mener Luz vers la voie de la médecine. Entre gens têtus, ils se comprenaient. Cela aurait pour autant été mentir que de prétendre qu’elle ne ressentait pas la pression de son ancestrale réputation. Lui qui n’avait jamais connu la moindre erreur de médecine – à en croire la légende locale de sa famille bien entendu, qui elle n’en doutait pas, faisait fi de la réalité à sa guise – était la première chose qu’évoquaient les Nobles qu’elle rencontrait. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait entendu une réplique de l’ordre d’un « Ah, vous êtes la petite-fille de Jeschen ? ». La comparaison implicite était loin d’être agréable.
La réponse suivante de la Reine fut beaucoup plus interpellante. Suspendant son geste à mi-chemin de ses lèvres, Luz retourna un regard stupéfait sur sa souveraine. Le prince héritier… ? Disparu ?! Elle dut faire un effort pour reposer calmement sa tasse et ne pas couvrir Allys d’interrogations plus maladroites les unes que les autres. Allons, elle devait réfléchir. Elle qui ne participait à aucun salon n’était guère au fait des rumeurs et des potins qui sévissaient à la cour royale. Etait-ce une affaire publique ? Qu’avait-elle encore manqué, à force de vagabonder à l’autre bout du pays ? Elle se mordit la lèvre inférieure et tâcha de laisser la Reine finir sa tirade. La Garde royale devait avoir les choses bien en main, elle voyait mal le palais laisser courir en pleine nature un petit malin de sang royal. Avait-il seulement fugué… ? Non, un enlèvement aurait fait bien plus de bruit… Du moins trouva-t-elle cette excuse pour se rassurer.
Elle se souvint à grand peine que la femme en face d’elle n’était autre que la souveraine d’Aryon. Elle ne pouvait décemment pas se lever sur le champ de sa chaise pour l’étreindre ou manifester une marque de soutien physique trop tonitruante. Aussi recula-t-elle contre le dossier de sa chaise, cherchant longuement ses mots pour mieux lui transmettre toutes les nuances de ses émotions.
Elle s’illumina d’un très léger sourire qui n’avait d’autre but que d’alléger la densité de l’atmosphère. Ce drame était à présent un événement lointain et distinct de sa vie actuelle. L’affaire était close pour son âme et Luz était de ces personnes à archiver immédiatement les pans achevés de sa vie.
Ses prunelles s’étrécirent, peu certaine qu’elle parvenait à être compréhensible dans sa vision de l’existence.
Elle revint cette fois-ci se pencher sur la table, ses prunelles plus profondément ancrées dans le regard d’Allys, arborant un visage chaleureux empreint d’une très lointaine souffrance.
Depuis combien de temps la Reine attendait-elle de ses nouvelles… ? A voix basse, d’une tonalité beaucoup plus douce, Luz tâcha de l’encourager à se soulager de ses quelques poids émotionnels terriblement douloureux :
" Dans un sens... si je suis votre raisonnement, cette chute a fait de moi une gagnante."
Si être une gagnante se déterminait en ajoutant le positif et le néagtif, la reine s'en sortait plutôt bien avec du repos assuré et une nouvelle rencontre. La honte d'avoir dérapé s'éloignait, bientôt elle n'y penserait plus, enfin ce détail était sans doute à reconsidérer. Son esprit se noyait peu à peu dans la discussion en évoquant son rôle. C'était tout de même étrange, mais elle se souvenait avoir eu du mal à l'évoquer au début de son règne. Ce n'était pas parce qu'elle ne savait pas les missions qu'elle réalisait, mais plus qu'elle ignorait où elle se situait. A présent, les années faisaient qu'elle pouvait les évoquer sans trop de peine. La pression des ainés sur notre propre rôle était une chose fondamentale, elle savait bien que cette femme médecin avait dû rencontrer les mêmes difficultés. C'était même curieux de pouvoir parler de nombreux sujets quel que soient les conditions de vie, que l'on soit noble ou bien une personne de peuple, certains sujets se retrouvaient et se mêlaient. Notre rôle n'était en fin de compte qu'un rôle prêté et non donné...
Son écoute et ses réflexions poussaient la reine à se reservir. Elle avait en plus choqué la jeune femme qui lui avait raconté un récit horrible. La reine n'aurait jamais pensé abandonné un de ses enfants, l'idée même la rebutait un peu. Elle essaya de ne montrer que peu de réactions, mais ses yeux la trahissaient. Une parole resta bloquée dans le fond de sa gorge. Elle réalisa que ... son enfant n'avait pas été abandonné mais perdu... Elle cligna des yeux sans verser de larmes, mais ce constat changeait la donne. D'un mouvement élégant, elle monta la tasse à ses yeux en gardant ses oreilles grandes ouvertes. Elle était tant partie dans ses réflexions qu'elle avait failli déformer les propos de son interlocutrice. Perdre son enfant avait dû peser sur son moral, elle imaginait assez que même concevoir un foyer devait l'effrayer d'une certaine façon... Et si Allys perdait le sien, si le prince ne revenait plus... La reine n'osait imaginer alors sa réaction. Elle resterait sur son trône à verser toujours de belles paroles pendant que s'éteindrait la flamme qui l'animait. Les serviteurs verrait tout d'abord son visage se maquillait de fatigue, puis son dévouement baissait comme s'éteint une bougie. Malgré tout, elle n'aurait pas lâché son trône en le portant comme un devoir, elle s'imaginait toutes ces choses alors qu'à présent elle ne rêvait que de sortie.... Elle s'en voulait de ne pas être aussi solide qu'elle le voudrait en des situations analogues.
" Je ne vois pas ce qui vous condamnerait à être une mauvaise mère... Vous avez la voix brisée d'une personne émue par cette situation. Vous le regrettez. De plus vous n'avez pas vécu cette situation comme vous l'auriez souhaité. Je vous conjure de ne pas arriver à de telles conclusions... Comme nous sommes présentement des années après ce drame, vous avez toute votre vie pour construire ce que vous souhaitez. Et .... comme vous dites parfois l'amour nous tombe dessus... " Disant ces mots, elle se pencha vers sa tasse à présent vidée. Plus aucune goutte de thé ne restait. Les théières étaient toujours trop petites, c'était ce qu'Allys s'évertuait à raconter sans être prise au sérieux. Toujours trop petite. Elle garda ses mains sur ses jambes à défaut de pouvoir tenir une autre tasse, mais une espèce d'envie irrépressible la poussait à vouloir à nouveau se servir. Vous pouvez dire qu'elle se droguait au thé que vous seriez dans le vrai. Les serviteurs avaient l'habitude qu'elle ingurgite un nombre important de tasses, aussi vinrent ils pour la servir. Elle se mit à sourire et reprit son petit geste machinal ainsi que le cours de la discussion. Le pouvoir du thé devenait à lui seul un véritable moteur de la conversation. Il ne fallait pas se mentir, il était aussi la bonne excuse pour détourner la conversation à un moment crucial.
"... Comme vous dites quand une partie de vous même est arrachée... un vide peut vous dévorer..." résuma t-elle simplement en ajoutant cette fois du sucre à sa boisson. Elle prenait toujours un thé sans sucre, mais sa tristesse lui commandait d'en ajouter, comme pour noyer un sentiment grandissant en elle.
Elle se fendit d’un léger sourire, et sa main vint se poser sur son ventre en un très vieux lambeau d’instinct. Encore temps pour elle de construire quelque chose ? Elle n’en était pas sûre. Jusqu’à preuve du contraire, ses entrailles s’étaient asséchées à cause du poison et espérer donner la vie une nouvelle fois dans les années à venir relèverait probablement du miracle. Enfin, de ses suppositions et maigres observations. Peut-être préférait-elle jouer les autruches et ignorer la source du problème tant que la question ne se posait pas. Mais jusqu’à présent, ses capacités féminines demeuraient infertiles depuis l’accident. Oh, des remèdes existaient probablement par-delà ce monde qui fonctionnait essentiellement par magie. Bien des miracles s’étaient déjà produits sur le terrain, un nombre incalculable de pouvoirs étonnants et puissants naissant chaque jour parmi la population. Voilà qui nécessiterait pour autant une démarche spontanée de sa part. Et toute célibataire qu’elle était, papillonnant de ci et de là avec nul désir de s’attacher, son état actuel ne lui apparaissait guère problématique. Et puis… Qui n’avait pas sa propre croix à porter ? Pour l’heure, cette blessure interne lui permettait de se remémorer ce qu’il s’était passé. Son propre fardeau d’âme.
Elle se voyait mal néanmoins bassiner leur Souveraine avec des histoires de mégères et d’utérus. La pauvre avait déjà bien assez à faire avec l’inquiétude que lui procuraient ses propres enfants. Heureusement, elle avait la chance d’avoir croisé une praticienne aussi assoiffée de thé qu’elle. Luz acquiesça avec grand plaisir lorsque les domestiques lui proposèrent à son tour de remplir sa tasse. Oh, elle ne se lasserait probablement jamais de ces fragrances délicieuses et de la sensation chaude du liquide dans sa gorge… Qu’il pleuve, qu’il vente, ou que le ciel affiche un parfait ciel bleu, une tasse de thé était toujours bénéfique pour le corps. Elle songea brièvement qu’il lui faudrait bientôt renouveler ses stocks de thés et de tisanes, un peu trop mis à mal ces derniers temps.
Elle perçut la tristesse qui s’emparait à nouveau d’Allys et qui grappillait sans cesse du terrain dans son esprit. Le prince héritier ne pouvait décemment avoir disparu dans la nature aussi aisément… Il devait y avoir une raison à cette absence de nouvelles, une raison qui ne pouvait être corrélée à un acte malveillant. Réfléchissant, et désireuse de se montrer franche et honnête avec sa Souveraine, Luz tâcha une nouvelle fois de lui remonter un tantinet le moral.
Comment le Roi vivait-il la disparition de son fils aîné ? De ce que les rumeurs disaient, Grimvor était moins proche de ses enfants que ne l’était Allys… Luz voulait qui plus est bien croire qu’il devait être extrêmement difficile de nouer des relations saines et aimantes lorsque l’on était la famille royale, accaparée toute la journée à résoudre les problèmes du peuple. Un tel emploi du temps manquait forcément de plages horaires destinées à rire et à se chamailler en toute naïveté en famille. Une idée lui vint toutefois. Peut-être qu’orienter l’attention de la Reine vers un sujet un tantinet plus distant l’aiderait à y voir plus clair… ?
A bien y réfléchir, Luz n’avait aucune idée de la manière dont Allys s’entendait avec sa mère. Elle évoquait parfois brièvement son père, qui avait de toute évidence fortement marqué sa génération, mais l’ombre de sa mère restait plus silencieuse et discrète dans les récits. A 83 ans, se portait-elle toujours comme un charme ? Etait-elle proche de sa fille, se souciait-elle encore des remous de la politique et de la vie d’Aryon ?
" J'aimerais que vous ayez quelques pouvoirs magiques pour le téléporter vers nous dans l'heure.. comme vous dites que ne ferait-on pas pour notre progéniture ?... Mais que ne ferait-pas une personne aussi attentionnée telle que vous pour aider son prochain. Vos mots ont su me toucher, je m'en souviendrai.
La discussion vint vers sa mère Dame Zora dont les conseils étaient précieux, mais qu'elle évitait trop agiter par peur de trop lui demander. C'était fou mais elle en arrivait à en demander pourquoi elle se mettait à faire presque des déclarations plus personnelles à une personne qui représentait ce dont elle se méfiait... Sur le coup, elle tourna la tête vers la lumière diffusée par la fenêtre du balcon. Elle ne pouvait pas voir autant la ville aux alentours, mais elle pouvait se nourrir de cette vision appaisante. C'était souvent ce qu'elle faisait pour reprendre son souffle ou pour se rassurer. Elle dirigea son attention vers la théière pour servir à nouveau à son invitée du thé pour pardonner ce moment d'hésitation.
"... Ma mère vous savez est bien seule, je ne voudrais pas l'incommoder avec mes histoires. Et c'est le cas depuis ... un moment déjà. Vous savez, je peux vous paraître peut-être remplie d'espoir, mais l'espoir n'a pas permis à mon père de rester... Tout ce que je peux faire à présent, c'est tenter de lui épargner une pression qu'elle a autrefois endossé avec dignité.... "
Elle reposa la théière, elle avait les idées dans le vague en songeant qu'après moult détours, elle en venait à reparler de ce sujet..
" Peut-être qu'aussi je voudrais vous épargner de la peine pour les soucis que vous avez, je ne sais exactement comment les soulager... mais si la vie peut-être difficile, j'espère au moins y apporter soit un répit soit une solution... Je me demandais si vous accepteriez une faveur pour moi... j'aimerais avoir votre soutien pour un établissement. Comme je vois que le sujet des enfants vous est sensible autant que moi... vous savez, il y a un orphelinat bien précis qui concerne notamment les enfants de ceux qui ont été envoyés à l'armée. C'est un orphelinat qui a toujours reçu ma plus grande attention, même si j'aimerai en faire davantage. Les personnes qui se dévouent pour les autres ne devraient pas avoir cette angoisse de savoir que toute leur famille pourrait en pâtir. C'est un projet que j'ai monté il y a plusieurs années. Je voudrais simplement savoir s'il vous serait possible de vous assurer qu'ils vont tous bien avec votre bienveillance et votre sollicitude... Je ne peux m'y rendre tout simplement parce que je n'ai pas le temps... c'est un argument bien lâche en vérité... mais je l'avoue. Et je trouve qu'investir de l'argent sans avoir d'émissaire ou de garant pour s'assurer que tout se passe bien est une perte de temps... J'aurais envie de vous faire confiance.... "
Elle voulait ainsi montrer que sa confiance pouvait naître à tout moment, mais si la tâche était trop ardue, elle la proposerait à d'autres... d'autant qu'elle avait déjà fait tant pour elle. C'était une manière de lui montrer son désir de la voir interagir dans ses affaires... Vu la tristesse comment elle avait réagi, elle craignait une réponse peu enthousiaste auquel cas elle ferait appel à quelqu'un d'autres. Le docteur Weiss avait néanmoins toute cette connaissance médicale pouvant être une véritable bénédiction. Ils n'étaient pas nombreux qui plus est... Une dizaine. Tout au plus.
Lorsque la Reine reprit la parole, sa demande l’intrigua cette fois-ci. Un orphelinat ? Elle haussa un sourcil intrigué et écouta attentivement les explications de son interlocutrice. D’ordinaire, les politiques aimaient proposer leurs grâces à des organismes humanitaires pour gagner à leur compte la population. Elle sentait pour autant toute la conviction qui animait réellement Allys en cet instant. Elle ne s’occupait pas de ce projet pour correspondre aux apparences de la couronne, mais bien parce que cela la touchait intimement en tant que personne. Il était impossible de ne pas se rendre compte de cela, tant ses hésitations étaient éloquentes et attachantes.
Un doux sourire fleurit sur les lèvres de Luz, tandis qu’elle reposait sa tasse désormais vide sur la table d’appoint. Elle sentit qu’Allys venait précisément d’atteindre sa corde sensible – à bien maligne qu’était leur Reine ! Comment pourrait-elle décemment refuser un service à sa Souveraine, lorsque celle-ci lui prêtait soudainement une telle confiance ? En cette seconde, Allys ne le savait guère, mais elle venait de s’allouer les services éternels de la praticienne. Elle posa son poing fermé sur sa poitrine et inclina légèrement la tête sans se départir de son sourire. Au fond d’elle, un brasier brûlait, infiniment désireuse de prouver à la Reine qu’elle avait mille fois raison de lui accorder cette confiance :
Il ne serait en effet pas très difficile d’élaborer une correspondance postale entre la Reine et elle. Elle travaillait d’ores et déjà dans le palais royal plusieurs fois par semaine et pouvait par ce biais déposer régulièrement du courrier. Peut-être serait-il possible d’organiser quatre à cinq visites par mois dans cet établissement afin de récolter les désidératas du personnel et s’assurer que les enfants étaient bien traités ? Une foule de réflexions en tête, Luz releva son minois vers la Reine et reprit avec toute la tranquille assurance dont elle était capable :
Sur un ordre silencieux de la Reine, une Domestique s’approcha et déposa face à Luz un dossier parfaitement détaillé. Elle le feuilleta rapidement et le stocka précieusement dans sa sacoche de travail : il détenait toutes les informations nécessaires relatives à cet orphelinat. Réellement enthousiaste, Luz songea à la soirée qu’elle pourrait passer à éplucher ce dossier et à préparer son prochain programme de visites. Elle n’eut malheureusement pas l’heur de poursuivre son entrevue avec la Reine, car la même jeune femme qui avait apporté les documents s’inclina en direction d’Allys et murmura quelque chose à propos d’un rendez-vous programmé dans peu de temps. Luz réunit donc ses affaires, s’assura une dernière fois de la bonne tenue des soins accordés à la Reine et n’eut bientôt d’autre choix que de prendre congé. Elle s’inclina avec respect face à Allys, après qu’elles eurent convenues du meilleur moyen de conserver une future correspondance écrite.
Elle se fendit d’un sourire beaucoup plus amical et complice que ne le laissaient supposer ses propos officiels. Ce sourire et ce pétillement dans ses yeux signifiaient indubitablement à Allys qu’elle resterait bien entendu tout autant à ses côtés si elle avait le moindre besoin d’une amie… Mais pour l’heure, l’étude d’un dossier l’attendait !