C'est pour cela que la conseillère a mis du temps ce matin à ce lever. Quand elle ouvrit enfin les yeux, son cher mari était déjà parti depuis longtemps.Moi qui pouvais enfin rester avec lui toute la journée, il exagère... Elle se replongea alors dans ses couvertures, pas du tout pressée de quitter la douceur et la chaleur de son lit...
Quand elle émergea enfin, le soleil était déjà bien haut dans le ciel. Toujours en pyjama, Rebecca descendait les volée de marches, la conduisant dans sa cuisine. Elle se fit un rapide petit déjeuner, n'ayant pas forcément l'appétit pour quelque chose de plus gros. Tout en préparant son thé, Rebecca regardait son feupagnol jouait avec un morceau de sucre. Les contours de son corps, tout en ombre, étaient flous, comme un feu noir. La conseillère tendait alors la main vers sa créature, se concentrant vers sa future forme. L'ombre de feupagnol se dissipa dans celle de son meuble de cuisine. D'un mouvement de poignée, elle reprit un morceau de cette ombre, et commença à la former. Elle commença par sa tête, un petit pic sur le haut du crâne. Puis le corps, tout rond, très rebondissant. Le tout ressemblait à une goutte d'eau, mais les traînées d'ombre tout autour de la créature montraient que c'était bel et bien une créature du pouvoir de la conseillère. Le smiley rebondissait joyeusement jusqu'à sa main tendue. Même sans visage, on pouvait voir qu'il était heureux, et prêt à s'amuser.
A peine Rebecca à eu le temps de débarrasser son petit déjeuner qu'on toqua à la porte. Elle n'avait pour seul vêtement qu'une petite nuisette noire, transparente à la mi-cuisse. D'habitude, elle n'est jamais prise au dépourvu. Jamais. Mais là, c'est son premier jour sans travailler depuis longtemps. Elle voulait profiter de sa journée pour....rien faire. Hélas, tout ceci est partit en fumée assez rapidement.
Rebecca n'allait pas avoir le temps d'aller ouvrir la porte avant d'aller s'habiller. Qu'importe, la personne attendra. Elle remontait alors dans sa chambre, priant intérieurement que la porte n'allait pas de nouveau toquer.
Faute de croire en un Dieu, on retoqua de nouveau à la porte. Exacerbée, Rebecca redescendait d'un pas nonchalant. Si c'est encore pour de la pub, je transforme le smiley en smilodon et il le bouffera . Arrivée devant la porte, elle marqua un petit stop, le temps de trouver un courage bien enfoui.
Elle ouvrit la porte en grand, montrant sa grande silhouette, espérant que cela pourrait suffire à faire fuir la personne. D'un ton glacial, elle ne dit qu'un mot :
- Oui ?
Après un passage furtif à la Caserne pour faire un brin de toilette et changer de vêtements, il avait donc pris ses fonctions aux aurores – car autant mettre à profit sa nuit blanche, et peut-être qu’ainsi il aurait le temps de faire une sieste entre deux missions cet après-midi – et bien avancé dans celles-ci. Et, finalement, heureusement qu’il avait réalisé la plupart de ses objectifs plus tôt dans la matinée, car plus celle-ci avançait, plus le contre-coup de la nuit sans sommeil se faisait ressentir. Alors il ne fallait pas être nécessairement très intelligent pour mener une missive d’un bâtiment à un autre, mais de ne pas s’endormir promptement au détour d’un couloir devenait une capacité de plus en plus providentielle. Il pensait pouvoir souffler – et s’assoupir dans un coin ni vu ni connu – après son deuxième passage au bureau de poste de la Caserne, mais c’était sans compter sur sa malchance et l’esprit sadique de ses camarades. Et l’absence de ptidodo ou rapidodo disponible.
- Un paquet pour Rebecca Hekmatyar, de la part de son cher et tendre, lui indiqua la jeune Garde – Sarah – derrière le comptoir. Ça sera tout pour ce matin, continua-t-elle avec pitié en observant le visage déconfit de Calixte. Allez, tu verras ça va être un postage facile. Et peut-être intrigant.
Elle jeta rapidement un regard alentours avant de se pencher vers l’espion pour murmurer :
- Il parait que le soldat Hekmatyar découche souvent du lit conjugal, et que pour se faire pardonner il couvre sa femme de cadeaux ! Tu me raconteras ça, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
- Il est intéressant de savoir qu’Arthorias est bon parti, commenta Calixte en haussant les sourcils.
Et peut-être qu’une partie de son cerveau – de son corps – lui criait encore que son lit l’attendait impatiemment et qu’un peu de sommeil lui ferait le plus grand bien… Mais la curiosité de l’espion était attisée. Non seulement par les propos de son interlocutrice, mais aussi par l’identité de la personne à qui il devait délivrer ce gros paquet.
- Wow, il n’a pas lésiné sur la marchandise, s’exclama-t-il en avisant le sac de toile derrière le comptoir.
- Il a peut-être beaucoup à se faire pardonner, spécula Sarah en se baissant pour prendre le paquet. Quoi que c’est assez léger… Okay, maintenant je suis vraiment curieuse de savoir ce qu’il y a dedans : t’as intérêt à revenir me tenir au parfum !
Hochant la tête, Calixte récupéra maladroitement l’énorme sac… qui effectivement n’était pas aussi lourd que son envergure aurait pu suggérer.
- Tu feras attention : une enveloppe est agrafée juste là, lui indiqua la Garde en tapotant le haut du paquet.
Avec un grognement d’acquiescement, Calixte quitta le poste pour aller affronter les rues de la Capitale.
Intra-muros, il n’était pas rare que ses missions l’amènent à sortir du complexe militaire, mais il était généralement invité à mener ses pas – et ses missives – vers les bureaux des différents ministres de la ville. De temps à autres, ses supérieurs lui demandaient directement des livraisons à titre personnel, mais c’était assez rare. Et cela survenait plus en période de fêtes. Finalement, c’était surtout lorsque la poste de la Garde était débordée qu’il faisait plus « d’extra ». Cependant, mais si cela jouait avec la frontière de ses obligations de coursier de la Garde, Calixte ne s’en plaignait pas. C’étaient généralement des missions faciles, et elles lui apportaient un lot non négligeable d’informations sur ce qu’il se passait dans la Capitale. Et sur les autres militaires, d’un point de vue plus ou moins personnel.
Après quelques péripéties à travers la ville – en même temps avec un paquet limitant son champ de vision et sa maladresse usuelle il fallait s’y attendre – Calixte parvint enfin à l’adresse donnée… qui semblait être l’adresse personnelle des Hekmatyar, à en juger par l’apparence résidentielle des bâtiments environnants. Gauchement, Calixte réajusta le gros sac entre ses bras et toqua à la porte. Il aurait pu – aurait dû – le poser par terre, mais son cerveau en manque de sommeil n’avait pas réfléchi jusque-là. Raison pour laquelle, en quelques secondes, il avait aussi oublié si cela faisait longtemps qu’il avait frappé, et qu’il réitéra l’action.
Lorsqu’il entendit le bruit immanquable d’une porte qui s’ouvre, Calixte ouvrit la bouche pour parler… Mais il fut surpris par une voix glaciale :
- Oui ?
Et il fut tellement surpris qu’il en perdit contenance, et lâcha son précieux coli. Ce fût l’affaire d’une micro seconde : le gros sac lui échappa, il le rattrapa néanmoins dans sa chute en se baissant rapidement – ce qui était presqu’un exploit vu sa maladresse –, l’enveloppe agrafée se détacha sous l’à-coup pour voler au visage de la personne ayant ouvert, Calixte leva les yeux pour amorcer un mouvement pour essayer de la récupérer au vol… et bugua sur l’apparence de…
- Re… Rebecca Hekmatyar ? s’étrangla-t-il en rougissant.
Calixte était rarement surpris. Rarement physiquement surpris. Il aimait être étonné – il ne vivait quasiment que pour ça –, mais avait généralement peu de réactions physiques mettant en évidence sa stupéfaction. Et elles étaient souvent modiques. Mais là, entre le manque de sommeil, son effort soudain pour ne pas perdre le paquet, et l’apparence dénudée de cette femme contrastant avec sa présence si autoritaire et froide…
- Vais-je enfin savoir de qui vient ce colis ou faut-il que je le devine seule, coursier ?
Rebecca ramassa la lettre de part terre. Elle n'avait pas besoin de savoir qui était le destinataire, elle voulait juste voir ce qu'il a bien pu écrire dessus. "Je veux tout faire pour te rendre heureuse : t’embrasser, te susurrer des mots doux, te prendre dans mes bras et même faire le ménage, et sortir les poubelles. Arthé." Un léger et rapide sourire naissait sur les lèvres de la conseillère. Aaaah, si seulement c'était vrai
Rebecca plia la lettre et la mit au seul endroit qui pouvait servir de poche. Pendant qu'elle plongeait la main dans son décolleté, elle regarda de nouveau le coursier. Elle finit tranquillement de placer la lettre, toujours en le regardant droit dans les yeux. Quand elle eu enfin finit, elle se replaça contre la porte, et croisa de nouveau les bras.
Bien. Je crois que vous avez fait votre travail, coursier. Besoin d'autre chose ?
La patience de Rebecca commençait a atteindre ces limites. Elle venait de consommer la totalité de ses mots du jours, là. Elle n'allait quand même pas continuer à faire la conversation. Qu'attendait donc cet homme ? Que voulait-il de plus ? Un signature ? Un bisou de remerciement ?
La conseillère n'allait pas attendre la réponse. Dans un geste long, qui permettrait au coursier de faire une action, elle ferma la porte. Elle espérait de tout coeur qu'il n'allait pas l'arrêter, mais elle sentait qu'il avait encore quelque chose à dire.
- Vais-je enfin savoir de qui vient ce colis ou faut-il que je le devine seule, coursier ? demanda finalement Rebecca Hekmatyar avant de ramasser la lettre qu’il n’avait réussi à attraper.
Il eut au passage un magnifique aperçu de son décolleté et s’empressa de détourner les yeux. Calixte n’était pas particulièrement pudique, ni facilement gêné. Et toute trace de décence avait savamment été enfouie par les enseignements du cursus d’espionnage de la Garde. A quoi sert un espion qui ne regarde pas ? qui n’entend pas ? qui ne s’intéresse pas ? Et le Maître-Espion l’aurait secoué par les épaules – ou étranglé – s’il l’avait vu dans cette position. Mais Calixte avait été pris au dépourvu, en état bien sous-optimal de ses capacités déjà pas brillantes, et était donc revenu par réflexe à son état par défaut : un gentil garçon poli et maladroit.
Il se fit violence pour retrouver ses esprits, et un semblant de cerveau. Calixte tourna à nouveau la tête vers son interlocutrice, pile alors qu’elle glissait l’enveloppe dans le décolleté de sa nuisette, et il se força à maintenir son regard. Son visage retrouvait peu à peu sa teinte usuelle, mais quelques traces de rouge persistaient au niveau de ses joues.
- Bien. Je crois que vous avez fait votre travail, coursier. Besoin d'autre chose ? poursuivit la jeune femme en amorçant un mouvement pour fermer la porte de sa demeure.
Visiblement certaines rumeurs sur l’épouse Hekmatyar étaient fondées. Se précipitant pour maintenir la porte ouverte, Calixte faillit à nouveau perdre le contrôle de la marchandise entre ses bras. Le bras qu’il avait lancé pour arrêter le geste de la jeune femme décrivit un petit arc de cercle avant de revenir soutenir le paquetage qui se cassait à nouveau la binette.
- Heu oui oui oui attendez s’il vous plait ! s’exclama l’espion avec agitation. J’ai aussi ça pour vous. Ce paquet, continua-t-il en tendant l’énorme sac. Pardon, je peux vous le déposer sur une table à l’intérieur si vous le désirez, ça serait plus commode, s’excusa-t-il en ramenant vers lui le coli.
Il n’aurait pas été inexacte de dire que Calixte essayait là de faire un effort de civisme. Après réflexion, il ne lui semblait pas approprié de laisser dame Hekmatyar se débrouiller avec le volumineux paquet dans sa tenue peu adaptée pour la manutention. Mais il n’aurait pas non plus été inexacte de dire que l’espion n’était pas intrigué, à la fois par le contenu du coli, ni par la demeure des Hekmatyar, ni par la jeune femme elle-même. Un certain nombre de « on dit » circulait sur le jeune couple, et Calixte aimait faire un peu de tri dans les ragots. D’un point de vue purement professionnel, bien sûr.
Et puis, s’il voulait récupérer quelques points auprès de sa famille, il y avait aussi certaines choses qu’il devrait tenter d’aborder avec le glacial personnage. Mais, plus les minutes passaient, moins il était certain de vouloir s’aventurer dans le blizzard. Peut-être arriverait-il à briller autrement auprès des Alkhaia de Eliëir ? Et peut-être qu’il allait pleuvoir des chats.
En parlant de pluie, Calixte reçu quelques gouttes sur le front. Avisant le ciel, il vit que celui-ci commençait doucement mais surement à se couvrir. Formidable, lui qui faisait partie de l’escouade de corvée de nettoyage de la Caserne ce soir, si cela continuait ainsi il passerait une seconde nuit blanche à récurer les couloirs. Les militaires n’étaient pas connus pour s’essuyer consciencieusement les pieds, même après une journée les bottes dans la boue, avant d’entrer dans un lieu. Et s’il songeait à l’état des douches communes après une journée pluvieuse… Calixte frissonna.
- Et il faudra que je vous fasse remplir un récépissé, la Garde aime que les choses soient carrées, ajouta-t-il d’un air contrit.
C’est alors qu’une volute sombre près de la jeune femme attira son regard. S’enroulant avec d’autres traînées obscures, elle se condensait pour former la silhouette d’un :
- Un smiley ! s’exclama l’espion avec ravissement.
L’ombre bondissait et souriait avec la joie simple et béate que lui connaissait tout soldat qui avait nécessairement fait ses premières armes sur cette créature de faible dangerosité. En dehors de sa nature vaporeuse, elle semblait en tout point comparable à son homologue « naturel ». Avait-elle les mêmes capacités ? Les mêmes forces et les mêmes faiblesses ? Soit elle était issue de l’emploi d’un objet magique, soit elle était issue du pouvoir de Rebecca Hekmatyar.
- Est-ce vous qui l’avez créé ? demanda Calixte curieux. Il parait vraiment avoir le même comportement que les smileys… non brumeux. Me permettriez-vous de le toucher ? … Me permettrait-il de le toucher ? ajouta-t-il après un instant de réflexion.
Rebecca regardait le jeune homme, devant sa porte. Les paroles de son mari tournaient dans sa tête. Fais preuve de gentillesse, Rebecca. Soit aimable avec les autres.. L'amabilité et la gentillesse n'étaient vraiment pas les premières qualités qu'on pouvait donner à propos de la femme Hekmatyar. Mais Rebecca n'était pas aussi glaciale que les gens pouvait penser. Et quand il se mit à pleuvoir, sa décision était prise.
- Entrez.
Elle aurait bien voulu dire quelque chose de plus, mais quoi ? Enlever vos chaussures avant de rentrer ? Posez donc votre manteau et venez prendre une tasse de thé avec moi ? Voilà bien quelque chose qui ne lui ressemblait vraiment pas.
Rebecca referma la porte une fois que le coursier fut entré chez elle. Cela remonte à loin la dernière fois qu'un étranger est venue dans sa demeure.
- Posez le sur la table à gauche, et faîtes moi voir votre récépissé.
Alors qu'elle s'approcha de l'homme, sa créature décida de faire son apparition sur son épaule. Sans suivis alors des montagnes de questions. Simplement trois questions, mais comme toujours, trois questions de trop pour Rebecca. Néanmoins, elle n'était pas en colère qu'il s'intéresse à sa créature. La jeune femme s'assit donc à la table, et posa ses deux bras dessus.
- Une créature faite d'ombre. Consistance, caractère et capacités identiques à l'originale.
Tout en parlant, elle appela son ombre qui sauta sur la table. En un tour de main, elle la fit disparaître et remplaçait par un gloot, qu'elle avait vu pendant une de ses balades en forêt. La petite créature tournait se elle même, sautait, courait partout sur la table.
- C'est une identité à part entière. Elle réagira comme tout animal.
Ce petit cours sur son pouvoir dura plus longtemps qu'elle ne l'aurait voulu. D'un geste de la main, elle demanda au coursier le bon de livraison à signer. Une fois fait, elle lui demanderait alors de partir. Mais c'était sans compter sur la météo. Un éclair zébra le ciel sombre, et les gouttes devenaient de plus en plus grosses, et de plus en plus dense. Rebecca ne pourrait pas le laisser repartir sous une pluie comme celle-ci. Même la partie la plus cruelle d'elle ne pourrait pas faire ça.
- Tasse de thé ?
Sa question seule pourrait paraître bizarre au premier abord. Elle désigna l'extérieur, pour expliquer cette soudaine interrogation.
C'est bien la première fois que Rebecca demande à quelqu'un de rester plus longtemps chez elle. Ou plutôt la première fois qu'ELLE propose cela. Tout en gardant un petit espoir que l'homme refuse, elle commença à se déplacer vers la cuisine en attendant sa réponse.
- Entrez.
Sans se faire plus prier, ne souhaitant pas particulièrement rester sous la pluie qui s’annonçait, l’espion pénétra dans la demeure en faisant attention à s’essuyer les pieds en entrant. Un peu trop souvent de corvée de ménage à son goût, il savait qu’il était pénible de voir quelqu’un salir sans gêne l’endroit dont on prenait soin. Son cerveau embrumé lui chuchota même de laisser ses chaussures à l’entrée, mais ses quelques neurones opérationnels lui glissèrent que cela serait peut-être un chouilla trop familier de se balader en chaussette chez une parfaite inconnue jusque-là.
- Posez le sur la table à gauche, et faîtes moi voir votre récépissé, continua son interlocutrice.
Suivant les instructions, Calixte s’avança un peu plus loin dans l’espace à vivre, et déposa son énorme paquet sur ladite table. Récupérant le formulaire faisant office de récépissé dans l’une de ses poches, il le déposa à côté du sac.
- Auriez-vous de l’encre ? Sinon j’ai un bâtonnet de charbon mais cela sera peut-être plus salissant pour vos mains, proposa-t-il en laissant courir son regard le long des courbes de la demeure. Je ne sais pas ce que contient ce coli, mais visiblement votre époux tenait à vous offrir quelque chose de volumineux, commenta-t-il distraitement.
Attirés par le mouvement, ses yeux retrouvèrent la silhouette toujours peu vêtue de Rebecca Hekmatyar qui s’installait à la table et lui donnait quelques explications sur la créature d’ombre. Elle ne mentionnait pas explicitement s’il s’agissait de son pouvoir, mais lorsque le smiley laissa sa place à un gloot sur un tour de main de la propriétaire des lieux, Calixte n’eut plus de doutes. Observant la petite créature sauter joyeusement sur la table, l’espion se demanda si Rebecca avait fait exprès de changer l’ombre pour une forme encore plus inoffensive devant sa demande de toucher l’animal de ténèbres. Si c’était le cas, c’était étonnement attentionné de sa part.
Profitant de la gestuelle de la jeune femme l’invitant à s’avancer davantage et à lui tendre le récépissé, Calixte donna le papier à son interlocutrice et s’aventura à palper la créature d’ombre. Jusqu’à ce qu’un éclair zèbre le ciel, et que le coup de tonnerre suivant le fasse sursauter et planter son doigt dans l’œil de la pauvre bestiole. Qui commença alors à enfler, semblant penser à une agression volontaire de la part de l’espion.
- Pardon, pardon, pardon, débita Calixte en essayant de calmer le gloot à grand renfort de caresses. Tout va bien, désolééééé !!
Tout à sa maladresse, il adressa un air surpris – voire perdu – à Rebecca Hekmatyar lorsqu’elle lui proposa une tasse de thé. Puis, suivant ses mouvements, il comprit qu’elle l’avait pris en pitié au vu du temps qui se dégradait franchement. Observant la posture et le ton de la jeune femme, Calixte qui pouvait être l’observateur attendu par le Maître-Espion lorsque les circonstances le voulaient bien, s’apercevait qu’en dépit de la proposition de Rebecca, il n’était pas nécessairement le bienvenu. Et, s’il avait été une personne plus polie ou moins curieuse – ou les deux – il se serait excusé et aurait pris la porte après avoir récupéré le récépissé pour la poste de la Caserne. Mais, évidemment, ça n’était pas le cas. Il répondit donc :
- Oh oui, merci ! Avez-vous besoin d’aide ? proposa-t-il en regardant la jeune femme se diriger vers ce qui semblait être la cuisine. Si vous me montrez quoi utiliser, je m’en occuperai volontiers, et cela vous permettrait de vous changer en attendant, continua-t-il un peu trop vite. Pas que vous soyez mal habillée, essaya-t-il de se reprendre grâce à ses deux neurones encore éveillés. Enfin je veux dire qu’avec ce temps il risque bientôt de faire un peu frais et vous êtes peu couverte. Bien qu’il n’y ait rien de mal dans votre tenue actuelle, et vous êtes chez vous après tout. … Je vais me taire maintenant, s’excusa-t-il maladroitement avec une grimace.
Evidemment, malgré la gêne de ses propos malhabiles, il ne se tût pas bien longtemps.
- Mais d’ailleurs, peut-être que vous avez du travail et que je vous gêne ? s’inquiéta-t-il. Enfin je ne veux pas dire que vous avez une tenue qui évoque celle d’un travail ! s’empêtra-t-il encore en rougissant un peu. Même si elle est tout à fait correcte…
Il prit une grande inspiration. Par Lucy, il espérait qu’Arthorias Hekmatyar n’aurait jamais vent de cette conversation !
- Excusez-moi, se reprit-il d’un ton penaud. Parmi les nombreuses qualités que ma famille a échoué à m’inculquer : l’art de la conversation courtoise. Puis-je vous aider en quoi que ce soit, puisque vous m’avez gentiment invité à prendre une tasse de thé sous votre toit ?
- Non.
Elle commençait à continuer son chemin vers la cuisine, quand la voix d'Arthorias résonnait dans sa tête : "Fais des efforts pour parler aux autres, s'il te plait. Ca me ferait vraiment plaisir." Soit plus gentilles
- Pas besoin.
Allez, encore un peu plus gentille, Rebecca.
- Merci.
Sur ces bon mots, Rebecca repartie vers la cuisine. Une fois qu'elle a lancé l'eau, elle partie dans sa chambre pour aller se changer. Elle laissa tout de même son ombre à son "nouvel" ami, pour ne pas qu'il s’ennuie. Surtout pour ne pas qu'il fouille partout....
Arrivée devant son armoire, elle décida de mettre sa tenue classique: sa lingue veste noire, sa chemise blanche et son pantalon taille haute noire. La conseillère fini par s'accrocher les cheveux en une queue-de-cheval stricte et redescendit s'occuper des boissons.
Elle posa devant l'homme, dont elle ne connait toujours pas le nom, une grande tasse bouillante ainsi que le sucre, les sachets de thé et une cuillère. Tout en se servant, elle se demandait intérieurement combien de temps aller durer cet orage. D'un rapide coup d’œil dehors, elle eu la réponse à sa question : encore pas mal de temps, vue la taille des gouttes et leur vitesse de chute.
Rebecca pris un sachet de thé aux fruits rouges, y rajouta trois carrés de sucres et tournait le tout.
Un silence de plomb s'installa entre les deux personnes. Le silence était quelque chose d'habituel pour Rebecca, elle adorait tellement ça. Mais ça n'avait pas l'air d'être la même chose pour le coursier. Pendant qu'elle commençait à remplir le récépissé, elle écoutait le coursier lui parler. Elle n'allait pas pouvoir le mettre à la porte maintenant, ou du moins, pas tant qu'il pleut autant dehors.
Rebecca allait donc devoir faire la conversation. Si le coursier sortait et allait dire à tout le monde que la femme Hekmatyar était une hôte cruelle et sans pitié, la réputation de son mari pourrait alors en périr. Et la sienne ? Qu'importe, elle ne prêter pas attention à l'avis des autres.
- Non.
Et wow, on avait rebasculé sur la froideur à la rapidité de l’éclair. Calixte s’en demandait s’il avait bien entendu lorsqu’elle lui avait proposé une tasse de thé. Avait-elle dit « vous partez ? » à la place ? Et son cerveau embrumé avait conclu tout autre chose ?
- Pas besoin, ajouta-t-elle en continuant vers la cuisine. Merci.
Ou peut-être avait-il bien compris la demande, mais dame Hekmatyar ne souhaitait pas qu’il farfouille dans ses affaires. Ou alors n’avait-elle pas envie d’être aidée. Ou alors était-ce une histoire de contrôle ? D’aucun racontait qu’on l’aurait vu en possession d’instruments de… pouvoir, à défaut de mot plus adéquat. Et que les ébats du jeune couple devaient être tintés d’une certaine poigne féminine. Enfin, c’étaient les « on dit ».
Loin d’offusquer et réfréner Calixte, l’attitude de la jeune femme mettait sa curiosité à vif. Bon, en même temps, il n’était pas bien difficile de l’attiser.
Lorsqu’elle s’éloigna pour… se refaire une beauté ? évacuer aux toilettes ? prendre une douche sous la pluie tombant drue ? préparer de quoi l’assassiner et faire mijoter sa chair ? Calixte hésita à se fondre dans l’un des objets de la pièce pour pouvoir observer les lieux sans le regard méfiant et fermé de la propriétaire. Néanmoins, un reste de civilité et la présence de l’ombre l’en dissuada. Il était reconnaissant de sa présence, qui assouplissait un peu la rigidité glaciale de sa maitresse, mais il avait aussi l’intime conviction qu’au moindre travers de sa part elle le lui ferait regretter amèrement.
La politesse et son instinct lui criaient de se rassoir et attendre patiemment sa tasse de thé, mais la bienséance de Calixte n’allait pas jusque là non plus. Après quelques secondes à appâter le gloot avec quelques caresses et mots doux, l’espion prit la bestiole au creux de ses mains et avisa l’énorme bibliothèque de l’autre côté de la pièce. Intrigué il se dirigea vers celle-ci pour admirer les reliures – et chercher des titres incriminants –.
Rappelé à l’ordre par les bruits de pas de la propriétaire des lieux – et faisant chou blanc dans sa rapide recherche de livre inconvenant – Calixte retourna s’assoir sagement à la grande table de bois clair. Rebecca Hekmatyar s’était changée. Et si son allure était beaucoup moins dénudée, elle n’était pas moins singulière. Sa tenue mettait en avant sa grande taille – comme si elle risquait d’être oubliée – ainsi que sa rigueur. Les cheveux relevés en une queue de cheval stricte donnaient à son visage une certaine dureté qu’elle ne semblait pas avoir jusque-là. Manquait le fouet et la tenue aurait été complète. Calixte, habitué à la sévérité de l’Académie Militaire, faillit se mettre machinalement au garde à vous.
- Merci, se contenta-t-il de dire en observant la jeune femme lui servir de l’eau chaude.
Il saisit un des sachets de thé qu’elle avait disposé devant lui et le mit à infuser. De doux arômes de fruits rouges lui parvinrent et il caressa du doigt la surface lisse de sa tasse. Après une hésitation, il se servit aussi d’un morceau de sucre pour essayer de rebooster son cerveau, qu’il n’ajouta pas dans son breuvage mais déposa directement dans sa bouche. L’onctueuse saveur des grains fondant sur sa langue lui fit du bien, mais pas au point de lui redonner les facultés que seule une bonne nuit de sommeil pourrait lui remettre. Inconscient du silence de plomb qui s’était alors installé, il suçota son carré de sucre jusqu’à ce que son goût disparaisse totalement.
Le regard accrochant la silhouette de Rebecca Hekmatyar alors qu’elle s’emparait du récépissé qu’il lui avait laissé à remplir, Calixte reprit la parole :
- Vous avez une très belle bibliothèque, ainsi que de très beaux meubles.
Son doigt chatouilla distraitement le gloot qui sautilla de plus belle.
- En bois. Si ma mémoire ne me fait pas dire trop de bêtises, je crois que votre famille a… avait ? un commerce d’artisanat d’objets en bois ? réfléchit Calixte en fronçant légèrement les sourcils dans un effort de concentration. Est-ce vous qui avez réalisé votre mobilier ? demanda-t-il avec déférence.
Tiens ? C'est la première fois que quelqu'un réussit à la prendre de court ! Elle ne s'attendait pas à un changement de discussion, et encore moins à parler de ses parents !
Elle ne savait pas trop comment réagir. Bien sûr, depuis le temps, elle a réussit à faire son deuil. Bien sûr qu'elle peut en parler beaucoup plus librement, mais seulement à son patron et à son mari. Là, il est question de discuter avec un inconnu.
Rebecca commençait à jouer avec ses mains, sous la table. La jeune femme n'aimait clairement pas la tournure que prenait ce thé. Elle jetait furtivement un regard à la météo extérieure. Le temps s'était peut être calmé, mais il pleuvait des cordes. Elle pouvait très bien faire sa méchante, changer sa créature en un smilodon et jeter le coursier dehors. Mais encore une fois, il fallait penser à la réputation de son mari capitaine. Avoir une femme tyrannique et cruelle ne l'aiderait sûrement pas à engager de nouvelles personnes.
- Je...oui. Nous avions un magasin de fabrication d'objes en bois.
Rebecca faisait semblant de siroter tranquillement son thé, mais son esprit était en ébullition. Comment lui répondre pour ne pas qu'il pose plus de questions ? Doit-elle se montrer plus dure pour qu'il arrête ? Arrêtera-t-il quand même ?
- Notre situation ayant mal tourné, nous avons décidé...d'arrêter le marché.
Même cette phrase ne va pas... Elle laisse supposer qu'il y a eu un problème et que le commerce à dû fermer. Mais qu'est-ce qu'elle peut dire d'autre pour expliquer cette fermeture, sans pour autant devoir donner des informations sur la mort de ses parents ?
- Les clients ne venaient plus, il n'y avait donc plus de raison de continuer.
[i]Parfait, Rebecca.[/]
Elle ne ment pas, elle ne fait que le résumé. Son résumé, évitant à tout moment de parler de choses désagréables.
Comme ça, ce n'est pas lui qui va poser les questions désastreuses. Elle ne pourrait plus être prise de court.
Ce qui l'étonne, du moins, c'est que le coursier ai pu avoir cette information. Rebecca ne parle plus aux propriétaires du magasin depuis de nombreuses années, et elle n'a dit à personne que sa famille possédait un commerce. Comment pouvait-il donc être au courant de ça ?
La question l'a démangeait, elle voulait vraiment savoir.
- Comment êtes vous au courant de ceci ?
Mais Calixte n’était pas devenu sous-fifre du Maître-Espion en faisant dans la dentelle, et il ne comptait pas s’arrêter aux premiers signes d’agacement de son interlocutrice. Et il ne la connaissait pas assez bien non plus pour avoir pitié de ses sentiments, ou tout autre état d’âme qui la mettait dans cet état.
- Je...oui. Nous avions un magasin de fabrication d'objets en bois, finit-elle par lui répondre.
Elle aurait presque pu donner le change, dissimulée derrière sa tasse de thé, mais pour tous ses défauts Calixte pouvait être observateur lorsqu’il le voulait bien. Bon, et puis il était assez évident que dame Hekmatyar était très mal à l’aise. Tout dans sa posture le criait. Tout en dévisageant son interlocutrice, il l’imita et se mit à déguster paisiblement son breuvage. Une douce chaleur se répandit en lui, accentuant un peu sa sensation de sommeil.
- Les clients ne venaient plus, il n'y avait donc plus de raison de continuer, continua-t-elle à la surprise de l’espion.
Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lui donne d’elle-même cette petite information, vu les rares mots épars qu’elle lui avait adressés depuis qu’elle lui avait ouvert la porte un peu plus tôt. Il nota donc que sa mémoire n’était pas trop mauvaise, et que le commerce de la famille de son hôte n’existait effectivement plus… Et ce devait être la raison pour laquelle ses parents avaient indiqué le nom de la jeune femme sur le calepin de « devoirs familiaux » qu’ils lui avaient remis. A cause de la faillite. Point pivot de la fortune des Alkhaia de Eliëir.
- Comment êtes-vous au courant de ceci ? lui demanda-t-elle en retour.
Calixte hésita. Tellement de possibilités s’offraient à lui pour amener cette conversation sur un terrain encore plus glissant, mais tellement amusant… Et, en même temps, une partie plus raisonnable lui chuchotait de ne pas trop maltraiter les sentiments de la jeune femme, car il pourrait bien le regretter.
- La version courte est que votre nom, Hekmatyar, attire l’attention de beaucoup de monde, la version longue est qu’il y a énooormément de ragots au sein de la Garde ; et notamment concernant votre époux, sa promotion, sa jeune épouse – vous – et, de fait, vos activités anciennes et présentes, finit-il par choisir de révéler.
Ce qui était tout à fait vrai, mais pas du tout la raison pour laquelle la remarque lui était initialement venue à l’esprit. Ses doigts tracèrent distraitement les nervures de la table en bois.
- Cela semble vous surprendre, nota-t-il d’un ton étonné.
Il hésita encore un instant avant de poursuivre :
- Les militaires semblent renfrognés de prime abord, mais ce sont de vraies pipelettes.
Il se demanda si c’était aussi le cas de Rebecca Hekmatyar, une fois la glace brisée. Mais il n’était pas du tout certain d’avoir de quoi faire fondre cette froideur.
- Les principales rumeurs mentionnent que vous avez quitté l’entreprise familiale pour rejoindre celle des Veriano. Mais à vous entendre j’ai l’impression que c’est plus complexe que ça. … Votre commerce a fait faillite ? demanda-t-il. Malgré de si beaux objets ? ajouta-t-il dans un souffle en posant son regard sur les différentes pièces en bois de la salle.
En toute impartialité, il était surpris que la famille de Rebecca ait vu sa clientèle se tarir, au point de devoir mettre la clef sous la porte. Les objets qu’il avait sous les yeux lui semblaient d’une qualité de matériau et de travail honnêtes, sinon remarquables, et il avait du mal à croire qu’en dépit de ce savoir-faire les affaires n’avaient pas été bonnes. Il comprenait finalement l’intérêt de sa famille pour ce commerce que rien ne semblait prédestiner à l’échec.
- Votre famille a-t-elle dû rejoindre, comme vous, l’entreprise Veriano ? continua-t-il d’un ton intrigué. Je n’avais pourtant pas l’impression que le travail du bois faisait partie des activités privilégiées des Veriano, ajouta-t-il en fronçant les sourcils.
Rebecca avait envie de se montrer froide, de le foutre dehors à grand coup de pied. Mais comme il l'a si bien dit, des rumeurs circulent sur son mari.
- Les gardes font tout pour se distraire, après tout. Quitte à inventer des rumeurs.
Rebecca se resservait une tasse de thé. Elle ne croisa pas le regard de son interlocuteur, plus concentrée sur la météo extérieure.
- Notre petite entreprise n'a pas rejoint celle des Variano. Elle a été racheté par une autre personne, et à tout simplement disparue à la mort de celui-ci.
L'évocation du nom de son patron fonctionnait comme une piqûre de rappel. Elle était sa conseillère, elle se devait donc de renvoyer la plus belle image possible de la compagnie.
- La compagnie Veriano s'intéresse à tout ce qui peut aider le peuple à aller mieux. Et si cela passe par une magasin de bois, qu'à cela ne tienne.
Rebecca se plaça devant une des baies vitrées de son salon. Elle sirotait calmement son thé, essayant encore et toujours de garder son indifférence et son calme.
- Vous m'avez l'air de quelqu'un de très bien renseigné pour un simple coursier. Que faisait votre famille ?
- Les gardes font tout pour se distraire, après tout. Quitte à inventer des rumeurs, reprit finalement dame Hekmatyar.
Elle semblait concentrer tous ses efforts sur son thé et l’appréciation de la météo extérieure, évitant soigneusement son regard. Calixte se dit qu’il n’allait pas tarder à être mis à la porte, mais la propriétaire des lieux enchaîna :
- Notre petite entreprise n'a pas rejoint celle des Veriano. Elle a été rachetée par une autre personne, et à tout simplement disparue à la mort de celui-ci.
Décidemment Calixte avait du mal à saisir son interlocutrice, une vraie girouette. Avare de ses propos, et pourtant prompte à en délivrer avec… l’espoir de couper court aux interrogations ? Visiblement mal à l’aise mais s’obligeant à inviter chez elle un hôte dont elle ne connaissait rien pour une tasse de thé. Rebecca Hekmatyar était-elle masochiste, lunatique, ou trop empêtrée de bonnes manières ? Les rumeurs tendaient à le faire pencher pour la première proposition, mais son expérience lui disait que c’était plus complexe que ça.
- La compagnie Veriano s'intéresse à tout ce qui peut aider le peuple à aller mieux. Et si cela passe par un magasin de bois, qu'à cela ne tienne, poursuivit-elle.
Et une phrase slogan pour la route. A défaut d’autre chose, la jeune femme défendait le nom de son patron… Calixte avala de travers ; la gorgée de breuvage chaud passant du mauvais côté le fit toussoter. Et si, finalement, tout ne tenait qu’à ça ? Le paraître, l’honneur de ses proches – famille, mari, travail – et la défense de leur image dans la société envers et contre tout ? Pour un couple sur lequel les rumeurs allaient bon train, Rebecca Hekmatyar semblait prête à tout afin de lui redonner bonne figure.
L’esprit évaluant toujours la conduite de son hôtesse, les larmes aux yeux, toussotant encore sa gorgée passée de travers, Calixte entendit à peine que son interlocutrice, qui s’était déplacée pour ne plus lui faire face, lui adressait une question.
- Pardon ? demanda-t-il entre deux efforts de toux. Je n’ai pas bien saisi votre phrase.
Il ré avala un peu de thé, apaisant sa gorge.
- Je ne souhaitai pas vous rappeler de mauvais souvenirs en mentionnant le commerce de votre famille, excusez-moi, continua-t-il en se demandant si c’était sur ce point que son interlocutrice était revenue. Mais vous semblez épanouie dans ce nouveau travail auprès des Veriano. J’ai vu aux abords de l’hippodrome que l’entreprise cherche à se développer sur pas mal de nouveaux fronts. Je me demande si coursier ça paie mieux dans le privé que chez les militaires, réfléchit-il à voix haute. Que faites-vous, vous, chez les Veriano ? L’on raconte que vous seriez secrétaire. Pour Keith Veriano, ajouta-t-il d’un ton neutre.
L’homme était aussi réputé – à tord ou à raison – pour ses nombreuses conquêtes, et les rumeurs les moins charitables attribuaient les cadeaux d’Arthorias Hekmatyar à son épouse d’un rappel au lit nuptial. Calixte se demanda à quel point Rebecca était au courant de ces potins, et si sa simple allusion la ferait réagir aussi violemment que ses propos précédents. Allait-elle craquer et le chasser de chez elle, ou défendre son statut, celui de son mari, et celui de son patron ? Le sommeil s’était dissipé de l’esprit de l’espion, il était captivé par les réactions de la jeune femme.
Rebecca jouait avec le rebord de sa tasse. Fallait-il répondre à sa question ou faire la remarque qu'elle attend toujours la réponse de la sienne ?
- Je suis sa conseillère. Je m'occupe de tout ce qui peut soulager Keith Veriano.
Rebecca connaissait le côté «sale» de la réputation de Keith, elle l'avait assez sermonné à propos de ça. Elle pensait que tout cela était derrière lui, mais on dirait bien que certaines personnes s'en rappel toujours.
- Le compagnie Veriano cherche avant tout à aider la population. Faire de nouveaux achats, si cela sont nécessaire pour les habitants, est une obligations pour nous
Il est beaucoup trop questionnant sur tout ça...
Si cela continuait, il se peut que Rebecca perde le contrôle, et ce n'est vraiment pas ce qu'elle cherche. A l'origine, le coursier n'était là que pour lui livrer un colis ! Pas pour lui faire passer un interrogatoire. Elle se devait donc de retourner ce dialogue à son avantage, qu'importe le nombre de mot qu'elle utilisera.
- Vous n'avez pas répondu à ma question, cher monsieur. Que faisaient vos parents ? Ou plutôt : comment cela se fait-il que vous soyez si renseigné sur mon mari, moi, ou même Keith Veriano ?
En accompagnant ces propos, elle transforma sa créature en smilodon, qui vient se placer à côté d'elle. Bien sûr, Rebecca ne fait pas ça dans le but de l'intimider, non non non. Elle détestait juste quand on ne répond pas à ses questions, voilà tout.
La suite des propos de cette dernière aurait pu déstabiliser, voire vexer, l’espion, s’il n’avait pas été en train de saisir que la conversation n’était pas le fort de son interlocutrice et qu’il était visiblement face à un mécanisme de défense plus qu’à un réel mauvais fond intrinsèque à la propriétaire des lieux :
- Vous n'avez pas répondu à ma question, cher monsieur. Que faisaient vos parents ? Ou plutôt : comment cela se fait-il que vous soyez si renseigné sur mon mari, moi, ou même Keith Veriano ?
Avisant l’ombre qui était retournée auprès de sa créatrice après avoir changé de forme, Calixte prit une gorgée de thé pour mettre en ordre ses pensées. Il ne tenait pas particulièrement à finir sa matinée déchiqueté par un smilodon, ça ferait un peu tâche sur son rapport mensuel auprès du Maître-Espion. Quoi que ça lui ferait une sacrée anecdote pour alimenter les ragots toujours plus nombreux et croustillants de la Garde.
- Je vous mets mal à l’aise, affirma-t-il en fronçant légèrement les sourcils. Ma curiosité vous met mal à l’aise. Je ne voulais pas vous importuner en parlant uniquement de moi, après que vous ayez eu la gentillesse de m’inviter à ne pas prendre la pluie.
Car il n’était pas non plus aveugle à l’intérêt de plus en plus forcé de son hôtesse pour la météo.
- Mais vous avez raison, j’ai été davantage impoli en rentrant sous votre toit sans me présenter, continua-t-il sérieusement. Je m’appelle Calixte Alkh’Eir, de la famille Alkhaia de Eliëir. Mes parents, et globalement les membres de ma parenté, profitent de la richesse des autres pour se faire la leur, répondit-il simplement. Ils proposent un système de Prévoyance, une assurance en vogue auprès des nobles, des institutions et des commerces. Indemnisant avec parcimonie les affiliés, mais ponctionnant avec avidité dans leurs cotisations en cristaux. Peut-être en avez-vous entendu parler, du fait de votre ancien ou actuel travail ?
Si sa famille avait entendu ses propos, il ne doutait pas qu’il aurait été déshérité fissa. Mais cela faisait longtemps qu’il ne passait plus l’honneur de celle-ci avant la qualité de ses propres relations. Ou tentatives de. Si l’argent était au premier plan des relations filiales des Arlkhaia de Eliëir, l’amour en était bien loin. Et malheureusement pour eux, Calixte était bien plus sensible à la loyauté viscérale qu’à la fidélité achetée.
- Et si la cupidité est le blason de mes parents, la curiosité est le mien, avoua-t-il sans baisser le regard. Je suis curieux des nouveaux spectacles dans la capitale, des breuvages qui ont la cote auprès des provinciaux, du nombre de chats parcourant la place commerçante, des nouvelles fines épées à l’Académie Militaire, des amourettes scandaleuses de la noblesse, des offres d’emploi des entreprises en vogue, de l’organisation au service royal. Du jeune soldat n’arrêtant pas de se ronger les ongles au bureau de poste de la Caserne, des travaux en cours à la sortie de celle-ci, du vert « iano » dont parlent les marchands de tissu quelques rues plus loin, de la porte en bois magnifiquement ouvragée encore deux rues après, des avis de mobilisation pour la Couronne placardés à quasiment chaque enseigne – d’ailleurs qu’est-il arrivé au Prince pendant quatre mois ? –, de l’aventurier saoul et mélancolique que j’ai percuté en raison de mon champ de vision limité par le coli, de la statue quelque peu phallique devant l’entrée de votre voisin, de la diversité de vos plantes d’intérieur, évidemment de votre beau mobilier. De ce paquet que je vous ai livré. Et surtout, de vous.
Il finit sa tasse d’une nouvelle gorgée avant de poursuivre :
- De vous ; pas par dévotion filiale ou militaire. Ni par intérêt pécuniaire ou romantique. Ni pour corriger ou attiser le feu des potins. Juste parce que vous m’avez invité à passer le seuil de votre maison, et qu’au-delà de ce coli, de cette livraison, vous êtes. Et parce que vous êtes, vous commandez l’attention. Je suis néanmoins désolé que la mienne vous incommode, et je vous prie de m’en excuser.
Il récupéra le récépissé rempli par Rebecca Hekmatyar et le glissa dans une poche intérieure de sa veste.
- Le reste – votre mari, le commerce de votre famille, Keith Veriano – n’est que mémoire de faits ou rumeurs qui me sont parvenus, par mon travail de coursier pour la Garde, ou simplement parce que je suis naturellement curieux. Ou fouineur, peut-être, si l’on veut être critique, continua-t-il en haussant les épaules. Je devrai peut-être vous laisser, ajouta-t-il en regardant lugubrement la pluie ruisselant contre les vitres de l’habitation.
- Soit.
Rebecca se massa la tempe droite tout en redonnant une forme beaucoup plus mignonne à son ombre. Elle ne pensait pas que…Calixte, allait parler autant. Elle se rassit en face de lui, et se resservie une nouvelle tasse de thé. La jeune femme essayait de mettre au clair tout ce que le coursier venait de lui dire. Prévoyance, cristaux, rumeurs, curiosité, tout rentrait dans son cerveau pour être traiter.
- Au final, vous êtes très curieux. Ce n’est pas une chose que vous savez cacher, sachez-le. De plus, à ce que j’ai pu comprendre, votre famille a créé une société indemnisant les sociétés jusqu’à un certain plafond. Est-ce cela ?
L’esprit « conseillère » avait repris le contrôle de Rebecca. Si cette « prévoyance » fonctionnait bien, elle voulait connaître, dans les moindres détails, les termes du contrat. Elle pourrait même en prendre une pour la compagnie, allez savoir !
Tout en voulant dissoudre le sucre dans sa tasse, Rebecca repensa à son passé. Elle ne connaissait pas cette prévoyance à l’époque. Ou du moins, ces parents ne la connaissaient pas. Sinon ils en auraient pris une, cela va de soit. Peut être est-ce une assurance trop chère ? Pas en adéquations avec le magasin ? Ou tout simplement pas avantageuse pour les petits commerçants.
- Je suis assez intéressée par ce que fais votre famille. Sauriez-vous m’expliquer plus en détail les différents détails ? A savoir, comme vous l’avez si bien dit, je n’ai pas forcément envie de me faire rouler dans la farine.
Elle ne sous entendait pas que les parents du coursier fassent ce genre de magouille, elle ne se le permettrait pas. Mais elle préférait annoncer tous les doutes qu’elle pourrait avoir sur ce genre de procédé.
- Votre famille avait-elle fait de la pub pour cette prévoyance ? Comment les gens sont sensés la connaître ? Bouche à oreille ?
Vu son flot de parole, la conseillère s’intéressait vraiment à ce sujet. C’était quelque chose d’innovant, qu’elle n’avait pas encore vu. Cela pourrait aider les petits commerçants à ne plus avoir peur de la faillite, en cas d’accident, d’incendie ou même de perte du propriétaire. Si la compagnie Veriano pouvait se permettre d’avoir ce genre de chose, comme une garantie, il lui serait plus facile de s’épanouir et de se diversifier.
Rebecca buvait les paroles de son invité, ne faisant même plus attention au temps qu’il fait dehors.
Il fit une moue gênée à la mention de sa curiosité peu discrète, même si ça n’était pas la première fois qu’on lui en faisait la remarque. Son intérêt évident lui avait valut quelques remarques peu élogieuses voire quelques dégradations physiques, mais tant que restait en mémoire sa curiosité pour les choses triviales, et non ses activités plus clandestines mais tout aussi intéressées pour la Couronne, Calixte s’en fichait un peu. Il était vraiment curieux, et ne s’en cachait pas.
Acquiesçant à la question rhétorique, il nota que l’attitude de la jeune femme avait légèrement changé. Elle était toujours dans le contrôle, dans l’apparence professionnelle, mais semblait porter cette fois-ci un véritable intérêt à la conversation. A défaut d’avoir la langue pendue concernant sa vie personnelle, elle paraissait avoir à cœur sa nouvelle entreprise.
- Au risque de vous décevoir, je ne sais pas trop, avoua Calixte en haussant les épaules. Ma famille est originaire de la ville du Grand Port, et son action se porte essentiellement là-bas. Nous avons une tradition assez ancrée de secrets et d’argent, qui donne la gestion de cette Prévoyance aux premier et quatrième nés d’une fratrie, et laisse les autres dans l’ombre. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je suis aussi curieux, songea-t-il à haute voix.
Il aurait théoriquement dû faire partie de ce système de gestion de Prévoyance, mais ses parents ne l’avaient pas jugé assez doué pour lui permettre de rentrer dans cette tradition familiale.
- Je sais que plusieurs niveaux de Prévoyance sont proposés, en fonction des désirs – et des bourses – des affiliés. Généralement il s’agit d’une assurance en cas de dégâts matériel ou de vol, parfois pour les commerces s’y ajoute celle d’un revenu minimum assuré en cas de coup dur, voire d’une aide à la reconversion après un certain temps d’inactivité pour X raison. Les Prévoyances plus complètes proposent aussi des assurances en cas de maladie, de dégradation physique, d’exportation de biens, ou d’autres notions diverses et variées. Evidemment, plus les clauses sont nombreuses, plus les cotisations sont, aussi, conséquentes. Ainsi que les astérisques dédouanant la Prévoyance de toute intervention. Toujours lire les mots écrits en tout petit au bas de la page, maugréa-t-il en se souvenant du contrat que sa sœur lui avait fait signer lorsqu’ils étaient encore petits afin qu’il lui prête sa poupée préférée, et qu’il n’avait jamais revue par la suite.
Il traça à nouveau des arabesques le long des nœuds de la table de bois clair, se prenant encore à contempler le savoir-faire à présent disparu de la famille de Rebecca Hekmatyar.
- Dans les facteurs limitant l’adhésion je pourrai vous citer la somme initiale et les cotisations mensuelles assez conséquentes – voire davantage en fonction du contrat que vous signez – pour un retour sous conditions. La vigilance à maintenir au fil de l’évolution desdits contrats et les négociations innombrables pour défendre un tant soit peu vos intérêts sans néanmoins y laisser toute votre fortune. L’absence de véritable utilité en l’absence de difficultés ou d’incidents. Les moults documents à fournir en cas de sinistres pour espérer obtenir réparation.
Et c’était la partie émergée de l’iceberg. Calixte savait que sa famille tirait des ficelles encore plus tortueuses, et que les contraintes ne devaient pas s’arrêter là.
- Néanmoins je dois reconnaître que lorsque tout est fait en bonne et due forme, cette Prévoyance est rapide et efficace dans son action. Avec le déboursement, ou remboursement, généralement adéquat à la situation donnée.
Une série de cambriolages dans le quartier aisé du Grand Port avait fait crisser des dents les membres de sa famille qui avaient dû dédommager grassement la plupart des victimes. Les nobles de la cité balnéaire ayant en grande partie adhéré au système de Prévoyance qui avait vu naissance dans cette ville. Après avoir retapé la fortune des volés, les Alkhaia de Eliëir n’avaient pas hésité à débourser davantage pour aider la Garde locale à appréhender les criminels. Il en allait de la survie de leurs coffres ainsi que de leur enrichissement personnel.
- Je pense que la publicité doit principalement se faire de bouche à oreille, il ne me semble pas avoir vu d’affiches. Et on ne m’a pas demandé de distribuer des flyers dans la rue, réfléchit-il en haussant les sourcils. Et même si je pense que toute occasion doit les intéresser, ils sont assez regardants sur leurs partenaires. Ou affiliés. Ou cotisants.
Probablement moins que sur le QI de leur descendance, mais suffisamment assez pour limiter tout ce qui devait ne pas leur sembler profitable.
- Je suis étonné qu’ils ne se soient pas rapprochés de l’entreprise Veriano, elle semble être leur type de marché. A moins qu’elle n’ait dernièrement eu plus de déboires que ce que les potins lui attribuent, songea-t-il à haute voix. Mais du coup j’entends que vous n’aviez pas de Prévoyance lorsque le commerce de votre famille a dû fermer. Vos parents ont-ils quand même pu changer d’activité sans trop de difficulté par la suite ? Ou peut-être est-ce vous qui les entretenez ?
- Je ne suis au service de Keith Veriano que depuis 7 ans. La compagnie existe depuis bien plus longtemps, et il se peut que votre Prévoyance soit déjà rentrée en contact avec nous. Je me renseignerai au près de mon patron pour savoir ce qu'il en est.
Rebecca demandera directement à Keith, en espérant qu'il est le temps de la voir. Depuis quelques temps, il est de plus en plus difficile de lui parler, et de le voir surtout.
- Pour ce qui est du reste...non, mes parents n'ont rien fait de tout cela, et ils ne sont pas à ma charge. La perte de leurs revenues et de leur magasin ont eu raison de leur existence.
La jeune femme ne savait pas quoi dire de plus. Elle se sentait soudainement triste pour ses parents. Si la famille du coursier avait fait plus de pub pour leur Prévoyance, peut être que le magasin serait toujours existant et, surtout, ses parents pourraient toujours être auprès d'elle.
Les mots lui manquaient. Sa bouche devenait sèche, elle sentait son corps se refroidir, comme si un vent froid venait d'apparaître. Elle ne savait pas forcément comment relancer la conversation. Pour une fois qu'elle voulait parler, là, elle ne trouvait rien.
Rebecca resta donc figée sur sa tasse, comme hypnotisée par les mouvements du liquide.
La partie impulsive de l’espion l’aurait volontiers fait saisir la main de Rebecca pour lui offrir un peu de réconfort, mais l’imposante table de bois clair ne le permettait pas, et sa partie plus socialement correcte lui soufflait que ce geste n’était pas nécessairement le bienvenu, même partant d’une bonne intention. Il se contenta donc de regarder son hôte se noyer dans sa tasse de thé. Comme saisie par la triste pluie diluvienne s’abattant dehors, l’atmosphère de la pièce était devenue morose et froide.
- Excusez-moi, fit-il avec peine. A nouveau, ajouta-t-il en se rendant compte que depuis son arrivée il sautait allègrement de boulette en boulette et ne cessait de demander pardon. Je n’avais aucune idée pour vos parents, et je suis désolé de vous avoir rappelé ce triste souvenir.
Il était d’autant plus sincèrement attristé que, pour une fois, la Prévoyance proposée par sa propre famille aurait peut-être pu limiter les souffrances des parents de la jeune femme. Silencieux quelques instants, Calixte se dit qu’il devait au moins à Rebecca Hekmatyar l’effort de changer de sujet de conversation pour retrouver un terrain plus neutre. Il ne souhaitait pas s’éclipser lâchement, maintenant qu’ils étaient arrivés à un stade formidablement élevé de malaise, et la laisser seule sur ces sombres réminiscences.
- Vous êtes bien humble pour considérer que sept ans au service des Veriano représentent peu de temps, continua-t-il un peu gauchement. Je suis certain qu’avec le dévouement que vous semblez porter à la compagnie, même si vous ne devez pas tout connaître de celle-ci, vous y avez déjà laissé votre empreinte.
Un peu de flatterie ne pouvait pas faire de mal pour lui remonter un tant soit peu le moral, et Calixte ne lui servait pas des mots creux juste histoire de dire que. De ce qu’il avait entraperçu de la jeune femme depuis qu’il avait franchi le seuil de sa maison, il y avait une chose dont il était certain : sa loyauté envers son mari et son travail. Son professionnalisme évident pour les deux branches. Ou, en tous cas, pour leurs apparences.
- Vous avez une collection impressionnante de plantes, commenta-t-il en passant du coq à l’âne. Je n’ai pas du tout la main verte, mais me fourvoierai-je en pensant que certaines ne sont pas locales ?
Calixte n’avait pas menti, il était vraiment curieux de tout. Et si un focus sur la flore omniprésente de l’habitation pouvait l’aider à sortir Rebecca Hekmatyar de ses sombres pensées – espérer un sourire aurait été un peu fou – tout en élargissant ses connaissances, il n’allait pas faire la fine bouche.
- En parlant de main verte, elles doivent vous demander un sacré entretien, continua-t-il en parcourant des yeux la végétation luxuriante. Avez-vous un jardinier exprès pour les bichonner ? Il y a des jardiniers dans la garde, ajouta-t-il pensif. Mais en dehors du jardin médicinal militaire, et celui d’exposition de la flore d’Aryon, il n’y a pas grand-chose d’intéressant à pouponner à la Caserne comme à l’Académie Militaire. D’autant que le climat ne permet pas de tout faire pousser. Généralement nos herboristes n’hésitent pas à sortir des murs de la Caserne pour aller refaire leurs stocks.
Il n’était pas certain que ce genre d’information intéressait son interlocutrice, mais il avait appris à ses dépens qu’il valait mieux qu’il ne l’assaille pas trop de questions et qu’il lui propose un peu de contenu personnel afin de ne pas – donner l’impression de – l’agresser. Et peut-être que, à défaut d’autre chose, cela lui changerait les idées.
- Quoi qu’une fois ils – les instructeurs – ont garni le labyrinthe végétal de l’arrière-cour de l’Académie de quelques plantes exotiques pour un entraînement. Je ne sais pas qui a été le plus exaspéré : les jardiniers qui ont vu leurs efforts détruits au premier passage des aspirants, ou la hiérarchie qui ne s’attendait pas à une telle débâcle, continua-t-il en souriant au souvenir. En même temps, laisser de jeunes recrues, qui savent tout juste agiter une épée et à peine retenir les principes cardinaux de la Garde, en proie à une végétation hostile qu’ils n’ont éventuellement croisée qu’au hasard dans un livre trainant dans la salle commune, c’était donner le fouet pour se faire battre. Etonnement il n’y a pas eu de nouvelle session « man versus wild » depuis.
Son regard se posa à nouveau naturellement sur l’énorme coli posé sur la table.
- Est-ce une nouvelle plante ? demanda-t-il alors spontanément avant de se soucier d’être à nouveau indiscret.
- Ma dévotion n'est pas envers la compagnie, mais vers Keith. Il....m'a aidé à sortir de mon obscurité. Sachez que j'étais beaucoup plus...glaciale, il y a quelques années.
Il était facile de croire que l'acharnement que pouvais faire preuve Rebecca au travail était dans le seul but de rendre la compagnie plus prospère qu'elle ne l'est déjà. Mais que nenni. Elle fait tout cela pour la gloire de son patron, son sauveur, son ami, son Keith. Elle ne pourra jamais rien faire qui pourrait le mettre dans l'embarras.
- Je vous remercie tout de même pour le compliment. A mon tour je voudrais vous dire que vous êtes...un bien bon coursier.
Rebecca remerciait intérieurement ce jeune homme de vouloir changer de sujet. Elle avait fait des progrès la dessus, certes, mais il lui était encore assez compliqué de parler de ça aussi librement qu'elle le voudrait. Les conseils de Keith, les encouragements d'Arthorias. Il s'agissait des deux seules personnes qui connaissaient entièrement son histoire. Enfin, maintenant, ils sont deux et demi.
Rebecca remarqua l'intérêt du jeune homme pour ses plantes. Il est vrai qu'elle possédait une collection vraiment impressionnante. Elle, c'était les fleurs et les plantes. Son mari, plutôt les vieux livres. Tout deux arrivaient à trouver leur équilibre, même si c'était la maison qui devait en faire les frais. Plusieurs dizaines de bibliothèque, et le double de végétaux.
Rebecca commençait à faire le tour des plantes du salon, en montrant chacune d'entre elles.
- Oui. Ici nous avons les standards. Roses, tulipes, pivoines, lavande, lilas. De l'autre côté, les plantes demandant moins d'entretien : agave, gaillarde, giroflées, lantana, cactus. Autour de la cheminée, celles qui ne craignent pas la chaleur : anthemis, crassula, dasylirion, echeveria, pelargonium. Et enfin, les plantes et fleurs que j'ai pu trouver en me promenant : thir'h'an, rurd, divinam et des racines d'aruyes.
Il n'était pas facile de trouver un sujet de conversation sur lequel Rebecca pouvait beaucoup parler. Les animaux, son travail, les livres et les plantes. Peut-être aussi les alcools, vu sa fréquentation grandissante dans les tavernes de la rue commerçante. Mais quand on trouve se sujet, la conseillère peut en parler sans fin. Bien un des seuls moments où elle ne fait pas attention au nombre de mot dit au cour de la journée.
- Prendre soin de plantes et de fleurs est assez compliqué quand les personnes n'ont pas le temps ou la patience.
Le coursier fit référence au colis. Avec tous ces rebondissements, Rebecca avait oublié la réelle raison de la présence de l'homme. Selon la lettre, il s'agit d'un présent d'Arthorias. Avec l'expérience des années, Rebecca sait très bien que son tendre mari ne sait pas choisir les fleurs. Une fois,, il lui en avait acheté une. Son parfum était si fort que toutes les plantes de la maison sont mortes durant la nuit. Depuis, il s’abstient de tout cadeau de ce genre.
- Non, il n'oserait pas faire une bêtise comme cela.
La conseillère ne savait pas vraiment ce qu'il pouvait y avoir à l'intérieur. Si c'était quelque chose de vraiment personnel, elle ne voudrait pas l'ouvrir devant l'inconnu. Elle attendra donc son départ pour assouvir sa curiosité.
Rebecca se sentait un peu plus en confiance. Peut-être grâce à la diversion du jeune homme ? Au sujet moins compliqué ? En tout cas, elle préférait s’asseoir sur le canapé, beaucoup plus confortable que des chaises en bois massif.
- Et vous alors ? Avez vous des hobbies ? Des passes-temps ? A part poser tout un tas de questions, bien sûr.
- Merci, mais vous n’êtes pas obligée, commenta-t-il avec un sourire.
Suivant l’impulsion de son hôte qui s’était levée pour faire le tour des plantes de la maison, Calixte lui emboita le pas. Il n’avait pas relevé la mention de Rebecca sur sa propre froideur, mais il trouvait un peu triste que la jeune femme semble se débattre avec. Il se demanda quelle était la part de naturel, et la part découlant du drame familial. En tous cas, consciente de son abord quelque peu sévère, elle paraissait accorder à Keith Veriano le mérite de l’avoir amenée sur une voie plus chaleureuse. Personnellement, Calixte avait tout de même un peu de mal à l’imaginer plus glaciale que ça, mais admettons. Il se demanda si des conseils de sa part pour diminuer davantage cette froide attitude seraient les bienvenus.
Indécis, il reporta son attention sur les plantes que lui présentait Rebecca Hekmatyar, essayant de tout retenir. Au bout de deux secondes, soupirant contre sa mauvaise mémoire – d’autant plus mauvaise avec le manque de sommeil –, il se résolut à sortir son calepin et un bout de fusain qui traînait avec. Le charbon lui tâcha les doigts, mais il n’avait pas tellement mieux pour prendre note.
- Je n’ai effectivement pas le temps de prendre patience, ni la patience de prendre le temps, commenta Calixte en soulignant le mot « chaleur » à côté de certains végétaux. Je ne savais pas qu’on pouvait cultiver, par exemple, du divinam chez soi.
Exemple tout à fait aléatoire et naïf, si on passait son addiction pour les petites baies de la plante.
- Arrivez-vous à avoir des fleurs et des baies ? Un peu de verdure ne ferait pas de mal au dortoir, je ne sais pas ce que mes colocs en pensent, continua-t-il songeur.
Il nota distraitement qu’Arthorias Hekmatyar ne semblait donc pas offrir de fleurs à sa dulcinée, ou pas empaquetées en tous cas, ce qui était peut-être plus sage finalement. Continuant à observer les plantes, dont certaines étaient en fleur et l’intriguaient par leur parfum, il ne se rendit pas compte que la propriétaire des lieux s’était à nouveau assise.
- Et vous alors ? Avez vous des hobbies ? Des passes-temps ? A part poser tout un tas de questions, bien sûr.
Le nez humant l’humus au pied de certains végétaux, Calixte haussa les sourcils. Il avait bien un passe-temps officieux et chronophage qui le faisait se travestir de manière un peu trop régulière et fréquenter des endroits peu fréquentables, mais il n’était pas certain qu’il s’agisse d’une réponse politiquement correcte. « J’aime me maquiller et enfiler les robes de la dernière mode pour aller bécoter les esprits endormis par l’alcool des tavernes » ne lui paraissait pas hyper acceptable, même si l’attitude de Rebecca Hekmatyar était devenue légèrement plus chaleureuse.
- La curiosité est un passe-temps de longue haleine, répondit-il avec un sourire.
Ce qui n’était pas faux.
- J’aime les spectacles et la lecture, le bon thé et les pâtisseries, les nouvelles inventions et l’histoire des objets anciens, mais cela ne me passionne pas non plus, avoua-t-il en effleurant du doigt les feuilles du thir’h’an. Peut-être que le seul divertissement vraiment récurent et qui me tient à cœur est celui de la coiffure.
Passant distraitement un doigt noirci par le fusain dans ses cheveux, il continua songeur :
- J’ai passé des années à coiffer et à nouer ceux de ma fratrie, et peut-être est-ce parce que nous ne partageons plus de valeurs communes que ces souvenirs, ces gestes, ont encore tant d’importance pour moi. Maintenant je noue ceux de mes camarades, poursuivit-il en haussant les épaules. Vous seriez surprise des trésors d’accessoires de coiffure, et des produits de beauté, que certains – et plus souvent certains que certaines – des gardes possèdent. Arthorias et vous-même avez d’ailleurs de très beaux cheveux, nota-t-il en portant à nouveau son attention sur la jeune femme.