Les murmures du passé─ avec Luz
Flashback, 12 ans en arrière
J’évite le coup de justesse, un pas en arrière me permet d’analyser la situation. Elle ne compte pas me laisser le temps, elle attaque de nouveau. Son bras prend de l’élan, dessinant une belle courbe dans l’air. Rapide, puissant, je me plaque alors sur elle, stoppant son coup qui brasse l’air. Toujours surprendre son adversaire ! Je la sens décontenancée, j’en profite pour lui faire perdre l’équilibre, la plaquant au sol. Dans son élan mon corps tombe avec le sien, je retiens mon poids pour ne pas l’écraser, ma main vient plaquer ses poignets au dessus de sa tête. Je la domine, mon genou sur son ventre exerce une légère pression, si elle tente de se relever celui-ci s’enfoncera dans son estomac, la forçant à rester au sol. Ses mains sont inutilisables. Mon visage, proche du sien, sonde son regard médusé. Je souris alors avant de relâcher mon étreinte. Je me relève et lui tends la main pour l’aider à se remettre debout.
Cela fait six mois maintenant que j’entraîne Luz au combat au corps à corps. Du haut de ses 13 ans elle se débrouille bien la petite. Je l’ai vu nettement progresser ces dernières semaines, elle en veut, elle a de la hargne. Cela me fait plaisir de voir que mes leçons portent leur fruit. Qui eut cru que je ferais un bon professeur ?
- C’est super Luz ! Tu m’as bien épuisé! dis-je presque essoufflé. Tu as bien intégré les techniques d’attaques, il va falloir que tu sois moins prévoyante maintenant.
Je me place à ses côtés pour reprendre une de ses attaques.
- Regarde, lorsque tu portes ton coup, ton mouvement est ample. Je sais que ça te permet de prendre de la puissance, mais il rend ton attaque lisible. Regarde, diminue l’amplitude juste comme ça. Je lui montre alors le geste. Mets y toute ton énergie, boum faut que ça parte d’un coup. Je tape le vide, la vitesse fait siffler l’air.
Je la laisse m’imiter, opinant de la tête.
- Oui voilà comme ça, c’est nickel. C’est super Luz !
Ces moments d’entraînement sont une vraie bouffée d’oxygène pour moi. C’est un choix que j’ai fait. Mon père n’est pas au courant de ces leçons clandestines, personne ne l’est d’ailleurs dans mon entourage. Je disparais quelques heures par semaine pour entraîner l’adolescente, oubliant mon quotidien, oubliant ce qu’on attend de moi, oubliant ce futur tout tracé … Ici et maintenant j’ai quelqu’un qui compte sur moi, ici et maintenant je prends mon rôle à cœur pour satisfaire cette fille de médecin. Je suis content qu’elle soit venue me trouver un soir après mes propres entraînements. Elle a du cran cette gamine, sa témérité m’impressionne bien que je n’en laisse rien paraître. Je devrais en prendre exemple …code ─ croquelune
- Luz à 13 ans :
L’air lui manqua. Ses poumons se vidèrent tandis qu’elle heurtait le sol, une mimique stupéfaite ancrée sur le visage. Elle voulut se dégager du poids qui pesait sur elle d’un mouvement brusque des reins mais fut immédiatement bloquée par l’angle d’un genou contre son ventre. Alors, un grondement peu gracieux lui échappa, jurant entre ses lèvres serrées un mot que son grand-père n’aurait pas manqué de lui faire regretter. Par Lucy ! Quel était donc cet enfer ? Six mois, et elle était toujours incapable de prendre le pas sur son partenaire de crime. D’où tenait-il cette aptitude à anticiper ses coups, prévoir la tournure et l’envergure d’une attaque… ? Non, en réalité, la situation était bien pire. Il paraissait voir d’où partirait son élan avant même que son propre corps ne l’ait esquissé. C’était rageant, ces prunelles sombres qui étaient toujours ancrées au bon endroit, au bon moment…
Elle attrapa pour autant volontiers la main qu’il lui tendait. Une moue encore quelque peu boudeuse, elle épousseta sa tenue du plat de la main et chassa les mèches flammes vagabondes de son visage. Elle avait ôté le ruban qui retenait sa chevelure et soigneusement mis de côté ses souliers ainsi que ses collants. Oui, la vie de jeune héritière noble n’était pas toujours aisée et nul n’avait encore donné officiellement son accord pour ces petites leçons de combat. Elle eut un léger frisson, imaginant sans mal combien terrible serait sa punition si Jeschen devait la surprendre en pareille posture… Elle tâchait donc de son mieux de ne pas abimer ses chemises blanches. Son grand-père la pensait en pleine leçon d’équitation.
Heureusement, il y avait lui. Elle ignorait absolument comment il s’y prenait, mais il parvenait toujours à l’envoyer délicatement au tapis. Du moins l’aurait-elle parié, puisqu’aucun accroc n’était jamais venu gâcher ses vêtements, outre la poussière et les froissements.
Elle souffla à la manière d’un chat faussement mécontent, car le sourire qui pétillait dans ses prunelles vertes démentaient fort son jeu de gamine courroucée. Luz, du haut de ses treize années et demie, était faible face à l’adolescent. Et ce n’était pas une question de force physique. Elle n’aimait guère perdre, mais elle détestait plus encore lui en vouloir plus de quelques fractions de seconde…
Ouuh, un coup d’estoc verbal tout à fait vache. Sans annonce préalable, fidèle à ses habitudes, Luz ne posait les questions graves et sérieuses qu’à brûle-pourpoint au beau milieu d'un entraînement. Alors, un éclair vivace et sournois étira ses lèvres en un fin demi-sourire, tandis qu’elle délaissait le geste qu'il tâchait de lui enseigner pour tenter une attaque des plus inattendues. Espérant avoir accaparé son attention ailleurs, elle se fendit brusquement vers l’avant, envoyant son pieds tacler les jambes de l’adolescent d’une prompte balayette. Oh, miséreuse enfant impatiente… !
Les murmures du passé─ avec Luz
Flashback, 11 ans en arrière, saison froide
Le froid engourdit nos membres, mes doigts se crispent, je me force à les bouger. Cela fait quasiment un an jour pour jour que nous nous retrouvons pour nos entraînements aux combats. J’ai dû annuler plusieurs rendez-vous ces dernières semaines à cause d’un emploi du temps bien trop chargé. Retrouver Luz ce soir me fait le plus grand bien. Au delà de ce que nous faisons, le combat au corps à corps. La jeune fille est pétillante de vie, et sa langue, tantôt acerbe, tantôt grossière, me fait sourire. Derrière ses mots râleurs se cache une âme tendre.
Elle me lance une pique, bien placée. Je connais sa technique depuis le temps, je ne me fais plus avoir comme 6 mois auparavant. C’est sa manière de déstabiliser l’adversaire, reporter son attention ailleurs. Elle est maligne la bougre. Malgré le froid qui saisit mes articulations je me contorsionne pour éviter une attaque. J’ai de plus en plus de mal à prévoir ses attaques, il n’est plus rare qu’elle touche à son but, c’est à dire moi. Fort heureusement j’ai plus d’un tour dans mon sac. Alors que je semble mal assuré c’est le moment pour elle de m’envoyer valser au sol. Une occasion qui ne peut se louper. Action qui se déroule comme prévue, je chute réellement, mais dans mon élan j’attrape Luz qui part avec moi. Alors que nous chutons, en un dixième de seconde je me retourne tel un chat pour la placer sous moi, mon bras entourant sa taille pour amortir le choc.
Je ne pense pas qu’elle s’attendait à cela, j’arrive rapidement à la bloquer au sol, l’empêchant de réaliser le moindre mouvement.
- Quelques séances d’entraînement en moins et te voilà clouer au sol ! Ben alors Luz, faut pas dormir sur ces lauriers !
Je me fais un malin plaisir de provoquer la jeune demoiselle, attendant presque avec impatience le bouquet de jurons qu’elle va me servir. Je ris devant sa réaction avant de lui tendre la main, comme à mon habitude, pour l’aider à se relever. Cette fois je ne comprends pas vraiment ce qu’il se passe, à peine debout je me retrouve de nouveau au sol, la demoiselle à la chevelure de feu sur moi. Je bouge, son genou m’étouffe. Elle a réussi à me bloquer les bras, je suis immobilisé … Gare à celui qui s’en prendra à cette fille, il ne sera pas au bout de ses peines.
D’abord interloqué mon regard change rapidement lorsqu’il croise celui victorieux de Luz. Elle me sourit de toutes ses dents, ses beaux yeux verts sont rieurs. Je sens une émotion naître au creux de mon ventre que je ne comprends pas. A moins que ce ne soit son genou qui s’enfonce un peu trop dans mon estomac.
- C’est bon, tu m’as eu … finis-je par lâcher.
Son étreinte se relâche, je me lève et lui ébouriffe les cheveux. Des flocons de neige viennent s’écraser sur nos visage, laissant un petite morsure de froid sur nos joues rougies.
- Okay Princesse, je t’invite à boire un bon lait chaud pour nous réchauffer, tu as le temps ?
Il y a quelques temps que je nous ai trouvé une petite cabane abandonnée qui ne semble manquer à personne. Ce n’est pas très confortable mais nous pouvons y discuter tranquillement après nos exercices. Pas trop longtemps pour ne pas que nos absences se remarquent auprès de nos familles, mais c’est notre petit moment convivial à nous. C’est ainsi que j’en ai appris un peu plus sur Luz, que j’apprécie un peu plus à chaque rencontre sa soif intangible d’apprendre, ses passions, son besoin de découvrir ce monde qui l’entoure.
Nous nous posons, je lui recouvre les épaules de mon manteau pour ne pas qu’elle est trop froid. Je m’assis en face d’elle avant de lancer la discussion.
- Devenir médecin, c’est ton rêve ou celui de on grand-père ? Un débat qui promet de m’amuser, l’entendre parler de ce corps de métier est toujours agréable, cela réveille en elle ce côté effréné que j’aime tant chez la jeune fille.code ─ croquelune
Dans une rue de la capitale.
Quelque chose en elle demeurait brisé. L’éclat vif d’une prunelle porté au détour d’une ruelle, le feu dans ses doigts et sur ses lèvres, figée dans un aparté telle une phalène clouée sur le pas d’une porte. Cette tignasse brune reconnaissable entre mille, et cette silhouette indéfinissable… Cela n’avait duré le temps que d’une seconde, mais son pas s’était statufié à mi-hauteur, la semelle levée, presque incertaine. Devait-elle rebrousser chemin… ? Vérifier ? Stupide. Tout était stupide. Le croiser ici, dans cette ville… En vie, c’était impossible et utopique. Il était mort, et elle était bien sotte de s’inventer des fantômes à cette heure grave où la situation réclamait d’ores et déjà toute son attention. Le prince héritier avait été retrouvé dans un état déplorable et son cœur ne pouvait souffrir de voir Allys dans une telle souffrance morale. Etait-ce pour cette raison qu’elle se sentait obligée de s’inventer des histoires, un marasme de fantasmes sur une amitié perdue il y avait de cela bien des années ? Combien étrange était le cerveau humain, de lui rappeler soudainement ces temps lointains…
Elle laissa filer un profond soupir. Elle dut faire un effort pour s’arracher à la courbe figée des minutes et reprendre, lentement, le chemin inverse. Tu es folle ma fille… Ce besoin étonnant qu’elle avait de se le prouver était bien plus déconcertant encore.
A l'arrière de la demeure des Dewig.
Luz, fulminante du haut de ses 15 ans, orchestrait un savant aller-retour telle l’aiguille bien rôdée d’une horloge. Irritée, l’horloge. Elle s’était tu depuis quelques minutes déjà, les sourcils froncés sur un pli renfrogné. Alors, pour la cinquième fois, elle fit volteface vers Reyan, ouvrit la bouche pour se lancer dans une énième diatribe qui ne vint finalement jamais. Elle dut s’y reprendre à deux fois, non sans un grommèlement inintelligible, avant que son index ne vienne se planter avec aplomb contre le torse du jeune homme.
Elle croisa les bras sous sa poitrine en un geste typiquement féminin, un éclair furibond dans les prunelles :
Malgré tout, Luz était Luz. Son corps changeait et ses humeurs lui échappaient par instant, mais son naturel ne manquait jamais de poindre sous les orages de ses fausses colères. Elle se radoucit donc imperceptiblement et se mordit la lèvre inférieure, visiblement fort désolée de son comportement.
Ses bras se décroisèrent et sa dextre vint naturellement se poser sur le bras de Reyan, glissant jusqu’à enrouler ses doigts autour des siens. Il avait grandi, lui aussi. Terriblement changé en ces quelques années. Le poids de son père se faisait chaque jour plus présent et ses traits prenaient tous les aspects d’une fatigue grandissante… Elle retrouvait pourtant toujours cet éclat en lui qu’elle aimait tant, cette étincelle et cette tendresse qui lui venaient si promptement. Il prenait un air nonchalant, mais elle savait que le vrai lui était bien plus attentif et habile qu’il ne le laissait paraître. Ces moments de véritables contacts étaient rares, mais la jeune fille était tactile et avait considérablement acquis en aplomb auprès de la gente masculine ces quelques dernières années. D’autant plus lorsqu’il s’agissait de Reyan. Leurs petits jeux de combat constituaient un excellent exercice pour appréhender différemment l’espace vital d’autrui.
Ses prunelles glissèrent de ses yeux pour errer sur sa silhouette, accrochant l’espace de quelques instants l’estafilade qui persistait sur son coude droit. Elle y passa la pulpe de son pouce, non sans un léger rire désillusionné :
Les murmures du passé─ avec Luz
Flashback, 10 ans en arrière
Luz est venu me retrouver directement à l’arrière de mon domicile. Aucun risque que mon père nous trouve, il est aux abonnés absents ces derniers temps, juste de passage pour mépriser ma sœur et me donner des ordres. Je le déteste, pourquoi est-ce que je l’écoute encore ?
La remarque de la jeune femme m’atteint, je suis comme mon paternel, absent … Je la regarde, elle n’est plus cette jeune fille à qui j’ai commencé à donner des leçons. Non, Luz a changé, autant physiquement que mentalement. Son corps a pris de belles formes qu’il m’est impossible d’ignorer. Elle a de l’assurance, à en revendre, c’est bien pour affronter ce monde de requins. Elle finit par se radoucir et s’excuse de ses reproches, je la stoppe dans sa phrase.
- Non tu as raison Luz … Ce n’est pas sérieux de ma part, c’est à moi de m’excuser. Mon ton est presque cassant, je l’aurais voulu plus doux, mais le poids de ma condition me pèse.
Sa main vient chercher la mienne, une douceur qui m’apaise. Mes doigts viennent délicatement caresser sa joue. Mon regard se radoucit au contact du sien et s’emplit de tendresse.
- Tu sais que si tu as des problèmes, tu peux m’en parler. Je ne sais pas sous quelle pression te met ton père, mais nous pourrions peut-être envisager de ralentir le rythme de nos séances si cela risque de se retourner contre toi… ?
Sa bienveillance … Si tu savais Luz, si tu savais ce que je m’apprête à faire ! J’ai envie de tout te dire, viens avec moi, on les laisse dans ce monde d’hypocrites, choisissons notre destin, nous même, maintenant ! Luz … Je vais partir de la pire façon qu’il soit … Je ne veux pas arrêter nos combats, c’est ma bouffée d’oxygène tu sais ? Tu es ma bouffée d’oxygène … Les mots me manquent, ils restent là, coincés comme des sardines en filet, au fond de ma gorge. Je peux pas te dire que je vais simuler ma mort … Si je veux disparaître personne ne doit savoir … Calia saura, elle sera la seule. J’ai fait d’elle ma complice, et je ne peux la laisser croire que je ne suis plus là, elle sera seule, mais pas abandonnée. Je lui ai demandé de venir avec moi, elle refuse. Elle aussi a pris de l’assurance Luz tu sais, c’est une battante maintenant, je suis fière d’elle.
Ta main se pose sur la vilaine cicatrice à mon coude, ton rire léger d’habitude communicatif me brise le cœur. Ma décision est prise, je ne veux pas revenir dessus …
- Et bien on pourra dire que tu m’as marqué à vie! dis-je sur un ton qui se veut tout aussi léger.
Oui, tu m’as marqué, je ne t’oublierai pas, je te le promets. Je t’ébouriffe les cheveux comme j’ai pris l’habitude de le faire, ça finit en pseudo bagarre. Tu es forte maintenant, tu me mets à terre, je ne te dirais pas que cette fois je me suis laissé un peu faire pour que tu finisses contre moi.
Ma sœur me lance un regard à travers une fenêtre avant de disparaître dans la maison. Il est temps pour moi de partir Luz. Je fais comme si de rien était, je te dis à la semaine prochaine, mon ventre se tord, j’ai l’impression d’étouffer. Je fais un pas vers ma maison, tu te retourne déjà pour rentrer de ton côté. Mon regard accroche ta silhouette, voulant retenir chaque partie de toi. Comme par réflexe ma main vient pour chercher la tienne, je stoppe mon geste … J’aurais aimé te donner un baiser d’adieu, goûter à tes lèvres pour la première et dernière fois. Ce serait cruel de ma part, égoïste … Alors je pars sans un regard en arrière ...Aujourd’hui
Je me rends à la guilde pour répondre à l’appel de mobilisation lancé par la couronne. Quelle histoire ! Certains de mes confrères ont perdu la vie en voulant résoudre le mystère qui plane autour de la disparition du Prince retrouvé. L’heure est grave. Le Roi et la Reine ont besoin de nous, je ne peux décemment rester sans rien faire. Nigaud que je suis j’ai oublié ma chaîne avec mon identification chez moi. Quand on n’a pas de tête, on a des jambes à ce qu’il paraît.
Au détour d’une rue je fais demi-tour pour récupérer le bien, au loin j’aperçois une chevelure rouge s’éloigner. Je ne connais qu’une personne ayant cette couleur de cheveux, Krysta ! S’est-elle décidée à me rejoindre sur cette mission ?
Je cours pour la rattraper, mais plus je m’approche, plus sa démarche me semble étrange. Étrange et familière à la fois. Mes pensées tournées vers la quête de nos dirigeants j’agis sans vraiment réfléchir, rattrapant la jeune femme je pose ma main sur son épaule, l’invitant à se retourner.
- Krysta quel plaisi … mes mots s’étouffent dans ma gorge.
Mon cœur semble s’arrêter. Non, ce n’est pas Krysta, et oui, je connais cette silhouette. Des yeux d'un vert cuivré se plante dans mon regard. Mon visage devient livide, je peux sentir le sang quitter mes veines. Je deviens fébrile, moi qui ai mis toute la volonté du monde à oublier mon passé voilà son fantôme qui vient me hanter. Je bredouille faiblement un « Luz ? »code ─ croquelune
Enterrement du jeune héritier Dewig.
Il n’était plus là. Plus là nulle part. Dans l’herbe tendre à ces pieds, sous la rumeur des lanternes la nuit, dans la clameur aiguayée des oiseaux. Que tout ce silence était assourdissant… Il respirait encore, peut-être là, sous ses paupières de cendre voilée… Disparu, fracassé, effacé de l’existence comme une trace de craie. Arraché au présent comme s’il n’avait rien pesé dans la balance, à peine le temps d’un hoquet dans la vaste trame du temps et le monde reprenait son chemin à son infatigable allure. Qui se souviendrait… ? Comment parviendrait-elle à se souvenir ? Il lui paraissait déjà oublier la fragrance de son odeur, la courbure d’un sourire où la nuance fragile de ses iris. Sa silhouette s’étiolait entre ses doigts, éphémères bribes de ce qu’il subsistait d’un moment passé. Son esprit, affolé, se heurtait à une peur panique revenue du fond des âges. Celle d’oublier les derniers morceaux de leur vaine jeunesse.
Elle suffoquait. C’était une course qu’elle ne pouvait gagner.
Ses doigts se refermèrent autour de son bras, voûtée et repliée sur elle-même comme un coquillage perclus de fissures. Cela n’avait pas d’importance. Sa structure corporelle ne supportait plus sa chaire. Tout, pour faire taire cet élancement qui lui démangeait la poitrine d’un manque infernal, un trou béant dans ce qu’il subsistait de son innocence. Sa dextre était repliée comme une serre sur son cœur, froissant la jolie robe noire que l’on avait choisie pour elle. Oh, si elle avait pu enfoncer ses griffes dans ce qui la faisait tant souffrir, trancher ces liens qui s’étaient mués en lames de rasoir et écorchaient son esprit dès qu’elle cherchait à se mouvoir… Il y avait ici un vide abyssal qu’elle désirait entrevoir. Une plaine froide et cotonneuse, le goût du sang rouillé dans sa bouche – peut-être s’était-elle mordue songea-t-elle vaguement par-delà les brumes de sa torpeur abasourdie. Sa stupeur l’asphyxiait.
Elle percevait les rumeurs d’un son. Des voix qui l’environnaient. On tenait un discours, de belles paroles creuses sur la futilité de la vie. Il aurait détesté ça. Cela n’importait guère, de toute façon. Il n’était plus là. Aucun des visages présents n’étaient semblables au sien, et en cet instant, ils demeuraient par conséquent invisibles à ses sens. Qui était-elle pour troubler leur deuil ? Elle n’était pas même de sa famille. Une simple, éphémère amie de trois ans. Et cela traçait un vide plus infranchissable encore entre elle et l’unique personne qui aurait été en mesure de la comprendre : la dernière-née des Dewig. La pauvre enfant était vraisemblablement dans un état de choc plus grand encore que le sien. Luz devinait sans mal combien ils avaient été proches entre frère et sœur… Il y avait néanmoins trop de détails chez elle qui écorchait ses prunelles. Ces similitudes avec lui, qu’elle n’était guère encore prête à affronter… Ni maintenant, ni jamais.
La cérémonie prit fin. Un enterrement digne d’un noble, presque un événement mondain.
Elle ferma les yeux. Les paupières closes tel un rideau sur la scène, petit théâtre écorné qui n’avait plus pour acteur qu’une vieille blague défraîchie. Le destin avait de l’humour. Un humour acide, caustique, qui venait de noyer d’une traite les derniers élans de son adolescence. Le monde adulte n’avait plus que des teintes grisailles à lui proposer. Cela tombait bien, car bientôt viendrait la colère… Cette haine, féroce et affamée, envers celui qui l’avait abandonnée.
Dans une rue de la capitale.
La surprise vint en premier. Celle d’une jeune femme abordée cavalièrement dans la rue, prête à rabrouer sérieusement l’individu qui n’avait de toute évidence aucun savoir-vivre. Cet élan mourut dans l’œuf, tronqué à sa base par une stupéfaction létale. Ses prunelles s’ouvrir comme des perles effarées et durant d’interminables secondes ses lèvres demeurèrent ouvertes sur une consternation pareille à un gouffre sans fond. Un réflexe inné imprima un mouvement de recul à son corps, comme frappée de foudre, avant même qu’elle ne l’ait intellectualisé. De quoi cherchait-elle à se protéger au juste… ? De cette apparition, revenue d’entre les morts, presque trop mordante et agressive pour son pauvre cerveau émietté ? Il lui faisait l’effet d’un coup porté au visage, sapant les forces qui la maintenaient encore debout.
Elle dut produire un effort incommensurable pour faire remonter ce lointain prénom douloureux aux frontières de sa mémoire. En retrouver les consonances, cette manière de le plaquer au palais ou d’en détourer les tournures… Sa voix lui parut rauque et étrangère lorsqu’elle franchit enfin ses lèvres.
C’était une interrogation perdue. Elle le dévisageait, plus confuse qu’elle ne l’avait jamais été. Son corps lui paraissait rigide, hésitant entre une position défensive et les abords d’une conversation. Ses sourcils se froncèrent en une mimique de plus en plus incrédule, fouillant ses traits avec l’énergie du désespoir à la recherche d’une réponse qu’elle ne connaissait plus elle-même.
Elle tendit la main. Ses doigts effleurèrent son visage tandis qu’elle le regardait, complètement flouée par ce tour de passe-passe que son intellect ne parvenait aucunement à justifier. Il n’avait plus cette allure de gamin de 17 ans. Elle le trouvait grand, sec, étranger à ses souvenirs. Lui, et à la fois quelqu’un d’autre. Une barbe de quelques jours mangeait ses joues, elle pouvait en sentir le contact sous la paume brûlante de ses mains. Alors, le souffle court, un calme glacial envahit sa poitrine. Gagna ses prunelles d’un vert sombre de lagoon ombrageux qu’elle ancra à l’or des irys de Reyan. Cette fois, sa voix eut des intonations dangereusement féroces, un avertissement velouté envers celui qui se payait de toute évidence sa tête :
Les murmures du passé─ avec Luz
Vous savez la mort cérébrale, le bruit long, sans fin, aiguë de vos machines artificielles de votre monde … La ligne droite là. Et bien c’est exactement ce qu’il se passe dans mon cerveau. Blackout, nada, rien … Je suis incapable de réfléchir.
Mes yeux décrypte la femme en fasse de moi. Elle n’est plus comme dans mes souvenirs, en même temps, en dix ans nous avons eu le temps de changer. Son corps est svelte, de jolies formes que légèrement prononcées s’en détachent. Les traits de son visage ont perdu de leurs airs poupon, ils sont devenus matures, peut-être plus vite que la vie le prévoit, liés à des épreuves que Lucy aiment à nous faire passer. Ses doigts, fins et longs, viennent effleurer ma joue, je suis figé, paralysé, mon regard perdu dans le sien.
- Reyan ...
Comme un coup d’estoc ce nom me fait mal, me ramenant des années en arrière. J’ai toujours tout fait pour éviter la Noblesse, de peur de croiser quelqu’un qui me reconnaisse. Sauf toi, tant de fois j’ai rêvé de te revoir. T’aborder dans une rue, comme aujourd’hui. Te dire que c’est fini, tout ça, cette mascarade. Puis se rêve s’est étiolé avant de disparaître dans les abysses de l’oubli, du reniement.
- Comment est-ce que tu… ? Mais tu… ? Tu es… ?
Ta voix est comme un électrochoc me sortant de ma léthargie létale. L’air revient dans mes poumons, la vie me ranime. J’ai envie de te prendre dans mes bras, mais comment pourrais-je me le permettre ? Nous sommes devenus deux étrangers l’un pour l’autre, pire encore, tu vas me haïr pour ce que je t’ai fait.
Soudain ton air change, les traits de ton visage se durcissent, ton regard scintille d’une rage que je reconnais. Ta voix et sèche, claquante, je sais que je n’ai pas le droit au moindre faux pas. Tu crois que je suis une illusion, tu ne crois pas en ma résurrection. C’est pourtant moi, et je ne sais comment te l’avouer.
Comme par un réflexe de défense, mon visage se ferme à son tour. Je dois retrouver ma contenance, mon sang froid. Je prends une grande inspiration, ma mâchoire se contracte. Seul mon regard navigue d’une iris à l’autre, cherchant à communiquer avec toi sans un mot.
- C’est moi Luz … Reyan.
M’entendre prononcé ce prénom m’assomme. Je ne suis plus lui, il n’existe plus …
- Enfin … Je me prénomme Naëry depuis … depuis ma mort. Je n’arrive pas à prononcer cette fin de phrase, elle sonne tel le glas que je ne veux plus revivre.
- Je suis désolé. finis-je par lâcher presque inconsciemment. Je ...
Ma main tente de trouver la sienne, établir un contact pour constater de la réalité de ce mirage. C’est bien toi, je te reconnaîtrais entre mille. Et c’est bien moi, là, en face, incrédule, penaud, blessé. Comme pour attester de mon identité je soulève la manche de mon haut, la froideur de la saison fraîche arrivant me hérisse les poils, à moins que ça soit celle de ton regard planté dans le mien. Une longue cicatrice apparaît alors, encore boursouflée à certains endroits. Le fruit de tes premiers essais en couture humaine.
Ton silence est pire que les insultes que tu peux me balancer. Cette fois ma main attrape ton bras, un pas en avant me rapproche de toi.
- Ce que j’ai fait est sûrement impardonnable, je le referais s’il le fallait.
Drôle de manière de s’excuser, mais une pensée se tourne vers Calia qui revit depuis mon inexistence. Elle a trouvé une place dans les yeux de notre paternel, cet homme qu’elle a tant haï, et qu’elle détestera sûrement toute sa vie, ne comprenant pas le besoin d’exister pour lui qui l’a tant méprisé.
Lucy, vers quel chemin m’emmènes-tu ? Quelle est le message que tu veux me dire ?code ─ croquelune
La situation lui paraissait irréelle. Etait-elle éveillée ? Plongée dans une interminable spirale de cauchemars ? Ou pire, quelqu’un se jouait-il d’elle pour assouvir quelque obscure vengeance ? Ce nom lui paraissait si étrange… Impossible. Pourquoi un nouveau nom ? Pourquoi serait-il en vie ? Que faisait-il dans cette ruelle ? Toutes ces années ? Pourquoi… Ne lui avait-il rien dit ? Elle cessa un court instant de le dévisager benoitement et suivit la source de chaleur la plus proche, presque extérieure à elle-même. Ses prunelles s’ancrèrent à cette main dont il s’était saisi, un geste qui lui en rappelait tant d’autrefois… Sa peau était chaude contre la sienne. Vivante. Elle pouvait sentir la force et la douceur de ses doigts enlacés aux siens, plus que son esprit ne parvenait à enregistrer les mots qu’il essayait de lui transmettre. Et cette cicatrice… Il n’y en avait qu’une de cet acabit de par le monde.
Alors, lentement, ses derniers neurones fonctionnels assemblèrent les maigres pièces du puzzle en sa possession. Il s’était fait passer pour mort. Nul ne l’avait enlevé, nul ne l’avait assassiné. Il n’y avait pas eu l’ombre d’un accident. Rien que le stratagème d’un adolescent, lui qui désirait fuir plus que tout au monde son milieu, son père, et les devoirs qui lui incombaient. Et… Elle-même. Il avait souhaité disparaître, sans le lui dire, la laisser là dans la fange de sa détresse, persuadée qu’une mort atroce venait d’arracher l’un de ses plus proches amis à l’existence. La détestait-il, tout ce temps ? Combien cela lui avait-il coûté de lui mentir chaque jour, lui faire croire qu’ils étaient proches, espérer en douce qu’il ne la reverrait jamais ? Qu’avait-elle bien pu faire pour s’attirer pareil traitement ? Au fond d’elle-même la petite fille n’avait cure du stratagème employé. Ô combien aurait-elle été ravie de le protéger, de l’aider à prendre la fuite pour peu qu’il soit heureux… Mais ce n’était pas le choix qu’il avait fait. Il l’avait traitée de la même manière qu’il avait traité tous les autres. En fin de compte, elle n’était bien qu’une anonyme et éphémère amie d’une poignée d’années…
Ses paupières se fermèrent, à demi closes, ses longs cils sombres ombrageant le vert moiré de ses prunelles d’un accent de silex. Elle eut un fin sourire mordant, presque un trait de sang. Une énergie furieuse bouillait en elle, difficilement contenue par le velours de sa peau.
Son poing partit avant qu’elle n’y réfléchisse vraiment. Un coup vif, au plus court, exactement tel qu’il le lui avait appris. Elle visa spontanément la mâchoire, absolument hors d’elle-même. Le pouvoir de Naëry ne lui fut malheureusement d’aucun secours, trop surpris peut-être pour avoir l’heur de réagir à temps. Le coup l’entraîna quelques pas en arrière. Fut suivi immédiatement d’un autre, un coup de pied circulaire qu’elle venait de lui déjeter à la figure avec l’énergie d’une rage animale. Celui-là, il le bloqua. Il récupérait vite, le bougre. Ses réflexes ne s’étaient en aucun cas émoussés ! Luz lâcha un juron à faire rougir une prostituée. Et les bonnes habitudes revinrent au galop.
Aujourd’hui, comme il y a douze ans, Luz s’engouffra dans la brèche de sa distraction. Elle pivota sur ses hanches, dégageant son pied, envoyant son autre talon percuter son thorax. Sa stratégie fut payante puisqu’il valsa au sol. La demoiselle avait simplement omis le double effet de ses tirades : elle-même se sentait dans un état secondaire et absolument incapable de rester concentrée. Cet état ne s’améliorait guère lorsqu’elle songeait qu’il ne se donnait aucunement à fond pour lutter contre elle, tout à sa contrition. Etait-il capable d’éprouver autre chose pour elle que des regrets inutiles et des mensonges ?!
A ce très exact moment, la mimique qu’il lui rendit fut davantage qu’un incendie au milieu d’une forêt. Stupéfaite, Luz réalisa l’entière horreur de la situation.
Lentement, presque trop lentement, elle attrapa l’un des cageots vides stockés sur le bas-côté de la ruelle. Elle vint remonter son genou d’un coup sec, arrachant net une planche dans un bruit de bois mourant.
A présent, elle se tenait pratiquement au-dessus de lui. Elle qui en avait rêvé toutes ces années durant ne ressentait plus que l’amertume d’un feu agonisant. Elle ne se retourna d’ailleurs pas davantage lorsqu’un glapissement aigue retentit à l’autre bout de la ruelle. Une passante épouvantée jeta sur leur étrange duo un regard choqué puis parut opter pour la meilleure solution à sa portée : faire méticuleusement demi-tour et prétendre n’avoir rien vu pour aujourd’hui. Par Lucy, que Luz se sentait fatiguée…
Ah, vaste question sans précision que celle-ci... Mais c'était de loin la plus essentielle.
Les murmures du passé─ avec Luz
La détresse de ta voix me brise. A mes yeux ma mort était comme un pansement vivement arraché, on me pleurerait quelques semaines, quelques mois tout au plus. Comment ai-je pu croire que je n’avais rien d’important. J’étais rien, juste un nom qui serait vite oublié. Je n’avais pas réalisé que pour toi j’étais bien plus que ce simple coach, cette distraction hebdomadaire. A l’époque, je ne me permettait pas de croire que je pouvais compter aux yeux de quelqu’un, à tes yeux, comme tu comptais aux miens. Pourtant tout était là, nos retrouvailles, nos rires, notre complicité. Mais la brume a envahit mon esprit, cette mélasse de désespoir m’a rendu aveugle Luz. Je ne pouvais plus raisonner, j’étais perdu dans les abîmes sombres de mon âme. Tu étais cette lumière qui me faisais revivre le temps de nos entraînements, bien trop court pour me ramener avec toi sur notre monde.
Si peu importante pour moi ? Tu te méprends tellement ! Je n’ai pas le temps de te contredire que ton poing me sonne, bien placé, me faisant craquer la mâchoire, ma lèvre éclate sous l’impact. Ton pied suis, mais cette fois je le stoppe net. Je me retiens de contre-attaquer. Je comprends ta colère et je la laisse éclater. Tes jurons, ils sont là, si la situation n’était pas si grave j’en rirais. Mes yeux se noircissent, ta rage est communicative. Je sens le coup arriver, je te laisse le porter jusqu’au bout, ce qui me fait perdre l’équilibre. Je suis au sol, vulnérable, tous mes muscles crispés et prêts à réagir, au lieu de cela je te laisse te défouler.
Tu continues à crier, ta haine est pire encore lorsque tu réalises que Calia est au courant pour ma « mort ». Je commence à réagir lorsque tu arrives au dessus de moi avec cette planche de bois, ton regard si venimeux s’emplit sans crier gare d’incompréhension et de souffrance.
- Pourquoi ...
Ma jambe part en circulaire pour faucher les tiennes, nous voilà au même niveau. Dans la chute tu lâches ton arme. Vif, je te rattrape comme je l’ai toujours fait pour amortir ta chute avant de te bloquer en me plaçant à califourchon sur toi. Je plaque tes bras au sol pour t’empêcher de te débattre et je te regarde droit dans les yeux, un regard dur, franc, et je reprends ma phrase.
- Si c’était à refaire, je le referais Luz ! Je marque une pause avant de reprendre plus lentement. Mais pas seul avec Calia. Tu es la seule qui aurait pu comprendre, mais j’avais 17 ans, et à 17 ans on ne se rend pas compte de toutes les conséquences de nos actes.
Je suis en colère moi aussi, ma voix devient cinglante.
- Luz tu crois que je ne sais pas comme tu jouais avec les autres garçons ? Moi j’étais quoi ? Rien. Voilà ce que j’avais l’impression d’être. Rien !
La voilà, ma peine d’ado dévoilée. Que je me sens ridicule … Et pourtant à 17 ans quand on éprouve des sentiments plus qu’amicaux envers quelqu’un et qu’on voit cette personne fricoter avec d’autres, ça fait mal. On se sent comme un moins que rien. Avec le recul je sais que j’étais bien plus important qu’eux, mais en amour je suis handicapé Luz, pire avant que maintenant, c’est pour te dire. Alors oui, je pensais que ma mort ne t’attristerait pas si longtemps. Qu’est-ce qu’on peut être c**, qu’est-ce que je suis c**…
- Je ne peux pas revenir en arrière, ce qui est fait est fait … Détestes moi toute ta vie si tu veux. Tu m’as manqué Luz.
Je relâche alors ma prise, libérant ses avants-bras. Alors que je m’apprête à me relever je me sens partir en arrière, mes bras happés avec force. Deux hommes m’entraînent quelques pas plus loin m’empêchant de me défendre. Je crois bien que la passante de tout à l’heure est partie chercher de l’aide, et là tout de suite, je vais passer un sale quart d’heure. Un premier coup dans les côtes me coupe légèrement le souffle. Je regarde l’agresseur, ou le protecteur de Luz selon le point de vue où l’on se place, et je souris :
- C’est toute la force que t’as?
Provocation, une technique efficace pour déstabiliser et souvent entraîner une colère qui empêche de raisonner convenablement, et donc de placer des coups violents sans la stratégie de mettre son adversaire ko. Le type regarde son acolyte sans comprendre, et d’un air entendu s’apprête à recommencer son acte. Je lâche tout mon poids au sol balayant mes bras en cercle ce qui a pour effet de me libérer de leur emprise. Une roulade en arrière et me voilà de nouveau sur pieds. Un coup d’estoc éloigne le premier gars de moi et je mets une belle claque bien bruyante au deuxième qui vacille un peu sans comprendre ce qu’il se place.
Okay nouvelle stratégie, je pars en sprint en attrapant la main de Luz l’obligeant à me suivre.
- Cours!code ─ croquelune
Une migraine terrible menaçait de poindre à l’orée de son indécision. Voilà qui était peut-être beaucoup trop violent psychologiquement parlant pour une simple et froide après-midi. Entre l’enlèvement du prince héritier, la souffrance d’Allys et maintenant une réapparition d’entre les morts, une multitude d’émotions conflictuelles s’affrontaient et se rétractaient dans sa poitrine. Bien en peine était-elle pour parvenir à clarifier ce marasme trouble de joies, de fierté blessée et d’angoisses… Elle ne remarqua donc pas immédiatement la disparition inopinée de Reyan. En un sens, elle se sentait aussi sonnée que si ses coups avaient été directement portés sur elle. Il lui fallait du temps pour activer la procédure mentale de son cerveau, classifier l’information et…
Elle posa un regard tout à fait hagard sur la femme d’un âge mûr qui emplissait désormais son champ de vision. Ses prunelles se plissèrent, entièrement perdue face à cette magie saugrenue.
Force née de l’habitude, il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle les gens vous abordaient dans la rue : obtenir quelques cristaux fringants. Ou vous draguer. Mais Luz était dubitative sur cette seconde hypothèse vu l’âge et la prestance de son insondable interlocutrice. Alors, les bruits de coups et les grognements parvinrent à percer la gangue de brume dans laquelle son esprit s’était enferré, et elle se redressa vivement sur ses coudes. Cette fois-ci, la scène lui apparut infiniment plus clairement.
Elle repoussa sans douceur mais sans brutalité non plus la passante qui tâchait de l’aider à se relever. Elle n’avait pas songé à mal, bien sûr, mais Luz n’aurait jamais souhaité à son ami d’antan un tabassage gratuit pour un crime dont il n’était guère coupable…
Elle n’eut guère le temps d’amorcer des explications en trois temps, la main de Naëry se referma sur la sienne et d’une détente, il l’entraîna dans une course éperdue à travers les ruelles de la capitale. Le souffle quelques instants coupés, peu préparée à une débauche soudaine d’énergie, elle peina plusieurs secondes à suivre son rythme. Alors, décidant que décidément, elle en avait sa claque de réfléchir pesamment, elle envoya valser le reste de ses scrupules et allongea sa foulée. Des bruits de pas cinglaient les murs derrière eux et des éclats de voix étaient par instant jetés au-devant d’eux. Mince, quel jour était-ce… ? Oui, peut-être que par là… ! Ses doigts pressèrent sensiblement la main de Näery qu’elle n’avait pas lâchée, attirant son attention. Elle pivota sur ses hanches dans une même détente, tout à fait convaincue qu’il parviendrait à la suivre. Ils dévalèrent une ruelle de pavés inégaux, longèrent le pan d’une auberge et débouchèrent brutalement dans la clarté du jour.
La place était parsemée d’établis et de badauds, une foule certes clairsemée, mais susceptible de les cacher quelques instants dans un anonymat de fortune. Elle ralentit immédiatement le pas et vint s’alanguir contre son partenaire à la manière d’un couple heureux et épanoui. Quelques mètres derrière eux, leurs poursuivants déboulèrent à leur tour sur la petite place du marché. Leurs jurons frustrés furent d’une satisfaction sans égal.
Elle vint enrouler son bras autour de celui de Naëry, peut-être apaisée pour la première fois depuis le début de cette histoire. Alors, une envie de rire terrible la saisit. Ses lèvres dévoilèrent la blancheur de ses dents, la gorge offerte en un éclat tout à fait communicatif. Elle dut prendre le temps de souffler à plusieurs reprises pour s’en remettre, un sourire de renard définitivement ancré à ses lèvres. Voilà qu'elle devenait complètement folle.
Elle lui jeta un regard en coin joueur et enfonça doucement son doigt entre les côtes de son partenaire. Elle voulut prendre un air menaçant, mais celui-ci fut immanquablement trahit par l’étincelle qui perdurait dans le vert de ses prunelles. L’orage d’été était passé.
Il lui faudrait du temps pour lui pardonner pleinement. Tout comme lui, vraisemblablement. Le temps avait creusé entre eux un immense océan de mystères et il faudrait davantage que quelques conversations autour d’une bière pour rattraper les dix années qui s’étaient écoulées. Etait-il marié ? Que faisait-il de sa vie ? Des loisirs ? Des enfants ? Quel âge cela lui faisait-il ? Quelle était cette cicatrice, là, minuscule ? Imperceptiblement, la paume de sa main se rapprocha de celle de Naëry en une subtile étreinte. Sa voix se fit plus pensive, baissant les yeux sur une réalisation soudaine.
Peut-être plus pour très longtemps, car en face d’eux, leur binôme de poursuivants amorçait un demi-tour et n’était plus très loin de tomber nez à nez avec eux. Accompagnés d’un Garde.
Les murmures du passé─ avec Luz
Les pas de nos assaillants à nos trousses, Luz a l’excellente idée de nous perdre parmi la populace du petit marché. Acheteurs, flâneurs, promeneurs, ou juste passants, nous ralentissons le pas pour nous mettre à leur rythme, nous confondant à ce beau monde tel le caméléon sur un végétal.
La jeune femme se blottit contre moi, surpris je la laisse faire avant de comprendre sa stratégie. Mon rythme cardiaque s’accélère, le fruit de notre course effrénée. A moins que ça ne soit le contact de la belle, son bras enroulant le mien. Les gens autour de moi n’ont soudainement plus aucune importance, que ce soit le type embarrassé par tous ses paquets en main, ou bien encore cette petite fille qui court près de moi vers un trésor inconnu. Cette femme berçant son nourrisson pleurant dans ses bras, ou le vieillard assis sur une caisse le temps de reprendre quelques forces. Non, j’ignore tout cela car seul le rire cristallin de Luz trouve écho en moi, je ne peux réfréner ma propre hilarité face à la situation, face à sa joie communicative.
Elle me lance un appel auquel je réponds par un large sourire, mon regard survolant ce visage éclatant qui me taquine. Face à sa fausse menace, je capitule.
- S’il ne faut que ça, je t’offrirai tous les verres dont tu as besoin, je te tiendrai même les cheveux quand ton estomac ne supportera plus tant d’apport … digestif.
Comme elle le disait souvent par le passé, l’orage est passé. Je retrouve en elle ce chamboulement climatique propre à sa personnalité, as-tu si peu changé que cela ? Dix longues années nous séparent de nous même, je ne suis plus ce garçon réservé et obéissant que tu connaissais. Et toi, qui es-tu Luz ? Es-tu médecin, comme ton grand-père ? Parcoures-tu Aryon ? Te cantonnes-tu au Palais ? Non, ça je pourrais jurer que non. Ta frivolité d’antan ne l’aurait jamais permis. Le monde est bien trop sérieux pour toi, a-t-il eu raison de ton enthousiasme ?
Une main chaude me coupe de mes pensées, je laisse mes doigts entrelacés les tiens, comme la promesse de ne plus te perdre.
- … Je suis heureuse que tu sois en vie.
Je continue d’avancer, mon regard se posant sur les gens sans les voir, tes paroles sont comme un coup d’une bienveillance douce-amer. Je m’en veux, je suis si heureux de t’avoir à mes côtés, là, maintenant. Tu m’as terriblement manqué, et je ne le comprends que par ta présence. Il n'y a pas pire antinomie. Je voudrais te le dire mais les mots restent coincés. J’étouffe dans ce brouhaha de sentiments confus et paradoxales. Je ne me comprends pas, depuis des années je préfère taire mes émotions, me livrant que peu, laissant les effluences extérieures glisser sur moi comme l’eau sur les plumes du canard. Faisant en sorte que rien ne m’atteigne. Et aujourd’hui tu viens tout bouleverser.
La pression de ton corps sur le mien se fait plus tendu, je quitte mes pensées pour revenir à l’instant présent, et je comprends ta soudaine anxiété. Nos poursuivants n’ont pas lâché l’affaire et sont de retour avec un garde. De vrais héros qui ne veulent pas laisser une demoiselle en détresse avec le grand fou que je suis. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que Luz est bien loin d’être une demoiselle en détresse, et entre nous deux, elle est sûrement la plus impétueuse.
Je la tire rapidement entre deux stands avant que nous ne tombions nez à nez avec nos traqueurs, je n’ai pas une réelle envie de savoir ce qu’il va advenir si ce garde met la main sur moi, car j’imagine sans mal ce que les deux types ont bien pu lui raconter. Un agresseur s’en est pris à une jeune femme avant de la kidnapper … Merci la réputation !
Ils se rapprochent de notre pseudo cachette, regardant de tous les côtés.
Je sens Luz contre moi qui fixe le trio, sûrement à la recherche d’une solution pour ne pas nous faire repérer. Je me retourne vers elle, cachant son corps avec le mien de la place centrale, ma main attrapant son visage, l’obligeant à me regarder.
Mon pouce vient caresser ta joue, une onde de chaleur émane de mes paumes tandis que ma main gauche ramène d’une caresse tes hanches contre les miennes. Je n’ai plus cette pudeur du passé qui m’empêchait de te séduire, ma senestre trouve sa place dans le creux de tes reins, et tandis que tes preux chevaliers passent près des stands où nous avons trouvé refuge, mes lèvres se déposent dans un doux baiser sur les tiennes. Pour moi, le temps n’a plus de sens. Ton souffle chaud m’exalte, mon étreinte se fait plus empressant, et mon baiser plus passionnel.
- Eh les tourtereaux là, allez trouver un nid ailleurs okay ? Y en a qui bosse ici.
Le marchand vient de mettre fin à cet instant fugace, je mets quelques secondes à quitter tes lèvres si magnétiques. Mon corps ne se détache pas du tien alors que mon visage se sépare de ta peau, mes yeux toujours clos. Je baisse la tête en prenant une grande inspiration avant de rouvrir ces derniers, tout de suite transpercé par ton regard vert brillant. Je ne sais ce à quoi tu penses, et avant que la tempête ne vienne souffler l’herbe sous mes pieds, je me détourne, ma main entrelaçant à nouveau tes doigts pour te garder près de moi, quittant notre cachette de fortune pour retourner, prudemment, sur la place où je m’assure de ne pas être repéré par nos poursuivants.
- Allons boire ces verres, moi aussi j’en ai besoin! dis-je après m’être raclé la gorge.
Tout mon corps brûle de désir pour toi, je peux avancer ce baiser sous couvert d’une mascarade pour tromper nos pourchassants, mais la réalité est tout autre. Je n’ose plus te regarder de peur d’y découvrir du rejet, de l’incompréhension … Non, encore des excuses. Je ne te regarde pas car je n’ai qu’une envie, réitérer le faux pas que je viens de commettre. Les quelques foulées qui nous séparent de la taverne la plus proche me permet de reprendre mes esprits et de calmer ma fougue. Je lâche ta main en pénétrant dans l’établissement et me dirige tout droit vers le bar. A cette heure, il n’y a que les habitués et quelques voyageurs. Je prends rapidement en commande deux hydromels, nous en avons besoin. Alors que je sens la chaleur de ton corps non loin du mien je me tourne vers toi, ne pouvant t’ignorer plus longtemps. Ton masque est indéchiffrable, et tu me sondes intensément. Mes lèvres s’étirent dans un large sourire, c’est terrible de ne pas savoir ce qui m’attend, une gifle ou une caresse ? Un rire ou de l’ignorance ? J’ai l’impression de revoir cette Luz imprévisible et la situation me rend espiègle. Mieux vaut en rire qu’en pleurer à ce qu’il paraît. Mon regard navigue sur ton visage à la recherche du moindre indice qui pourrait m’indiquer ton état d’esprit, n’y trouvant rien pour m’aider, mes doigts récupère une de tes mèches de cheveux pour la replacer derrière ton oreilles. En retirant ma main mon pouce caresse une nouvelle fois ta joue.
- Luz, arrête de me fixer comme ça, tu me fais presque peur !
Je paie le tavernier, j’attrape les deux verres en détournant le regard, et pars m’asseoir dans un coin de la pièce, ne sachant si la femme me suis encore ...code ─ croquelune
Il l’embrassa. Une poignée de secondes qu’il lui dérobait, son esprit effiloché entre ses doigts. Elle sentit la douceur de ses lèvres, peut-être incertaine, peut-être précautionneuse. Il n’était du moins plus l’adolescent d’autrefois : ses mains d’adulte en témoignaient, posées sur le creux de ses reins. Lui que la perspective d’un aveu rendait auparavant si maladroit, prenait soudain une nouvelle consistance dans ses bras. Depuis quand était-il si grand ? Quand avait-il mûri ? Quand était-il tombé, s’était-il relevé, incessamment, avait-il appris, aimé, vécu ? Qui était cet homme qui n’hésitait plus à entrer dans son cercle, droit et solide dans la tempête ? Il n’était plus lui. Et tout à la fois, il était bien davantage encore…
C’était étrange, comme plus rien n’avait de sens. Il suffisait d’un souffle chaud contre ses lèvres pour que l’ensemble du continent lui paraisse d’une vacuité dérisoire. A Lucy, les agressions, les pertes royales, les naissances, ce jour de marché, la clarté du soleil et même leurs poursuivants… Qu’importait le cycle des saisons, qu’importait le mouvement du vent et le déroulement du temps. Pourvu que ce soit lui et elle, en cet instant. L’idée, en un autre moment, lui aurait probablement apparu sous un aspect follement amusant.
Elle sentit la ferveur qui les prenait tous les deux comme une véritable lame de fond, et ses dernières pensées rationnelles s’égrenèrent en une volée de frémissements. Elle se plaqua contre lui et ses mains vinrent s’égarer à la frontière de son haut, sournoise attaque qui ne tarderait guère à se faufiler sous cet odieux tissu. De qui était venue l’idée de porter des vêtements, déjà… ? Ce n’était bien là qu’une barrière tout à fait irritante qui l’indisposait en cet instant…
Elle revint brusquement à elle-même lorsque la remarque du marchand fusa. Elle rouvrit immédiatement les yeux, le vert sombre de ses prunelles mouchetées de l’or de son pouvoir. A court de souffle, une sensation cuisante de manque terrible au creux de la poitrine, elle le laissa s’écarter comme l’on s’arrache au plus ravissant des péchés. Elle se mordit suavement la lèvre inférieure, la rougeur de sa lippe pour tout souvenir de ce bien trop bref contact. Elle se sentait ivre. Une énergie sauvage bouillait sous sa peau d’une chaleur électrisante, et elle dut faire un effort surhumain pour se reconnecter au temps présent. Oh par tous les dieux, avait-elle encore quatorze ans ?! Contrôle-toi ma fille ! Elle enjoignit les fibres de son corps à se calmer, ne souhaitant guère lâcher prise à l’entièreté de ce qu’il venait de réveiller chez elle… La part consciente d’elle-même se contenta de le dévisager avec une incrédulité bien plus grande encore. Etait-elle bien sûre qu’il s’agissait toujours de Reyan Dewig… ?
Elle le suivit, en proie aux plus effrayantes spéculations. Ils étaient poursuivis, certes, et son acte avait du sens. Nul n’irait embêter un jeune couple frivole suintant d’affection à l’arrière d’une boutique… C’était à peu près l’un des comportements les plus naturels et civilisés qui soit. En revanche… Ses réactions ne mentaient guère. Il s’était tendu contre elle d’une attente authentique et la douceur de ses gestes restait inimitable. Et, songea-t-elle, voilà que son corps lui-même ne s’était en aucun cas dérobé à son étreinte… Bien au contraire. Que cela disait-elle d’elle-même ? Elle était bien trop adulte pour jouer encore les innocentes. Le temps de la naïveté s’était écoulé depuis longtemps déjà et elle n’était pas de ces femmes à ne jamais mordre dans le fruit de la tentation. Elle le désirait, avec une soif semblable à nul autre pareil.
Mais il s’agissait de Reyan. Et lui, parmi tous les autres, méritait davantage de sérieux de sa part. Qu’attendait-il exactement d’elle ? Une amourette de jeunesse ? La simple fougue d’un moment d’adrénaline ? Voilà une équation qui était fort complexe. Il lui semblait pourtant bénéficier d’une réponse limpide. Elle se reprit, tandis qu’il s’éloignait avec leurs deux hydromels, l’empreinte fugace de ses doigts encore brûlante sur sa joue. Alors, elle se glissa jusqu’à lui d’un pas souple de félin, attrapa le verre d’hydromel qu’il lui proposait d’une main et s’accorda une première rasade. Lorsqu’elle reposa la chope sur le bois de la table, un sourire taquin fleurissait à l’aune de ses lèvres.
Elle pencha sensiblement la tête de côté, une glissade de mèches flammes se dérobant d'une épaule, le feu de ses prunelles amarré aux siennes.
Peu importait la solution du problème finalement. Il était en vie. En face d’elle. En pleine forme, peut-être aussi, probablement. Le reste n’avait que peu d’importance, car en cet instant la perspective de se damner pour cet homme ne paraissait plus illogique. Elle fut saisie d’un doute, ne croyant guère en sa chance :
Elle plissa les yeux avec méfiance, détaillant sa silhouette avec l’assiduité chirurgicale d’un médecin. Sa main vint pourtant saisir la sienne avec douceur, l’arrachant quelques instants à sa chope. Il y avait là l’étendu d’un pardon, d’une compréhension et d’une tendresse infiniment plus ancienne. Elle ne lui en voulait pas. Comment aurait-elle pu… ? Il avait cette détestable aptitude à la ramollir… Elle se savait incapable de ressentiment en sa présence.
D’une torsade légère, guère imposée, elle retourna sa main afin d’observer son coude. Sa cicatrice demeurait reconnaissable entre mille. Elle était restée inaltérée et cette perspective lui arracha un sourire un brin contrit. Elle en dessina les contours du bout des doigts, passant la pulpe de son pouce sur son ancienne œuvre d’art.
Alors, ses prunelles curieuses se déposèrent sur d’autres blessures lointaines qui n’étaient elles, pas de son fait.
Et par Lucy, quelque chose en elle priait présentement pour qu’il confirme plutôt sa seconde hypothèse. Préparée à tous les scénarios, elle fit signe au tavernier de leur apporter deux nouvelles choppes de son précieux alcool. Mieux valait probablement prendre de l’avance.
Les murmures du passé─ avec Luz
- Hé bien, tu as de bien étranges techniques pour te débarrasser de poursuivants.
- Étranges mais efficace non?
Mon corps frémit encore imperceptiblement de ce contact tant désiré. Il réclame une nouvelle étreinte, exploré les courbes de ce corps retrouvé et pourtant inconnue. Je tue cette envie d’une pensée à l’effet d’un sceau d’eau glacée, tout de suite réchauffée par ta gestuelle, tes lèvres sont un appel à les goûter, ta voix m’hypnotise. Mes yeux parcourent ce visage tant de fois observé, et pourtant aujourd’hui j’ai l’impression de le découvrir pour la première fois. Je ne peux m’empêcher de regarder tes fines lèvres qui s’étirent lorsque tu découvres tes dents dans un sourire farouche.
Tu m’examines, et comme moi avec toi, tu me redécouvres avec étonnement. Je bois une grande gorgée d’hydromel, mes pensées fusent, j’ai du mal à rester dans l’instant présent. Je mets quelques secondes à capter ce que tu me dis, je réponds alors par un signe de tête négatif. Non je ne vais pas mourir, non je ne suis pas malade, non je ne compte plus disparaître Luz. Encore une fois les mots me manquent, je préfère ancré mes yeux dans les tiens, m’assurant que ton visage n’est pas un mirage.
Tu me ramènes à la réalité en attrapant ma main, tes doigts s’entremêlent aux miens, je sens la chaleur de ta dextre irradier sur ma peau. Comme par un réflexe mon pouce vient caresser le dos de ta main, se délectant de la douceur de celui-ci aussi minime soit le frôlement. Tu me questionnes sur ma vie sans toi, ce que j’en ai fait. Une famille ? Mon passé m’empêche d’en fonder une, préférant la solitude aux responsabilités qu’elle implique. Mais ça, je ne peux pas te le dire, pas maintenant, pas comme ça.
Tu examines ma vieille cicatrice, le contact de ton épiderme sur la mienne me fait frémir. Jamais un contact m’avait fait autant d’effets. Je n’éprouve plus vraiment de sensation sur la cicatrice en elle-même, la douceur de ton geste compense cette hypoesthésie, je me concentre pour ne pas te ramener à moi.
Tu tentes une nouvelle fois d’en savoir plus sur ma vie sentimentale, dois-je te faire attendre plus longtemps ? Je crois que je t’ai assez torturé comme ça, je mets fin à ce calvaire en quelques mots.
- Tu crois vraiment que je porte les cicatrices du mariage?
J’attrape ma nouvelle chope avec mes deux mains, cessant le contact avec ton envoûtement.
- Je suis devenu aventurier Luz, jusque là j’ai préféré affronter la mort que la vie conjugale.
Bien sûr des filles il y en a eu. Des histoires sans lendemain, quelques relations qui semblaient sérieuses, le résultat a toujours été le même, je suis mieux seul. Comme dirait l’autre, on ne réussit pas à tous les couples, avais-je déjà vraiment voulu l’être, en couple ?
Je ne sais pas trop interprété ce sourire qui se dessine aux coins de tes lèvres, du soulagement ? De la gêne ? A moins que ça ne soit de la pitié pour mon incapacité à m’engager dans une relation sentimentale ? Peu importe car l’issue reste la même : je suis assis devant toi, bien heureux de n’être engagé avec personne pour mieux te désirer. Ai-je réellement envie de savoir si tu es aussi libre que moi ? Je crève d’envie de te dire « Eh Luz, si tu es aussi libre que moi, viens contre tout, viens contre moi »*. Quelle niaiserie. Je me contente de te demander ce que tu es devenue toi aussi, as-tu poursuivie tes rêves ?
- Et toi Luz, que fais-tu? Tu m’as dit avoir travaillé la médecine depuis ma … disparition.
Je détourne le regard une demi-seconde, honteux.
- As-tu suivi la voie de ton grand-père ? Tes coutures sont meilleures maintenant? lui dis-je en soulevant mon coude. As-tu pu t'entraîner sur un soupirant ? Un époux ?
Je sirote la deuxième chope, l’alcool m’engourdi légèrement l’esprit et mes joues s'échauffent, comme si j’avais besoin de ça pour me réchauffer … A ce rythme je vais devenir une vraie bouillotte. D’habitude je gère mieux ma consommation, les émotions et sûrement le fait d’avoir bu aussi vite ma première timbale atteignent mes facultés avec douceur. Une fourbe douceur qui s’oppose à mon self-contrôle, l’amadouant de sa chaleureuse ivresse.
J’ai à peine le temps d’écouter la réponse de la jeune femme que la porte de la taverne s’ouvre à la volée sur le garde de tout à l’heure avec l’un des deux types. Comme s’il sait où chercher son regard se fige dans le mien.
- Les ennuis recommencent ai-je tout juste le temps de murmurer à Luz.
Les deux gars se plantent devant nous, le sauveur de Luz gesticule et m’accuse, le garde commence à vouloir me maîtriser, me mettant à genoux sur le sol.
- C’est une méprise! tenté-je d’expliquer.
- Ah oui ? Et tu faisais quoi sur elle hein ? Espèce de fumier !
Il se jette sur moi, le garde s’interpose, Luz réagit à son tour. Je débite rapidement mes paroles pour calmer la situation, les quelques clients se sont tus et nous fixe, appréciant le spectacle. Spectacle … Ça me donne une idée ça !
- Nous sommes comédiens Monsieur ! Nous répétions une scène en plein air, okay ce n’était pas la meilleure idée que nous avons eu !
Ils se tournent dans un parfait ensemble vers la femme pour qu’elle approuve ou réfute ma version.
- Croyez-vous vraiment que nous serions là à boire un verre tranquillement sinon?
Bingo, mon argument fait mouche auprès du garde qui regarde le plaignant d’un mauvais œil.
- Pourquoi avoir fui alors ?! S’énerve le premier gars peu convaincu.
- Vous n’aviez pas l’air très enclin à la discussion avec votre ami Monsieur ! Je n’avais pas très envie de me faire casser la gueule sans réagir.
Cette fois l’homme d’autorité me lâche et interroge Luz. Ses arguments semblent lui convenir, il nous observe une dernière fois avant d’inviter le calomniateur à sortir avec lui. Cette fois nous sommes tranquilles !
Je reste debout, me massant le bras tordu quelques minutes plus tôt par le militaire avant de finir le reste de ma chope d’une traite.
- Luz !
Ma voix est grave et emprunte d’une certaine urgence. L’alcool aidant, je te prends la main pour t’inviter à me suivre. Nous sortons de la bâtisse, je ne peux plus résister à cette attirance. Te plaquant sur le mur mes lèvres retrouvent à nouveau les tiennes, chaudes, dans un baiser lascif. Je finis par me détacher après de longues secondes, mes mains posées sur tes hanches et mon regard planté dans le tien.
- Il y a bien une autre scène que je voudrais jouer avec toi …
L’allusion est plus qu’équivoque, j’attends le moindre signe de ton accord pour te ramener chez moi, mon cœur craignant un rejet d’une soif inextinguible. Loin sont les doutes de cet adolescent qui te voyait comme un être intangible. Aujourd’hui seul le désir de vouloir te combler subsiste, un désir suspendu à tes lèvres …code ─ croquelune
- *:
- Aussi libre que moi, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à ce bon vieux Calo et de faire une référence à sa musique
… N’était peut-être pas une réponse appropriée.
Elle se permit un déhanchement enjoué, non sans une œillade de princesse tout à fait ravie. Oui, peut-être y prenait-elle une once de plaisir, finalement. Ses prunelles louvoyèrent jusqu’à Naëry, l’ombre d’un sourire difficilement contenu. Il faisait preuve d’une redoutable efficacité ! Les deux roublards qu’ils étaient eurent tôt fait de rouler dans la farine ces malencontreux samaritains : ils déguerpirent enfin, libérant le paysage avoisinant de leur présence aussi collante que du thir’ h’an.
Alors, le coup de tonnerre dans les airs. Elle sursauta pratiquement lorsque le claquement sec de sa choppe retentit en même temps qu’il lançait son nom au-devant d’elle comme un appel pressant. Surprise tel un chat sorti des eaux, elle lui céda sa main sans plus chercher à lutter contre la marée. Et attrapa de l’autre sa propre chope à peine entamée.
Elle sentit la rugosité de la pierre contre son dos, la fraicheur du liquide qui s’échappa de son contenant lorsqu’il la pressa contre un mur. Elle n’en eut cure. Elle goûtait en cet instant un bien autre plaisir qui ne tolérait aucune distraction. Elle l’observa de longues secondes, son regard ourlé de longs cils sombres, un sourire sagace de renard étirant ses lèvres en une moue lascive et malicieuse. Une fièvre lourde et affamée l’enhardissait, et elle fut tentée de le malmener. Tâter la frontière de ses limites, le laissait désirer à grandes goulées ce qu’elle pourrait lui offrir. Mais cela aurait été repousser leur attente… Elle porta sa choppe à ses lèvres, acheva sa boisson sans le quitter une seule fois de ce regard aimanté à présent tout à fait brûlant. La chope produisit un bruit mat lorsqu’elle la laissa choir sur le trottoir, absolument indifférente à son sort.
Sa dextre s’éleva jusqu’à son visage, parcourut la ligne angulaire de sa mâchoire, retraça le contour de sa bouche de la pulpe du pouce. Elle sentit ses mains se raffermirent sur ses hanches et se coula jusqu’à lui d’une souple avancée. Jeunes chiens fous au beau milieu d’une rue passante dont nul ne se souciait, sa main glissa dans ces cheveux bruns qu’il avait si souvent en bataille tandis qu’il l’attirait plus à lui. A quoi bon répondre… ?
Ses lèvres eurent la douceur sucrée de l’hydromel. Elle se plaqua contre son corps, électrisée de ce qu’elle y sentait grandir, pressant instinctivement ses hanches et sa poitrine contre lui en un touché glissé de tissu déroutant. Cette fois-ci, ses gestes s’étaient délavés de toute innocence. Ses lèvres s'entrouvrirent et son souffle se fit brûlure appuyée. Féline, ses crocs vinrent titiller sa lippe d’une douce dérobade joueuse et un soupir chaud lui échappa, son front appuyé contre le sien. Il suggéra sa demeure, bon prince qui ne saurait faire attendre une dame…
La route fut dévalée dans un tumultueux brouillard. A peine réalisa-t-elle la porte à demi entrouverte, la luminosité feutrée qui perçait des fenêtres et le lointain son de la rue qui ronronnait à leurs oreilles. Il passa sa main sur sa joue, jeunes êtres titubants pour rentrer sur ce seuil et achever cette cavalcade. Cet endroit était à son image, humble et discret. Peut-être n’y passait-il que peu de temps, toujours sur les routes pour fuir son propre passé. Ses prunelles d’un vert soyeux pétillèrent.
Alors, elle prit pour cible la peau fine de son poignet malencontreusement à sa portée, y laissa filer un baiser qui fut suivi d'un autre jusqu'à sa paume. L'incandescence du regard qu'elle gardait arrimé au sien avec une pointe d'insolence se fit plus vive, une touche de délicieuse provocation dans un océan de confiance damnée. Ses lèvres rouges comme un fruit glissèrent sur ses doigts, s'emparèrent de son index avec une lenteur sensuelle, promesse de bien d’autres plaisirs…
Ils s’effeuillèrent, nuée de vêtements semés sur le bois du sol comme une envolée d’hirondelles. Elle rit tandis qu’il la soulevait, et enserra sa taille de ses jambes, fermement arrimée à celui qui demeurait et demeurerait son ancre dans l’existence. Pour l’heure, l’après-midi leur appartenait. Ils pouvaient être libres à deux…
Les dernières lueurs du jour s’étaient étiolées derrière les rainures de ses fenêtres, plongeant la pièce dans une agréable atmosphère ouatée. Un silence nocturne commençait à s’installer, quelques éclats de voix parfois audibles lorsqu’un futur soulard passait à portée dans les ruelles. Luz avait entrouvert un carreau un peu plus tôt, laissant courir dans la pièce une fraiche brise de saison froide qui était néanmoins la bienvenue. Elle s’était lovée contre lui, calfeutrée sous un empire de tissu pour protéger le grain de sa peau de ce souffle d’air froid, commençant à envisager de partir en quête de nourriture dans une exploration plus poussée des lieux.
Les murmures du passé─ avec Luz
Je regarde le svelte corps quitter le mien, ma main caressant le dos qui s’éloigne de la chaleur de ce cocon. La belle Luz, la fougueuse Luz. La scène vient à peine de s’achever que déjà mon esprit entame de graver cet instant dans ma mémoire. Le frémissement de ta peau sous mes caresses, ton souffle saccadé. Tantôt ta douceur, tantôt ton ardeur. Ce regard si envoûtant, plein de défis, plein de désirs. Je ne sais pas si c’est parce que c’est toi, je ne sais pas si c’est le fruit d’années passées à te désirer, mais je n’ai jamais vécu d’heures aussi délicieuses que ces dernières passées contre ton corps, satisfaisant chacun de nos désirs. Quel entrain, quelle … hardiesse !
Je te récupère dans mes bras lorsque tu viens me rejoindre, l’air frais filtré par la fenêtre tout juste entrouverte est comme une caresse de pureté après un ébat si intense. J’essaie de me rappeler de Merlic, je fronce des sourcils avant que le visage ingrat du jeune garçon de l’époque me revienne en mémoire. Il s’est marié lui ?
- Qu’est-ce qui a bien pu te dégoûter tant que ça ? Il t’a éternué dessus ? dis-je avec un sourire.
Je me rappelle du personnage, parce qu’il était fils d’un haut Noble il se permettait de toiser tout le monde, de sa face de rongeur pustulant. J’espère sincèrement qu’il a changé, sinon je plains son épouse, ou époux d’ailleurs, le souvenir de ses attirances diverses et variés m’assaillent.
- Il avait pas essayé de te courtiser d’ailleurs ? Mais si je me souviens!
Je pars en éclat de rire, imitant d’une voix qui se voulait nasillarde le Merlic de l’époque.
- Luz, je sais que tu en as envie aussi … Ton regard parle de lui même, je vais pas te torturer plus longtemps, je te laisse la chance de découvrir mon barracuda.
Nouvelle crise de rire. Je m’en rappelle maintenant comme si c’était hier. Nous nous étions croisés de manière inattendue dans cette herboristerie que tu adorais tant. En vérité, je savais que tu allais t’y rendre, et j’avais juste envie de te voir. Quelle belle excuse que de choisir un remède pour ma sœur malade et te demander conseil. Mais avant que je ne t’aborde Merlic avait fait son apparition avec cette magnifique déclaration. Un large sourire avait fendu mon visage, un fou rire retenu me fit toussoter, tu m’as alors remarqué, me lançant un regard noir avant de répondre à ce pauvre lourdaud alors rhabillé pour la saison !
Des larmes de fou rire s’échappent du coin de mes yeux. Je roule au dessus de toi, tu te débats mais le sourire au coin de tes lèvres ne ment pas. J’attrape tes bras pour les plaquer au dessus de ta tête, mes doigts glissant sur tes paumes pour entrelacer les tiens.
- Il a épousé qui sérieusement ?
Je t’écoute distraitement alors que mes lèvres repartent à la re(re)conquête de ta peau, se glissant dans ton cou jusqu’au lobe de ton oreille. Tu laisses échapper un soupir avant de me repousser, reprenant le dessus. Un gargouillis se fait alors entendre, je souris, capitulant fasse au besoin de nos estomacs.
- Okay okay j’ai compris, dis-je en redressant le torse, mes mains retrouvant leur place dans le creux de tes reins. Contrairement à ce que pourrait sortir Merlic comme absurdités, l’amour et l’eau fraîche n’ont jamais nourris un ventre. Sortons nous sustenter.
Je te lance un regard charnel avant de me défaire de cette étreinte, déposant un baiser la ferme poitrine qui se présente à moi.
Après un long moment à nous extirper de mon logis, nous voilà dans la rue, bras dessus bras dessous comme un joli petit couple.
- Luz ?
Une voix nasillarde désagréable nous fait nous retourner, et croyez le ou non, devant nous, je crois reconnaître Merlic … J’enfonce un peu plus mon visage dans mon chèche, espérant que le type ne me reconnaisse pas. Je l’avais très peu fréquenté adolescent, cela devait suffire à avoir effacer mon existence de sa mémoire.
- Tu sors avec ce … gueux ? Il claque de la langue. Ah Luz, ta pitié est trop grande …
Quel crevard … Mes muscles se crispent, je ne bouge pourtant pas, même lorsqu’il me toise de bas en haut. Seul mon regard incandescent le méprise de tout son statut de petit Noble prétentieux. Il ne vaut pas la peine qu’on réagisse pour lui. Ah si seulement il se rappelait de moi, fils du précepteur Wig, si estimé ! Il ne valait mieux pas, mais rien que pour fermer son clapet de blanc bec vaniteux ... Je sens l’agitation qui anime ma compagne, sa langue va-t-elle se charger de le rhabiller une nouvelle fois pour la saison froide ?code ─ croquelune
Enfin, cela, jusqu’à l’arrivée de LA chose. Sa voix nasillarde, cet air pincé qu’il porta immédiatement sur elle lorsqu’il la reconnut, lui arrachèrent presque aussitôt une grimace irritée fort peu féminine. Allons quoi, quel prochain fantôme de son passé allait encore survenir ?! Il ne manquait plus que ses parents lointainement disparus ne viennent danser la farandole en arrière fond et elle se jugerait définitivement folle ! Et puis quoi, après, une sœur cachée peut-être… ?! La dextre qu’elle avait sournoisement glissée sur le torse de Naëry sous la couche de vêtements chauds, cessa son forfait et vint étouffer le profond râle d’agonie qui manqua sortir de sa bouche en cet instant. Ne pouvait-on donc plus pratiquer tranquillement des attouchements en pleine rue sans être alpagué par le premier venu ? Et quel premier venu…
Elle leva les yeux au ciel et… Se figea. Par la barbe du grand Albus Renmyrth, Naëry ! Merlic ne devait surtout pas aligner ses neurones pour une fois dans son existence et faire le lien entre le fils décédé des Dewig et les traits de son compagnon ! Réfléchissant à toute vitesse, elle retint son premier réflexe. Se positionner devant Naëry avec un air de protectrice prête à en découdre ne ferait qu’exciter les instincts de rapace de Merlic… Un homme de son caractère se spécialisait dans le harcèlement des plus faibles – autant dire qu’il relevait d’une seconde nature pour lui de sentir les faiblesses potentiellement exploitables de ses interlocuteurs et la défiance d’autrui ne faisait qu’éveiller sa pleine et entière attention. Aussi pivota-t-elle vers Naëry, un ronronnement délicieux dans la voix et un regard de braise pour toute explication :
Parfois, pour cacher un indice évident, rien n’était plus utile que de le jeter au visage des gens. Un noble de sa trempe n’était guère rôdé à la vulgarité d’une scène de rue et Luz ne savait rien faire aussi bien que d’adopter un air de lascivité éperdue, attrapant les cheveux sombres de Naëry pour lui dérober fougueusement ses lèvres. C’était facile : elle mourrait déjà d’envie de tout laisser en plan et de le ramener illico à sa couche. Merlic détourna vivement les yeux, une moue écœurée déformant ses traits en un savant tableau impressionniste.
Luz se recula, prit un air faussement choqué par son propre comportement, une main couvrant délicatement le « O » théâtral de ses lèvres. Elle retourna sur Merlic des prunelles pétillants d’un amusement certain afin qu’il ne puisse entièrement se leurrer sur la nature ironique de la situation.
Il se tint coi, et sa peau prit une ravissante couleur rougie. Sans doute avait-il cessé de respirer. Le risible de sa situation maritale avait fait la joie des dîners mondains ces derniers mois. L’homme qui appréciait tant déblatérer des idioties patriarcales et machistes tout en forçant les filles à d’odieuses embrassades, était à présent tenu en laisse par Marya, trente ans, dotée de biceps aussi impressionnants que son intelligence était vive. Il n’avait pas fallu trois mois avant que ses partenaires commerciaux ne s’adressent plus qu’à Madame. Et deux mois de plus pour qu’elle ne cesse totalement de lui demander son avis.
Sans doute s’apprêtait-il à répliquer une pique de son cru, mais une canne entra dans leur champ de vision et vint s’agiter entre eux comme pour brasser au loin toute l’agressivité latente. Luz échangea un regard surpris avec Naëry et reporta son attention sur le très étrange petit grand-père qui venait de débouler avec un sourire ravissant.
Il reposa sa canne sur le sol, et hocha mystérieusement plusieurs fois la tête d’un air docte.
« Nous ne comprenons rien à ton charabia, le vieillard… Et nous étions au beau milieu d’une conversation privée ! »
Le vénérable imprudent ne se laissa aucunement impressionné et baissa d’un ton, un air de conspirateur sous ses épais sourcils broussailleux :
Les murmures du passé─ avec Luz
La réaction de ma compagne ne se fait pas prier. Une langue bien acerbe pour une caresse des plus hostiles. J’observe avec un malin plaisir la décomposition du visage de Merlic. Je ne m’attends pas du tout à la réaction de ma Belle. Toujours aussi imprévisible !
Alors que tes lèvres retrouvent les miennes dans un lascif baiser, je réponds à cette étreinte avec un peu trop de fougue. Mes mains glissent dans le creux de tes reins pour retrouver le ferme arrondi de ton séant. Notre échange et bien trop court à mon goût, pourtant largement suffisant pour dégoûter notre cher ami.
Alors qu’il ose à peine me regarder je lui fais un clin d’œil, il détourne le regard, révulsé. Et tu n’en loupes pas une pour jouer la comédie, je ne peux retenir un rire grave. Pauvre homme, lui qui aime tant rabaisser son entourage se retrouve dans une bien mauvaise position.
Je ne manque pas d’en rajouter une couche lorsque tu fais référence à ses affaires commerciales.
- Ton ami est homme qui s’assume à ce que je voie … argumenté-je avec dédain.
Le rouge déjà prédominant de ses joues devient cramoisi. Une vraie cocotte minute ! Alors qu’il s’apprête à lâcher toute sa véhémence une canne s’interpose. Je ne l’ai pas vu venir celle-là, je lève un sourcil de surprise, échangeant un regard avec mon amante et observant le petit vieillard qui se lance dans un bien beau discours.
Il a pas tort le vieux. Il me rappelle à l’ordre, le matin même j’étais partie pour me porter volontaire. C’était sans compter mon inattention, j’étais parti sans ma plaque d’aventurier. Je ne la quitte que rarement, mais je ne saurais dire où étaient parties mes pensées avant mon départ. Je roule un long regard sur Luz, peut-être s’agit-il seulement de la Providence. Sans cet oubli, je n’aurais pas fait demi-tour. Et sans ce rebroussement de chemin, je ne l’aurais pas croisé …
Toujours aussi agréable Merlic tente de remettre l’homme à sa place. Ce dernier ne se laisse pas malmené par un petit ver de son espèce et tente une nouvelle fois de nous convaincre. Je décide une nouvelle fois d’intervenir.
- Vous avez raison Monsieur, nous ne pouvons laisser la Cité Enfouie avoir raison de notre Prince. Rassurez-vous, je m’engage par ma parole à aider notre Royaume. Je lance un dernier regard à l’hautain Noble. Mais parfois il vaut mieux laisser les couard dans leur petit nid douillé, il ne ferait que ralentir l’expédition, croyez en mon expérience Monsieur.
Une pique que ne supporte pas notre cher bouc émissaire. Il s’avance d’un pas rageur vers moi et se voit stopper net par la canne du grand-père qui s’enfonce dans son abdomen, lui coupant le souffle au passage.
- Si vous tenez tant à prouver votre valeur, montrez la auprès de notre Roi, allez aider sur le terrain, montrez que vous tenez à notre pays.
Dans un regard de défi, Merlic relève insolemment la tête et ne manque pas de répliquer :
- J’y serais oui ! Vous verrez qui seront les couards !
Il se retourne sans demander son reste, dans une démarche comique d’un type qui se veut outré.
- Pour la gloire … soufflé-je à moi-même désabusé.
Le jour de l’expédition, je ne l’ai jamais croisé, mais c’est une autre histoire. En attendant je glisse mon bras autour de ta hanche, te souriant avec une sincérité nouvelle. Par respect pour le patriarche je me retiens à ce geste, avant de le saluer.
- Je vous prie de nous excuser pour cette querelle, et ne vous en faites pas pour notre pays, je suis certain que bon nombre de braves s’engageront pour notre Roi.
Il nous regarde partir, le regard inquisiteur sous ses sourcils broussailleux. J’amène Luz à une petite échoppe où nous pouvons enfin satisfaire le besoin de nos estomacs.
- Ils font de merveilleux samoussas ici.
Le gérant m'accueille d’une bonne accolade dans le dos avant de siffler, observant ma compagne de haut en bas.
- Je vois que « Monsieur » est bien accompagnée !
J’expire longuement, exaspéré par le comportement du commercial.
- Les bonnes manières ne sont pas de rigueur par contre ici … rétorqué-je à l’attention de Luz de sorte que Gerald entende bien mes paroles.
Il rit de sa grosse voix, les mains tenant son ventre bedonnant.
- Ah Naë, ce brave Naë, toujours aussi pincé ! Détends toi mon ami !
Il nous offre alors une entrée et une boisson alcoolisée de son cru, avec un clin d’œil appuyé. Cette fois je glisse doucement à la Belle :
- C’est pas un mauvais bougre, il est juste de terroir tu vois?
Je suis de nouveau détendu, comment ne pas l’être lorsqu’on est en si bonne compagnie ? Mon désir pour toi n’a de cesse de se renforcer, je parle alors d’un tout autre sujet pour calmer la tentation de te charmer une nouvelle fois. Qui sait où ça finira cette fois ?
- Comptes-tu répondre à l’appel du Roi?
Cela m’étonnerait fort que tu dises non, vue la fougue qui te caractérise encore aujourd’hui, j’en tomberais des nues. Changeant perceptiblement (ou pas) de sujet, je reviens sur une interrogation qui m’est restée sans réponse. Cette fois je n’y vais pas par quatre chemin.
- As-tu un fiancé Luz ?
Je devrais m’en moquer, juste profiter de nos retrouvailles. Je ne sais pourquoi cette question me tient à cœur, le besoin de savoir … La vérité est autre, ce n’est pas juste de la curiosité. Je préfère ne pas me l’avouer en taisant ce que mon subconscient me souffle tout bas. Ai-je une chance avec toi ?code ─ croquelune
L’idée ne manquait pas de la faire grimacer. Toutefois, son caractère protecteur avait également une autre incidence. Aimant au-delà de toutes frontières morales, Luz devenait proprement incapable de s’opposer à la volonté de l’un de ses proches, dut-elle en payer le prix. Il était libre, et il était magnifique de part cette liberté. Que serait-il dans une effrayante cage dorée ? Elle n’était pas femme de nature à enfermer qui que ce soit, ni même à en ressentir l’envie. Cet oxygène l’avait ranimé à la vie depuis toutes ces années, au point qu’elle ne l’avait jamais vu plus heureux qu’en ce jour. Elle n’avait besoin de rien d’autre – tout, tant qu’il s’épanouissait à cœur perdu et qu’il ne se soumettait à nul autre que sa propre volonté.
Le sourcil un brin froncé sur une courbe soucieuse, Luz se laissait ainsi progressivement alpaguer par les senteurs chaudes et savoureuses de l’échoppe. La remarque du dénommé Gerald ne manqua pas de lui arracher un sourire, achevant de la soustraire à ses quelques idées noires. Elle prit une chaise, signifiant à Naëry qu’elle ne s’était nullement vexée de cette rapide introduction. Visiblement, son compagnon était connu du voisinage… Elle songea à tout ce qu’elle ne savait pas encore de lui, ses habitudes, les passants qui le croisaient régulièrement et cette vie entière qu’il s’était reconstruit. L’existence n’avait jamais été aussi fascinante.
Un éclat passionnel longea le vert de ses prunelles, presque un doré soudainement plus électrique. Sa voix se fit plus emballée et elle ne put retenir l’excitation visible qui la gagnait :
Elle se tut, et un léger rire la gagna.
Alors, LA question vint. Son verre à mi-chemin de ses lèvres, Luz se figea. Non mais quelle sacrée gourdasse elle faisait ! Vingt-cinq ans et totalement infoutue de garder en mémoire un détail aussi important… !
Mis à part cette sordide histoire de grossesse. Mais cela, peut-être était-il encore trop tôt pour en parler. Cela n’avait pas non plus de lien propre avec son interrogation, puisqu’il n’avait jamais été question du père… L’affaire lui était progressivement devenue lointaine, et ne lui paraissait nullement importante en ce jour. Elle se tourna tout à fait vers son cher aventurier et vint entrelacer ses doigts avec les siens. Ce qu’elle s’apprêtait à dire, en revanche, était primordial. Qu’importe sa réponse, qu’importe le temps qu’ils prenaient tous deux pour progresser. Luz n’avait jamais su faire preuve de patience ni de subtilité lorsqu’une pensée l’enthousiasmait.
Un rire la prit, musical, charmant et tout à fait bienveillant.
« Alors à ce point, j’ai envie de te dire, tu pourrais courir nu sur cette place en hurlant que je te considèrerais toujours comme la personne la plus incroyable d’Aryon. Je n’ai et je n’irai jamais contre ton désir de liberté et ce métier qui est le tien, mais je suis absolument convaincue que nous pourrions malgré tout construire quelque chose et parvenir à nous voir régulièrement entre deux voyages et missions. »
Peut-être lui offrirait-elle un jour des colliers jumeaux, si leur histoire avait un avenir. C’était là encore le meilleur moyen de garder contact et de s’assurer de la bonne santé de l’autre. Elle pointa un doigt faussement accusateur vers lui, en réalité joueuse et amusée :
Un souffle, imperceptible, passa à quelques centimètres d’eux. Dans un parfait ensemble, Luz et Naëry découvrirent un Gerald au moins aussi investi qu’eux. Le bonhomme bedonnant n’avait pas perdu une miette de la croustillante histoire d’amour qui se construisait sous ses yeux. S’apercevant de l’attention qui était désormais braquée sur lui, le marchand eut un léger silence puis reprit, l’air de rien :
« Vous vendez des desserts ? »
« Mon pouvoir est de faire apparaître des tartes au citron. »
« … Mais vous êtes spécialisé dans les samoussas. »
« Ma femme fait apparaître des samoussas. »
« Je crois que je ne vous poserai plus jamais aucune question. »
« Ça, c’est parce que vous n’avez pas encore vu ma fille. »
Il crut bon d’ajouter, posant sur Naëry un regard tout à fait intéressé :
Les murmures du passé─ avec Luz
- Excuse-moi. Je m’arrête là avant de devenir véritablement terrifiante.
- A parce que là tu ne l’étais pas?
Je souris le regard plein de malice avant de poser la question qui me tient à cœur. Tu te figes quelques secondes, surprise, avant que ta spontanéité ne reprenne le dessus. Ce trait de caractère qui te vaut ton honnêteté. Je souris devant ton empressement à justifier de cette définition qui ne te correspond pour un sous, fiancée … Une cage qui ne pourrait retenir l’électron libre que tu es.
L’ambiance change alors, ton regard vert profond capte le mien, tes doigts trahissent ton besoin d’attachement en cet instant soudainement si solennel. Le monde autour de moi devient silencieux, mes sens portés sur tout ton être. Mes yeux décryptant la lueur de tes prunelles, mes tympans enregistrant la moindre variation du timbre de ta voix, ma peau captant les tensions de tes doigts entre les miens, je peux même sentir la fragrance florale qui s’échappe de tes mouvements, se rappelant à mes papilles qui ont goûté quelques heures plus tôt la douceur de ta peau. Une bulle de sensations qui ne portent que ton être.
J’enregistre chacun de tes mots qui coulent en moi comme un antidote à la solitude qui a toujours gagné mon cœur. Je ne réagis pas, seul l’intensité de mon regard traduit mon trouble intérieur.
Ton côté joueur reprend le dessus, me ramenant soudainement à la réalité du lieu, le bruit de la rue me parvient à nouveau, l’odeur épicé de la boutique me rappelle à notre dîner, aussi chiche soit-il.
- Je ne connais qu’une seule coéquipière, et je suis certain que tu apprécierais le personnage. Je laisse le choix à nos représentants de nous affublés d’un brave patriote!
Krysta, cette adolescente devenue adulte bien trop vite, comme bons nombres d’entre nous, que nous soyons Nobles, roturiers, gardes … Le passé semble n’épargner personne.
Gerald finit d’éclater la bulle dans laquelle je me suis laissé absorbé, proposant sa fameuse tarte au citron en guise d’excuse à son intrusion. L’échange verbal me fait sourire, et l’éloge qui s’ensuit me déstabilise. Toujours stoïque je prends quelques secondes, fixant le brave homme avant de répondre me cachant derrière le second degré.
- Arf tu sais bien que j’aurais demandé la main de ta fille si je l’avais pu … Mais son prince charmant est ailleurs, tu le sais tout comme moi. Je dirais même qu’il loge quelques perrons plus loin.
Je lui lance un clin d’œil, il prend un air désespéré.
- Me parle pas de ce joyeux luron ! La pire des canailles ! S’il n’en tenait qu’à moi je botterai les fesses de ce morveux !
- Oh tu exagère Gerald, il cherche juste à attirer l’attention de Sephora. Bon il s’attire surtout vos foudres …
Il expire longuement dans une moue théâtrale avant de nous laisser déguster nos tartes au citron.
J’attrape quelques serviettes rêches que je commence à plier et déplier pour former des angles tortueux tout en interrogeant ma belle Luz.
- Raconte moi un peu tes aventures ? Combien de peau as-tu torturé pour apprendre la couture ? Ton grand-père est-il fier de toi ? Qui sont tes amis ? Qu’aimes-tu faire lorsque tu n’es pas en vadrouille?
Tout mon intérêt pour toi se développe, j’ai envie de rattraper ces années sans toi, je sais que je ne le pourrais mais en savoir un peu plus me fera peut-être oublié tout ce que j’ai pu perdre. Je t’écoute, réagissant de temps en temps par des signes ou des rires, je te taquine et tu ne manques pas de me renvoyer la pareille.
Sephora arrive alors, s’exclamant de sa petite voix aiguë.
- Naëëë !
Elle a le grand sourire, je lui ébouriffe les cheveux. Les enfants ont la fâcheuse tendance à bien m’aimer, et même s’il m’arrive de bougonner j’ai toujours ce brin de complicité avec eux.
- Tiens regarde ce que je vous ai fait.
J’attrape mes œuvres fabriquées avec les serviettes, on y découvre trois origamis représentant un papillon, une libellule et un ours.
- Pour tes parents et toi, je te laisse deviner lequel est pour ton père!
La petite ricane et prend la libellule comme un fragile trésor. Gerald arrive, sourire en coin. Je n’en suis pas à mes premiers essais et l’on peut retrouver quelques autres animaux sur une étagère.
- Un ours ? Sérieusement !
Nous rigolons quand il récupère les spécimens, gardant le papillon pour sa femme. Il me remercie chaleureusement. Je capte le regard interrogateur de mon amante, je ris de plus belle.
- Je perds en crédibilité d’un coup ?! Le casse-cou faiseur d’origamis!
En vérité, c’est un véritable remède contre les insomnies. Lorsque vous n’arrivez pas à éteindre votre cerveau, cet art à la particularité d’arrêter la machine en plein bouillonnement. Je me lève, invitant Luz à me suivre vers l’extérieur.code ─ croquelune
Alors, en quelques mots succincts, elle se plut à lui raconter son retour récent à la Capitale, sa redécouverte de ces lieux qu’ils avaient maintes fois arpentés par le passé et la probabilité explosive de leurs retrouvailles. Elle lui parla de son grand-père si heureux de revoir sa petite fille chérie revenir à ses racines et prendre en main la demeure familiale, lorsque lui n’en était plus capable. Et oh ! Il y avait bien une amie, cette hôtesse d’accueil charmante de la guilde des Aventuriers aux cheveux plus roses qu’une friandise qu’elle ne manquerait pas de lui faire rencontrer… Après tout, s’il était lui-même aventurier, aucune relation n’était mauvaise à prendre ! Son travail était harassant ces derniers temps mais il lui accordait de toute évidence une liberté de déplacements qu’elle n’aurait pu rêver.
Elle n’eut guère le temps de surenchérir, coupés dans leurs élans par l’apparition mystérieuse d’une petite jeune fille. Il ne fallut pas réunir très longtemps les pièces du puzzle pour comprendre son identité : elle arborait la même crinière que son père et s’était empressée de sautiller jusqu’à Naëry, la bouche savamment pincée en une moue ravie. Là où ce dernier excellait, environné d’un charme tout à fait paternel et confiant, Luz conservait dirons-nous… Des difficultés avec les enfants d’autrui. L’électrocution n’était néanmoins pas très appréciée par les autorités du pays.
Elle se tint donc tranquille sur sa chaise, bientôt dans un état absolument similaire à la jeune donzelle. Penchée presque à tomber, elle jetait des prunelles dévorantes d’étonnement sur le travail patient et créatif de Naë. Voilà qu’elles étaient toutes les deux aussi silencieuses et attentives que des madones, les iris rondes comme des perles et le souffle retenu au bord des lèvres ! Le fragile papier prenait vie sous ses doigts en une véritable visite zoologique. Le vélin transparent filtrait la lumière et étendait des voilures artistiques pour former ici et là un museau, une patte ou la rondeur d’une croupe…
Bien entendu, ce qui devait arriver arriva. Elle ne le laissa guère en paix jusqu’à obtenir son propre animal de papier, entourant férocement son cadeau par l’écran protecteur de ses mains, aussi subjuguée qu’un jour de Noël. Prenant garde à n’infliger aucune pliure à l’origami, ils quittèrent la bicoque et revinrent à la tranquillité nocturne de la ville. Elle se lova contre lui, adoptant le pas paisible d’une promenade sans fin, entremêlant ses doigts aux siens.
Elle lui offrit un sourire taquin et reprit de plus belle :
Sincèrement curieuse, elle l’écouta d’une profonde attention d’écolière, tels que seuls deux amants peuvent s’entendre bien au-delà du reste de la réalité. Une pensée la gagna toutefois lorsqu’ils attinrent le perron du bâtiment où logeait Naëry, et elle ne se gêna guère pour lui en faire part :
Ils entrèrent tandis qu’il expliquait son cheminement. Elle songea que sa sœur avait de toute façon vent de son identité et qu’une partenaire de crime pouvait accomplir bien des miracles pour protéger sa nouvelle vie. D’autant que la disparition de son frère avait entraîné inévitablement sa réussite, tel le contrepoids d’une balance…
Il ne lui fallut pas dix minutes pour repérer les draps laissés en bataille sur le lit et que cette perspective ne lui inspire bien d’autres idées. Elle se coula donc jusqu’à lui, vint glisser la paume de ses mains contre son torse, faisant fi des vêtements qu’il portait encore. Joueuse et renarde, elle fit suavement glisser ses dents sur le lobe de son oreille, non sans le taquiner d’une pique verbale sur la nécessité de se réchauffer par cette fraicheur de fin d’année…
Luz vérifia ses calculs pour la cinquième fois depuis que le soleil inondait la pièce de sa clarté. Elle traça d’autres chiffres à l’encre sur le vélin du papier et attrapa l’une des factures qui trônait sur un coin de la table. Un sourcil courbé en un froncement concentré, elle parcourut les quelques lignes et plaça de nouvelles annotations sur sa liste.
La journée était bien avancée. Vie de jeune héritière oblige, Luz avait été contrainte de réaliser quelques allers retours entre sa demeure et l’appartement de Naëry depuis trois ou quatre jours. Ils étaient allés s’inscrire pour participer à la première vague de défense contre la Cité Enfouie et la suite de leur existence –du moins celle de Luz-, s’était transformée en vastes étapes de préparations. Il fallait sélectionner un équipement de qualité, contacter des fournisseurs, trouver de bons matériaux, réunir des vivres… Une expédition de cette ampleur ne devait guère être prise à la légère et Luz l’abordait de la même manière qu’elle aurait préparé une sortie scientifique à la frontière du nord. C’est-à-dire, avec moult commandes, tests et sélections d’un équipement solide.
Naëry avait quitté l’appartement un peu plus tôt dans la matinée pour vaquer à ses propres occupations et Luz avait investi la pièce principale de son logement pour traiter plusieurs factures en attente. Elle avait également réuni un dossier référençant les premiers retours portant sur la Cité interdite, notamment sur cette équipe qui n’était tristement jamais remontée des tréfonds minéraux… Elle avait ramassé pour l’occasion ses longs cheveux flammes sur sa nuque et les quelques mèches folles de sa chevelure venaient chatouiller par instant sa nuque et ses épaules nues. Elle avait bien entendu dérobé une chemise à son amant, siégeant dans sa plus simple nature dans cette pièce accueillante. Le tissu léger et fin suffisait à la prémunir d’une vision indésirable du voisinage, couvrant ses formes jusqu’à mi-cuisse.
Dehors, le temps s’était couvert d’une légère grisaille. Quelques flocons de neige épars étaient tombés, recouvrant le sol de la Capitale d’un léger ourlet de blancheur. A en croire le climat d’Aryon, il ne serait guère étonnant que cette neige se transforme bientôt en une fulgurante tempête qui ne laisserait demain qu’un vague souvenir trempé…
Elle déplia ses longues jambes satinées lorsqu’elle entendit le pas de Naëry derrière la porte, s’étirant comme un chat satisfait pour mettre un terme à sa séance de travail. Elle le rejoignit en quelques pas, beaucoup trop heureuse de le voir, encerclant son cou de ses bras pour venir chasser la poudreuse de ses cheveux.
Elle fut alors saisie d’un brusque souvenir et l’arrêta, avant qu’il ne réponde, pour venir saisir un petit paquet laissé à l’abandon dans l’entrée.
Jeschen Weiss avait certes connaissance du nouvel amour de sa fille, mais nullement de son identité. Elle sortit en tous cas du sac ce qui ressemblait fort à des vêtements, une petite note manuscrite délivrant ses consignes. Elle tendit à Naëry sa part du cadeau, qui n’était autre qu’un bonnet et une écharpe recouvert de petits rennes cousus à la main sur un fond vert presque douloureux pour les yeux. Le tout était parcouru de fils dorés et rouges beaucoup trop voyants… Le pull qui lui était dédié était bien sûr exactement à l’avenant.