Les pommettes du jeune homme roussirent légèrement au souvenir des mots exacts qu’il avait prononcé quelques jours plus tôt et qui avaient pu sonner présomptueux de sa part, expliquant le fait qu’il n’était lui même pas revenu dessus bien qu’il y avait songé plusieurs fois. Le fait que la demoiselle s’en souvienne aussi bien elle aussi ne le surpris qu’à moitié : elle était pointilleuse, il le savait… Il soupira un peu, tournant son visage pour lui faire face, se noyant dans ses yeux scintillants de leur lueur habituelle.
-Tu sais… J’ai beaucoup pensé à ce que tu as dit, à propos de ton départ de la Forteresse, et du fait qu’on a plus besoin de toi là bas… Je me dis que quand plus rien ne me retiendra à la capitale, qu’on aura plus besoin de moi non plus… Je pense que m’installer dans le sud pourrait être une bonne idée.
Le fait de se retrouver aussi proche d’une nouvelle séparation, où simplement une impulsion amenée par ce moment intime, Eivar sentait qu’il ne fallait pas laisser passer cette chance. Lui adressant un sourire charmeur, il reprit d’un ton un peu plus assuré.
- J’ai bien conscience que tout n’est pas rose pour toi en ce moment à la Forteresse, et tu n’as pas besoin de te justifier pour ton départ… Tout ce que je veux moi, c’est te voir épanouie et heureuse comme tu l’as été cette dernière semaine. Si tu crois que rejoindre le Grand-Port est la solution, alors je suis derrière toi.
Il marqua une légère pause, le temps de déposer doucement ses lèvres sur celle de la demoiselle.
-Je serais toujours derrière toi, Nehla. Et j’avais bien compris que tu étais spéciale après notre toute première rencontre, mais maintenant ça ne fait aucun doute, c’est presque une évidence, j’ai envie de vivre d’autres aventures avec toi… Non, en vérité j’ai envie de vivre avec toi, tout simplement… Je…
Il s’éloigna légèrement d’elle et attrapa délicatement ses mains les serrant doucement. La fixant d’un regard intense, le cœur battant la chamade et les lèvres un peu sèches, les joues rougies par une soudaine bouffée de chaleur, il s’élança finalement, prononçant ces mots qui lui brûlaient les lèvres depuis longtemps déjà.
-Je t’aime, Nehla.
Je t’aime, Eivar.
Ils échangèrent un nouveau regard complice, leurs joues teintées du même rose, avant que leurs lèvres ne s’unissent à nouveau dans un baiser délicat, tendre et délicieux. Ils ne prononcèrent pas un mot de plus pendant de longues minutes, restant dans les bras l’un de l’autre, réchauffés par le feu qui crépitait à leurs pieds et par ce nouvel amour enfin avoué. Nehla brisa à nouveau le silence la première, dans un petit rire étouffé :
Si tu veux vivre avec moi, il va falloir l’accepter lui aussi.
Ça devrait pouvoir se faire, si il ne mord plus !
Je ne peux rien te garantir, c’est une bête féroce tu sais.
Sortant à moitié de son sommeil profond, un petit miaulement s’échappa des babines de Kohvu alors que ses oreilles se tournaient vers les deux jeunes gens, il bailla un long moment, dévoilant ses petits crocs acérés, avant de laisser sa tête retomber entre ses pattes et de ronronner à nouveau, replongeant dans son sommeil.
Féroce, bien sûr.
Il le deviendra, tu verras !
Je n’en doute pas, avec une maîtresse comme toi, comment peut-il devenir autre chose qu’une bête féroce !
Ils éclatèrent de rire, déchirant le silence de la nuit, faisant à nouveau se réveiller le petit Smilodon qui leur lança un regard mauvais.
On ferait bien de dormir un peu, on a encore une bonne journée de marche avant de rejoindre la Forteresse, si tout se passe bien.
Nehla attrapa délicatement le petit animal qui se lova immédiatement contre elle, avant de rejoindre son partenaire dans la tente qu’il avait monté plus tôt. Elle se blottit contre lui alors qu’il rabattait les couvertures sur eux, glissant un bras sur sa taille en déposant un baiser dans son cou. Ils furent emportés par un sommeil profond, coloré de rêves délicats, probablement les même, ne se réveillant que lorsque le soleil fit s’élever la voix des oiseaux nichés dans les hauts arbres qui les entouraient.
Ils déjeunèrent en prenant leur temps, comme pour retarder leur retour à la Forteresse, ramassant ensuite leurs effets avec encore plus de lenteur, se lançant des regards entendus alors que Kohvu gambadait entre leurs jambes, jouant avec tout ce qui lui tombait sous la patte.
L’Aventurier, l’Adjudant et Kohvu reprirent finalement la route, profitant d’une magnifique journée ensoleillée qui faisait scintiller la neige fraîchement tombée. Kohvu tentait tant bien que mal de suivre les deux jeunes amoureux, bien vite fatigué par les immenses bonds qu’il était obligé de faire pour avancer, tombant souvent dans un grand tas de neige lorsqu’il ne faisait pas attention, il appelait Nehla à la rescousse lorsqu’il ne parvenait pas à s’en sortir, ses miaulement se transformant en grognement lorsqu’elle ne réagissait pas assez vite.
Il est enragé en fait.
Probablement, mais je l’aime bien cette petite teigne.
Nehla sourit tendrement en ouvrant son manteau pour y glisser le petit tigre afin qu’il puisse se réchauffer.
Tu veux vraiment partir pour la côte ?
Pourquoi pas ? Tu sais, je peux trouver du travail partout, les missions pour nous, ce n’est pas ce qui manque.
Je te ferais signe quand j’y serais.
Eivar acquiesça, un sourire aux lèvres, avant de glisser sa main dans celle de sa compagne, ralentissant l’allure sans même s’en rendre compte. Le reste du trajet fut tout aussi calme, si ce n’est plus, que les jours précédents, les bêtes sauvages ayant décidé de les laisser tranquilles depuis leur départ de la grotte. Perdue dans ses pensées, Nehla remarqua soudainement le silence pesant qui venait de s’abattre sur eux, seulement brisé par le crissement de la neige sous leurs pas. Elle s’arrêta subitement, droite comme un roc au milieu de la clairière qu’ils traversaient. Elle scruta les environs, un sourcil froncé, en ouvrant délicatement son manteau pour en faire sortir Kohvu, posant un doigt sur son museau pour l’intimer au silence. Le petit animal comprit rapidement l’ordre, et se figea lorsqu’elle le posa au sol, en se baissant lentement, sans un bruit. Le Smilodon huma l’air avant de baisser les oreilles, ses petits yeux furetaient dans tous les sens à la recherche de ce qu’il avait senti. Nehla jeta un œil à Eivar qui hocha lentement la tête, faisant apparaître ses épées aussitôt alors que l’Adjudant se débarrassait de ses sacs, de sa cape et de son manteau, passant son bras dans son bouclier en resserrant sa prise sur sa lance.
Ils se placèrent dos à dos, Kohvu restant au même endroit où Nehla l’avait posé plus tôt, attendant les ordres de sa maitresse ou que la menace qui planait sur eux ne fasse son apparition. Ils n’entendaient plus que le battement de leurs cœurs et leurs respiration synchronisées, pas un cri d’oiseau, pas un bruissement dans les feuillages des arbres, pas un soupçon de vent, pas un flocon de neige ne bougeait, ce qui laissait aux deux jeunes gens envisager le pire.
La voix rauque au ton presque moqueur résonnait tout autour d’eux, provenant de derrière les arbres, sans qu’aucun d’eux ne puisse savoir exactement d’où. Ni l’un ni l’autre n’avait encore pu mesurer le niveau de menace qui planait, mais ils avaient déjà fait face à des situations périlleuses, et ils n’avaient pas eu besoin d’échanger le moindre regard pour s’intimer de rester calme. Dos à dos, à leur propre manière, ils pensaient tous deux à la façon dont ils se sortiraient de cette situation, puisqu’ils en sortiraient de toute façon…
-J’en ai compté deux, mais ils sont peut être par groupe…
-Non, ils sont trop silencieux pour ça… Trois de plus de mon côté… Avec celui qui parle, ça ferait six ?
Leur compte était approximatif, ils se basaient seulement sur quelques ombres qu’ils pouvaient apercevoir entre les feuillages, un morceau de cuir, ou le bois d’un arc dépassant quelque peu d’un tronc. Malgré ces quelques cafouillages, l’embuscade témoignait d’une grande expertise. Soudainement, le félin à leur pieds se mit à émettre un grognement faible, les yeux fixés droit en face de lui, les crocs sortis. Sa maîtresse lui jeta un simple regard, avant qu’un sourire en coin ne vienne naître au coin de sa lèvre, plus témoin de sa nervosité qu’autre chose.
-Sept… Merci Kohvu…
-Des amateurs, mais leur plan est bon… Leur nombre peut poser problème, mais la vrai menace c’est le cerveau de tout ça
-Mes gars ne sont pas les meilleurs je vous l’accorde, mais je ne m’attendais pas à tomber sur quelqu’un capable de nous repérer, bravo… Malheureusement pour vous, c’est un peu tard…
La voix, frivole et désinvolte jusque là, se montra plus ténébreuse et brutale à ces derniers mots. Un léger frisson s’empara du jeune aventurier, comprenant que l’homme venait de donner un signal qui ne présageait rien de bon pour eux. Sortant de leurs cachettes, six ombres encapuchonnées s’approchèrent d’eux, en un cercle parfait, suivant un rythme presque militaire, sûrement le fruit de répétitions incessantes de cette manœuvre bien huilée. Celle qui se tenait directement face à Eivar – à son allure et à sa carrure, il n’avait eu aucun mal à se rendre compte qu’il s’agissait d’une femme – était pauvrement vêtue, les bras seulement couverts de cicatrices malgré la fraîcheur ambiante, et le reste de ses linges ne parvenant même pas camoufler ses formes. Bien que frêle, elle représentait la menace la plus directe, son arc bandé pointant droit vers eux.
Sur sa gauche se dressait une armoire à glace, le genre d’homme qui ne brille pas par sa finesse d’esprit, mais qui compense comme il peut par sa masse musculaire, et qui le rendait aussi imposant que les murs de pierre de la forteresse. Ne se tracassant pas à porter une arme, il faisait simplement craquer ses doigts, prêt à se servir de ses poings, qui à n’en point douter savaient se montrer dévastateurs. Enfin, à droite, un autre homme se démarquait de ses compères par sa tenue bien plus élégante et travaillée, mais aussi par sa démarche élégante, signe d’une éducation noble ancrée dans ses habitudes. Sous leurs capuches, qui couvraient la moitié de leurs visages, aucun des trois malfrats ne cachait un sourire mauvais, et bien qu’il ne pouvait se permettre de se retourner pour vérifier, Eivar était certain que du côté de la demoiselle, les trois autres bandits arboraient ce même sourire.
-Je vais être clair avec vous, prendre vos vies ne m’intéresse pas, ce que je veux, c’est tout ce que vous portez sur vous. Si vous déposez vos affaires bien gentiment et que vous passez votre chemin, alors vous vivrez demain. Dans le cas contraire…
L’écho finit par cessé, la provenance de la voix se clarifiant petit à petit jusqu’à ce qu’une nouvelle silhouette n’échappe à l’obscurité des grands arbres. C’était bel et bien le chef, il transpirait de prestance et de charisme malgré un physique bien moins imposant que la montagne qui l’accompagnait. Il était le seul qui ne se préoccupait pas de couvrir son visage, portant fièrement trois longues balafres sur la joue, qui avaient eu raison de l’un de ses yeux. Une petite barbiche tressée et des cheveux longs noirs de jais, un long manteau azuré bien marqué par l’âge et quelques bijoux et autres dorures aux doigts et aux poignets : cet homme descendait soit d’un père pirate et d’une mère viking, soit le contraire… Arrivant à distance raisonnable du couple, de façon à ce que l’un comme l’autre puisse discerner son expression faciale, il prit une mine faussement triste, concluant solennellement :
-On se servira simplement sur vos cadavres…
Le jeune aventurier sentit un léger mouvement dans son dos… Sa compagne bouillonnait de frustration et peinait à tenir en place. Et il n’avait aucun mal à la comprendre : ils ne se trouvaient certainement plus qu’à quelques heures de marche de la forteresse, encore quelques kilomètres de plus, et ils auraient été capable de savourer pleinement le repos bien mérité qu’Eivar s’était promis de partager avec elle avant son inévitable départ, sans avoir à se soucier de quoi que ce soit d’autre. Mais le destin en avait voulu autrement, et désormais, aux vues de la situation, une victoire en combat semblait être la seule solution pour se sortir de ce pétrin. La main fermement serrée sur sa lance, foudroyant le barbu du regard, elle écarquilla les yeux après un moment passé à le dévisager, et adressa quelques mots au jeune homme qui lui tournait le dos, visiblement troublée, et faisant appel à des souvenirs qui semblaient remonter à loin.
-Eivar… L’archère tire des flèches invisibles… et… il doit y avoir un aristo aussi… Ne le regarde pas dans les yeux…
-Comment tu… Oh je vois...
Un léger sourire se dessina sur les lèvres du jeune homme, lisant parfaitement entre les lignes. Ne comprenant pas un mot sur deux de leurs messes basses, le capitaine sembla perdre patience, tapant frénétiquement du pied sur la neige, ses doigts pianotant sur le pommeau de son épée. Et au moment où il s’apprêtait à leur lancer son ultimatum, la voix de la jeune femme résonna dans toute la clairière, forte, intimidante.
-C’est terminé, Jörg, au nom de la Forteresse, et pour tout vos crimes, je vous conseille de vous rendre maintenant…
Bouche entrouverte, un peu pris au dépourvu, l’homme et ses acolytes se figèrent un instant, suffisant à le jeune femme pour faire de son doute une certitude.
-Je me demandais comment nous avions pu manquer une embuscade aussi grossière, mais tout s’explique… Jörg le Silencieux, et son pouvoir d’étouffer le moindre son… Une cellule vous attends ce soir, vous et votre bande !
Eivar et Nehla étaient cependant dans une mauvaise posture. Les pouvoirs de leurs adversaires étaient durs à contrer ou à esquiver, et elle ne pourrait pas prendre tous les coups, bien que ce soit son travail, elle tomberait bien trop vite pour laisser le temps à son compagnon de s’échapper ou de mettre hors d’état de nuire ceux qui pourraient rester. Il fallait être rapide, c’était la seule chance de s’en sortir à peu près vivant.
L’Adjudant pensa un instant au pouvoir de la chaîne qu’Eivar avait trouvé dans la grotte, mais il ne le maîtrisait sûrement pas encore assez pour s’en servir. Sa brume pourrait cependant être efficace, elle annulerait l’emprise de ce cher aristocrate, s’il ne pouvait attraper leurs regards, il ne pourrait pas prendre le contrôle de leurs esprits. Elle permettrait aussi de détecter les flèches invisibles de l’archère et donc de les esquiver. Le colosse était forcément pour elle, il avait le même travail que la soldate, encaisser les coups et les rendre, malheureusement pour Jörg, Nehla était sûrement bien plus tenace que son gorille.
Les trois autres posaient problème à cause de leur style de combat. Ils étaient tous les trois partisans du combat à distance, l’un avait la capacité de contrôler les objets et s’en donnait souvent à cœur joie pour faire danser une ribambelle de couteaux aiguisés qui transperçaient ses adversaires sans qu’il ne bouge le petit doigt. Le deuxième, un homme plus petit que Nehla maîtriser l’immobilisation, il contrôlait les ombres et pouvait forcer son adversaire à se tuer tout en restant à bonne distance. Et le dernier contrôlait quant à lui une sorte de pantin tout en métal qui se battait à sa place, il fallait donc d’abord détruire la marionnette avant de pouvoir le toucher.
Eivar… Il me faut quelques secondes.
Nehla serra ses doigts autour de sa lance en fermant les yeux. Elle se concentra autant qu’elle le pouvait, puisant dans toute son énergie vitale pour condenser sa brume dans son corps et la relâcher au bon moment. La neige qui fondait légèrement sous leurs pieds serait d’une grande aide, il était plus facile pour elle de se servir d’un peu d’eau que d’utiliser la neige pour nourrir ses nuages blanchâtre, elle pourrait garder un peu d’humidité en elle en dernier recours.
Je prends l’archère, le colosse et je m’occuperais de l’aristo après. Essaye de te débarrasser du pantin, mais reste à bonne distance de l’autre maniaque du contrôle. On a de la chance, le soleil n’étire pas encore les ombres, et il restera loin tant que tu n’es pas à sa portée. Je fais au plus vite, prends garde au lanceur de couteaux.
La soldate attendit encore une seconde, elle sentit ensuite les muscles du dos de son partenaire se crisper, il était prêt à changer de posture et à échanger sa place à son signal, même s’il ne savait pas encore à quoi s’attendre. Elle ouvrit finalement les yeux, glissant une jambe légèrement sur le côté avant de libérer sa brume, un nuage épais qui les couvrait, barrière protectrice contre leurs adversaires pour le moment, juste le temps pour le couple de bénéficier de l’effet de surprise et de la panique qui les prendrait, du moins, c’est ce qu’ils espéraient.
Aussitôt la brume épaisse relâchée, Nehla se retourna, attrapant l’épaule d’Eivar pour le faire se tourner à son tour, elle croisa son regard et pour une fois ne s’y attarda pas, alors qu’elle aimait tellement se perdre dans ses grands yeux. L’archère avait mordu à l’hameçon et décoché une flèche, bien mal lui en avait pris, sa flèche vu esquivée par la soldate sans grande difficulté alors que sa lance avait fendu l’air dans la direction opposée, laissant entrevoir sa cible quelque seconde alors que la brume se dissipait légèrement sur son passage, le râle qui résonna ensuite dans la clairière confirma le tir ajusté de l’Adjudant qui se dirigea d’un pas décidé vers le colosse.
*Sois prudent.*
Elle ajusta son bouclier, comptant désormais uniquement sur sa solidité et sur ses poings, si elle faisait vite, elle pourrait peut-être prendre l’avantage sur son deuxième adversaire avant d’éliminer l’aristocrate. Elle s’élança finalement vers sa cible, les mâchoires serrées, laissant Eivar seul pour quelques longues minutes. Il était tout à fait capable de venir à bout des trois autres, mais elle était son bouclier, elle le protégeait, c’était son rôle, elle devait faire vite si elle voulait encore lui être utile pour le reste du combat. Avec cette idée en tête, une montée d’adrénaline bienvenue lui permis de surprendre son adversaire : arrivée à moins de deux mètres de lui, elle surgit de la brume en lui sautant à la gorge, utilisant son bouclier pour lui asséner un coup bien placé, juste sous le menton, un râle mêlant rage et surprise s’échappa brièvement de la bouche entrouverte de l’homme, que Nehla stoppa net en écrasant son poing dans sa joue avant de retomber au sol à côté de lui. Elle tenta de le déséquilibrer, mais son coup de pied ne le fit que légèrement vaciller, il n’était pas encore suffisamment désorienté pour tomber.
Ce serait finalement plus long que prévu. Un avantage non négligeable cependant était sa rapidité comparée à la vitesse de son adversaire, il ne bougeait pas, ou peu, il fallait en tirer parti. Nehla se releva rapidement, se plaçant derrière le gorille elle le frappa dans le bas du dos avec la tranche de son bouclier avant de s’en servir pour le frapper au visage, au même endroit où son poing s’était enfoncé plus tôt. Un coup de poing bien placé, juste au niveau du rein, toujours du même côté, puis elle revint face au colosse, déjà essoufflée par l’effort, probablement aussi déjà à cours d’énergie vitale, trop concentrée dans sa brume qu’elle devait à tout prix maintenir pour le moment. Elle vint ensuite casser le nez du géant d’un coup sec du poignet, comme son père lui avait appris, rapide, de bas en haut, avant de se retourner pour mettre toute sa force dans son coude qui vint percuter son plexus. Manœuvre presque terminée. Le nez, le plexus, puis finalement, écraser le pied avec le talon, se retourner, les mains sur les épaules et… Elle se retrouva sonnée, allongée dans la neige. Manœuvre incomplète, échec de la technique. L’Adjudant venait de se prendre un coup puissant dans le ventre, probablement le genou de son adversaire, elle ne parvenait pas à respirer, ses yeux étaient écarquillés face au ciel blanc, elle n’entendait plus rien non plus, elle ne pouvait plus bouger.
Les flocons de neige fondaient au contact de sa peau sans qu’elle ne le remarque. La brume commençait à désépaissir, Eivar serait bientôt trop à découvert. Avait-elle échoué ? Non, impossible, pas maintenant, il fallait qu’elle se relève, maintenant. Kohvu arriva finalement en sauveur, sortant Nehla de sa torpeur en lui mordant la joue, il avait réussi à la faire revenir à la réalité. L’aristocrate, ça ne pouvait être que lui. L’Adjudant n’avait pourtant pas regardé dans sa direction, il était dans son dos alors qu’elle avait tenté de finir son enchaînement, elle s’était pourtant concentrée, elle aurait dû réussir. La soldate se releva finalement sur un coude, une main sur son ventre douloureux, jetant un œil vers le gorille qu’elle était censée avoir terrassé. Il portait une sorte de collier, un pendentif ovale en métal qui brillait et qui… Réfléchissait. L’aristocrate avait perfectionné sa technique, il pouvait se servir d’un simple reflet pour prendre le contrôle d’un esprit et donc d’un corps.
Nehla laissa s’échapper un râle de rage, elle se remit sur pied en une seconde, détachant son bouclier de son bras avant de s’élancer à nouveau vers son adversaire qui ne s’attendait visiblement pas à la voir se relever de sitôt. Elle lui sauta à nouveau à la gorge en prenant garde cette fois au collier qu’elle arracha avec une haine non contrôlée avant d’envoyer son bouclier s’écraser contre la mâchoire du gorille dans un grand fracas. Elle tomba à terre devant l’homme aux poings de fer qui en profita pour envoyer son genou dans son visage, visant l’une de ses pommettes déjà fragile, probablement repérée à cause de ses cicatrices pourtant rendues plus fines grâce aux lucioles d’eau de la grotte. Elle saignait à nouveau, toujours au même endroit, cette partie de son corps était décidément destinée à être continuellement en morceaux. Nehla ne s’en formalisa cependant pas, elle se releva, bien décidée à finaliser la première technique qu’elle avait apprise. Elle recommença le même enchaînement, plus rapidement, plus fort cette fois, appliquant toute l’énergie et toute la force brute qu’elle possédait, rassemblant toute sa rage et sa colère, elle frappa. Un coup sec et rapide de bas en haut, nez fracturé, coude dans le plexus, précis et fort, homme plié, souffle coupé, le pied écrasé du talon, tout son poids dans le coup, déséquilibré, les mains sur les épaules, dernière manœuvre, le genou droit, le plus fort possible, juste en dessous de la ceinture, déloyal mais efficace, homme terrassé.
Trois secondes, c’est tout ce qu’il lui avait fallu pour finaliser la manœuvre. Nehla expira finalement tout l’air qu’elle avait gardé dans ses poumons et se recula d’un pas, un sourire en coin sur le visage. Le colosse était finalement dans un état pitoyable, il tanguait, tordu de douleur, prêt à recevoir le coup de grâce. L’Adjudant attrapa rapidement son bouclier laissé à terre et l’ajusta sur son avant-bras, elle serra son poing derrière le bois solide qui avait déjà bien servit depuis son départ de la Forteresse, son sourire en coin s’étira encore un peu alors qu’elle vint frapper à la mâchoire d’un revers de bouclier, toujours au même endroit depuis le début du combat, déjà fragilisée, elle se disloqua finalement complètement, faisant lourdement tomber le gorille dans la neige.
*Manœuvre complète, bien joué soldat.*
Nehla se retourna finalement, observant la brume qui se dissipait un peu plus. Elle ferma les yeux pour insuffler encore un peu d’énergie dans ce nuage et permettre à Eivar d’être plus à couvert, elle utilisa la neige fondue autour d’elle pour recharger son humidité aussi efficacement que possible, le temps leur manquait. L’Adjudant se dirigea ensuite vers l’archère qu’elle avait touché quelques minutes plus tôt, retira sa lance de son ventre en lui arrachant un nouveau râle de douleur, elle lui attrapa le bras pour la traîner dans la neige et l’approcher de son camarade. Kohvu, comme s’il avait déjà bien compris, arrivait en courant en tirant une couverture derrière lui, bien calée entre ses petits crocs qui brillaient. Nehla déchira rapidement le tissu pour fabriquer des liens de fortune qu’elle serra aussi fort que possible autour des poignets et des chevilles des deux ennemis hors d’état de nuire.
Elle attrapa ensuite sa lance et son bouclier avant de rejoindre le nuage brumeux, suivant les sensations procurées par le brouillard qui lui indiquait où se rendre. Eivar avait apparemment réussi à maîtriser le marionnettiste, elle s’approcha de lui, se stoppant finalement à quelques mètres de lui. Il fallait qu’elle s’annonce, sinon il pourrait la prendre pour un de leurs ennemis, puisqu’il ne ressentait pas la brume comme elle pouvait le faire. La brunette inspira longuement avant de souffler doucement en direction d’Eivar, laissant la brume se dissiper légèrement. Elle dessina ainsi dans le nuage un léger passage qui se fraya jusqu’à l’Aventurier qui pouvait désormais voir que le brouillard était légèrement moins dense juste autour de lui, ce qui devrait suffire pour qu’il comprenne que sa partenaire n’était pas loin. Nehla s’approcha à nouveau à pas lents, pour ne pas se faire repérer par leurs adversaires, veillant à ajouter de la densité à son cocon dès qu’elle le dissipait en marchant.
Nehla posa finalement doucement sa main sur l’épaule d’Eivar qui ne bougea pas, si ce n’est un sourire qui se dessina sur ses lèvres.
Il reste l’aristocrate de mon côté, mais il faut être au moins deux. Comment tu t’en es sorti ?
La pommette de la soldate saignait toujours, un large hématome se formait sur son ventre, témoignage d'une hémorragie interne probablement plutôt conséquente, voire d'un organe éclaté, et, elle ne s'en était pas rendu compte, mais en chutant après avoir reçu le coup au ventre, elle s'était probablement brisé quelques côtes et au moins foulé le poignet droit. Les douleurs se réveillèrent en même temps, l'adrénaline qui l'empêchait de ressentir les coups qu'elle avait subit avait disparu, elle grimaça en laissant échapper un grognement incontrôlé avant de jeter un œil vers son partenaire qui n'avait apparemment rien vu, ni entendu. Il valait mieux qu'il ne s'inquiète pas, sinon, il ne la laisserait jamais prendre les coups à sa place, c'était pourtant ce qui allait se passer, qu'il le veuille ou non.
Puis un nouvel instant plus tard, la main délicate qui vint appuyer son épaule, signalant le début des hostilités, le son perçant d’une flèche fusant et se fichant juste à côté d’eux, le cri de plainte tonitruant de l’ennemie mise hors d’état de nuire… Et un long silence… L’œuvre de Jörg, dont le pouvoir était parfait pour servir de soutien, et de «tour de contrôle» guettant le déroulement des évènements en prenant le moins de risque possible. Trop concentré sur ce calme soudain, l’aventurier n’eut pas le réflexe d’esquiver une lame qui vint se figer directement dans son épaule, lui arrachant un grognement de douleur. Privé des sons, et d’une bonne partie de sa vue, son sens du toucher, lui, était intact, et la douleur lancinante qui s’empara de son bras en témoignait parfaitement.
De nouveau alerte, le regard fusant de droite à gauche, guettant le moindre mouvement dans la brume, il esquiva les deux projectiles suivant de justesse, l’une des lames laissant une mince coupure juste sous son œil droit. Le blondinet passa les dix secondes qui suivirent à esquiver des salves de deux lames qui allaient et venaient, un coup par l’avant, puis de derrière lui, dessinant un paterne qui s’avéra plutôt simple à suivre. Se rapprochant peu à peu de l’extrémité du nuage, et du point d’où semblaient provenir les couteaux, le jeune homme savait qu’il ne devrait à aucun moment en sortir, sous peine de perdre la camouflage, et donc l’effet de surprise qui était son seul avantage face à un groupe aussi nombreux. De plus, tant qu’il se trouvait à l’intérieur, le manipulateur d’ombre resterait complètement ineffectif.
Un mouvement, une ombre dans la brume, se décalant légèrement vers la droite. Ce fût suffisant pour qu’Eivar arme son bras droit, et vienne abattre son sabre directement sur sa cible… Une nouvelle erreur, un mouvement précipité qui lui coûta cher. Le choc de l’acier contre un métal tout aussi solide résonna, parvenant même à percer l’assourdissement causé par le pouvoir du chef des bandits. Le bras de l’aventurier fût repoussé, engourdit et tremblant, parvenant même à lui faire lâcher le manche de son arme qui fût projetée derrière lui. Il ne lui suffit que d’un instant pour comprendre qu’il était tombé dans un piège, que la cible qu’il avait touché n’était autre que la marionnette dont sa compagne lui avait sommé de se méfier un peu plus tôt… Un leurre parfait, qui témoignait d’un travail d’équipe impressionnant… L’aventurier ne put que dévier légèrement les deux couteaux qui profitaient de son déséquilibre pour filer droit vers son abdomen.
-Sui !
De sa seconde épée, il parvint à éviter un coup fatal, et re-conjurant in extremis celle qu’il venait de lâcher dans le creux de sa main, il s’en tira non sans grimacer,avec un couteau planté au niveau du cœur, mais dont la course avait été suffisamment ralentie pour que l’organe ne soit pas touché. Essoufflé, le front couvert de sueur, réalisant peu à peu qu’il venait d’échapper de justesse à un destin tragique, il se redressa, constatant qu’aucun nouveau couteau ne cherchait à s’abattre sur lui. Pensaient-ils l’avoir achevé ?
*Ou alors peut-être que…*
L’intuition du jeune homme se confirma quand la marionnette, qui semblait un outil avant tout défensif, se rua droit dans sa direction, lui indiquant que ses adversaires le savaient encore en vie. Malgré la douleur parcourant tout son corps, Eivar ne put se retenir de sourire, pensant enfin avoir mis le doigt sur le point faible de leur combinaison. Au lieu de battre en retraite sous la pression que lui mettait la marionnette qui s’acharnait à foncer droit sur lui au travers du brouillard, il se décida de foncer droit dans la direction de ses adversaires. S’ils cherchaient à le tenir occupé sans montrer autant d’agressivité qu’auparavant, c’était sûrement car leur principal arsenal offensif, le pouvoir du lanceur de couteau, devait avoir une limitation, un temps de relance pendant lequel il ne posait aucune menace. Le blondinet savait très bien que ce temps était probablement très court, mais c’était une faiblesse qu’il comptait exploiter au maximum.
Lâchant ses deux armes dans la neige, il ferma les yeux, pris une inspiration, et alors que sa main gauche se saisit fermement de la chaîne qu’il portait au niveau de hanche, il tendit le bras droit devant lui, et alors que la poupée de métal entrait dans son champ de vision, à quelques mètres devant lui, un rocher d’une soixantaine de kilos, apparut juste au dessus d’elle, et la précipita directement sur le sol, l’immobilisant complètement. Continuant sa course vers celui qui tirait les ficelles, Eivar se baissa soudainement, évitant une lame qui avait fusé vers son visage…
*Une seule lame donc…*
Les spécificités de ce pouvoir étaient de plus en plus claires pour l’aventurier, qui à nouveau leva son bras devant lui, alors qu’un léger mouvement dans la brume lui confirma qu’il était assez proche de sa cible.
-Fence...
Une large plaque de métal, telle une guillotine, apparut à quelques mètres au dessus de l’ombre, et s’abattit juste devant lui, stoppant nette sa tentative de repositionnement, et faisant chuter l’homme sur son derrière. Esquivant à nouveau le couteau de son camarade, le jeune homme assomma le marionnettiste d’un coup de genoux, sans qu’il n’oppose aucune résistance, pétrifié de se retrouver au corps à corps, incapable de se défendre sans son jouet. Eivar soupira en se redressant, étirant un peu son dos, et grimaçant de douleur, la sensation des trois dagues plantés dans sa peau encore bien présente. Il les retira une a une, toujours concentré à esquiver ou dévier celle, unique, qui continuait de virevolter dans sa direction de temps en temps.
*Pas encore…*
C’est à ce moment qu’une légère vague se dessina dans le brouillard, douce, signalant une présence réconfortante. Il ne fut pas surpris en sentant la main délicate sur son épaule, camouflant la douleur qu’il ressentait derrière un sourire chaleureux.
Trop concentré sur son propre combat, il n’avait pas du tout pris le temps aux risques inconsidérés que devait encore prendre sa compagne de son côté. Il en tenait pour preuve les traces de sans qu’elle essayait au mieux de camoufler pour ne pas l’inquiéter. Il comprenait son sentiment, et de toute façon, ils n’auraient pas le temps de s’inquiéter bien longtemps. S’apprêtant à lui faire part de sa situation, il ne se laissa pas surprendre par les deux lames qui se dirigeaient droit sur eux, et attirant la brunette à lui pour la faire se baisser légèrement, il para la seconde de l’une de ses épées qu’il venait de ramasser dans la neige.
*Par… là !*
-Sui, Rena, Pierce !
Alors que ses deux épées disparurent du périmètre, elles réapparurent, accompagnées qu’un épieu de métal rouillé, en dehors de leur champ de vision, et à la seule connaissance du jeune homme, juste au dessus du lanceur de couteau. Un cri de douleur plus tard, et c’était un quatrième adversaire qui se retrouvait hors d’état de nuire. Déridant son visage qui avait retrouvé son sérieux durant cette attaque millimétrée, il se tourna vers la demoiselle qui même si elle n’avait pas compris tout de l’action, savait tout comme lui que les principales sources de danger se trouvaient désormais écartées.
-Il ne reste que deux cibles, et elles ont besoin de nous voir pour nous atteindre… Et Jörg, bien sûr… Je pense que tant que tu peux tenir ce brouillard, on est tranquille, mais il va falloir être prudent…
Le blondinet se laissa tomber sur le sol, prenant une grande inspiration, ressentant une fatigue causée par l’utilisation répétée de sa nouvelle capacité. Il remarqua à ce moment là le sang qui gouttait sous le cuir qui couvrait le ventre de sa belle, et même s’il savait qu’elle en avait vu des pires, la voir en faire autant et se retrouver blessée à chaque fois le stressait toujours. Il serra les dents, se retenant de lui en faire la remarque, sachant très bien qu’elle lui ferait encore savoir que son rôle était de prendre les coups, et se releva, prenant quand même le temps de passer son pouce sur sa joue pour en essuyer la coulée de sang qui avait eu le temps de sécher.
-Réglons ça rapidement, et rentrons… D’accord ?
Il s’efforça de sourire, lui faisant comprendre que malgré tout ce qu’elle pourrait lui dire, il ne supportait pas de la voir souffrir et qu’elle devait prendre conscience qu’à présent, elle comptait plus à ses yeux que sa propre vie. Un petit grognement vint détendre un peu une atmosphère tendue : Kohvu se tenait au pieds de sa maîtresse, et même s’il restait alerte les oreilles dressées et les crocs sortis, la petite terreur avait perçu un léger malaise, et les rappela à l’ordre.
-Tu as raison, ptite tête, on devrait s’y remettre avant que le soleil ne monte trop haut…
Conjurant ses deux épées au creux de ses mains, le jeune homme se retourna dans la direction du manipulateur des ombres, le regard perdu dans la brume, bien décidé à en finir avec celui qui représentait sûrement la plus grande menace.