Et tout comme il avait auparavant fuit sa famille dysfonctionnelle, il fuyait à présent celle des espions. La distance comme protection, le silence comme repli. La lâcheté comme choix. La longueur des investigations autour du meurtre de Ruth avait calmé les émotions tumultueuses que ce dernier avait déclenchées. Mais n’avait fait qu’approfondir sa tristesse et ses doutes. En qui pouvait-il encore sincèrement déclarer avoir confiance ? Loin d’apaiser sa méfiance et d’apporter des réponses à ses interrogations, l’affaire s’était péniblement enlisée pour ne finalement lui laisser qu’un amer goût de déception chagrine. Quitter la Capitale s’était révélé une nécessité. S’éloigner de l’épicentre de la douleur et des soupçons. Pas pour oublier, mais pour respirer à nouveau et remettre un peu d’ordre dans ces sentiments et ces pensées chaotiques. Retrouver une perspective. Et peut-être même une certaine assurance. Dans son Maître-Espion, ses camarades d’espionnage, et ses propres compétences. Car si Calixte doutait à présent des capacités de sa supérieure et de la loyauté de ses pairs, il doutait surtout de lui-même. Car c’était bien lui qui avait mené dans l’impasse les investigations autour du meurtre de Ruth. Lui, qui avait échoué à retrouver le bourreau de la jeune fille. Lui, qui avait privé cette dernière d’un hommage absolu. Lui. Et Vrenn. Il eut un sourire sarcastique.
Le jour se levait doucement sur la ville du Grand Port, mais l’animation de la ville portuaire semblait avoir repris depuis déjà quelques heures. La course des chariots remplis de poissons indiquait que les pêcheurs avaient dû avoir la main heureuse, et que les marchés allaient être bien fournis. Une brise chargée en odeurs de la mer balayait les rues étroites par lesquelles ils progressaient, et sa timide chaleur rappelait que les beaux jours de la saison douce se profilaient. Quoi de mieux que de profiter de celle-ci pour prendre un nouveau départ ? Calixte ne savait pas trop sous quel motif son transfert de la Garde de la Capitale à celle du Grand Port s’était effectué, mais il était content que celui-ci ait été accepté. Lorsqu’il avait appris que le régiment Al Rakija recrutait, il avait vu là l’occasion de s’éloigner des affaires sensibles de la Capitale, tout en développant le terrain d’action des espions. Et Zahria, consciente au moins de ce dernier point, avait approuvé son changement d’affectation. Avait-elle eu un rôle particulier dans son transfert ou bien l’administration avait-elle effectivement décidé que le coursier serait bien plus utile dans le sud ? Il n’en savait rien. Et s’en fichait un peu.
Il avait ces derniers temps atteint un état d’indifférence inhabituel qui anesthésiait sa curiosité coutumière ainsi que ses relations usuellement chaleureuses. Il réalisait avec détachement qu’il aurait dû choisir d’être présent pour Zahria et Vaelin dans cette période d’incertitude douloureuse, mais il avait bien du mal à trouver la force de s’y attacher. De s’en soucier. L’expérience sudiste lui redonnerait peut-être l’énergie nécessaire pour aller de l’avant, et faire l’effort de renouer les liens avec ses camarades. Son regard accrocha l’une des coupoles des hauts manoirs défilants un peu plus loin sur l’horizon. Peut-être que, renouer aussi avec sa famille, serait une bonne idée. Car après tout, qui savait de quoi l’avenir serait fait ? Autant essayer de profiter de toutes ses opportunités.
La femme menant la cariole lui indiqua qu’elle n’irait pas plus loin, et il imita les autres passagers en repassant les bretelles de son sac à dos avant de poser pied à terre. Grâce à son grand sac sans fond logé dans son sac militaire standard, il avait pu prendre la globalité de ses affaires pour le voyage, sans que cela ne l’encombre outre mesure. Il lui restait quelques couples de centaines de mètres à faire à pied avant d’arriver à la Caserne du Grand Port, dont il apercevait déjà les hauts murs dominant les bâtisses à leurs pieds. Après avoir réglé quelques cristaux à la responsable de la caravane, il continua sa route.
Suivant l’un des gardes désignés ce jour à l’accueil de la Caserne, il se laissa guider à travers les longs couloirs lumineux jusqu’au pôle administratif, pour finalement être arrêté devant la porte indiquant « Lieutenant E. Calyx, intendance logistique ». Et planté là, avec son sac encore sur les épaules. Bon, ils perdaient pas de temps dans le coin. Est-ce que cet homme, Emeor Calyx, allait simplement lui détailler les nouveaux axes de son affectation comme coursier dans le sud, ou allait-il en plus se taper la visite guidée des lieux ? S’il connaissait le lieutenant de nom, et vaguement de réputation, il en avait une idée bien moins précise que pour le Capitaine Al Rakija, figure bien plus notoire. Il était temps de l’apprécier en personne.
Toquant à la porte devant lui, il attendit qu’on lui réponde avant de pénétrer enfin dans le bureau.
Les heures passèrent - cela devait faire deux heures, voire trois, qu'il était ainsi assis à écrire - et cette rigide symphonie se transforma, les notes changèrent tout comme les instruments. Il ne les écoutait plus, n'en avait ni l'envie, ni le temps, ni l'attention. Pourtant, une note inattendue fit son apparition et se démarqua du reste par sa puissance, mais surtout, son sens. Il fronça les sourcils. Il n'attendait qu'une seule visite en cette journée et, il ne pensait guère qu'elle serait arrivée si tôt - voilà que cela chamboulait toute son organisation bien pensée. De mouvements rapides, il se leva et ouvrit la lourde porte en bois. Là, debout, un sac sur le dos, se tenait un jeune homme, blond, totalement inconnu. Le grade de Lieutenant exigeait d'Emeor qu'il connût au moins chaque visage si ce n'est chaque nom de tous les militaires qui vivaient et travaillaient admirablement entre ces murs. Comme si une parole eut été prononcée, il acquiesça et le fit entrer en s'écartant légèrement.
Pénétrant à l’invitation implicite de l’homme, Calixte jeta un coup d’œil au bureau. Il était d’une propreté parfaite – il aurait probablement pu lécher le rebord de la vitre sans craindre pour sa santé – et d’une organisation impeccable. A l’image de son propriétaire. Les livres étaient sagement rangés – probablement par ordre alphabétique et/ou de sujet – et les documents s’empilaient en colonnes droites – probablement soumises à un classement particulièrement ordonné par thème et/ou chronologie – comme si le lieutenant, non content de mener ses hommes à la baguette, faisait de même pour ses papiers. Les divers objets disposés dans la pièce avaient à la fois une utilité évidente, et un placement optimal pour favoriser celle-ci. Même la table de travail avait été agencée de manière à pouvoir profiter de l’ensoleillement, sans toutefois souffrir de celui-ci. Il régnait dans la salle une atmosphère à la fois soignée et austère. Adéquate pour un ascète, ou pour un obsédé de l’ordre. Emeor Calyx devait être de ceux qui pétaient sur planning protocolé.
Acquiesçant au lieutenant, il obtempéra et, après avoir retiré son sac à dos, s’assit sur la chaise qu’on lui présentait. Et qui était, elle-aussi, parfaitement positionnée. Il se sentait presque coupable d’y poser son séant et de perturber l’équilibre merveilleux de la pièce. Rien à voir avec le bureau de Zahria. Enfin… le corps mutilé de Ruth s’imposa à lui dans un flash, et ses doigts se crispèrent légèrement sur ses genoux. Après une profonde inspiration, il reposa son regard sur la silhouette guindée de son nouveau supérieur, et il reprit machinalement son travail d’observation. Quoi de mieux pour oublier que de se plonger dans la routine ? Que de distraire l’âme par le travail ? Que de plonger le corps dans l’indifférence professionnelle ? Distraitement, il se demanda si Emeor Calyx, pour toute son apparence sérieuse et froide, était finalement quelqu’un d’un peu sanguin. Un peu comme Vaelin. Un peu comme l’eau qui dort.
Vaelin, d’ailleurs, avait été sa principale source d’informations concernant le lieutenant du régiment Al Rakija. Si Calixte avait gardé de leurs années quasi communes à l’Académie Militaire le vague souvenir d’une recrue brillante, son frère d’armes avaient récemment partagé une assignation éclairant davantage le personnage qu’était devenu Emeor Calyx. Et, de ce qu’il avait compris, un soldat somme toute respectable et honnête. Organisé, compétent, droit dans ses bottes. A la politesse un peu couillue, par contre. Ce que Calixte, un peu ici – dans ce bureau de la Caserne du Grand Port – mais encore surtout là-bas – dans le repère ensanglanté des espions –, avait à la fois du mal à imaginer et pouvait en même temps tout à fait croire. Il y avait dans la tournure des mots du lieutenant une précision réfléchie, détachée, et potentiellement vicieuse. Que ce fût intentionnel ou non. Et était-ce là le résultat d’un parti pris de l’efficacité brutale, ou celui d’un passé complexe ? Le regard toujours accroché à la silhouette de son supérieur, Calixte se dit que la Capitaine Yuduar Al Rakija ne serait pas le seul à intéresser son devoir d’espionnage.
Il nota distraitement, automatiquement, la petite cicatrice discrète sous l’œil droit de l’homme. L’éclat d’un bleu presque métallique des yeux calculateurs. Le froncement concentré des sourcils, accentué par les lunettes de vue. La propreté impeccable de celles-ci. La courbe sévère des lèvres. L’absence de ridules démentant l’utilisation fréquente de sourires ou grimaces. Les épaules droites sous la coupe sobre du vêtement de travail. La puissance contenue. Les mouvements à la fois économes et efficaces. Les mains calleuses mais entretenues. Le brillant des ongles soignés malgré l’intransigeance de l’exercice militaire et administratif. La robustesse agile des jambes, entravée et magnifiée par le tissu tiré à quatre épingles. Les chaussures pratiques mais présentables, lustrées. La semelle suffisamment usée cependant pour laisser deviner une activité qui ne se cantonnait pas à de la gestion indirecte depuis le bureau dans lequel ils se trouvaient. Il nota avec habitude, aussi, ses mensurations. Détail purement professionnel.
Emeor Calyx s’assit enfin face à lui, son dossier entre ses mains. Calixte savait parfaitement ce que ce dernier racontait sur lui. L’ancien Maître-Espion, puis Zahria, lui avait montré les pages décrivant son profil, ses relations, son parcours académique et professionnel. Nulle part trace de son emploi d’espion de la Garde. Nulle part trace de son bref entrainement d’assassin avec Arban Höls. Rien que l’histoire sans aléas d’un fils de noble ayant fait ses classes parmi les militaires, et ayant rejoint le rang des coursiers. La médiocrité criante comme soldat, et la banalité de ses missions officielles, si l’on faisait abstraction de celle de la Cité Enfouie. La loyauté, malgré tout, avant tout. Et la persévérance.
- Vous vous appelez Calixte Alkh'eir, je me trompe soldat ?
Une partie de l’espion avait envie de répondre que oui, il se trompait. Juste pour voir. Comment le lieutenant gérait-il l’échec ? L’imprévu ? Probablement en les prenant à bras le corps et en pondant un diagramme organisationnel. Acquiesçant simplement à la question d’Emeor Calyx, il le laissa poursuivre ses propos. Poliment. Avec un intérêt machinal. Est-ce que Zahria reprendrait de nouvelles recrues ? Les accueillerait-elle comme le lieutenant l’accueillait ? Probablement pas.
- Ma famille est originaire du Grand Port, répondit-il finalement lorsque la balle revint, dans un silence entendu, de son côté. Mais je n’ai pas eu l’occasion d’y faire d’assignation comme soldat, en dehors de mes brefs passages comme coursier. J’ai une sommaire idée des lieux ; principalement du réfectoire, du dortoir commun des « externes », du bureau de poste et du pôle administratif.
Une idée précise aussi, des heures à éviter pour squatter les douches communes. Si l’on voulait minimiser le risque de finir avec des grains de sable logés à des endroits innommables.
- Des soucis en particuliers pour que vous soyez actuellement relativement chargés ? nota-t-il automatiquement.
Sans réfléchir à un quelconque respect du protocole hiérarchique. Voilà qui allait être intéressant pour évaluer les réponses du lieutenant.
- Plus qu’un bras je peux même vous en proposer deux, se permit-il en poussant le vice. Ainsi que deux jambes. Si vous me donnez un plan, et la tournée du courrier à faire, vous devriez pouvoir vous épargner le retrait d’un soldat de son poste. Je devrai pouvoir m’en sortir ainsi. Et découvrir les lieux sans trop de soucis.
J'ai été ravi de les aider mais... j'avais bien des choses plus urgentes...
Mais peut-être que le problème ne résidait pas en Emeor Calyx, dont la raideur cervico-sacrée ne datait certainement pas de la dernière pluie, mais bien en l’espion. Et peut-être que, face à tout autre supérieur hiérarchique l’accueillant sur son nouveau poste, il aurait ainsi réagi. Ressenti. Bouillonné de cet étrange mélange de lassitude et d’impatience. Peine et détermination. Prudence et curiosité. Peut-être. Il ne le saurait probablement jamais. S’il s’était donné la chance de rester auprès de Zahria et de sa famille d’espions, aurait-il ainsi refait surface ? Est-ce que quitter la Capitale avait été une erreur ? Aurait-il suffi d’attendre ? Un peu ? Un peu plus ? Le lieutenant haussa légèrement un sourcil, sa respiration marqua une hésitation, une surprise, une virgule sur son script bien soigné, et l’attention de Calixte se refocalisa sur l’homme lui faisant face. Il avait toujours envie de le décoiffer.
- Rien de bien grave, je vous rassure, lui répondit finalement Emeor. La ville se tient merveilleusement bien mais certains civils peuvent nous appeler pour de simples broutilles... Comme un animal coincé sur le toit d'une maison.
Au moins ne semblait-il pas amoureux du protocole au point de le sermonner et le châtier au moindre écart. Ou en tout cas pas s’il restait léger. Et pas au premier rendez-vous. Arriverait-il à user sa patience comme celle du Maître-Espion… l’ancien Maître-Espion ? Peut-être. Mais pour toute sa raideur, le lieutenant semblait d’une indulgence relativement vaste, à en croire ses propos. S’il avait avant tout tenu à l’ordre militaire, si magnifiquement concis et immaculé sur le papier, il n’aurait pas permis à ses soldats de perdre du temps sur les futilités qu’il évoquait. A moins que cela ne le démangeât, mais que le Capitaine Al Rakija, plus fantasque dans son approche, ne l’obligeait à verser de l’eau dans son vin. Enfin, Calixte était tout de même content d’apprendre que le Grand Port ne souffrait pas de misère particulière ; ça allait lui faire quelques vacances. Il allait pouvoir se concentrer sur l’espionnage du régiment.
Aussi soudainement et proprement qu’il s’était assis, dans une économie de mouvements, Emeor Calyx rangea ses affaires, termina quelques notes, et se releva. Suivant son ordre silencieux, Calixte se leva à son tour, chargea à nouveau son paquetage sur son dos, et suivit son supérieur sans piper mot. Ils quittèrent le bureau – l’espion nota que le lieutenant ne le fermait pas à clef – et traversèrent quelques couloirs. Le regard balayant les lieux, les personnes croisées et les mimiques – ou l’absence de – de son supérieur, il se laissa guider à travers la Caserne du Grand Port. Il n’avait aucune idée de ce que Emeor Calyx attendait de lui, et si ses souvenirs étaient corrects ils ne se dirigeaient pas du tout vers le bureau de poste. Ou les dortoirs. Ou l’un des pôles où sa fonction de coursier aurait pu avoir un quelconque intérêt. Alors quoi ? Avait-il manqué le geste lui indiquant de rompre et il allait suivre bêtement le lieutenant dans sa routine ? Ou comptait-il le présenter à quelqu’un d’autre ? Finalement, l’homme reprit la parole, et la situation s’éclaira. Un peu.
- Je n'ai vu aucune mention de vos capacités proprement combatives. Tout homme sait se battre, même avec une simple dague, au sein du Régiment. C'est pourquoi, j'aimerai évaluer vos compétences, nous aviserons un entraînement régulier en conséquence.
Beaucoup.
- Bien, nous sommes arrivés.
Devant eux s’ouvrait une salle d’entraînement intérieur. Et peut-être était-ce un revers de karma. Car si Calixte avait souhaité décoiffer son supérieur, il n’avait pas du tout songé à ce biais. Biais qui était loin de lui provoquer un quelconque sentiment de satisfaction, bien au contraire. Les raisons concernant l’absence de mention de ses capacités combatives dans son dossier étaient nombreuses, et toutes grinçaient des dents au plan du lieutenant. Il réprima un soupir et déposa son sac-à-dos contre le mur de la pièce, à l’écart. S’avançant vers le râtelier près duquel se trouvait Emeor, il étudia les différentes armes présentées comme s’il s’agissait de basilics.
- Je tiens à préciser que je me bats mieux avec le courrier qu’avec des armes, fit-il en s’emparant de l’épée que l’homme lui tendait.
Habitué à se battre, au besoin, avec les épées rustiques de l’Académie Militaire, il serait certainement moins mauvais avec celle-ci qu’avec la rapière qui lui était aussi proposée. Et autant en finir rapidement avec cette torture et échanger… Recevoir des coups de la part de son supérieur, et essayer de les parer avec un minimum d’habilité. Sans dévoiler ses habitudes plus perfides d’espion. Sans révéler les stratégies assassines aiguisées par Arban Höls. Voilà qui allait être amusant. Il retint tout juste une grimace.
- Je suppose que nous pouvons faire quelques gestes ensemble, répondit-il avec prudence.
Ensemble ou contre ? Avec des règles particulières ? Au vu de ce qu’il avait rapidement entraperçu d’Emeor Calyx, il allait rapidement le savoir.
Ainsi donc le jeune coursier choisit la simple épée. En réalité, Emeor ne fut guère surpris d'un tel choix. Peu de personnes - et encore moins un simple coursier - souhaitait s'entraîner à l'aide d'une rapière qui requiert des mouvements précis et fins empreints d'une souplesse inégalée - elle n'a rien à envier à la masse et sa brutalité, certes sans faille, mais qui manque terriblement d'élégance - tout en prenant garde à ne pas casser cette lame brillante et fragile qui pouvait, néanmoins, se révéler fatale envers quiconque la sous-estime. Il cacha, et enfouit, sa déception. En tant que bretteur chevronné, la rapière était sans nulle doute son épée favorite. Son épée de cœur. N'avait-il pas réussi à battre l'un des meilleurs de sa section alors qu'il était encore à l'Académie militaire grâce à une telle prouesse humaine ? Un souvenir qu'il chérirait encore bien longtemps, non pas que ce souvenir confortasse son orgueil mais celui-ci augmentait peu à peu son admiration distinguée envers l'arme. Ne cherchant pas à rendre l'entraînement inégal, ce qui n'était en rien la finalité, le Lieutenant se saisit ainsi d'une épée identique à celle de la nouvelle recrue. Une fois l'arme choisie, encore fallait-il prendre le bouclier. Le choix fut rapide et efficace. Comme à son habitude ; il prit alors deux simples boucliers de bois, triangulaires, relativement petits et en donna un au jeune coursier. Ils n'avaient guère besoin de s'encombrer avec de grands boucliers, l'essentiel était le maniement de l'épée. Aussi abandonneraient-ils cette protection si elle s'avérait, aux yeux du Lieutenant, inutile voire dérangeante. L'équipement distribué et aux mains des deux protagonistes, le premier fit son entrée en scène : au milieu de la pièce, là où, en cette heure, la lumière venait se poser sur le sol pour y éclairer les particules de poussière et les visages des personnages - dénués de masques, pouvait-on vraiment en être certain ? -, le dos droit, les pieds solidement ancrés en le fragile sol de bois sombre, la main droite tenant fermement l'épée, la main gauche se resserrant sur l'attache du bouclier, Emeor Calyx attendait, impassible, le début du premier acte, prêt à faire face à celui qui, n'était en rien son rival, s’apprêtait à recevoir un entraînement dur qui s'étalerait sans nul doute en cinq actes - ou six, faut-il alors espérer que ce ne soit plus une tragédie.
La vive lumière matinale baignait la pièce d’une chaleureuse lueur, laissant apercevoir les particules de poussière en suspension, et découpant nettement les contours des deux soldats. Malgré cet éclairage avantageux, le visage d’Emeor restait lisse comme la soie, ne dévoilant rien d’autre qu’une détermination sévère. Equipé en miroir à l’espion, il se tenait droit face à lui, les pieds fermement ancrés dans le sol. Et qui avait eu la brillante idée de tapisser celui-ci de parquet ? C’était un coup à trébucher contre une latte et finir les quatre fers en l’air sans aide extérieure. Enfin, ça avait probablement le mérite de préparer pour ce type de terrain. Les altercations dans les bâtisses chics à l’acajou courant sur le sol. Les pontons de bois flottant. Les cales de bateau au calfatage discret.
Passant le bouclier à son bras gauche et testant l’épée de sa main droite, il nota qu’elle était aussi bien équilibrée que celles de l’Académie Militaire. C’est-à-dire chichement. Mais il était habitué. Observant la posture du lieutenant, il remarqua que pour la droiture de sa position, il n’en demeurait pas raide. Il y avait une tenue martiale, altière, dans l’agencement économe de ses membres, mais l’espion pouvait deviner l’agilité habile adroitement contenue dans l’écrin autoritaire. Il allait se faire défoncer. Méthodiquement.
Vaelin allait se foutre de sa gueule lorsqu’il lui raconterait sa première journée au régiment Al Rakija.
S’avançant lentement vers Emeor, sans prendre garde à sa maladresse usuelle car de toute façon il valait mieux qu’il passe pour le boulet qu’il était que d’insinuer le doute dans l’esprit calculateur de l’homme, il contempla ses possibilités. S’il avait voulu s’en sortir… s’il avait voulu s’en sortir en vrai combat, il aurait déjà pris ses jambes à son cou. Ou alors il aurait simplement dévié l’arme adverse et visé les doigts de son ennemi. Ça n’était pas très impressionnant ni protocolaire, mais ça marchait assez bien. S’il avait pu utiliser son pouvoir, il aurait balancé son bouclier sur l’homme pour le divertir, et usé de sa fusion glissée pour ressortir derrière lui. Ou sous lui. Y avait aussi des options remarquables de ce côté. Un petit balayage du pied, sorti de derrière les fagots, aurait pu être sympa aussi, mais son supérieur avait bien insisté sur l’usage quasi exclusif des deux objets qu’ils avaient entre les mains, donc bon…
Résigné à se faire refaire le portrait, Calixte passa à l’attaque. A défaut d’autre chose, ça allait au moins lui donner un aperçu des compétences combatives d’Emeor. Avec de grands mouvements de taille, bien répertoriés au premier chapitre du manuel de combat à l’épée pour les apprentis militaires, il commença à tester les réactions de son supérieur.
Et s’il était amusant de penser que l’homme le jaugeait comme lui-même le faisait, il était un peu frustrant de constater que, même pendant un combat, son supérieur ne perdait ni son souffle ni son sang-froid. Bon, c’était probablement mieux pour quelqu’un ayant la responsabilité de relayer et faire appliquer les ordres du Capitaine Al Rakija, mais pour l’humeur un peu taquine de l’espion c’était bien moins intéressant. Et il fallait aussi avouer que leurs échanges n’avaient rien de très tumultueux, ni remarquable, donc bon. Une partie du problème – si ça en était un – devait certainement, et pour une part non négligeable, prendre racine dans ce fait. Mais ça n’était pas vraiment comme si Calixte avait les capacités de mettre davantage celles du lieutenant à l’épreuve, donc il allait devoir se contenter des choses en l’état. Il aurait probablement l’occasion d’observer l’habilité combattive de l’homme à d’autres moments. Il n’était pas près de quitter le sud.
La pensée le surprit, et le geste qu’il avait entamé perdit de sa rigueur. Pas que ça changeait vraiment la donne, mais Calixte était un peu curieux de voir si Emeor avait reconnu, et suivi, l’enchainement des techniques qu’il lui avait sorties des manuels scolaires de l’Académie Militaire. Agé de juste une – ou deux ? – année de plus que lui, le lieutenant avait dû faire ses classes avec les mêmes bouquins. A moins que l’homme au regard glacial n’ait intégré la Garde que plus tard. Et y avait-il pas d’ailleurs une histoire comme ça à son sujet ?
Emeor lui fit signe de s’arrêter, et il ne se fit pas prier pour reprendre de la distance et souffler un coup. Parce que oui, si son supérieur ne paraissait pas souffrir du moindre signe démentant sa participation à l’exercice en cours, Calixte avait tout de même la respiration un peu accélérée et quelques gouttes de sueur qui s’invitaient à la danse. Se reconcentrant sur les propos du lieutenant en affichant un air attentif et soucieux des remarques de celui-ci, il laissa ses interrogations s’éparpiller pour noter les conseils prodigués. Par habitude, par intérêt. Et il faillit louper le début de la phase suivante.
Econome en temps comme en mouvements, le lieutenant s’élança vers lui sans plus de palabres. Plus par instinct qu’autre chose, Calixte dévia au dernier moment la lame d’un mouvement surpris de bouclier. Heuuu il avait pas dit qu’il fallait qu’ils veillent à ne pas se blesser ? Ou alors c’était juste à l’espion de faire attention à ne pas estropier son supérieur ? Comme si c’était vraiment une éventualité. Il n’eut cependant pas l’occasion de s’attarder sur le sujet, car Emeor revenait déjà à la charge. Fidèle à sa manière de se tenir, de parler, d’organiser ses affaires, de se défendre… et d’être, tout simplement ; l’homme maniait l’épée avec une minutie calculée, optimale. Il exécutait de manière absolument parfaite les enchainements décrits dans les manuels de l’Académie Militaire. Et, pour toute son habilité et sa puissance, c’était peut-être ça qui allait éviter à l’espion de vraiment se faire charcuter. Car à défaut d’être lui-même bon combattant, les années d’entraînement avaient au moins eu le mérite d’ancrer certains réflexes au plus profond de chacune des parcelles de son corps. Et s’il y avait bien une chose qu’on lui avait appris à parer, c’étaient les attaques protocolées, répertoriées consciencieusement dans les manuels.
Laissant son corps s’adapter aux assauts du lieutenant – bien plus vifs, précis et dangereux que les siens – il laissa ses yeux parcourir à nouveau la silhouette de l’homme. Était-ce enfin une goutte de sueur qu’il apercevait ? Un raccourcissement du souffle ? Le temps d’une demi-seconde, il se déconcentra et un faux pas dans leur chorégraphie lui valut de voir passer la lame adverse un peu trop près de son ventre. Déstabilisé, sa réaction suivante fut complètement automatique, sans souci de retenue ou de prudence. Déviant de son petit bouclier l’épée leste d’Emeor revenant à la charge, il s’enroula le long du bras de ce dernier pour briser la distance entre leurs deux corps. L’action aurait été bien plus intéressante armé des dagues dont il avait plus l’habitude, mais ça n’était pas vraiment comme s’il avait pensé la chose plus qu’il ne la subissait. Son bras armé, fort de l’élan ainsi pris, finit sa course pour viser le cou du lieutenant. Qui, s’il fût peut-être surpris du changement imprévu de rythme, de la contre-attaque, ou de la proximité, opposa efficacement son propre écu à la lame.
Et parce qu’il était encore saisi de la flamme de l’instinct, Calixte poursuivit en levant violemment son genou vers l’entrejambe de son supérieur.
L'entraînement se poursuivait. Seul le bruit assourdissant parvenait aux oreilles, comme pour couvrir toute pensée. Le temps n'était guère à la réflexion. Une réponse apparut, brutalement, surprenante, face à Emeor. Aux premiers instants, il ne comprit pas où son partenaire voulait en venir, quel pas il souhaitait exécuter, quelle danse interpréter. Il fronça les sourcils. Analysa la situation. Ce rapprochement physique était bien inédit. Il devrait s'en y accommoder ; aussi percevait-il plus en finesse les traits du jeune homme, fins et clairs, sa chevelure reflétait les chauds rayons lumineux, aveuglant presque le Lieutenant qui s'évertuait à sonder, encore plus profondément, le regard du jeune coursier, comme si, dans un éclair frappant, toutes ses intentions lui paraîtraient claires. Limpides. Les actes, les pas furent rapides, rythmés, la mélodie s'accélérait brutalement, invitant les danseurs à s'adapter, à produire, toujours, une chorégraphie harmonieuse voire idyllique. Un coup dans le genou. Une grimace. Quelle fourberie. Heureusement pour lui, sa condition physique lui permet d'encaisser un tel coup qui, étonnamment, témoignant d'une force ce qui prouvait bien que le jeune coursier avait de la ressource. Ainsi Emeor fut-il partagé, coupé en deux, radicalement. De la surprise frôlant l'agacement et du réjouissement. Il n'eut guère le temps de s'attarder sur de tels sentiments. Il enchaîna. D'un coup d'écu, il repoussa violemment - avait-il perdu la maîtrise de sa force ? - l'élève. Et disparut, ne laissant que des particules de poussières qui emplissaient alors l'espace vide formé par son absence ; il eut, l'espace d'un instant court, infime, ces instants si particuliers durant lesquels nous pouvons saisir ce que nous pensons être, ce que nous pensons ressentir comme une évidence transcendante, divine, un voile de l'existence se déchirant même, le loisir de saisir le bonheur du combat, de se sentir vivre, palpiter, respirer. Cet instant fugace, précieux, s'envola. La lame d'acier posée contre la gorge de l'adversaire. Dans le dos de la recrue, sans prévenir. Il se désolait de lui-même. Comment avait-il... ? Il esquissa un léger sourire, masquant son horrible déception. En cet instant, long, douloureux, il se haïssait. Se haïssait d'avoir pu profiter de ces plaisirs si intimes et si puissances qui se brisent au moment même où nous les saisissons.
Comme si cela avait déclenché un déclic chez Emeor, son attitude bascula. Les rares mouvements qu’il enchaina à la suite furent toujours aussi précis et calculés, protocolaires, mais l’intention les guidant bien plus enflammée. Et peut-être plus libre. Et Calixte, qui avait espéré obtenir quelques réactions viscérales de son supérieur, ne fut pas déçu. Quoi que son propre enthousiasme fût un peu diminué par la pensée qu’il allait vraiment se faire trucider au premier jour de son arrivée au régiment Al Rakija. Ouvrant de grands yeux à l’ardeur nouvelle du lieutenant, il accusa dans un souffle un coup d’écu contre le sien en reculant de quelques pas, et lorsqu’il reposa son regard sur son adversaire… son regard rencontra le vide. Le temps d’une fraction de seconde, le temps d’un demi sourire, il comprit.
Il sentit la chaleur du corps d’Emeor dans son dos avant de percevoir celui, plus froid mais plus intimidant, de la lame effleurant son cou. Il ne tenta pas de défense, de contre-attaque, ou toute autre possibilité qu’auraient pu lui offrir son intelligence ou son instinct. Depuis qu’il avait compris que le lieutenant avait utilisé son pouvoir – parce que pour le coup ce dernier n’était pas secret… ou tout du moins pas pour les espions – il avait conclu que cette partie de l’entraînement arrivait à son terme. Son supérieur avait largement le dessus, et Calixte ne tenait pas à dévoiler ses techniques moins… usuelles, en essayant d’impressionner celui-ci malgré tout. La médiocrité lui convenait bien. Il leva les mains en signe de défaite, et Emeor s’éloigna de lui. Se tournant pour faire à nouveau face au lieutenant, son regard s’arrêta sur le petit sourire pinçant les lèvres de ce dernier. Parce que, vraiment, l’homme aurait aussi bien pu grimacer.
Il hésita. Parce s’il avait eu envie d’ébranler la rigidité glaciale du lieutenant, il n’avait pas du tout tenu à ce que leur échange – de mots, d’armes – fût le lit de souvenirs douloureux ni d’amères pensées chez celui-ci. Ce qui semblait être le cas, à l’ombre ayant saisi les prunelles bleutées, et à la tension ayant réinvesti l’austère silhouette. Avec encore plus de raideur et de contrôle, si c’était possible. Il se mordit la lèvre, pensif. Si c’était là le mode de défense – de survie – de l’homme, alors qui était-il pour choisir de le mettre à l’épreuve ? Il ne connaissait Emeor que depuis quelques minutes. Ils n’étaient pas amis, ni camarades, et tous justes collègues. Peut-être était-il temps de refaire un pas en arrière, reprendre un peu de distance, et laisser à chacun le soin de gérer ses propres fantômes. Replonger dans ce cocon d’indifférence pour ne se soucier que de soi. Refaire le tri dans les émotions, les pensées, les possibles. Avant de tendre à nouveau la main vers l’autre. Avant de partager à nouveau.
- Je vais bien, répondit-il finalement.
Était-ce cela, l’héritage du meurtre de Ruth ? L’insensibilité, le détachement et l’égoïsme ? Elle aurait été bien déçue, l’adolescente qui avait eu l’habitude de s’enquérir de ses conseils, de voir qu’après la mollesse et la lâcheté, la liste de ses vices ne cessait de s’allonger. Et regardant Emeor, qui les secondes passant s’enfermait un peu plus sur lui-même, étouffant la flamme qui l’avait saisi jusqu’à ce qu’on ne puisse plus soupçonner son existence passée, il retint un rire sarcastique. Qu’ils étaient beaux, tous les deux, avec leurs démons réveillés par un simple exercice. Il avait besoin de repos. Ou d’un verre. Voire plusieurs. Ou d’un câlin. Voire plusieurs. Il passa une main sur son visage et secoua la tête. Il s’apitoierait plus tard. Il était temps de mettre à profit cette occasion de nouveau départ.
- Et vous ? Vous avez l’air presque déçu d’avoir fini l’exercice de cette manière.
En mettant les deux pieds dans le plat, par exemple. Voilà qui lui ressemblait plus. Il pouvait presque imaginer le sourire de Ruth. Et celui de Zahria. C’était loin de l’indiscrétion audacieuse dont il pouvait faire usage, et dont il usait habituellement, mais le contexte était loin d’être, justement, habituel.
Suivant les instructions d’Emeor, il reposa son épée et son bouclier aux emplacements dédiés, et partit récupérer arc et carquois avant de revenir vers l’homme. Il marqua un temps d’arrêt près de celui-ci, étudiant distraitement l’une des flèches.
- Les seules techniques que je connaisse m’ont été enseignées à l’Académie Militaire. Le reste n’est qu’instinct et improvisation. Et ils ne sont pas forcément du meilleur goût, désolé. Je, heu… je n’vous ai pas – trop – fait mal, j’espère ?
Laissant couler la remarque sans commentaire – parce qu’il était bien trop occupé à essayer de ne pas rigoler – il se positionna face à la cible indiquée par Emeor. Il était presque déçu que l’homme ne lui ait pas proposé de se tirer dessus chacun leur tour, histoire d’évaluer leur habilité à l’arc comme leur agilité dans l’évitement ou le parage des flèches. Les entrainements de la régulière étaient bien moins inventifs que ceux des espions. Mais peut-être plus réglementaires, aussi. Si l’on avait nommé l’entrainement-dont-on-ne-prononcera-pas-le-nom ainsi, c’est qu’il y avait bien une raison. Est-ce que l’excentricité du chef-lieu des espions lui manquerait ? Peut-être. Pas pour le moment, c’était certain. Il y avait une douceur agréable à la normalité des quelques minutes qu’il venait de passer avec son nouveau supérieur officiel. Bandant son arc, il coula un regard vers le lieutenant qui l’observait les bras croisés contre le buste, mettant en avant la poitrine qu’il n’avait pas. Perturbé par la notion, Calixte tira sa flèche alors qu’il ne regardait toujours pas sa cible.
Par chance, il n’y avait qu’eux deux dans la salle d’entrainement. Par miracle, sa flèche tapa au cœur de la cible à une petite trentaine de mètres. Haussant les sourcils de surprise, Calixte se dit qu’il serait finalement peut-être bien meilleur tireur les yeux bandés. Enfin, pas certain que Emeor le voyait de cet œil ni n’était du genre à vouloir tenter l’expérience. Ça ne paraissait pas être son style. Son style qui était plus protocolaire, conventionnel, rigide, impersonnel et efficient. Il était temps de tenter autre chose. Ça aurait au moins l’avantage de lui changer les idées, vu que ses pensées avaient la fâcheuse tendance à vagabonder. Et, dernièrement, vagabonder dans des recoins lugubres.
- Qu’est-ce que vous attendez de moi lieutenant ? demanda-t-il en réarmant son arc. Parce que vous allez rapidement vous rendre à l’évidence que le combat, quelque soit sa forme, n’est pas ma tasse de thé.
Il tira la flèche armée, qui alla se ficher à quelques centimètres de la précédente. Décidément, Lucy s’était-elle lassée de ses prêcheurs usuels pour venir prendre le temps de tenir sa main ? Il espérait que les yeux d’Emeor étaient bien plus attentifs à sa posture approximative qu’au résultat improbable qu’il était en train d’obtenir, et qui ne plaidait pas tellement sa cause.
- J’imagine que l’entrainement militaire quotidien, qu’il soit de la Capitale ou du Grand Port, ne diffère pas tellement, et que l’un vaut l’autre ; mais peut-être me corrigerez-vous, réfléchit-il à haute voix en saisissant une nouvelle flèche. Et vous pouvez effectivement compéter mon planning d’entrainements supplémentaires – la pratique de l’épée, le renforcement musculaire, bientôt le tir à l’arc – mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur leur finalité, au-delà du simple aspect martial.
A nouveau, il posa son regard sur la silhouette tendue d’Emeor, et il lui sembla apercevoir une tournure crispée au coin de ses lèvres. Était-ce la prise de parole peu réglementaire, le fait évident qu’il ne regardait pas où il tirait, ou tout autre chose qui raidissait davantage la posture de son supérieur ?
Prenant pitié de l’homme, Calixte détourna les yeux pour les poser sur la cible devant lui, avant de tirer à nouveau. Le nouveau jet finit sa course dans la zone à cinq points. Voilà qui lui ressemblait déjà plus. Les quatrièmes et cinquièmes flèches rapidement enchainées finirent dans la même zone, et il prépara bientôt sa dernière flèche. Jusqu’où aller ? Jusqu’où tenter ? Une ombre fugace passa sur son visage ; Zahria allait peut-être le voir rentrer à la Capitale plus rapidement que prévu.
- Nous allons nous voir régulièrement, lieutenant. Et la responsabilité de mes réussites comme de mes échecs sera la vôtre. Alors peut-être serait-il intéressant que vous me disiez de manière réaliste ce que vous attendez de moi.
Son dernier tir, sans surprise, fut similaire aux précédents. Baissant le bras, il se tourna pour mieux appréhender la silhouette d’Emeor. A la fois parce qu’il était curieux de ses réactions, et parce qu’il avait à cœur d’appréhender le moindre signe en faveur du fait qu’il allait se récolter une quelconque correction.
- Réaliste et sincère, si vous le voulez bien. Vous pouvez vous mentir à vous-même Emeor Calyx. Mais j’aimerai autant placer ma loyauté en quelqu’un d’honnête avec ses troupes.
Trop loin ? Pas assez encore.
Il rata. Enfin. Le voilà récompensé d'un tel comportement odieux, insupportable et... Il n'en avait cure. Le jeune soldat se fichait royalement d'avoir raté son coup. Il était donc si médiocre pour ne même plus réagir en touchant à peine la cible ? Ses essais suivants furent risibles. Il ratait, encore et toujours. Comme il avait raté l’exercice précédent. Il réussirait bien quelque chose, si ce n'est à agacer Emeor qui ne cessait de se crisper. Pourquoi réagissait-il de la sorte ? Pourquoi ses sentiments, d'ordinaire si bien ordonnés, contrôlés - ce matin même, malgré un réveil difficile, il se sentait bien, ne râlait pas, ne criait pas, malgré les passants bien énervants - se mettaient-ils à déborder, à exploser ? Il toussota, comme pour se reprendre. Et fixa à nouveau le jeune homme. Des questions. Encore des questions. Insolentes. Presque impertinentes. Il se retint de soupirer longuement, comme pour expirer ce trop plein qui l'envahissait. Sans crier gare, il donna une petite tape sur la tête du soldat. Un bon rappel à l'ordre. Rien de violent. Rien qui ne pourrait lui faire mal. Rien d'agressif. A croire même que, dans un autre contexte, on aurait pu considérer cela comme une tape amicale - mais n'exagérons rien, il ne s'agissait en rien d'un tel geste qui ne sied, en aucun cas, à notre Emeor. Sans crier gare, il se plaça derrière le soldat, lui prit les mains, fermement, mais en délicatesse comme pour ne pas le blesser, et les mit en place d'une manière précise avant de l'aider à tirer. En plein centre. Voilà.
- Un lieutenant, un coursier et un archer vont prendre un verre en taverne. Le premier part aux toilettes, et revient. Puis, le deuxième, pareil. Enfin, le troisième fait de même et finit par leur indiquer : je vous apprendrai à tirer la chasse, murmura-t-il distraitement pour ramener son attention au présent.
La petite tape à l’arrière de sa tête fût tout aussi efficace. Bien qu’elle le surprît, et qu’il lâcha la flèche qui se ficha aussi médiocrement que les précédentes dans la cible. Il jeta un coup d’œil à la haute silhouette d’Emeor, qui semblait prendre sur lui pour ne pas s’énerver. S’il s’était attendu à un déluge de remontrances verbales, il ne l’aurait cependant pas imaginé… tactile. Allons bon. Calixte réarma une flèche et, tout à ses réflexions, ne fût pas si étonné de sentir la présence robuste du lieutenant se caler contre lui. Les mains calleuses entourèrent les siennes, réajustant fermement sa position. Le buste derrière le sien, tuteur magistral, l’incita à se redresser. Il ne semblait pas y avoir de malveillance hautaine dans l’approche de l’homme. Simplement le désir de guider autrui vers la perfection. Ou, peut-être dans son cas, limiter la médiocrité. Il y avait, tout de même, à la raideur qu’il percevait du corps encerclant le sien une certaine tension. Agacée ? Tourmentée ? Impatiente ? S’il avait caressé l’idée de chercher du réconfort au fond d’un verre ou dans l’embrasse d’un câlin, l’espion n’avait pas imaginé obtenir ce dernier d’une telle manière. Se mordant la lèvre pour empêcher le rire qui menaçait de lui échapper, il essaya de chasser les images perturbantes que ses découvertes sur Emeor Calyx lui amenaient. Une carapace glaciale, un fétiche pour l’organisation, une passion pour le contrôle… et une tendance à être tactile pour gérer les tensions. Il ne serait pas surpris de découvrir une petite collection de menottes de la Garde dans la chambre de son supérieur. Et pas que.
La flèche partit se ficher en plein centre de la cible, et Calixte qui avait bien du mal à retenir les soubresauts de son rire se dit qu’il s’agissait là entièrement de l’habilité du lieutenant. Observant la cible pour calmer son hilarité, il écouta d’une oreille distraite les propos d’Emeor. Qui revenait sur ses questions. Sans toutefois y répondre. Bon. Donc il valait mieux utiliser du premier degré en conversant avec le lieutenant. Noté. D’un pas joyeux, le coursier partit reposer son arc. Il hésita une micro-seconde à aller récupérer les flèches plantées dans la cible, mais si son supérieur n’y avait pas fait d’allusion, c’était certainement qu’il n’y avait pas d’intérêt à ce qu’il aille les ranger tout de suite. Revenant auprès d’Emeor, il se ficha à une distance respectueuse de celui-ci, attendant la suite. Son envie de rire s’était calmée, laissant dans son sillage un sentiment d’allégresse probablement inadéquat pour l’entretien. Mais hé, c’était bien plus agréable que la morosité qui l’avait suivi jusque-là. Donc bon, il n’allait pas cracher dessus. Il réussirait peut-être même à retenir sa langue, et éviter de trop antagoniser le lieutenant. Et pourtant, il avait l’impression que s’il voulait voir jusqu’où il pouvait pousser ce dernier, il tenait le bon bout. Dilemme cornélien. A quoi donner plus de valeur ? Et finalement, n’était-ce pas encore un souci de loyauté ?
Ses iris ambrés rencontrèrent ceux d’un bleu polaire d’Emeor. Imitant la position de l’homme, il laissa ses bras descendre droits, le long de son torse bombé. Le visage impassible, sans une trace du rire, ni du sourire, qui avaient jusque-là étiré ses lèvres. Le regard curieux, les oreilles attentives. Et oui, vraiment, il allait falloir qu’il arrête le second degré. Avec Emeor. Les traits de ce dernier n’avaient pas changé pendant sa tirade. Sérieux. Déterminés. Convaincus. Les bêtises qu’il pourrait vendre, ce lieutenant, pour peu qu’il en fût persuadé. Calixte n’avait aucun mal à croire que les hommes, et les femmes, sous ses ordres les suivaient à la baguette. Il y avait un charisme certain à l’assurance contrôlée d’Emeor. Qui contrebalançait merveilleusement l’audace fantasque du Capitaine Al Rakija. Enfin, l’espion aurait par la suite tout le temps d’enquêter davantage sur les têtes du régiment. De confirmer ou d’infirmer ses hypothèses. Haussant les sourcils à la demande d’Emeor, il nota avec amusement que ce dernier semblait tout de même avoir atteint son seuil de tolérance de provocation verbale. Même s’il l’avançait de manière plus délicate.
Avançant doucement vers son supérieur pour lui laisser le temps de reculer, il tendit progressivement son index pour venir toucher le pont liant les deux verres des lunettes de celui-ci. Et fusionner avec. Après quelques secondes, il en sortit. Et fusionna avec le tissu de la veste de l’homme. Hé, ça comptait comme un câlin ou pas ? Il ressortit aussi vite que des lunettes. Puis il s’accroupit, et tendit les doigts vers le sol de parquet. Avisant le chemin adéquat, il fusionna avec les lattes, et utilisa l’extension de son pouvoir pour glisser derrière Emeor, à deux petits mètres de celui-ci. Resurgissant dans le dos de son supérieur, il attendit que ce dernier se retourne, pour finalement lui tendre la main en invitation. Il avait encore quelques extensions de pouvoir dans son sac, si le lieutenant souhaitait vraiment en faire le tour. Et il tenait la consigne de ne pas parler. Jusqu’où iraient la curiosité, l’exigence de contrôle et le besoin d’action d’Emeor ?
- Lieutenant, soldat Blatz au rapport ! On nous a signalé une petite émeute sur la place du marché, on sait pas encore si c'est une bagarre ou un marchand qui brade de la marchandise. Je... J'ai pensé devoir vous avertir. Les deux autres Capitaines n'étant pas disponibles je...
« Lieutenants », corrigea mentalement Calixte en observant la scène. Etrange que sa jeune camarade ait couru aussi rapidement les avertir de l’affaire avec si peu d’éléments, songea-t-il. Ils auraient l’air fins les gradés de la Garde s’ils se précipitaient en ville à chaque fois que c’était jour de marché. Mais peut-être qu’Emeor Calyx avait justement quelques courses à faire ? Ou peut-être que le lieutenant, un peu rigide dans sa gestion, aimait être informé du moindre éclat au Grand Port. Possible. Ou peut-être que, méticuleux dans son professionnalisme, il ne savait refuser l’appel d’une mission potentielle, et cela encore moins si elle venait sous la forme inquiète de l’une de ses recrues. Plus probable, déjà. Car tout comme l’homme avait tenu à rectifier sa position au tir à l’arc malgré son insolence évidente, il devait déjà trépigner à l’idée de vérifier que tout était bien en ordre dans cette ville dont il avait la charge. Etrange mélange de besoin de contrôle et de désir d’action. Etrange enrobage de bienveillance solennelle. Les yeux à nouveau rivés sur le visage sérieux d’Emeor tandis que celui-ci donnait ses ordres, Calixte ne pouvait s’empêcher de sourire à l’esquisse d’un plan espiègle se dessinant dans son esprit.
Sans un regard pour son sac qui restait ainsi abandonné dans un coin de la salle d’entrainement – Apolline serait bien à même de garder ses affaires et si le lieutenant n’avait pas jugé nécessaire de fermer la porte de son bureau à clefs c’était qu’il y avait bien une raison – le coursier emboita le pas déterminé de son supérieur. Plus grand que lui, Emeor avait aussi une foulée plus puissante. Ce qui n’était pas gênant pour Calixte qui avait l’habitude de passer son temps à courir, mais qui rendait ses mouvements et ses observations encore plus maladroites. Il était bien plus dans son élément à travailler seul, en observant de loin sa cible, et à déterminer le moment précis où son interaction serait nécessaire et optimale. A juger des accélérations et des pauses par lui-même, à ne se soucier que de sa personne. Les missions en groupe, sauf si ledit groupe n’était composé que d’espions, étaient pour lui un casse-tête sans nom.
- Vous aimez le thé ? interrogea-t-il en passant complètement outre le fait que si Emeor lui demandait s’il avait des questions, elles devaient certainement être liées à leur activité militaire. Il parait qu’il y a de merveilleux salons le long de la rue principale menant aux quais.
Ils eurent rapidement fait d’arriver au corps de garde à l’entrée de la Caserne, et l’on munit le coursier de la panoplie de base pour une intervention. La jeune soldate Blatz les rejoignit sur ces entrefaites, accompagnée de deux autres militaires, qui devaient être Heyr et Ohmund. Après un nouveau garde-à-vous réglementaire, la petite escouade quitta le bastion pour s’engouffrer dans les rues du Grand Port. Depuis son arrivée matinale, le soleil avait bien entamé sa course dans le ciel. Un vent brusque et iodé avait posé son voile sur les reliefs de la ville, caressant l’animation battant son plein d’un peu de fraicheur. Les soldats Calyx et Blatz en tête, Calixte se laissa guider de rue en rue par l’organisation bien huilée. A l’image de leur lieutenant, les trois autres militaires avaient acquis une harmonie toute efficiente dans leur façon de procéder. Et si les formations ou les manœuvres ne connaissaient pas de grandes disparités entre les différentes Casernes à travers le Royaume, on pouvait tout de même noter certaines spécificités selon le terrain. Et le chef d’escouade.
Ils entendirent la clameur de la place du marché avant d’en apercevoir les contours, et ça n’était jamais très bon signe. Tout comme les badauds affolés qui s’en échappaient pour disparaitre dans des rues moins animées. Aux fenêtres donnant sur le lieu, quelques curieux tendaient le cou pour mieux profiter du spectacle. Et quel spectacle ! Sur une circonférence d’une trentaine de mètres, ça se mettait joyeusement sur la gueule. De manière, pour le coup, peu protocolaire. Ça se battait principalement à coups de poissons, voire de légumes trainant sur les étalages à portée de main. Il semblait que l’océan avait craché là ses entrailles pour déverser quelques bancs de créatures marines. Il y en avait partout. Au sol, sur les murs des bâtiments adjacents, entre les fruits des autres stands, pendus aux rambardes des balcons, entre les doigts des belligérants, dans le cou des spectateurs plus ou moins volontaires. Ça n’était ni une braderie, ni une petite émeute. Blatz avait eu du flair : c’était un bordel sans nom.
Retenant Heyr qui glissait sur un maquereau échoué, Calixte manqua le mouvement d’esquive d’Emeor devant lui. Et il culbuta sous l’assaut d’un dumctopus projeté énergiquement contre son visage.
La course reprit. Et le soleil les toisa toujours autant. Emeor prenait les devants - son grade mais aussi sa soif d'ordre l'exigeaient -, plissant d'ors et déjà les yeux pour apercevoir le plus tôt possible la situation. Un homme rentrait de larges caisses dans sa demeure et les dévisagea. Une femme étendait son linge et les dévisagea. Une vision bien étrange que ces quatre soldats, muets, qui couraient. Le bruit précéda la vue. La vue confirma l'ouïe. Quel chaos indescriptible. Le Lieutenant ouvrit les yeux. Une vingtaine ? Une trentaine ? Impossible de compter. Emeor soupira. Que d'enfants, voilà bien longtemps qu'une telle affaire n'avait pas eu lieu en cette douce ville. Par chance, le Lieutenant esquiva un poisson mais deux des recrues ne furent pas aussi chanceuses. Sans rien dire, il les aida à se relever et fit reculer la petite troupe. Il n'était nullement question de se blesser. Il continua à juger la situation. Il fallait agir. Rapidement. Heureusement, le Lieutenant avait un plan rondement mené. Il se mit en position, prêt à courir, prêt à frapper.
Il ne fut évidemment pas le seul à être étonné de l’injonction, et une immobilité toute incrédule s’installa le temps de quelques secondes sur la place. On cherchait qui avait bien pu crier l’ordre. On cherchait si la Garde était effectivement bien arrivée. Puis, dans un ensemble de cacophonie harmonieuse, chacun se reprit. Et la rixe poissonnière reprit de plus belle. Enfin, l’autorité de la Garde du Grand Port sembla tout de même faire son effet sur une partie des participants de l’animation qui s’écarta penaude du cœur de l’action. Prête à laisser les militaires intervenir, ou prête à prendre la fuite. Ça sentait un peu l’amende cette histoire, et les bourses les plus craintives commençaient à regretter leur implication. Les yeux balayant rapidement les silhouettes belliqueuses à la recherche de l’épicentre de l’affaire, Calixte manqua les tirs de légumes dans leur direction, et reçut quelques bulbes d’oignon. Parfait. Comme s’il avait besoin de quelques retouches à son parfum actuel de mollusque. Grimaçant et esquivant les derniers jets en voulant à son intégrité, il jeta un rapide coup d’œil au déploiement de ses camarades. Et à son supérieur qui se tournait à présent vers lui.
- Heu je… oui, non.
Et pendant qu’Emeor le regardait avec ce qui semblait être une pointe d’exaspération et de contrariété, l’espion se demanda ce que son pouvoir pouvait bien apporter aux arrières du lieutenant. Il fut néanmoins sauvé par une nouvelle voix qui se leva clairement par-dessus la cacophonie de la rixe.
- Ça suffit ! Papa, ça suffit ! Dis-leur de les laisser tranquilles ou tu ne me verras plus jamais à la maison !
- Mais enfin Suzie…
- Maintenant Papa !
- Oh les gars, stop ! Stop, stop, STOP! Hé bonjour monsieur le garde, désolé pour le bordel. Hé toi ! On avait dit pas touche aux crabeaux ! Lâche-moi ça tout de suite ou c’est ce mérou que tu vas te prendre dans la gueule !
- Tout le monde sait que tes crabeaux valent pas un cristal !
- Tu sais où tu peux te le mettre ton cristal !?
- Papa, stop ! … Edouard !
- Edouard ?! Sale petit fumier, si tu oses…
- Ca suffit Papa ! Edouard !
- Suzie !
Légèrement penché pour observer la scène derrière la haute silhouette d’Emeor, Calixte retint un sourire. S’il s’agissait bien de ce dont il pensait, c’était ridicule. Et amusant. Pour lui. La charge administrative qu’allait demander l’évaluation de ce joyeux boxon allait être une toute autre paire de manches. Enfin, peut-être que c’était le genre de défi logistique qui faisait frémir d’excitation le lieutenant à l’organisation bien rodée. Ca paraissait son style.
Car pendant que Suzie rejoignait Edouart en pestant contre son père et ses associés qui avaient jugé bon de faire voir à la famille du jeune homme que ce dernier ne méritait guère de s’approcher de la donzelle, à grands coups de poissons dans la tronche pas moins, les belliqueux qui s’étaient greffés à l’agitation de la place sans en connaitre l’origine se regardaient comme des ronds de flan. Bientôt, ces derniers réalisèrent que l’objectif de la rixe ne valait peut-être pas le risque de se mettre à dos la Garde, et l’espace de quelques secondes, un mouvement de foule se créa de l’arène aux senteurs iodées vers les rues adjacentes plus tranquilles. Laissant au centre du tumulte, la famille du père poissonnier faisant face à celle du jeune homme tenant la main de Suzie. Si c’était pas mignon. Et cliché. Et tellement amusant pour un premier jour d’affectation au Grand Port.
Bien qu’observant d’un œil curieux les protagonistes se faisant toujours face, Calixte ne manqua pas les gestes efficaces de ses camarades interceptant les fuyards et les organisant en groupes plus facilement contrôlables, ni l’arrivée de deux escouades supplémentaires. Le chaos de la place avait finalement dû atteindre les oreilles du Bastion, qui avait jugé que la seule équipe du lieutenant ne suffirait peut-être pas en terme de gestion numérique. A raison. Et si beaucoup échappèrent aux mailles du filet militaire se tendant peu à peu sous les ordres concis d’Emeor Calyx, le calme et la discipline fut bientôt la règle pour ceux arrêtés par les soldats. Bientôt, seul l’épicentre de l’explosion de la marée de poissons continua son effervescence vindicative, et le lieutenant parut décider qu’il était temps d’aller saisir l’affaire à bras le corps.
Suivant son supérieur dont il était toujours censé protéger les arrières, Calixte s’avança avec curiosité.
- C’est des bons à rien, ces gens-là Suzie ! T’as vu les légumes de leurs étales ? Une vraie daube !
- Papa !
- Parce que ta poiscaille tu crois qu’elle sent la fraicheur ? Mon Edouard vaut bien ta Suzie !
- Maman !
- Tu crois qu’il va te rendre heureuse Suzie ? T’as vu comme les hommes de cette famille sont bien présents hein ? Un ou deux mômes et il te laissera seule pour les élever tout en tenant le stand sur le marché, tandis qu’il ira courir d’autres jupons ! De vrais crevards !
- Papa…
- Hé y en a un qui a du mal à voir la poutre dans son œil ! Elle est où ta femme, poissonnier ? C’est mon Edouard qui va se retrouver déplumé du jour au lendemain parce qu’elle aura soudain l’envie de prendre le large !
- Maman…
- Franchement regarde, Suzie ! Qu’est-ce que tu lui trouves ?! Prends plutôt un homme comme le lieutenant, là !
- Si tu crois que ta Suzie mérite un tel soldat, pf. Il choisirait mon Edouard à ta Suzie sans sourciller ce lieutenant, j’en suis sûre !
Une quinzaine de paires d’yeux se tournèrent vers Emeor Calyx, attendant son verdict. Ceux de Calixte aussi, même s’il avait déjà une petite idée de la réponse. Enfin, ça aurait au moins eu le mérite d'être drôle jusqu’ici.
- Alors lieutenant ?