La journée avait enfin accepté de finir.

Même si officier en tant que garde ne s'apparentait plus à aller au bagne – comme elle avait pu le ressentir aux prémices de sa prise de fonction, Dahlia restait un soldat bien peu passionné par les devoirs qui lui incombaient. Faire régner l'ordre et la justice. Au fond, si ces missions étaient louables, elles ne représentaient pour la jeune femme que des vœux pieux, éternellement hors d'atteinte. Pour un voleur arrêté, trois nouveaux apparaissaient pour œuvrer à sa place. Or à quoi bon s'éreinter à endiguer un flot qui n'allait jamais tarir ?

Dahlia avait l'impression d'être coincée dans un cycle infini, usant au possible, et si, au fil des années, elle avait fini par s’accommoder, peu ou prou, au train-train de la Garde, ce métier n'était toujours pas la panacée pour elle. Certaines journées pouvaient s'étirer indéfiniment, comme celle qu'elle venait de passer, à battre le pavé en patrouille.

Sitôt ses missions achevées, elle était allée se changer, délaissant son armure de service au profit d'une tenue en tissu, bien plus confortable, avant de quitter la caserne, un objectif précis animant ses vives foulées. Dahlia avait en effet eu vent d'une taverne réputée pour servir l'un des meilleurs hydromels de la Capitale, sa boisson favorite. Elle se devait donc de tester cela. L'autre avantage, c'est que le troquet se trouvait assez éloigné de sa zone de patrouille habituelle. Elle pourrait donc y écluser des verres incognito, un élément appréciable à ses yeux.

Une fois arrivée sur les lieux, elle s'était donc empressée de commander le breuvage renommé. Et celui-ci n'avait pas volé sa réputation. Elle était déjà entrain de débiter sa deuxième chope, lorsqu'un échange véhément entre deux hommes et une femme, à la table juste à côté de la sienne, attira son attention déjà quelque peu avinée.

Visiblement, deux lourdauds avaient entrepris de jeter leur dévolu sur cette jeune femme aux atouts certains. Cette dernière ne manquait pas de répartie, et les jeux de mots qu'elle égrena à leur encontre décrochèrent un sourire aux lèvres de Dahlia à plusieurs reprises. Son sens de l'humour venait de faire la journée de la garde.  

Lorsque l'un des deux hommes attrapa la main de la jeune femme, Dahlia fronça les sourcils. Elle ne pouvait pas laisser cette humoriste au talent indéniable se faire malmener ainsi. Elle se devait d'intervenir. Mais elle ne comptait pas endosser son rôle de garde. Elle avait fini sa journée de travail, et ne faisait pas d'heures supp'.

« Hé, le taille-jambonneau, t'as pas l'impression de viser un trop gros morceau pour toi ? »

La phrase avait réussi à éperonner l'attention du boucher, qui tenait toujours l'inconnue fermement au poignet. Se tournant vers Dahlia, il rétorqua :

« De quoi tu te mêles, toi ? T'es jalouse ? On peut venir s'occuper de toi juste après, si tu veux... »

Dahlia essaya de réfléchir, mais les vapeurs de l'acool brouillaient son esprit déjà pas très avisé habituellement.

« C'est moi qui vais me charger de votre cas. Laissez-moi juste deux minutes, le temps de finir mon verre. »

Avec des énergumènes de leur acabit, Dahlia ne comptait pas s'user sottement les cordes vocales. Leur comportement commençait à éprouver sa patience, et à chauffer son sang coupé à l'hydromel, si bien que des proéminences avaient commencé à poindre au sommet de son crâne. Elle porta son verre à ses lèvres, et, à mesure qu'elle descendait le liquide mordoré à grandes lampées, les cornes continuèrent de pousser, jusqu'à atteindre une taille tout à fait honorable.

« Mais c'est quoi ce délire ?! » s'exclama l'un des marauds.

Dahlia reposa sa chope sur la table. Celle-ci était vide, tandis que la coupe de son agacement se trouvait à ras-bord. Elle se leva et s'approcha de l'un des deux hommes, qui recula de quelques pas par réflexe. Mais cela était trop tard. Elle fonçait déjà vers lui, cornes en avant, pour lui asséner un violent coup dans le groin. Du sang se mit à s'en écouler.

Elle y était peut-être allée un peu fort, mais il était trop tard à présent pour s'en inquiéter.

Dahlia n'avait de fleur que le nom, et l'un des deux rustauds venait d'en faire les frais.

Mais le plus dur à concéder, c'était le plaisir qu'elle venait d'éprouver de l'altercation. Le craquement de l'os nasal brisé comme s'il n'était qu'un fétu de paille, et la vue de l'homme ramassé sur lui-même, mis à terre. Dahlia s'était sentie grisée par l'action, et cela n'était pas dû à l'hydromel charrié par son sang. Celui-ci avait été un catalyseur, tout au plus.

Quelle leçon fallait-il en tirer ? Avait-elle une propension à la violence - cette même violence qu'elle était pourtant tenue de réprimer ? Si elle s'était trouvée en service, ce soir-là, Dahlia aurait dû se contenter d'une approche dissuasive : faire miroiter sa médaille de garde, et le pommeau son épée si cela ne suffisait pas à calmer les deux lourdauds. Mais cela était tellement plus exaltant de péter un nez. Même si cela devait lui occasionner un léger mal de tête en contrepartie.

Alors que ses cornes se rétractaient et que la douleur refluait avec celles-ci, Dahlia vit la jeune femme se défaire de la prise du second homme par un coup bien placé ciblant ses parties les plus chères. Celle-ci ne semblait pas en reste en matière de riposte. Les deux marauds avaient visiblement fort mal choisi leur proie, ce soir-là. Dahlia espérait qu'ils retiendraient la leçon lors leur prochaine "chasse". Elle ne supportait pas les personnes de leur engeance, incapables d'essuyer un refus.

Le tavernier beugla alors le nom de l'inconnue, Astrid, puis la somma de sortir les deux hommes mal-en-point hors de sa taverne. Celle-ci s'enquit de l'aide de Dahlia, qui lui apporta volontiers. Cette partie était un peu moins plaisante, car ils étaient lourds au sens propre comme figuré, mais il était nécessaire de s'en acquitter pour pouvoir profiter du reste de la soirée.

Lorsqu'elles eurent fini leur besogne, la femme arracha un rire à Dahlia. "Belle-ier", bien trouvée, celle-là. Les paroles des clients qui fusèrent ensuite semblèrent indiquer que cette Astrid était autant une habituée des lieux que des ennuis. Intéressant personnage, cette charmante jeune femme.

« Bah, c'était rien. Je m'appelle Dahlia Delan... »

Dahlia se ravisa au dernier moment. Malgré sa matière grise marinant dans un bain d'hydromel sucré, elle avait encore suffisamment de lucidité pour éviter de fournir son patronyme. Il y avait en effet trop d'oreilles autour d'elles, et elle souhaitait tout sauf que son nom s'ébruite, ainsi que sa récente conduite. Cela ne ferait que lester sa réputation déjà pas au beau fixe, et surseoir ses chances de promotion.  

« Dahlia, tout simplement. Enchantée. » reprit-elle avec un sourire. « Je ne te demande pas le tien en retour, le tavernier l'a aboyé assez fort. Je dois être l'une des seules personnes ici à ne pas te connaître, j'ai l'impression, et j'ai le sentiment de manquer quelque chose. »

Dahlia l'invitait par là-même à l'aider à combler sa lacune. Elle avait toujours aimé les personnes hautes en couleur, et plus encore celles parée d'un sens de l'humour, comme c'était le cas de cette Astrid. Elle aspirait donc à la connaître davantage.

« Merci pour le verre. Je t'offre le prochain. Il va falloir aider le tavernier à rattraper son manque à gagner suite à la perte de deux de ses clients... »

Bien sûr, c'était surtout une excuse pour continuer à s'épancher. Elle jeta un œil au tenancier, et lui adressa sa prochaine commande... de l'hydromel, toujours. Elle allait sûrement vider ses fûts avant la fin de la soirée.

Le soutien d'Astrid concernant sa situation inextricable lui apporta un certain réconfort. En effet, Dahlia ne pouvait guère s'épancher de son problème, d'ordinaire. Aucun de ses compagnons d'armes, même ceux qu'elle estimait le plus, n'était au courant qu'elle abhorrait en réalité la Garde, l'avait rejointe contre son gré et ne cherchait qu'à la quitter.

Elle avait déjà songé à se confier, bien sûr, car ce double-jeu lui pesait parfois, mais s'était résolue à ne pas le faire. En effet, que ce soit délibérément ou par inadvertance, il y avait trop de chance que son "secret" finisse par être révélé à d'autres collègues, et de proche en proche, parvienne aux oreilles de sa hiérarchie. Et là, s'ils apprenaient qu'elle n'était qu'une tire-au-flanc qui voulait être promue pour mieux abandonner leurs rangs, elle aurait été définitivement grillée. Et déshéritée par sa famille, dont elle aurait déshonoré le nom.

Elle ne pouvait encourir ce risque, surtout qu'elle n'était pas sûre d'avoir beaucoup de confrères dignes de confiance. La concurrence pouvait être rude entre gardes pour monter en grade, et on n'était jamais à l'abri d'un coup-bas d'un collègue prêt à trahir ses pairs pour obtenir plus rapidement de l'avancement.

Elle se gardait donc bien de s'ouvrir de son dilemme, habituellement. Or présentement, Astrid ne connaissait pas son nom. Et quand bien même, quel intérêt propre aurait-elle eu à dénoncer son imposture ? Non, elle ne courait aucun risque à s'exprimer librement en sa présence. En voyant que son interlocutrice la comprenait pleinement, Dahlia se demanda quelles attentes familiales elle avait pu endurer, pour sa part.

« Carrément ! Les tiens t'ont poussée à faire quoi ? T'as réussi à t'en sortir ? »

Elle était intéressée par son retour d'expérience. Ses prunelles s'arrondirent ensuite lorsqu'elle apprit la réelle occupation d'Astrid.

« Ah ouais, t'as de la ressource, dis donc ! Ce boulot doit te donner l'impression de vivre plusieurs vies en une. »

Pas comme le sien, durant lequel elle enchaînait les jours et les missions avec lassitude. Dahlia fit signe au tenancier de mettre la nouvelle commande d'Astrid sur sa note, comme elle l'avait déjà signifié. En attendant qu'on vienne les resservir, elle repensa à la proposition de la citoyenne : si elle avait besoin d'elle... À la réflexion, elle avait peut-être quelque chose à lui demander, en effet.

« Par hasard, t'aurais pas un cours, pour... prendre du galon plus rapidement ? Je donnerais cher pour ça! »

Sait-on jamais, peut-être Astrid avait-elle cela dans son escarcelle sans fond de services probables. Dahlia ne perdait rien à soulever la question, au point où elle en était.

« Sinon, je commence à avoir une petite fringale, pas toi ? Je commanderais bien, hm... un jarret de sanglier au miel, pour ma part, tiens. »

Il fallait un plat qui se marie bien avec l'hydromel. Et qui soit à même de l'éponger, surtout.

En voyant Astrid enfourner une nouvelle cacahuète avec brio après l'avoir projetée en l'air, Dahlia eut subitement envie de s'y essayer également. Toutefois, elle n'était pas entraînée à cette manœuvre, et risquait de se retrouver avec ladite noix fichée dans une narine. Elle chassa cette idée et se concentra sur l'histoire de la citoyenne.

« Ah c'est sûr que t'as bien fait. Sinon, tu serais sûrement mariée et engoncée dans un quotidien rasant à l'heure qu'il est, flanquée de 2 bambins et sûrement grosse d'un supplémentaire. Duh »

En effet, la vie à la campagne était rude, et il était de coutume d'engranger les progénitures, qui pouvaient par ailleurs utilement servir de main d'œuvre. Astrid lui confia ensuite son rêve, qui ne manqua de la surprendre :

« Partir du royaume ? Tu veux dire, franchir la frontière au nord ? T'as pas peur d'entreprendre un tel voyage ? » En effet, c'était sacrément austère au-delà, et on ne souhaitait à personne de s'y aventurer. Seuls les pires criminels d'Ayron étaient livrés à ce sort, c'est dire. « Au niveau maritime, ça semble sans issue aussi... on n'a jamais vu un bateau étranger amarrer... » En tout cas, pas à sa connaissance. « Tu penses qu'il y a des terres auxquelles on pourrait avoir accès, en dehors d'Ayron ? »

Elle avait beaucoup de mal à concevoir cette idée, mais peut-être lui fallait-il juste ôter ses ornières.

Astrid lui demanda à son tour si elle caressait un rêve, et Dahlia se retrouva un peu sèche. À dire vrai, elle était tellement centrée sur son objectif à moyen terme de s'exempter de la Garde, qu'elle poursuivait depuis maintes années maintenant, qu'elle n'avait jamais songé à ce qu'elle voudrait réaliser une fois libre.

« Heu, 'faut que j'y réfléchisse encore... » Elle ajouta tout de même : « Mais j'dois dire que j'connais pas très bien Ayron, en dehors de la Capitale, alors j'aurais bien envie de faire un peu d'exploration aussi, mais dans les contrées du royaume, une fois sortie de ce bourbier martial. »

Il était fort possible qu'elle dilapide ses économies en baguenaudant oisivement dans le royaume à tout va, s'attelant à goûter toutes les spécialités locales et à s'essayer à la mode locale de chaque patelin.

Lorsqu'Astrid lui précisa "deux vies en une", elle se demanda si cette rectification était purement anodine. Est-ce que cela sous-entendait quelque chose, par exemple qu'elle menait une double-vie ? En tout cas, l'aider semblait être dans ses cordes, et cela ne put que la réjouir au plus haut point.

« T'assures! Je viens toquer à ton bureau dès demain » Dahlia aurait fait n'importe quoi pour écourter sa montée en grade et se distinguer de la bleusaille, même si elle devait pour cela recourir à des moyens moins honorables que le seul mérite personnel.

Son interlocutrice lui parlait de poitrine de mouton, lorsque la garde sentit soudainement quelque chose effleurer son mollet. Astrid lui faisait-elle du pied ? Elle avait peut-être une touche... Quoique non, le contact était plus soyeux. C'était en fait un chat, qui s'était faufilé sous leur table. Dahlia se pencha pour lui gratter le derrière de l'oreille et recueillit des ronronnements de contentement.

« Oh nan, manger du mouton, t'imagines pas... » Dahlia fit mine d'être outrée, avant de reprendre « Non en vrai, ça ne me fait rien, j'suis pas directement affiliée avec eux, donc... Mais j'évite tout de même d'en manger, par précaution. »

Dahlia entrechoqua son verre avec celui d'Astrid « À la tienne, et aux deux benêts grâce auxquels on s'est rencontrées, aussi! Faut les remercier ! »

Elle porta ensuite son attention vers le bol où demeuraient encore quelques cacahuètes.

« Dis, en attendant nos commandes arrivent, tu pourrais m'apprendre ta façon d'attraper les cacahuètes au vol ? »

Astrid lui apprit qu'elle ne projetait d'avoir ni mari, ni progéniture. Certes, la douleur engendrée par l'enfantement était un argument entendable, mais aurait-elle réellement fait une mauvaise mère ? En tout cas, Dahlia pouvait, étrangement, très bien l'imaginer en grand-mère un peu fantasque. Elle la voyait tellement bien dans ce rôle, plus que tout autre. C'était bien dommage pour les petits-enfants qui n'allaient pas connaître ça.

Quand la citoyenne lui confirma son inclination pour la gent féminine, étayée d'un sourire enjôleur, cela ne fit que corroborer les doutes de Dahlia. En effet, elle l'avait déjà plus ou moins deviné, lors des références d'Astrid – appuyées d'œillades – à ses atouts féminins au cours de leur échange. La garde, pour sa part, préférait les hommes, et n'était pas assez avinée pour envisager d'infléchir son orientation. C'était sans doute pour le mieux.

L'évocation d'« Astrid l'exploratrice » lui soutira un sourire.  

« Avec plaisir, mais plutôt par voie maritime, alors. Il gèle à pierre fendre, au nord, et si je peux faire apparaître des cornes de bélier, ce n'est pas le cas pour la laine, alors je ne me sens pas trop parée pour aller par là-bas. » car elle était extrêmement frileuse, il fallait l'avouer.

Le tutoriel d'Astrid sur le gobage de cacahuète se révéla étonnant de précision. Ça ne rigolait pas, lorsqu'elle enseignait quelque chose qu'elle maîtrisait. Pour parfaire son exposé, elle assortit sa tirade d'une démonstration brillamment réussie.

Lorsque la citoyenne, enhardie par ses exploits, se hasarda à rehausser la difficulté d'un cran, les évènements ne se déroulèrent toutefois pas comme prévu, et elle tomba à la renverse avec sa chaise, dans un grand fatras qui ne manqua d'attirer l'attention des soûlons autour d'elle. Dahlia dut contenir son rire, tandis qu'elle se levait pour l'aider à se redresser.

« Ça va ? Rien de trop... amoché ? » lui demanda-t-elle, plus par formalisme que par inquiétude, comme en attestaient les larmes de rire perlant au coin de ses paupières.  

Les deux femmes se rassirent à table, et comme les commandes n'étaient toujours pas prêtes, Dahlia entreprit d'appliquer le cours d'Astrid. Armée des meilleures explications, elle comptait bien couronner de succès l'exercice. La garde lança une cacahuète à la verticale, leva la tête tout en l'avançant un peu, ouvrit la bouche... Mais la noix, lorsqu'elle retomba, ricocha sur sa lèvre inférieure, et atterrit tout droit dans son verre d'hydromel.

Constatant avec dépit son échec, Dahlia décida descendre le dit-verre d'une traite, puis mangea la cacahuète gisant au fond, pour faire disparaître les traces de sa défaite. Cela lui donna soudainement une idée.

« J'ai un jeu à te proposer : on prend un verre rempli à ras bord, et on y plonge, chacune à tour de rôle, une cacahuète. La tension superficielle va empêcher le liquide de se déverser, jusqu'à un point de non-retour. La première qui fait déborder le verre a perdu. » Elle ajouta alors, car tout jeu méritait d'être accompagné d'un enjeu pour être un tant soit peu intéressant : « Celle qui gagne aura le droit de... demander ce qu'elle veut à l'autre. Un service, par exemple, ou une information compromettante... N'importe quoi. »

Il fallait bien s'occuper, et s'amuser, un peu. Dahlia demanda à une serveuse d'apporter le matériel nécessaire : un verre de bourbon pleinement rempli. 

« Et comme j'suis sympa, j'te laisse commencer » engagea-t-elle avec un large sourire.

Bon, il allait falloir qu'elle assure. Lorsque Dahlia s'investissait dans un jeu, c'était toujours dans l'optique de le gagner. Pourtant, ici, cela se jouait plus au hasard qu'au doigté, mais cela ne l'empêcha pas de se parer d'une assurance ostentatoire, bien que totalement infondée, lorsqu'elle rétorqua à Astrid :

« T'inquiète, c'est moi qui vais gagner, de toute façon. »

Avait-elle déjà une idée de ce qu'elle allait requérir de la citoyenne, suite à sa réussite inéluctable ? À vrai dire, Dahlia avait bien des ébauches de demande à l'esprit, qu'elle peinait encore à départager... Celle qui restait parmi ses options préférées, c'était probablement de l'interroger sur son plus grand et inavouable secret. Ça, ça devait valoir le coup de lui soutirer.

Astrid immergea la première cacahuète avec succès. Celle-ci vint créer de légères ondes à la surface du verre, sans déranger pour autant l'harmonie du liquide. Il fallait dire qu'avec la première, ça aurait été une sacrée malchance d'échouer, tout de même.

« Je me prépare surtout à te voir perdre à ton prochain tour, héhé » rallia-t-elle, se complaisant toujours dans cette provocation éhontée.

Il fallait déjà qu'elle réalise à son tour la manipulation. La garde piocha une cacahuète dans le pot dédié. Pour la deuxième, elle ne devait pas risquer grand chose non plus... ça se compliquait surtout à partir de la suivante, et c'est d'ailleurs pour cela qu'elle avait proposé à Astrid de commencer. 'Fallait ce qu'il fallait, pour espérer gagner. Dahlia avança sa main tenant l'arachide au dessus du verre, et la lâcha avec confiance. Cette dernière heurta mollement le liquide... et fit déborder le verre.  

La garde lâcha un juron bien fleuri, qui perça assez fortement dans le brouhaha ambiant des lieux. Comment était-ce possible, de se faire d'ores et déjà évincer ? Elle était en proie à la plus parfaite incompréhension. Bon, en tout cas, elle ne pouvait pas se défiler. L'avantage, c'est qu'Astrid n'avait que peu de temps pour réfléchir à sa demande, à présent. Cela lui éviterait peut-être le pire.

« Ah, ce que j'ai pas précisé, c'est que la perdante a le droit de boire le verre, en lot de consolation... »

En vérité, Dahlia venait d'instaurer cette règle, mais c'est qu'elle avait bien besoin d'un remontant. S'exécutant, le bourbon vint rapidement effleurer son gosier. Un Joestar. Il n'était pas mauvais, mais ce n'était pas vraiment le meilleur contexte pour l'apprécier à sa juste valeur. Par contre, il tapait bien plus que l'hydromel. Le siffler d'une traite, alors qu'elle n'avait toujours pas mangé (ils devaient partir le chasser, le sanglier, avant de le cuisiner), cela n'avait peut-être pas été une très fine idée. Sa lucidité commençait déjà à refluer.

« Je t'écoute, du coup... » concéda-t-elle, sa voix laissant transparaître sa déception.  

En fait, elle risquait d'en apprendre plus sur Astrid en découvrant ce qu'elle était capable de souhaiter, qu'en lui demandant n'importe quel secret. C'était peut-être ça, son véritable lot de consolation...

Astrid n'avait pas endigué son rire, un tantinet machiavélique, en constatant la défaite déplorable de sa partenaire de jeu. Alors qu'elle réfléchissait à sa demande, après une énième blague toujours propice à faire sourire Dahlia, la garde sentit l'appréhension l'enserrer. De ce qu'elle avait pu entrevoir du caractère de la citoyenne, celle-ci était à même de lui proposer... véritablement n'importe quoi.

Cette dernière commença à égrener des propositions – plus ou moins effrayantes – avant d'arrêter son choix sur un service pour le moins... ordinaire. Un soulagement s'empara de Dahlia, qui se trouvait presque mâtiné de... déception. Elle avait peut-être sous-estimé la nature farceuse d'Astrid ? Ou alors, celle-ci n'osait-elle juste pas la déployer à son plein potentiel ?  

Sa offre alternative était déjà plus compromettante, mais la garde préféra l'écarter. Elle avait certes perdu une partie de sa lucidité depuis que le bourbon lui avait dévalé le gosier, mais elle n'était pas encore encline, pour autant, à s'essayer à une imitation animalière peu maîtrisée.

« Va pour la première option! Je t'assure que tu n'as pas envie de me voir imiter un Kit-sune... »

La citoyenne l'invita alors à refaire une manche. Parfait, Dahlia allait pouvoir prendre sa revanche. Elle ne devrait pas faillir, cette fois. Le verre fut à nouveau comblé de la gnôle ambrée, tandis que leurs commandes étaient enfin amenées à leur tablée.

« Ah, mais j'avais fait exprès de te laisser gagner, que crois-tu ! Pour te faire une p'tite fleur... Les choses sérieuses débutent, à présent. »

C'était faux, bien évidemment. Sa défaite avait été purement fortuite, et elle ne se l'expliquait toujours pas. Mais elle ne voulait pas qu'Astrid l'entrevoie. Il fallait créer un terreau favorable au doute, pour l'amener à faire un faux-pas. Oui, Dahlia avait beau être bourrée, elle était encore capable d'imaginer toutes les manœuvres favorables pour gagner.

Car pour sa part, elle ne se sentait pas confiante du tout. La garde jeta un regard peu assuré vers le pot de cacahuètes maudites, et avança sa main fébrilement vers celui-ci. Elle y saisit une arachide, et l'approcha du verre... Mais alors qu'elle y faisait choir la cacahuète, sa main fut prise d'un irrépressible tremblement, et faillit toucher le rebord de ce dernier, ce qui l'aurait fait déborder. Il n'en fut rien, car elle parvint à se ressaisir de justesse, fort heureusement. Il s'en était fallu de peu.  

« Réussi ! héhé... pffiou » elle ne parvint pas à cacher son soulagement, sur ce coup-là.

Dahlia songea qu'il fallait vraiment qu'Astrid échoue au prochain tour, sans quoi elle ne donnerait pas cher de son sort quand le sien viendrait à nouveau. Elle décida d'entamer son jarret de sanglier en espérant qu'engloutir autre chose que du liquide pourrait lui redonner un peu de contenance. Après avoir terminé une bouchée, elle lança à la citoyenne :

« À toi, très chère ! »

La seconde et fatidique cacahuète. Astrid arriverait-elle à dépasser ce palier, pour sa part, ou celui-ci était irrévocablement hors d'atteinte ?

Les côtes de mouton semblèrent repaître Astrid. Il faut dire que cette taverne n'avait pas volé sa réputation. Elle offrait une cuisine savoureuse, il fallait juste s'armer de patience avant d'espérer pouvoir y goûter. C'était un peu pareil, avec la partie que Dahlia avait engagée avec Astrid  : il allait falloir attendre patiemment que le verre engrange assez d'arachides, ou que son adversaire commette une maladresse, pour espérer goûter à la victoire.

Visiblement, la citoyenne ne prenait pas le jeu à la légère : elle alla jusqu'à retenir sa respiration alors qu'elle plaçait, avec une étonnante délicatesse, la deuxième cacahuète dans le verre. Son geste maîtrisé n'engendra pas la moindre vaguelette. Dahlia, happée par la scène, avait été en apnée, elle-aussi, et reprit son souffle dans un soupir empli de déception, face à la prouesse d'Astrid.

La citoyenne n'avait pas sa malchance, et surtout, elle pouvait déployer une finesse inattendue. Que fallait-il entreprendre, pour espérer la voir perdre ? Dahlia réalisa alors qu'elle connaissait l'une des faiblesses d'Astrid, pour l'avoir entraperçue un peu plus tôt : celle-ci pouvait être aisément distraite par... les décolletés bien pourvus. La garde devait-elle aller jusque-là ? Cela s'envisageait... mais rien de trop ostensible, bien sûr. Juste un bouton de moins, amplifiant légèrement l'ouverture sa chemise, et avec cette distraction de plus, la victoire se présenterait certainement à elle.

Elle pourrait tenter la manœuvre au prochain tour d'Astrid. Il fallait la mettre en œuvre au moment le plus opportun, pour maximiser ses chances de déstabilisation. Encore fallait-il que ce tour arrive...

« Attends de voir la mienne, de dextérité... »

Allez, elle pouvait y arriver. Il fallait qu'elle prenne exemple sur sa retorse adverse. Dahlia piocha à nouveau une cacahuète, et essaya de retenir son souffle également. Cela semblait avoir bien fonctionné, pour Astrid. Mais ce ne fut pas le cas pour elle, malheureusement... à peine avait-elle apposé l'arachide, que le verre déborda. De nouveau.

« Nom d'un Glooby ! C'est pas facile de jouer à ce jeu pompette, faut dire... T'as un avantage. » se défendit-elle.

D'ailleurs, fallait-il qu'elle aggrave son cas, en enfilant de nouveau plusieurs millilitres de bourbon ? Dahlia eut une meilleure idée.

« Arf, ce qui est dommage, c'est que tu ne puisses pas goûter ce bourbon. Il est vraiment excellent, vois-tu. Mais je te l'offre,  si tu veux – j'suis plus à ça près – pour accompagner la nouvelle faveur que je te dois... »

Elle espérait qu'Astrid accepte et finisse aussi pintée qu'elle. Cela pourrait peut-être rendre les choses un peu plus équitables, pour la troisième partie. Car oui, la garde avait bien envie tenter une ultime fois sa chance.

Parfait, Astrid avait accueilli favorablement l'idée d'absorber le bourbon. Dahlia songea qu'elle devait bien tolérer l'alcool, en grande habituée des tavernes qu'elle était, mais cela pourrait tout de même, certainement, affecter un tant soit peu la précision de ses gestes. C'est ce qu'elle espérait, en tout cas.

Après que la citoyenne eût descendu fissa le verre, elle lui désigna du doigt la serveuse et octroya son gage à Dahlia : draguer celle-ci. La garde reporta son regard vers cette dernière, mue par une légère anxiété. Ça n'allait pas être une mince affaire, ça. Elle n'avait jamais charmé une femme... mais était-ce vraiment foncièrement différent ?

« Faudra inclure la serveuse avec nous alors, si j'réussis mon coup. » rétorqua-t-elle à la dernière allusion de la citoyenne.

La garde n'avait pas réellement envie de se retrouver dans une telle situation – car sa curiosité connaissait des limites - mais elle voulait déjà commencer à déstabiliser Astrid en emballant son imagination. Bon alors, la serveuse. Celle-ci se trouvait présentement derrière le comptoir, c'était le moment de s'y rendre en prétextant y chercher une consommation.

Alors qu'elle s'approchait dudit bar, Dahlia vit qu'un homme, à l'état plus qu'aviné, était déjà entrain de tenter sa chance avec sa cible.

« Hé, Brianna... T'as d'beaux yeux, tu sais ? »

Le problème, avec ce métier, songea intérieurement la garde en constatant la scène, c'était bien d'être sans cesse alpaguée. Elle plaignait réellement la serveuse, et l'admirait, aussi, de supporter ça continuellement, en service. Dahlia n'aimait peut-être pas son boulot, mais au moins il présentait l'avantage qu'on osait moins l'aborder - ou alors, avec moins d'insistance - avec son épée au ceinturon. Car se sentir constamment considérée comme du gibier, ça devait davantage user qu'aiguiser l'estime de soi, à la longue.  

« Nan mais l'soûlon, tu sais au moins de quelle couleur ils sont, ses jolis yeux ? J'crois pas, car c'est plutôt autre chose qui semble t’obnubiler, là, vu l'inclinaison de tes pupilles bigleuses... »

L'homme sembla se retrouver quelque peu démuni, et chercha le regard de la serveuse. Il était grillé. C'était le moment de tirer profit de la situation.

« C'est dommage parce qu'elles méritent vraiment d'être regardées, ces prunelles. Ce bleu tempête, qui te fait chavirer au premier regard... »

Ok, elle y allait peut-être un peu fort dans la gnan-gnan, là. Mais le plus important, ce n'était pas tant les mots, mais le langage non-verbal qui les accompagnait. Tous ces non-dits qui s'exprimaient hors de la parole. Par exemple, ce regard que la garde braquait vers la jeune femme, présentement, on peut dire qu'il en disait long. La serveuse pouvait voir sa vraie beauté - et pas uniquement celle de ses formes - se refléter dans celui-ci.

« Ça m'étonne, autant d'attention. T'avais plutôt l'air captivée par ta compagne de table, jusque-là... »

Dahlia crut déceler une pointe de jalousie dans la réponse de la serveuse. Ah, elle avait peut-être vraiment sa chance, en fait.

« Ah, Astrid ? Non, je la considère pas de cette façon-là, elle est... d'ma famille. C'est ma cousine, ouais. » se défendit-elle avec un sourire. Avec leurs cheveux blonds givrés en commun, un tel postulat pouvait facilement s'entendre, après tout.

« J'te sers quoi? » l'intonation de la serveuse lui laissa comprendre qu'elle ne faisait pas qu'une seule proposition.

« Tu n'aurais pas... un cocktail d'un beau bleu orage ? J'aimerais bien m'y noyer, pour le reste de la soirée... »

Bon, c'était pas si mal, finalement. Dahlia avait l'impression d'avoir assez bien ferrée l'intérêt de cette serveuse. Elle revint vers Astrid, un sourire satisfait aux lèvres, et un cocktail avec elle.

« On refait une partie ? » elle marqua une pause, avant d'ajouter « Par contre, j'ai super chaud, là, à cause de ton gage... »

C'était le moment de mettre sa vengeance à exécution. La garde fit mine de s'éventer avec ses mains, puis descendit subtilement ses doigts vers sa chemise, qu'elle déboutonna d'un cran au passage, dévoilant davantage de chair capiteuse. Elle saisit alors la bouteille de bourbon restée sur la table, et se pencha légèrement tout en servant la liqueur dans le verre. Il était temps de gagner, pour changer.