-Euh… non Monsieur Trovnik. C’est que j’étais occupé à gérer la vérification des formulaires de retards de paiements des aventuriers de la dernière saison fraîche.
-Des excuses Callahan. Des excuses. Ce n’est pas avec des mots que vous contez espérer avoir une place au conseil. Mais avec des actes.
-Oui. Trovnik.
Je baisse les yeux, penauds. Juste ce qu’il faut pour que Trovnik, l’examinateur en chef de la guilde des aventuriers s’en aille tourmenter un autre examinateur de ses commentaires acides et ses dons de taches tout aussi ingrates qu’épuisantes. Depuis quelques jours, je l’ai pas mal sur le dos. Plus que d’habitude. C’est que j’ai postulé pour la place du Conseil de la guilde qui se libère et le destin a voulu que Lou Trovnik se propose aussi. On est adversaire désormais. Et si la paranoïa du candidat électorale que je suis devenu me chuchote sans cesse qu’il fait ça pour me pousser à bout, je sais bien que dans le fond, rien n’a changé. Ça serait criminel de se comporter différent avec moi pour Trovnik. Contraire aux règles. Et les règles sont le ciment du monde qu’il aime. La moindre incartade, un petit non respect des règles, un formulaire mal rempli ou un rapport mal tamponné ; l’homme y voit un crime de lèse-majesté. Sans respect pour la loi et les règlements, il n’y a que le chaos.
Rien que ça.
Vous pouvez qu’entrevoir le monde qui attend la guilde des aventuriers si un tel individu arrive aux plus instances de décisions. Déjà qu’il arrive à faire changer les règlements internes de la guilde toutes les semaines car lui seul participe à toutes les réunions qu’il organise en grande partie et lui seul a l’envie d’argumenter pendant toute une matinée, sous la torture du ventre vide, pour que l’on rajoute l’ancienneté de l’aventurier sur le rapport C-17 concernant les demandes de remboursements des frais de transport en cas de catastrophe naturelle. Le pouvoir de l’administration. Face à lui, j’incarne une vue plus humaine, vous en conviendrez. Faire bien sans en faire trop, ça serait un peu ma devise. L’important, c’est le social. Il faut qu’on aime la guilde et qu’on s’y sente bien. On peut dire ce qu’on veut, les gens ne s’attardent sur comment c’est dit et si l’interlocuteur présente bien. Interrogez quelqu’un. Il vous dira facilement « Oh ! Il parle bien ! » Et sur le contenu du discours, vous ne récupérez qu’un penaud « Ah ? J’ai pas écouté ». Etonnant, non ? Nous sommes ainsi faits.
Je note mentalement de m’occuper de cet énième rapport, et pas dans mon agenda. Pas que j’ai une excellente mémoire, mais l’agenda, faut pas l’oublier et quand votre bureau a la fâcheuse tendance de se recouvrir de papier et de dossier aussi vite que l’on se remplit d’alcool fort lors d’une soirée de Gégé, vous conviendrez que ça ne devient plus très important. Enfin, je crois. Bref. Je passe devant un miroir et je prends un instant pour me faire beau ; même si je n’ai pas souvenir que l’on m’est trouvé moche un jour, en toute humilité ; mais pour être au moins présentable parce qu’on a une réunion dans dix minutes et qu’elle est importante. Le speech est simple. Tous les candidats, pour accéder à la fonction de conseiller, doivent présenter un projet qui pourrait apporter un plus à la guilde, en partenariat avec une société tiers, une institution ou une association. Qu’importe l’entité, l’idée est de renforcer un service ou en proposer un tout nouveau qui permettent d’améliorer la guilde des aventuriers. A terme, le projet n’est pas forcément adopté, mais sa présentation, la définition de ses enjeux et la négociation avec l’entité tiers démontrent les aptitudes du candidat à naviguer dans les eaux troubles et impitoyables de la politique. Car au conseil de la guilde, on touche à la politique. Et il ne s’agit pas de lâcher dans le grand bain le poisson qui va se faire croquer par le premier squale venu.
Pour les entités tiers, c’est une opportunité en or de faire signer un contrat juteux avec une institution au rayonnement national, rien que ça. Je dis pas international, parce que la question ne se pose pas. Ou pas encore. Bref. Avoir la guilde des aventuriers dans ses clients, ce n’est pas quelque chose que l’on passe à côté en levant les yeux au ciel d’un air hautain. Ou alors, on fait à l’abri des regards. La nouvelle de la place au conseil qui se libère à déjà fait le tour des milieux qui souhaitent connaître ce genre d’informations et la guilde n’a pas vraiment besoin de quémander des possibles projets. Tout le monde sait que ce changement implique et le bureau électoral a déjà enregistré plusieurs dizaines des propositions en tout genre. Des nobles, des riches industrielles, des artisans d’exceptions, des inventeurs ingénieux et même des membres de cultes se bousculent au portillon pour présenter ce qu’ils ont en tête aux cinq candidats en quête d’un projet qui portera haut et fort leur motivation et leur talent. Et même si le projet d’untel n’est pas pris, ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Les membres du conseil y font aussi leur marché à la recherche d’une amélioration intéressante à mettre à leur crédit. Pour plus tard.
On a rendez vous dans la salle de réception principale. Et je finis par m’y retrouver. Dans un beau décor qui permet d’accueillir avec les honneurs les hauts responsables du gouvernement, voire même la famille royale, plus d’une soixantaine de personnes s’agitent en tout sens, discutent, et avancent déjà leur pion. Sur un côté, une longue table offre une collation de qualité pour les gorges assoiffées et les petites faims de cette belle après-midi. J’avise déjà Lou, au milieu de quatre individus, cherchant à lui vendre je ne sais quelle idée. L’examinateur en chef les écoute silencieusement, son visage le laissant échapper aucune autre émotion que celle de d’habitude, une sorte d’absence de vie mêlé à profond ennui. Je précède Arno Rak, le chouchou du conseiller Cornélius Tantale qui le présente déjà à des connaissances. J’ai une moue soupçonneuse. M’est avis qu’il y a de la combine là-dessous, mais ils ne font rien d’illégal et seul l’illégal est interdit. Heureusement. Il manque encore Camomille, la candidate des hôtes et hôtesses et Varda, aventurière dont l’expérience dans la guilde est bien plus grande que moi, c’est dire. J’ai pas le temps de souffler avant de rentrer dans ce grand bain qu’un membre du comité électoral me désigne comme un candidat et déjà, les vautours m’assaillent.
-Monsieur Callahan !
-J’ai une proposition à vous faire !
-Non ! Moi !
-Que pensez vous des chaussettes imperméables ? Avoir des pieds secs est un confort qu’on ne peut négliger chez les aventuriers !
Ecoutez plutôt ma proposition : un journal de la guide. A grand tirage. Pour que l’on expose fièrement vos actions à tout le monde. Le papier, c’est l’avenir, mon ami.
-Enfin, n’écoutez pas ses charlatans. Je gère des centres de vacances sur la côte. Vous ne trouvez pas qu’organiser des vacances pour vos aventuriers est un merveilleux moyen de les fidéliser et les rends plus performants ?
De tout, je vous dis.
Pendant dix minutes savamment employées – où pas une seule ne fut perdue inutilement – Enora lui exposa la nouvelle ambition de la Prévoyance à l’occasion d’un évènement pas si fréquent que ça : l’élection d’un nouveau membre du conseil de la Guilde. Et la Prévoyance, bien implantée au Grand Port et ses environs, souffrait un peu de son manque de rayonnement dans le reste du Royaume. Souffrait de ne pouvoir apporter son concours à des commerçants, des entreprises, des particuliers dans le besoin, ainsi qu’à leurs bourses esseulées. Avec cet évènement exceptionnel au cœur de l’un des piliers de la Capitale, et le projet social accompagnant toute campagne électorale, il aurait été inconscient de laisser passer l’opportunité d’offrir à la ville souveraine l’option de la Prévoyance. L’option de venir grossir les coffres toujours plus fournis de l’assurance – et de la famille en tenant les rênes –. Bon, on n’allait pas non plus se mentir, si l’affaire cafouillait ça ne changerait pas la face – ni les caisses – des Alkhaia de Eliëir. C’était d’ailleurs bien pour cela que c’était Calixte qui allait s’en occuper. Enora avait des projets ailleurs, bien plus pressants, concrets et juteux, qui requéraient son attention.
Calixte avait donc quitté la ville du Grand Port à l’occasion d’une mission quelconque pour la Capitale, et après deux jours de renfort comme coursier à la Caserne Mère, il avait posé ses valises à la colocation de Luz et Zahria avant de prendre la route menant à l’antre des aventuriers. Kaname, qui l’avait initialement accompagné pour commencer à appréhender son futur rôle de partenaire de mission, avait choisi de quitter la quiétude de la demeure des deux femmes pour le suivre vers la Guilde. Si les lunes passant avaient fait croître son assurance et sa taille – elle faisait maintenant un bon mètre – elles n’avaient pas touché à sa curiosité et sa sociabilité. Accompagnant le pas allègre du familier, Apolline sautillait joyeusement sur la tête de celui-ci.
- Sûr que tu n’veux pas y aller comme Psolie ?
- … Psolie est au garage pour le moment.
- Pas dans mon livre. N’empêche j’suis sûre que t’obtiendrais bien plus rapidement gain de cause sous cette forme.
- Et des ennuis, aussi.
Psolie jolie.
- Ne t’y mets pas, Kana.
Et, de toute façon, il ne comptait pas faire long feu entre les murs de la Guilde. Ni même faire entendre la voix des Alkhaia de Eliëir, s’il était bien honnête avec lui-même. Il était là pour faire plaisir à sa sœur, mais c’était tout. Dans un ou deux refus ils s’éclipseraient de la foule d’aventuriers, et dans une ou deux heures ils seraient de retour à la colocation. Où ils profiteraient alors d’une pause bien méritée, sous le soleil de l’après-midi, les orteils en éventail.
- Regarde-moi tout ce monde que tu aurais pu pécho !
Effectivement, ça grouillait de monde entre les murs de la Guilde. Ou, tout du moins, sous son hall principal. L’espion pouvait reconnaitre la plupart des hôtes et hôtesses, souvenirs de plus en plus lointains de ses déambulations en tant que Psolie à leur contact, mais la plupart des personnes présentes lui était étrangère.
K’awill et Carci ?
- Je ne les vois pas…
- Moi je vois nos cibles ! Ouh y a de la belle marchandise !
- Ca va surtout nous prendre trois plombes d’aller leur glisser un mot, grommela Calixte de plus en plus refroidi par l’affaire.
- Tu aurais dû prendre Vren, il t’aurait déblayé ça en quelques secondes.
Probablement. Mais Vreneli n’était pas là, et c’était certainement pour le mieux. Avisant quelques secondes la scène avant de trancher, Calixte finit par faire volte-face. Il dirait à Enora qu’il avait échoué, et ça irait très bien. A ce stade, ça ne serait même pas une surprise pour l’aînée des Alkh’eir.
- Bienvenue ! l’accosta un hôte alors qu’il allait mettre les voiles, lui déposant une tasse entre les mains. Désolé, c’est un peu l’effervescence, mais on est à ton service si tu as besoin. Et y a un buffet là-bas. N’hésite-pas, à plus !
Bon ben, si on le prenait par les sentiments… Et c’est ainsi qu’ils passèrent une bonne demi-heure à faire connaissance avec le buffet, et les personnes gravitant autour. Et pas du tout avec les fameux candidats en lice. Quoi que, d’échanges en échanges, le coursier en apprit tout de même un peu plus sur eux. Tout d’abord il y avait Arno Rak, soutenu par le conseiller Cornélius Tantale. Une poiture, probablement des celles vers lesquelles Enora l’aurait lancé si elle avait été présente. Quoi que, si elle avait été présente, elle aurait elle-même fendu la foule pour aller se saisir de l’homme, de son sponsor, et probablement de leurs bijoux, dans tous les sens du terme. Mais Enora n’était pas là, et Calixte n’aimait pas les bijoux plus que ça. Il y avait aussi Lou Trovnik, apparemment examinateur de la Guilde, et surtout examinateur suprême de l’application des formulaires, alinéas, et astérisques sous-tendant la lourdeur administrative. Bon, s’il lui tendait l’un de ses feuillets préparés pour l’occasion, remplis de termes et formules bureaucratiques, peut-être pourrait-il en tirer quelque chose pour Enora. Mais il avait personnellement une petite préférence pour Camomille, candidate des hôtes et hôtesses. Et se complut dans les commentaires enthousiastes des hôtes – et hôtesses – évoluant dans une danse bien rôdée à travers la foule. Il y avait aussi une certaine Varda, et un certain Whiskeyjack. Et si ce dernier nom allumait bien une lumière dans le cerveau de l’espion, il avait du mal à savoir pourquoi. Enfin, il tenterait probablement d’aborder Camomille plus tard, pour le moment il y avait plus urgent. Comme évacuer ces tasses de thé qu’on s’était empressé de mettre entre ses mains, et qu’il s’était empressé de boire.
Les habitudes reprenant le dessus, il trouva rapidement le chemin des toilettes. Il faillit, par habitude aussi, rentrer dans celles des femmes, mais le rire d’Apolline et le regard interrogateur de Kaname le rappelèrent vite à l’ordre. Pénétrant dans le domaine odorant des soulagements en tous genres, il fit son affaire. Pas si paisiblement que l’aurait souhaité le règlement implicite des lieux.
- Vous aussi vous êtes là pour présenter votre projet ?
- Ben…
- Parce que je vous le dis : les chaussettes imperméables, c’est l’avenir !
- Ah oui, c’est pas mal ça.
- N’est-ce pas ? Ca serait dommage que les aventuriers passent à côté de ce projet, hein ?
- Oui, ça serait dommage.
- Presque criminel !
- Et vous feriez ça pour les gardes aussi ?
- L’écoutez pas, c’est de la daube son truc. Un journal de la Guilde, ça pour le coup ça serait utile !
- J’m’en ferait des chaussettes de ton journal. Non, vraiment : le confort des aventuriers avant tout !
- Si vous parlez confort, ma proposition est bien meilleure : des vacances sur la côte.
- Vous avez un complexe ?
- Et pas qu’un seul. Ca intéresserait la Garde aussi ?
Comme quoi y avait pas de lieu pour les belles rencontres.
Bref. C’est un cadre bien entretenu que l’on mène nos petites affaires. Et ce n’est pas l’arrivé d’un jeune nouveau venu qui fait taire les pipelettes d’à côté. Pire, ils l’incorporent à la conversation. Un type sympa, parce qu’il rentre dans la conversation aisément. D’autres se seraient sentis un peu agressé dans une telle situation, alors qu’il ne faut pas. Hein.
-Il y a des élections dans la garde ?
-Pas que je sache. Mais c’est compliqué de faire affaire avec eux. Ils sont un peu radins. Je trouve.
-Non, pas d’élections, mais faut dire que c’est un peu obscure la garde. Je vous rappelle que Höls, il avait disparu de la circulation pendant des années suite à des histoires bizarre et puis boom, il ressort de nulle part pour devenir Commandant.
-Vrai que ce n’est pas rien. Il est peut-être revenu parce qu’il avait des idées intéressantes.
-Un ami m’a parlé d’une petite boite qui a créé un gaz pour « Maintenir l’ordre ». Les gaz à la crème aux génoises, qu’ils appellent ça.
-Z’êtes sûrs ?
-Oui.
-On maintient l’ordre en filant à bouffer aux gens pas content ? Ça me parait être une riche idée.
-Oh non, c’est pas si calorique que ça.
-Le risque, moi je vous dis, c’est que les gardes se mettent à la vider dès que les chefs auront le dos tourné. Ça va encore creuser les budgets et ils voudront pas acheter mes chaussettes.
-En ville, c’est pas indispensable vos chaussettes.
-Comment osez vous ?
-Sur la côte, ça doit être plus vendeur.
-Ils mettent des tongs. Vous voulez vraiment d’une garde en tong chaussettes ?
-Laissons le mauvais goût là où ne le trouve pas.
C’est à peu près à ce moment là ou j’ai commis une bourde. Une sacrée. Vous voyez, devant les urinoirs, il y a des règles à respecter. Elles sont notées nulle part, mais tout le monde les respecte. C’est un truc de mec. Une convention sociale qu’on a inscrite dans notre cœur depuis notre tendre enfance. Il s’agit de pas mater les voisins. Et surtout pas de comparer. Ça ne se fait pas. Sauf que j’ai failli. Alors que je venais de finir mon affaire, j’ai baissé les yeux pour me le ranger et mon regard a brièvement dérivé sur la gauche. Sur le voisin. Qui était le jeune homme bien sympathique. Et c’est là qu’une vision s’est inscrite dans ma mémoire au fer rouge.
La poutre. Le tourbium. Le madrier/ Le canon de douze livres. La grosse Bertha. Le magnum. La massue.
Comme quoi, les apparences sont parfois trompeuses et quelqu’un n’ayant pas un physique particulièrement particulier peut cacher bien des talents caché. Je finis de me ranger et de passer au lavabo en essayant d’oublier, mais c’est peine perdue. J’ai un petit sourire en coin pour la peine et j’essaie de m’intéresser à la conversation pour oublier.
-En tout cas, pour vendre vos chaussettes, vous avez intérêt à avoir de sérieux arguments.
-Bien vrai. J’ose même dire qu’il faut en avoir dans le pantalon pour oser vendre ce type de produit.
-Je ne vous permets pas. Mes chaussettes ont été très bien développées. Et je présente très bien.
-C’est vrai que votre service trois pièces est assez saillant.
-Dites… moi, vous, le grand chauve.
-Oui, monsieur Callaghan ?
-Vous gérez bien des vacances ? Je vous avoue que des fournitures, ce n’est pas trop mon truc…
-Scandaleux !
-S’il vous plait ! Je disais donc : des services à la personne, ça m’intéresse tout particulièrement. Les aventuriers, ça veut le moins d’emmerdes possible. Alors, passer des vacances tranquillement, c’est une belle option.
-Ah, ça. Je suis sûr qu’ils seront ravis de passer du bon temps à la plage dans des maillots mettant en valeur les nombreuses qualités de la guilde.
-Voilà. Voilà.
On sort, parce qu’on ne va pas rester très longtemps dans les toilettes à papoter de tout et de rien. Des gens attendent aussi pour faire ce qu’ils ont à faire. En sortant, je tombe sur une petite loutre qui fixe les toilettes sans raison particulière. Ce qui m’intrigue le plus, c’est de trouver une trousse sur sa tête. Vision assez saugrenue, vous en conviendrez. D’un geste vif, je m’en saisis et je commence à la montrer aux autres tout en l’agitant frénétiquement et en ignorant juste ce qu’il faut les refus de la jeune loutre.
-C’est vous ce qu’on fait de nos jours avec l’élevage. Qu’une si gentille loutre puisse transporter une vulgaire trousse pour le compte d’un journaliste, probablement. Le progrès, ça passe par tout. Et la guilde aussi doit s’y tenir.
- Hum, fit-il donc intelligemment.
- Mais du coup, vous avez un projet à proposer ou vous êtes ici pour la Garde ? J’ai entendu dire qu’les candidats étaient enquêtés par la Garde.
- C’est ça !
Ce devait être ça, la raison pour laquelle Whiskeyjack ça lui parlait comme nom. Prénom. Bref. Ashelia avait mentionné avoir été missionnée pour vérifier le dossier de l’aventurier. Whiskeyjack Callahan. Vérifier ses réussites, ses échecs, ses relations, son parcours dans la vie, les cadavres dans son placard. Sacrée tâche. Zahria ne lui en avait-elle pas aussi parlé ? Ou Naëry ? Ou Carciphona ? Ou Juana ? Ou bien l’avait-il croisé à l’occasion du festival du Solstice ? La Guilde avait alors tenu pas mal de stands…
- Ah bon, vous êtes là pour la Garde ?
- Non, non ; pardon. Je viens de me souvenir d’un truc.
En parlant de souvenir, il sentait les pensées de Kaname effleurer les siennes, et il tenta de se dégager de la prise de son interlocuteur. En vain. Ça commençait à vraiment devenir perturbant. Il préférait vraiment les toilettes des femmes. Plus propres, d’une décoration irréprochable, et surtout d’un respect pointilleux des règles implicites à ce genre d’endroit : intimité et calme. Apolline avait eu raison, il aurait dû venir sous les traits de Psolie.
- C’était vraiment un plaisir, mais il va falloir que j’y aille. J’ai des affaires ailleurs que dans… les latrines.
- Non, non, vous ne comprenez pas.
- J’insiste, vous allez avoir besoin de vos deux mains pour la tâche suivante. Certainement. Probablement.
- Ah oui. Non mais vraiment, allez voir madame Martine si vous voulez avoir plus de renseignements sur les candidats. En toute impartialité.
Madame Martine ? Calixte remettait vaguement un visage affairé. Aurait-il été consciencieux dans son approche de l’affaire, il aurait sûrement suivi les conseils de l’étrange homme. Enfin, à quel point pouvait-on faire confiance à un homme aussi prompt à briser les codes primordiaux des toilettes ? Le garde s’arracha finalement à ce drôle d’aventurier et quitta enfin le lieu de soulagement.
- Alors tu vois, le mec là-bas, rien qu’à la taille de ses pieds tu peux te douter qu’il a un sacré tour de gourdin, déclara Apolline à Kaname.
La trousse de cuir et l’adolescente loutre géante regardaient la foule s’agitant un peu plus loin sous le toit du hall principal de la Guilde en attendant le retour de leur maître. Ça faisait d’ailleurs un petit moment qu’il s’était engouffré dans les latrines pour hommes et qu’il n’en était toujours pas ressorti.
- Probablement un concours d’épées, pour que ça prenne autant de temps. Ou p’tet mieux : des combats d’épées. Ouuuh je sens ma prochaine inspiration pour mon éditeur.
Kaname pencha légèrement la tête pour montrer son interrogation et sa curiosité.
- Tellement de beaux spécimens en ces lieux, tellement de possibilités… Peut-être en rapport avec les élections ? On pourrait l’appeler « L’élévation de… » avec le nom du, ou de la, gagnant, ou gagnante.
La loutre oscilla du chef, peu convaincue.
- T’as raison, on peut encore trouver mieux.
La porte s’ouvrit soudainement à côté d’elles, déversant son lot de vessies vides et laissant entrer celles qui attendaient la délivrance. Et toujours pas de traces d’un certain blondinet.
Gros pipi ?
Kaname sentit un esprit familier effleurer le sien, mais seul le silence lui répondit. Et Apolline avait l’air bien partie pour y aller de son commentaire, mais elle fut soulevée dans les airs par une main inconnue. A moins que ce monsieur à l’impressionnante moustache ne fût en réalité l’ami de leur maître ? Intriguée, la loutre leva son museau vers l’homme.
- C’est fou ce qu’on fait de nos jours avec l’élevage. Qu’une si gentille loutre puisse transporter une vulgaire trousse pour le compte d’un journaliste, probablement. Le progrès, ça passe par tout. Et la guilde aussi doit s’y tenir.
Gentille loutre, oui !
- Ouuuh ça faisait longtemps qu’on ne m’avait pas ainsi manipulée, rit Apolline de sa hauteur. Ça m’émoustille la fermeture éclair.
Emoustille ? Copain émoustille ?
Ça avait l’air de faire plaisir à son amie la trousse, alors Kaname leva son regard avec adoration vers leur nouveau copain. C’était forcément un copain, pour être aussi bon avec l’âme artificielle et le familier. C’était forcément un ami de leur maître.
- Laisse-moi t’inviter boire un verre Bel Homme, et on en ferra le tour de la vulgarité !
La porte des toilettes s’ouvrit à nouveau, et Kaname sût immédiatement qui elle leur livrait.
Bel Homme copain !
Le regard de Calixte passa de sa loutre, à Apolline, à Whiskeyjack Callahan – puisqu’il avait enfin fait le lien, et que les conversations et les rencontres aux toilettes servaient bien à quelque chose –. Il ne savait pas ce qui les avait conduits dans cette étrange configuration, et il n’était pas certain de vouloir savoir.
- Cal : il faut qu’on aille boire un verre avec ce Bel Homme ! s’exclama Apolline.
Bel Homme copain !
- Je… Quoi ? adressa-t-il complètement perdu au fameux Bel Homme/ aventurier/ candidat/ Whiskeyjack. Heu d’accord ? poursuivit-il incertain, partagé entre l’incompréhension et le fait qu’on ne pouvait pas retirer à l’homme qu’il avait l’air fort sympathique. Mais il faut d’abord que…
Et puis il aligna enfin quelques neurones, et réalisa que Whiskeyjack faisait effectivement partie des candidats au Conseil de la Guilde. Est-ce que cela se faisait de l’ignorer pour aller glisser un formulaire sur la Prévoyance sur la pile de dossiers nettement organisée de Lou Trovnik, puis un entre les mains de Camomille ? Ou tenait-il finalement là sa porte de sortie ? Aussi imprévue fût-elle.
- Alors, pas que j’ai trop à faire, mais vous gênez un peu la sortie.
- Ah oui. Oui, pardon, s’excusa Calixte en se décalant pour laisser la circulation reprendre librement devant la porte des toilettes.
Bel Homme copain ?
Oh et puis zut. Il allait se saisir de l’occasion, et se débarrasser de l’affaire. D’ici trente minutes il serait les doigts de pied en éventail dans le jardin de Luz et Zahria, et il pourrait dire à Enora qu’il avait présenté son projet. Ce qui ne serait alors pas totalement faux.
- Il me semble que c’est vous qui aviez évoqué un intérêt pour les services à la personne, pour la tranquillité des aventuriers. Est-ce que l’on vous a déjà parlé de la Prévoyance ?
Ainsi donc, le monsieur bien pourvu est le maître de cette trousse affriolante et de cette loutre plutôt sympathique. En dehors de ce lieu fermé et secrets que sont les toilettes, je peux mieux détaille l’inconnu sans que ça en soit particulièrement choquant puisque j’ai toute de même sa trousse et sa loutre à mes pieds, trousse que je repose doucement sur la dos de la loutre, à sa place, histoire de ne pas être pris à nouveau d’une pulsion étrange. Il me parait extrêmement commun ; et c’est pas moi qui le dis, c’est sa présentation ; mais il me dit étrangement quelque chose. Comme par hasard, vous allez me dire, mais c’est beaucoup trop obscur et je n’arrive pas à m’enlever cette impression. Quelque part à la guilde ? Peut-être bien que je l’ai vu passer par le passé pour faire la promotion de sa prévoyance ? Ça serait cohérent. Et puis c’est quoi la prévoyance ? Ça tombe bien, c’est l’objet de la question ouverte.
-Non. Jamais entendu parler. C’est une version améliorer de la voyance ? C’est pas mal ça, quand même. Voir l’avenir, c’est plutôt utile. Ça m’aurait pas mal servi, il y a quelque temps… j’aurais pu sauver quelqu’un… Mais bref. C’est donc de la voyance d’avant ? Vous voyez l’avenir avant qu’elle ne soit vue par les voyants ? Histoire de voir s’ils vont dire la vérité ? Je ne suis pas sûr que ça soit très utile, si vous voulez mon avis. Mois nous n’avons pas été présenté. Whiskeyjack Callahan.
Il se présente. Ce qui est tout de même plus pratique pour les relations sociales. Il réorganise ses pensées et commence à répliquer quand nous sommes interrompus par un groupe d’individus. Au milieu de plusieurs types aussi banals qu’inintéressant pour l’histoire, il y a deux hommes. Le premier est Arno Rak. Excellemment bien habillé, un sourire éclatant sur le visage et un brushing mettant en valeur sa chevelure massive, il transpire la confiance en lui alors qu’il semble juger le tout venant avec un mélange de bienveillance et de mépris dissimulé. Ce dernier trait est clairement visible pour ma personne et ceux qui daignent me parler ; Calixte donc. Il s’avance, son sourire charmeur passant au goguenard.
-Jack ! Mon cher ! Je vois que vous travailler avec ferveur pour trouver un projet digne de la guilde. C’est tout à fait à votre honneur. Voyez vous. J’ai déjà trouvé le mien et je crains que je ne puisse vous en dire plus, si ce n’est qu’il sera bien difficile de rivaliser avec, aussi intriguant que vous puissiez être. Des messes-basses du côté des toilettes ? Envisageriez vous le développement de toilettes portatives pour les aventuriers ? Pertinent, mon cher !
Ces suivants rient. Je fais la grimace et je ne dis pas grand-chose. Mon regard glisse vers l’autre homme qui n’a pas bougé. Dissimulant sa corpulence sous des vêtements amples et riches sans être tape à l’œil, son visage est le seul moyen de s’apercevoir de l’âge avancé du bonhomme. Les cheveux gris, tirant sur le blanc et un visage ridé par les années. Mais ses traits durs et son visage gris acier laisse transpirer un esprit aiguisé et calculateur. Il nous dévisage tour à tour, Calixte et moi. Et même aussi la loutre, lâchant à ce moment là un rictus déplaisant. Il semble réfléchir à notre égard et cela me met à l’aise. C’est le conseiller Cornélius Tantale. Un homme discret qui ne côtoie pas souvent les aventuriers, mais qui sait tirer les ficelles pour faire profiter la guilde. A ce qu’il parait. Il a apporté son soutien à Arno Rak et ne se cache pas de lui fournir un appui conséquent dans sa candidature. Rien ne l’interdit. Au bout d’un temps, il cesse de s’occuper de nous et interpelle sont protéger.
-Venez, Rak. Je dois vous présenter des gens importants.
-Merci monsieur Tantale. Désolé Jack. J’ai à faire. C’est important de fréquenter du bon monde, tu ne penses pas ? Et n’oublie pas, lâche rien !
Il s’en va, échangeant bien vite des messes basses visiblement amusante avec ces associés. Ça me fout un petit coup de déprime. C’est vraiment le pire de tous. Les autres sont cordiales, même Lou, d’une certaine façon. Mais Arno Rak, fort du support de Cornélius Tantale, se laisse aller à la condescendance, persuadé qu’il ne peut pas perdre. Ça me rappelle que je n’ai pas ses moyens. J’ai juste ma sympathie naturelle et mes amis. C’est bien peu de choses. J’en reviens à Calixte et je me sens obligé de m’excuser auprès de lui. C’est la guilde après tout.
-Excusez-le. Il ne voulait pas dire que vous n’étiez pas intéressant, hein. C’est de la politique. Votre trousse parlait de boire un verre. Ça vous dit de décaniller d’ici et d’aller au bar de la guilde, histoire de me parler de votre voyance et d’être loin de ces ronds-de-cuir et ces politicards ? Vous me paraissez avoir la tête sur les épaules.
Gros coup au moral. J’ai envie de calme, c'est-à-dire, le brouhaha des discussions banales et des verres qui s’entrechoquent. Et d’une mousse. Fraîche.
- Tu crois qu’il porte des vêtements aussi amples pour éviter les frottements ? Il doit avoir la baguette colorée toute sensible vu l’intensité avec laquelle son pote le su…
- Apolline. Vous n’avez pas à vous excuser pour lui, ajouta le garde en haussant les épaules. Chacun est libre de ses actions.
Baguette colorée ?
Je… On en parlera plus tard, Kana.
Bel Homme aussi baguette colorée ?
Voilà une idée sur laquelle il ne souhaitait pas particulièrement s’attarder. Et que son interlocuteur chassa rapidement, heureusement ou malheureusement, pour une vision plus macabre. Accusant quelques secondes de distraction au souvenir du corps décapité de Ruth, Calixte espéra que l’aventurier ne lui ferait pas la remarque qu’il avait soudainement « la langue dans sa poche ». Un petit verre paraissait soudainement très tentant.
- Je vous suis, indiqua-t-il à l’homme sympathique malgré son phrasé malchanceux.
Quelques mètres et quelques minutes plus tard, ils étaient tranquillement installés audit bar de la Guilde, un breuvage entre les mains. N’étant techniquement plus de service, un peu perturbé par le déroulement des événements et de moins en moins confiant dans l’idée de retrouver rapidement le jardin paisible de la colocation de Zahria et Luz, Calixte s’était laissé séduire par l’expertise avisée de Whiskeyjack et contemplait l’ambre de sa boisson doucement alcoolisée. Sur le dossier préparé par Enora qu’il avait posé sur le bois de la table, Apolline s’amusait à faire des ronds tout en interrogeant sa nouvelle cible – le Beau Jack donc – sur son expérience en objets animés. Apparemment il était question de chaises, de bouteilles et de cintres.
- Et peut-être que tu connais Shushu ? L’arbalète-âme artificielle de la jolie mam’zelle poivre et sel. Farci.
- Carci. Carciphona.
- Oui, oui. Celle-là même. Celle qui fait du « dressage » et que Cal a failli farcir.
Il grogna et détourna les yeux pour récupérer une coupe d’eau fraîche qu’il porta à hauteur de Kaname tandis que Whiskeyjack répondait tranquillement à la fougueuse trousse de cuir. Le monde était petit. Enfin, probablement rien de très étonnant vu qu’ils étaient, après tout, à la Guilde.
Carci et K’awill ? Copains aussi !
Oui, oui.
- Cal ! Il connait Naë aussi. T’es bien entouré pour ta campagne, Beau Jack !
Le garde cligna des yeux et haussa les sourcils. Marrant, il ne se souvenait pas particulièrement que l’aventurier lui en ait parlé. M’enfin, il existait en ce monde des choses plus surprenantes.
- Vous avez un rôle particulier au sein de la Guilde, monsieur Callahan ?
- Jack.
- Beau Jack.
Copain Jack.
- … Jack ? Hôte comme Camomille ?
Mais il n’avait pas l’impression de l’avoir beaucoup croisé sous les traits de Psolie, donc probablement pas. Même si cela faisait un petit moment qu’il n’était pas repassé au sein de la Guilde sous ce visage. Pour diverses raisons.
- Administratif comme monsieur Trovnik ? Ou plutôt sur le terrain comme Varda ?
- Ou expert en léchouilles comme notre ami Rak ?
- Apolline…
- C’est une vraie question ! On sait déjà qu’il est pas mauvais de ses doigts alors…
- Alors il fallait que je vous parle de la Prévoyance !
- Vrai que malgré un bon doigté peut y avoir des imprévus…
- Qui… je n’suis pas certain qu’on puisse faire rentrer ça dans la Prévoyance.
- Le doigté ? Le septième ciel ? Ou toute cette affaire de projet dans le cadre des élections ? Dommage pour Enora, on aura au moins profité du buffet et de la compagnie.
Calixte soupira.
- La Prévoyance dont je vous parle est en réalité une assurance.
- Une assurance, pour le septième ciel, ça serait plutôt canon. En parlant de canon, t’en as vu des beaux pour être resté aussi longtemps aux toilettes ?
- Une assurance permettant donc de se prémunir – à titre individuel ou collectif selon la formule souhaitée – contre les aléas financiers – voire matériels – liés à la survenue d’un événement défavorable.
- C’qui permet pas trop de voir avant les voyants, mais plutôt de sauver les meubles s’ils ont une mauvaise vision. Tu m’présentras tes meubles, Beau Jack ? J’ai jamais fait la causette avec des cintres. Ils ont dû en voir de toutes les couleurs.
-C’est pas forcément défavorable. S’envoyer en l’air jusqu’à la mort, on peut dire que c’est assez séduisant comme fin.
-…Pas tout a fait. Je fais davantage référence à des blessures incapacitantes conduisant à un arrêt de travail ou bien la destruction de biens d’autrui survenu lors des missions, principalement.
-Par exemple, si tu casses trop de lattes parce que tu as trop d’énergie, c’est financé.
-Apolline.
- Ce n’est pas le pain quotidien de tous les aventuriers ? Pourtant, il y’en a des tas des exemples ; Naëry, Jin. Et le Beau Jack ne parait pas étranger à l’affaire non plus si on a bien lu.
-Euuuh…
Je plonge mon regard dans mon verre pour en apprécier la robe dorée, puis je me mets me servir une gorgée. Lentement. Très lentement. Je n’ai jamais bu aussi lentement de ma vie parce que beaucoup de choses me perturbent grandement, notamment ce Calixte et cette Apolline. Et encore, j’accorde au féminin, parce que c’est un prénom féminin, mais comment définir le genre d’un objet animé ? Parce que c’est « Une » trousse, c’est une demoiselle ? Lorsque j’animais mes chaises, j’avais pas forcément le sentiment de rencontrer des filles plutôt terre à terre, mais davantage des potes très portées sur les blagues de cul, étant donné qu’ils les fréquentent plutôt régulièrement. C’est probablement l’un des grands mystères de la vie et pour être tout à fait impartial, je pense qu’il faudrait considérer les objets comme étant à la foi les deux. Comme ça, pas de problèmes d’accord.
Non, le problème actuellement, c’est que je sens que tout n’est pas si normal que d’habitude. Ce n’est pas qu’une simple conversation. Le trio que j’ai en face de moi ; car il ne faut pas oublier une jeune loutre pointant son museau dans toutes les directions avec une curiosité évidente et le pointant parfois en direction de Calixte, sans rien dire, mais comme si elle transmettait un message à travers son regard innocent. Echange de regard qui a le don de faire vaciller une fraction de seconde la confiance affichée de Calixte. C’est très furtif. Et c’est le même effet que lorsque Apolline sort une tirade aux interprétations aussi diverses que fleuris. Perturbant.
Enfin, pour en revenir au vrai problème, sans tergiverser, c’est que je sens un intérêt envers ma personne supérieure à ce que j’ai l’habitude de rencontrer. Déjà, Calixte. Il y a eu comme un changement dans son regard. Plus mystérieux. Plus évocateur. Et puis en allant jusqu’au bar, il a ouvert un peu plus le col de sa chemise, ce qui n’est pas anormal avec la chaleur du jour, mais ce triangle de chair mis à nu à le don d’attirer un le regard. Ce qui rend difficile de converser sereinement, puisque mon propre regard est attiré par la gravité et ce n’est pas ce qu’il y a de plus commode pour son vis-à-vis. En plus, au lieu d’un simple « Jack », on parle de « Beau Jack ». Certes, je suis séduisant, mais quand on me le rappelle aussi directement, ça a le don de m’indisposer un peu. Les titres, c’est parfois que pour faire beau. A côté de Calixte, il y a Apolline qui m’a déjà prouvé tantôt que c’était un objet animé qui n’a pas sa langue dans sa poche, même si elle n’a pas de langue, ce qui n’est pas dommage car le potentiel libidineux d’un tel appendice sortant de l’ouverture béante de cette trousse suffirait à nourrir bien des histoires qui n’ont pas lieu d’être raconté sur ce support. En tout cas, elle est aussi aiguisée et précise qu’un bistouri, le talent dépendant uniquement de qui manie ses mots.
Et le enfin de l’enfin. C’est que les informations çà et là de la conversation m’ont fait venir à la même conclusion que Calixte, même si on ne le sait pas, hein, parce qu’on est pas dans la tête de l’un de l’autre, quoiqu’en pourrait dire Apolline : Il connaît Naëry. Il connaît Carciphona. Je ne connais pas Shushu. Il connaît Jin. Bon, pour ce dernier, fonction de la ligne du temps, je ne le connais pas vraiment, mais en ce qui concerne les deux premiers, il s’agit quand même de gens que j’apprécie, ayant participé à une fête qui me rappelle que je ne dois pas y penser. Vite. Changer de sujet.
-Mais du coup, vous ne faites que donner de l’argent ?
-Il peut donner bien d’autre chose si tu veux.
-Ca ne marche pas vraiment comme ça. Pour faire simple, nous prélevons une fraction de ce qui vous est dû pour chaque mission de la guilde. Une sorte de commission.
-En parlant de ça, pourrait-on parler de mes commissions à moi ? Avec le succès qui s’annonce, mes exigences augmentent.
-… Cette commission n’est pas très grande. S’il y a un événement à rembourser lors de la dite mission, la somme sera probablement trop petite.
-Et là, tu donnes de l’argent.
-Non… Jack. Laisse moi terminer.
-On devient proche ? C’est que j’en deviendrais jalouse !
-Apolline. Je disais. Il est probable qu’un grand nombre de missions ne nécessitent pas de remboursements. Donc, les commissions s’accumulent. Mais quand un … événement défavorable se produit, il y a les fonds pour financer.
-Ils fournissent aussi le massage. Il suffit d’un doigt bien placé pour se mettre à l’aise. Ça aide à faire passer la pilule.
-Mais du coup, on pourrait faire ça nous même, non ?
-Oui, mais ça ne serait pas la Prévoyance.
-C’est important qu’il ait sa commission, vois-tu, Beau Jack. On ne s’accorde pas quelques plaisirs de la vie sans quelques pièces sonnantes et trébuchantes.
-Pour faire simple, il faut gérer beaucoup de détails sur les montants de commissions fonction du nombre d’incidents et du montant des dommages occasionnés. C’est une question de probabilité. Une fois le contrat noué, nous finançons quoiqu’il arrive. Et vous versez les commissions quoi qu’il arrive. S’il y a moins d’accidents que prévus, les sommes sont suffisamment faibles pour ne pas être impactant pour la guilde et il est toujours possible de renégocier. S’il y a plus de remboursements à produire que ce qui a été prélevé par les commissions, la Prévoyance finance sur ses fonds.
-Ah ! C’est un peu comme un jeu de hasard. Soit on y perd, soit on y gagne.
-C’est la théorie, ça, parce qu’il y a toujours un perdant et ce n’est pas celui que l’on croit. Dans sa famille, ils savent faire les calculs pour être gagnants.
-Apolline.
-Quoi ? J’ai pas raison, c’est comme ce bouton de chemise, c’est un calcul pour être gagnant.
Je recule derrière mes pensées pour assimiler ce qui c’est dit. Sur la prévoyance, hein, pas sur le reste. Il s’agit de rester professionnel et cohérent. Surtout que c’est pas facile de prendre en main le duo. Façon de parler, hein.
Et peut-être était-elle – ou toute autre autorité supérieure – d’humeur taquine, car alors que le coursier portait à nouveau son verre à ses lèvres en évaluant comment procéder pour la suite, un groupe d’aventurier s’installa juste à côté d’eux, au comptoir du bar. Et, en soi, rien de plus normal. La promesse du breuvage désaltérant, de la compagnie allègre et des plaisirs simples de ce petit coin intemporel avait de quoi attirer plus d’un valeureux. Sauf que le groupe se précipita légèrement dans son impatience d’atteindre la félicité, que les corps se bousculèrent dans l’effervescence de l’amitié joyeuse, et qu’un mouvement maladroit heurta soudain le dos d’un Calixte focalisé par sa propre boisson, l’envoyant valser vers Whiskeyjack. L’effet domino fut des plus splendides. Le garde chuta sur l’aventurier qui chuta sur le sol de la Guilde. Le verre du coursier effectua un double salto dans les airs avant de rebondir au sommet de son crâne – poussant un peu plus le visage de celui-ci là où il s’était inconfortablement écrasé contre le corps de Whiskeyjack, et étaient-ce là des abdominaux qu’il sentait sous son nez ? – puis de s’éclater contre le parquet un peu plus loin.
- Ooow…
Jeu !? Empilement !
Empi… ? NON !
Mésinterprétant la situation, Kaname se hissa sur le dos du garde et adressa un sourire éclatant à l’aventurier tout en bas de la pile.
- Vingt sur vingt, avec les félicitations du jury ; même si la forme est peu conventionnelle pour la discipline, commenta Apolline hilare. Mention spéciale pour la participation enthousiaste de la loutre se lançant dans l’acrosport.
Gémissant sous le poids du familier, Calixte battit vainement des bras pour inciter celui-ci à se retirer. Amusée par les gestes, Kaname chassa du museau les doigts virevoltant jusqu’à ce que l’un des aventuriers qui s’étaient approchés du bar ne les prît en pitié.
Descends, Kana, s’il te plait. Le monsieur a raison, je crois que mes poumons se sont transformés en crêpes...
La loutre quitta le confort tout relatif de son dos pour le laisser respirer à nouveau librement, et le coursier se releva doucement en frottant le sommet de son crâne. Ses mèches étaient à présent humides et collantes, et son nez avait moyennement apprécié l’atterrissage forcé contre le ventre de Whiskeyjack. Ces aventuriers qui s’entretenaient, franchement… A moins que ce ne furent les muscles de la bière. Et était-ce là un fond de Cologne qui persistait à son odorat ?
- Désolé, s’excusa-t-il en tendant une main à Whiskeyjack pour l’aider à au moins se rassoir.
- C’est nous qui sommes désolés, fit une voix dans son dos lui faisant lever la tête. Ça va ? Désolé Jack !
- Eh, il parait que le shampoing à la bière ça a de sacrées vertus, fit Apolline. Et ça va désinfecter la bosse sur son crâne. Quoi que ça va te donner une bonne excuse pour retourner entre les charmantes mains de Luz tout ça.
Grommelant alors que Whiskeyjack l’aidait à son tour à se relever, Calixte nota cependant qu’il y avait là une idée qui n’était pas si mauvaise. Il regarda distraitement le groupe d’aventurier continuer à s’excuser platement, demander rapidement au candidat où est-ce qu’il en était de sa campagne pour les élections à venir, et ramasser des débris de verre avant qu’un nouveau malheur ne se produisît.
- Au moins l’incident permet-il d’illustrer les actions possibles de la Prévoyance, soupira le garde alors qu’ils se retrouvaient à nouveau face à face, lui-même à présent doté d’un pain de glace sur le sommet du crâne. Elle aurait couvert les frais de soins liés à nos dommages corporels voire versé une pension le temps de notre maintien dans l’incapacité à repartir en quête en raison de ceux-ci, couvert les frais de remboursement des dommages matériels, et – selon l’option prise – éventuellement financé notre avocat si l’on avait voulu porter plainte contre ces maladroits aventuriers.
- Elle peut même financer le passage de mignonnes auxiliaires de vie au domicile selon l’incapacité. Tu verrais celles qu’ils ont au Grand Port, Beau Jack, ça donne envie d’être souvent victime du sort !
- Selon les besoins estimés pour la Guilde et ses aventuriers, de larges choix sont possibles, avec des taux de commission plus ou moins élevés en fonction de ceux-ci.
- Et négociables.
- Négociables avec Enora Alkh’eir, précisa Calixte en tendant son dossier de la Prévoyance à Whiskeyjack. Les coordonnées sont juste là, si jamais cela devait vraiment vous intéresser comme projet.
- Elle est célibataire, et si t’aimes les femmes dont le fantasme tourne autour des statistiques, il est probable que matche.
- Mais si c’est plus pratique pour vous d’avoir un contact plutôt à la Capitale – et ne pas attendre la correspondance du Grand Port – je suis trouvable et joignable à cette adresse, poursuivit-il en griffonnant les coordonnées de la colocation Luzah sur la pochette du dossier.
- Tu pourrais gratter du cristal de communication, non ? Il est célibataire aussi, et si t’aimes les hommes dont le fantasme…
- Ceci dit, si vous avez d’autres interrogations, je suis à votre écoute.
- Et avec le sourire !
-C’est ça.
-Tout à fait Jack. Mais tu sais, tu n’as pas besoin de grand chose pour connaître nos besoins sommes toutes… primaires.
-Ah. Euh. Oui.
-Sois pas embarrassé Beau Jack. J’ai bien noté qu’il n’y a pas que du relief qu’au niveau de tes abdos. On ne saurait passer à côté.
-Bien. Monsieur Alkh’eir. Ce fut un plaisir. Je vous contacterai pour convenir d’un rendez vous si je fais suite à cette proposition intéressante.
-Ou un rendez-vous privé, si tu veux, je suis pas difficile.
-…Je vous enverrais un courrier pour convenir du moment adéquat. Vous devez être un homme très occupé.
-Il n’arrête pas. Une bête de travail. Entre autre.
-Passez une bonne journée !
Et je fuis. Oui. Ça semble être le mot le plus adéquat. Décidemment, cette Apolline est un objet artificiel des plus extravagants, à la langue acérée qui sait pointer le doigt sur des choses que l’on préférerait passer sous silence. Sans trop savoir le pourquoi, ni même le comment, certaines piquent qui pourraient être de simples traits d’humour ont le don de me perturber grandement. Surtout que j’ai acquis d’autres informations. Ce Calixte connaît Luz, la dulcinée de Naëry, un bon copain que j’ai rencontré lors de la soirée maudite. Décidemment, il est plein de surprises à connaître les gens que je connais moi-même. Pourtant, il me semble que l’on ne m’a jamais parlé de lui. Quels secrets se sachent derrière tout ça ? Et pourquoi il n’y aurait pas de secret ? C’est tout de même bizarre, non ? Il y a quelque chose du destin là-dedans. Et souvent, le destin n’avance pas avec sa main dévoilée.
Alors, si en plus, on commence à causer de cet épisode ou le jeune homme a malencontreusement fini sur mes abdominaux finement taillés à la sueur de la salle de sport de la guilde. Et sa loutre aussi. Un accident surprenant, mais est-ce vraiment surprenant ? Le destin je vous dis. Et pourquoi tout le monde me monte dessus ? C’est … agréable. Même si ce n’est pas la réponse que j’ai pensé sur l’instant, mais maintenant que j’y pense, ça me chamboule complètement. Pour ça qu’il fallait mettre un terme à la discussion. Pour ça qu’il fallait se mettre à l’abri des remarques pernicieuses d’Apolline. Pour ça qu’il fallait éviter que le destin ne s’en mêlent à nouveau et provoquent une nouvelle catastrophe tactile. Le dossier sous le bras, que je sers fermement pour pas le perdre, je m’en retourne à la conférence. Rencontrer d’autres personnes. Prendre connaissance d’autres projets. Faut pas perdre de vue l’objectif initial. La conquête du Conseil. Il n’y a pas de place aux égarements.
Le soir même, je me suis retrouvé chez moi pour faire le point. J’ai pas mal discuté sur un projet de cantine de la guilde qui pouvait être pas mal. La mise en place de plan de financement avec la guilde pour l’accès à la propriété. Le projet de bière de la guilde officielle, avec moult produit dérivé, histoire de financer les rations de la guilde et d’exporter la marque au reste du pays m’a pas mal pris de temps, mais au final, dans le calme de mon petit chez moi, avec tous les dossiers devant moi, je ne peux qu’en garder qu’un. Je procède par élimination. Ne jamais regarder celui de la Prévoyance, penser aux autres d’abord. Mais à chaque fois, mon regard dérive vers la couverture du dossier. Comme s’il m’appelait. Comme si maintenant, la voix calme de Calixte, la gentillesse de la loutre et les commentaires acerbes d’Apolline me manquaient un peu. Ça serait con de ne pas les revoir, non ? Puis la prévoyance, c’est sympa. Je finis par arriver à un constat. La prévoyance, ça a besoin de données précises. Autant récupérer ses données et voir ce qu’on peut en tirer et on verra à ce moment là ?
Bilan. Je passe deux jours à traiter des données qui me paraissent utiles pour établir les plans des prévoyance : nombre d’accidents, fréquence, quantité de dégâts corporelles, quantité de dégâts matériels, responsabilité des aventuriers, organisation de la guilde concernant le processus actuel. Et d’autres trucs. Pour ça, je suis allé demander à Lou. Alors. Vous allez me dire : « c’est un concurrent ». Mais Lou n’est pas comme ça. Il sera content de savoir que ces données peuvent servir. Enfin « content » est une image. Mai s derrière son visage de marbre, je sens qu’il est fier que ces propres calculs statistiques réalisés sur son temps libre soient utilisés. Il a mis une heure à tout me donner. J’ai faussement cru qu’il lui aurait fallu du temps pour tout accumuler, mais c’était déjà fait. Il est prévoyant. C’était bien le genre de données qui auraient servi à l’une de ces propositions au comité d’amélioration de la Guilde. Comité qu’il n’a jamais manqué en vingt ans de carrière. Si qui n’est le cas de personne d’autres, avec des taux d’absence dépassant allègrement les cinquante pour cent. Fidèle au poste, le Lou. Il a semblé surpris que je demande ça, mais avec les derniers mois, je pense que plus rien ne le surprend. Vous comprendrez que je ferai le solo. Quand j’y arriverai.
Bref, après ces deux jours d’analyses, j’en ai tiré des données exploitables. J’ai alors rédigé une lettre pour Calixte. Je ne la mettrais pas ici, il sait bien mieux faire que moi et avec une compagnie d’un meilleur niveau. Surtout que je reste très formel. Bonjour. Gnagnagna. D’accord pour parler des détails. Gnagnagna. Rendez vous quand vous voulez. Gnagnagna. Cordialement. Hein. On va pas faire de la grande littérature, c’est strictement professionnel après tout. Timbré. Envoyé. J’aurais pu la livrer en main propre, mais vous imaginez si je m’étais retrouvé nez à nez à avec Calixte ? Bah, ça aurait pas été professionnel. Et il s’agit de garder une certaine distance, surtout avec Apolline dans les parages.
Je pars du principe que j’ai une réponse positive, hein, sinon on aurait conclu le sujet. Et ça fera une semaine qu’on est s’est rencontré à la guilde. Un rendez vous dans l’aprem, une journée chaude, à des horaires strictement professionnels. La question s’est posée de comment je venais ? Habit classique, certes, mais est-ce que je devais venir avec un cadeau ? Un cadeau peut-être strictement professionnel, hein, même si je vais chez lui. Puis, faut savoir quoi offrir. Dans le doute, je me repose sur ce que je connais de mieux. Une bouteille d’alcool. Un truc pas trop fort, sucré, qui passe bien, surtout par ces chaleurs. Je vous dirais pas le nom : flemme. En m’apprêtant, je commence à avoir les mains moites, mais ça doit être la chaleur. C’est horrible l’été avec les canicules. Quarante degrés ? Il y a pas idée d’écrire dans ces conditions, mais bref, je suis prêt. Il est temps de rentrer dans les détails de la prévoyance.
Dix minutes plus tard il atteignait enfin la demeure partagée de sa Maître-Espion et son amie médecin, le souffle erratique après sa course effrénée sous le soleil ardent balayant les ruelles. Et heureusement que le quartier n’était pas le plus animé, car avec son allure de clochard et sa malchance il aurait pu se faire arrêter pour errance dans le coin. Heureusement aussi que Whiskeyjack Callahan avait le bon goût de ne pas être en avance. Traversant la maison à la six-quatre-deux, il adressa un bref signe de la main à Apolline qui lui criait « t’es en retard pour le Beau Jack » et fonça se décrasser. Cinq minutes plus tard il avait globalement repris forme – et odeur – humaine, et il profita de quelques minutes supplémentaires pour faire un rapide tour des lieux et vérifier que rien d’incriminant pour les espions ne traînait. Par prudence, il balança son sac dans un tiroir planqué de sa chambre. On ne savait jamais. Lorsque l’on frappa finalement à la porte d’entrée, il était en train de préparer deux verres de boissons rafraichissantes et une assiette de macarons.
- Le Beau Jack est là !
Copain Jack !
Va ouvrir Kana, s’il te plait !
Préparer gâteaux pour Kana ?
Pas ceux-là. Ceux-là pour Jack et moi. Je te fais une autre assiette si tu veux.
Jack manger gâteaux de Kana ?
Comment…
- Et m… Va ouvrir Kana, s’il te plait !
Il perçut l’esprit de la loutre s’éloigner vers la porte d’entrée, et il approcha les macarons de son nez. Effectivement, ils avaient d’étranges relents de poisson. Grimaçant, il reposa l’assiette sur le comptoir et plongea dans un placard à la recherche de douceurs plus adaptées alors qu’il entendait Kaname accueillir leur hôte. Quelle idée de donner des formes aussi alambiquées à des friandises pour familiers aussi.
Dehors ?
Il fait chaud dehors.
Dehors dans marre ! Sous arbre !
Heu…
- Salut Beau Jack ! T’as amené ton maillot de bains !? Quoi que nu comme un centipède ça marche aussi.
Sa main attrapa une boite métallique et il jeta un regard dedans. Oui, les meringues qu’il avait faites avec Luz – quoi que la médecin avait surtout repeint de blanc les murs, et le mobilier, de la cuisine pendant qu’il cuisinait – la veille étaient encore en nombre convenable. Peut-être un peu caoutchouteuses, mais toujours plus agréables à manger que les macarons au poisson.
Le salon ça sera parfait, indiqua-t-il à Kaname tandis qu’il réapprêtait une assiette.
Mais Apolline dehors.
Quel dommage ! Le salon, Kana, s’il te plait.
Il finit ses petites préparations et, usant sagement d’un plateau pour tout amener avec lui, il se rendit dans la pièce indiquée à la loutre. Celle-ci était en train d’installer Whiskeyjack à la grande table, à l’abri de la pénombre de la demeure. Les volets étaient restés mi-clos, filtrant la lumière mais aussi la chaleur. Et par la fenêtre laissée entre-ouverte on pouvait apercevoir le jardin baigné par les rayons ardents du soleil, ainsi que la silhouette d’Apolline armée de sa scribouilleuse et d’un tas de feuilles. De temps à autres sa voix des plus enthousiastes parvenait jusqu’à l’intérieur de la demeure, révélant quelques bribes de son dernier roman érotique.
- Bonjour Jack, salua Calixte avec un grand sourire tout en disposant verres et sucreries sur la table. Oh merci, fit-il en récupérant la bouteille tendue par l’homme. Je vais la mettre au frais. Asseyez-vous, faites comme chez vous, l’invita-t-il avant de repartir vers la cuisine.
Il en profita pour se saisir des macarons et les apporter à Kaname qui tournait autours de l’aventurier avec curiosité. Soudainement plus intéressée par les douceurs que l’homme, elle se saisit de l’une d’elles et s’assit pour pouvoir observer l’échange tout en grignotant. Posant l’assiette à portée du familier et non de la leur, il attrapa un crayon, quelques feuilles vierges et l’un des dossiers de la Prévoyance qu’il avait laissé traîner dans le coin. Puis il s’assit en face de Whiskeyjack, notant distraitement que l’homme semblait avoir pris le soin de venir sous son visage le plus professionnel. Ce qui était loin d’être son cas. Entre le lieu, l’âme artificielle que l’on entendait en bruit de fond, les collations, ses cheveux encore humides et la première tunique trouvée qu’il avait enfilée à l’arrache, on aurait pu mieux faire. Mais bon, tant pis. Il se trouvait déjà étonnamment chanceux d’avoir fini sa mission officieuse globalement à l’heure, ainsi que d’avoir attisé l’attention de l’aventurier pour la Prévoyance. Lorsqu’il avait quitté la Guilde la semaine passée, il s’était surtout dit qu’il y avait pris du bon temps, et qu’Enora ne pourrait pas lui reprocher d’avoir fait un semblant d’effort pour l’y représenter. La lettre de Whiskeyjack demandant un nouvel entretien était venue par surprise. Mais une bonne surprise. Même si, attablé face à l’homme, Calixte ne pouvait cependant que contempler avec incrédulité cette situation. Surtout depuis qu’il l’avait évoquée à Zahria. Le monde était parfois étonnamment petit.
- Jus de pomme et meringues, présenta-t-il sommairement à l’aventurier en espérant qu’il n’avait rien contre le sucre car il semblait que c’était un peu le thème de la collation.
Et qu’il n’était pas diabétique. Quoi qu’il dût pouvoir trouver de quoi éviter de tuer son invité dans le bureau de Luz au besoin.
- Votre missive était assez succincte, alors dites-moi : que peut finalement la Prévoyance pour vous ?
-J’ai longuement réfléchi à votre proposition et en comparaison des autres idées qui m’ont été proposés, j’ai finalement trouvé que votre projet seraient une bonne amélioration pour la guilde. Dans le principe. J’ai quelques autres idées qui sont aussi intéressante, mais pour bien choisir, il me faut entrer dans le détail. Vous aviez parlé de négociations sur de nombreux facteurs. Je pense qu’il est temps d’entrer dans ce genre de détails, ceci afin d’avoir une offre la plus claire et la plus précise possible. J’ai analyse de nombreuses données concernant les risques des aventuriers et leur fréquence et les couts engagés. J’ai fait un résumé dans ce dossier.
Je sors de mon sac avec fond un lourd dossier que je pose avec le plus de douceur possible sur la table, mais je ne parviens pas à contrôler mon geste et un bruit sourd se fait entendre quand le paquet de papiers rencontre le bois de la table. Une voix se fait entendre depuis le dehors.
-On avait dit de ne pas faire ça sur la table, Beau Jack !
-Que… Enfin, voilà le résultat de mon analyse. Sur cette base, nous pouvons entrer dans les détails aujourd’hui et avancer le plus loin possible jusqu’à atteindre une position satisfaisante. Sommes-nous bien sur la même longueur d’onde ?
-J’ai tout entendu et j’ai tout bien compris, Jack !
-Hein ?
Mais Apolline reste dans son coin. Je l’ai aperçu avant de m’installer entrain d’écrire. Ça m’a surpris sur le coup. Curieux de voir ça. Avant de se lancer dans un travail de longue haleine, je me permets de prendre une meringue, puisqu’on m’y invite Un peu de sucre, ça aide à bien réfléchir.
-ça m’a l’air délicieux, Calixte. Vous les avez faites ?
Affirmatif avec un petit sourire fugace comme pour se rappeler une anecdote amusante à ce sujet. Je laisse de côté le jus de pommes qui, quoique frais, manque cruellement d’alcool. Mais on est chez quelqu’un d’autre, on ne s’en plains pas. C’est une question de politesse. En parlant de ça, il s’agit de toujours faire des compliments sur la nourriture, même quand c’est … étrange. Je mange lentement comme si je dégustais alors que c’est plus la difficulté de mâcher et l’incompréhension à mettre un mot d’explication sur le gout de la meringue qui me fond prendre mon temps.
-C’est bon ?
-Oui ! Oui. C’est… plaisant.
Maintenant que j’y pense, l’atmosphère est étrangement bizarre. La semaine dernière, il y avait Apolline et ses allusions… bref. Le temps a passé et elle n’est pas là, mais je pense pouvoir dire que je saurais m’en accommoder, mais il y a maintenant des signes que je ne saurais interpréter. Est-ce que Calixte aurait-il fait des meringues pour ma venue ? C’est bien sympathique. Visiblement, il sort très récemment de la salle de bain, comme s’il avait voulu se faire beau et qu’il en avait perdu la notion du temps au point d’en sortir il y a dix minutes. Ce qui ne trompe pas, c’est que c’est sa loutre qui m’a accueillie. Bien sympathique et pratique pour préparer la collation en vitesse quand on a passé trop de temps à se refaire une beauté. Puis enfin, la tenue. Simple, peut-être même un peu chiffonnée, mais qui ne sied pas vraiment à un rendez-vous professionnel. L’indécision de savoir comment s’habiller pour ce moment ? Je ne sais pas. Mais toutes ces petites informations me rendent mal à l’aise. Peut-être que je suis paranoïaque ? Non. Ça ne peut pas être des coïncidences. Il y a des choses qui ne sont pas dites. Je reste vigilant. Je m’aperçois qu’un silence de trois secondes c’est installé, seulement interrompu par la rumeur de l’écriture d’Apolline. Et j’y pense.
-Apolline écrit beaucoup ?
-Oui. Elle écrit… des romans.
-Oh ? Très intéressant. Vous pourrez me donner quelques titres ? Je serais intéressé de lire les histoires d’une trousse animée.
-Euh… oui. Je vous noterais ça.
Nouveau petit blanc. Bon. Il est temps de s’y mettre. J’ouvre mon dossier et je commence à répandre les différents papiers, puis je commence mon exposé. Oui. Un exposé. Car il y a beaucoup d’informations à prendre en compte. Je trouve en Calixte une oreille attentive qui ne montre pas de signe d’inattention. Tout y passe. La liste des incidents par fréquence. Le cout de chaque incident. Les prises en charge classique. La durée de prise en charge. Il y a beaucoup de choses à dire car le système de la guilde est assez complexe. On pourrait aller à la facilité en le qualifiant d’archaïque, mais c’est tout le contraire. Il est si souvent mis à jour par des individus tels que Lou Trovnik, alias le « Roi des formulaires », qu’il est devenu un système ankylosé dans les commissions d’enquête, les rapports d’incidents et les formulaires de dédommagements. Non seulement la Prévoyance peut assurer de sérieuses économie à la guilde, mais il permet d’externaliser des processus pour les rendre plus simple et rapide. Ça ne sera pas au gout de Trovnik, mais c’est le prix à payer pour un système qui marche mieux. J’expose aussi des informations tierces concernant la thématique que je n’aurais pas imaginée. Des contrats de soins avantageux envers des médecins pour réduire les couts. Des contrats avec des maisons de repos et même du personnel à domicile pour des circonstances particulières. Autant d’options que rarement utilisé car perdu au milieu d’un processus qui, lorsqu’il abouti enfin, fait que les victimes n’ont plus besoin de ces services à ce moment là.
En quelque sorte, c’est faire de sacré économies. C’est vrai.
Je parle. Je parle. Et j’ai rapidement chaud. Finalement, je ne dis pas non au jus de pommes. Ni même à une deuxième meringue, même si c’est une erreur, puisqu’il me faudra trois bonnes minutes pour l’ingurgiter. La mastication n’étant pas aidée par une bouche un peu asséché par l’exposé et la chaleur. Bref. Le soleil tape et le boulot, ça me fait m’agiter et m’indisposer un peu. Mais vous savez quoi ? On bosse quand même. Parce que c’est quand même ça le but de tout ça, non ?
Feuilletant les nombreuses pages du lourd dossier que l’aventurier avait posé devant lui, Calixte raya l’une des propositions sur sa feuille et avala une meringue. Patientant le temps que la douceur scellât sa mâchoire avant de fondre pour libérer ses dents dans un nuage de sucre, il se pencha davantage par-dessus la table pour mieux apprécier le contenu des papiers présentés. Il n’avait pas pensé que la Guilde disposait de documents aussi complets et complexes. La Garde ne disposait certainement pas de formulaires aussi pointilleux, ni lourdement renseignés. Voire redondants. On sentait d’ailleurs que l’exhaustivité des feuillets avaient régulièrement mis à mal la patience des plumes les remplissant et, malgré une rigueur remarquable, certaines lacunes étaient ainsi présentes. Hochant la tête à l’exposé de Whiskeyjack – dont il n’avait pas pensé qu’il se présenterait directement avec autant de ferveur administrative, mais après tout y avait-il plus bureaucrate qu’un (futur) membre du conseil ? – le coursier songea qu’en plus de gagner une assurance pour les aventuriers, l’externalisation de toute cette gestion et l’attribution de documents à la fois plus succincts et plus adaptés permettrait aux bureaux de la Guilde de récupérer un précieux temps de travail. Ou de plus longues pauses à la cafétaria. Ou au bar.
Gêné dans sa lecture des documents alors que l’aventurier lui mettait en avant un panel de tableaux combinant les dernières données potentiellement intéressantes pour la Prévoyance et tenu par un certain Lou Trovnik, Calixte finit par quitter sa chaise face à Whiskeyjack et s’assoir directement à côté de lui. Le changement de perspective lui permit de mieux suivre les propos de l’homme, comme de les commenter plus aisément, mais aussi de se rendre compte que la vague impression qu’il avait eue jusqu’à présent semblait se confirmer : son hôte était inconfortable. Tapotant de plus en plus distraitement son crayon contre la pile de feuilles la plus proche tandis que l’aventurier rebondissait sur l’une de ses remarques, il ne put s’empêcher de tracer plus intensément du regard les traits de l’homme. Animé par ses propos et baigné par la douce aura de sympathie qui lui semblait naturelle, Whiskeyjack aurait pu paraitre tout à fait dans son élément. Mais il y avait dans la tension de ses muscles, dans l’agitation brusque de ses membres, et dans les gouttes de sueur embrassant ses tempes, une gêne s’exprimant de plus en plus clairement. Plongé dans l’analyse des documents présentés par l’aventurier, Calixte avait tardé à s’y intéresser. Mais maintenant que l’évidence lui apparaissait dans tout son éclat, il ne pouvait en détourner les yeux. D’autant plus qu’il lui peinait de voir son hôte si charmant être présentement si mal à l’aise. Etait-ce de percevoir encore par moment les propos peu châtiés d’Apolline qui l’indisposait ? … était-il justement indisposé ?
- Si d’aventure vous en avez besoin, les toilettes sont juste là, indiqua-t-il à Whiskeyjack en montrant du doigt une porte à quelques mètres.
Apparemment ça n’était pas vraiment ce à quoi l’homme s’attendait, et le coursier n’avait donc pas mis le doigt sur la source de l’agitation de celui-ci. Alors quoi ? Etait-ce vraiment Apolline ?
Kana : est-ce que tu pourrais allumer les cristaux de lumière s’il te plait.
- Je vous en prie, poursuivez, indiqua-t-il à l’aventurier alors qu’il se levait pour fermer complètement les volets du salon.
La voix de l’âme artificielle se fit entendre une dernière fois sur un « ouh ça va être intime » et Calixte rabattit les battants des fenêtres. Et si ce n’étaient pas les propos de la trousse qui perturbaient Whiskeyjack, alors peut-être était-ce la chaleur de cette chaude journée. Et ainsi, davantage à l’abri des rayons ardents, peut-être que son hôte se sentirait plus à l’aise. Satisfait de son raisonnement, le coursier revint s’assoir à côté de l’aventurier sous les lueurs artificielles des cristaux.
- Nous serons ainsi moins gênés, fit-il à ce dernier qui ne semblait toujours pas particulièrement détendu.
Prenant le parti de laisser un peu de temps à Whiskeyjack de se faire à cette ambiance plus feutrée et moins fiévreuse – même si la différence de température n’était pas exceptionnellement flagrante – Calixte se força à se réintéresser aux pistes qu’ils étaient jusque-là en train d’explorer. Néanmoins, l’agitation toujours présente de l’aventurier semblait peu à peu déteindre sur lui, et la curiosité qui l’accompagnait rendait difficile toute autre préoccupation. Que pouvait-il bien faire pour améliorer le confort de son hôte ? Et surtout : pourquoi semblait-il indisposé ? Nerveux, presque.
Copain Jack pas bien ?
Aucune idée… On dirait que quelque chose l’importune.
Un porte une ?
Le dérange. Le gêne.
Peut-être chaud ? Aller dans mare !
On ne va pas dans la mare avec les personnes avec lesquelles on travaille.
Avec Zahria aller dans mare et travailler !
… oui. Mauvais exemple. Mais Jack est une connaissance professionnelle. Tu vois : il est venu bien habillé. Avec un cadeau relativement neutre. Zahria… Zahria est plus une amie qu’une collègue lorsque l’on se croise ici.
Ou tout le temps. Mais qui comptait ?
Jack trop d’habits. Pour ça chaud.
- N’hésitez pas à vous mettre à l’aise, Jack, indiqua Calixte à l’aventurier car il trouvait que la loutre avait effectivement raison. C’est une chaude journée. Il serait dommage que je vous retrouve liquéfié sous la table, poursuivit-il en annotant distraitement un paragraphe.
Peut-être soif aussi ? Verre vide.
- Et votre bouteille doit être fraîche à présent ! réalisa le coursier en se levant d’un bond enthousiaste. Je vais la chercher.
Il n’avait lui-même pas l’habitude de consommer de l’alcool lorsqu’il travaillait, mais il ne considérait pas vraiment qu’il était là sur un créneau professionnel. Quoi qu’il en eût dit à Kaname. C’était plus une faveur – ou un devoir – familial que d’étendre le réseau de la Prévoyance. Et s’y pencher avec Whiskeyjack relevait de la détente et de l’amusement plus qu’autre chose. Même si cela l’intriguait et l’ennuyait de plus en plus de ne pas réussir à mettre le doigt sur la source de l’inconfort de l’homme. La bouteille fut aisée à débouchonner, et le garde ne tarda pas à verser le breuvage coloré dans des verres plus appropriés pour ce type de consommation. L’avantage de vivre avec une Noble, c’était que les placards étaient bien fournis, que ce fut en nourriture ou en vaisselle.
A nouveau assis son crayon à la main, Calixte tenta de se replonger dans l’affaire complexe et passionnante – enfin passionnante jusqu’à ce qu’il ne développât cette curiosité pour l’embarras de Whiskeyjack – mais son attention avait bien du mal à retrouver son sérieux initial. L’apport d’alcool semblait avoir légèrement apaisé l’aventurier. Mais le coursier aurait bien été en peine de dire si c’était vraiment le fait de se désaltérer qui avait joué, ou celui de retrouver le parfum agréable – voire coutumier ? – de la boisson… ou si l’homme avait en réalité débuté un violent sevrage qui avait mené à ces signes d’agitation fiévreuse enfin amendés par cette nouvelle phase d’éthylisme.
Cal réfléchit plus. Kana voit dessin de boucton sur feuille.
L’interpellé soupira et se tourna plus franchement vers son hôte. Le travail qu’ils avaient abattu jusque-là était tout à fait honorable – voire suffisant pour qu’Enora reprit à partir de là – mais s’ils souhaitaient avancer encore davantage pour débroussailler un maximum d’éventualités, il allait falloir quelques réponses pour tranquilliser l’esprit de l’espion.
- Je suis désolé, Jack, mais j’ai l’impression que quelque chose ne va pas, que vous n’êtes pas à votre aise, finit-il par avouer de but en blanc à son sympathique interlocuteur. Est-ce la chaleur ? Le travail ? Le lieu ? … La compagnie ? Vraiment, si quelque chose vous dérange, s’il vous plait : dites-le.
Reprenons.
Si au cours de la séance de travail, j’ai pu paraitre un peu gêné, c’est bien pire maintenant. Mon sixième sens me hurle dans les oreilles qu’il y a quelque chose de pas normal, que ce qui devrait être une réunion de travail studieuse sur un projet important pour la guilde avec une société respectable du paysage d’Aryon se transforme petit à petit en quelque chose de beaucoup plus intime et personnel que la rigueur professionnel ne saurait toléré sans évoquer des principes de harcèlements. On est bien d’accord que pendant que nous travaillons à détailler la meilleure offre possible entre les deux entités que nous représentons, mon hôte a mis en place, petit à petit, par des justifications si bien trouvées et amenées que je se serais bien bizarre de les refuser, une situation sur laquelle j’ai l’impression de n’avoir aucun contrôle, me plaçant sur une pente savonneuse menant vers une inconnu effrayante, mais, en même temps, si attirante.
Déjà, il s’est approché. Avant, j’avais une doute en le regardant dans les yeux. Un doute contenu. Puis il s’est mis à mes côtés, à une distance somme toute relative. On cause. Et il a cette posture presque désinvolte, le coude posé sur la table, ses doigts en tridents pour tenir sa tête tandis qu’il m’écoute avec un regard un peu en biais, légèrement amusé, comme si nous ne parlions pas de chiffres et des circonstances aggravantes, mais de quelque chose de beaucoup plus léger et chaleureux. Au fil de la conversation, je surprends son regard à dériver, comme s’il me détaillait, cherchait mes réactions, questionnait mes sentiments. Moi-même, je me suis laissé tenter par une œillade à la dérobade, mais la position dans laquelle il se trouve est bien trop insidieuse pour être naturel. Imaginez-vous. Avec la chaleur des lieux, un bouton de chemise enlevé pour être confortable et c’est un mauvais pli qui s’ouvre vers les ténèbres chuchotantes de son torse. Chuchotantes, oui. Parce que quand il bouge pour mieux se réinstaller sur son séant, les tissus frottent légèrement sur la peau. Comment ça, je m’attache à des détails insignifiants ? C’est même à ce moment-là que, l’espace d’un instant infime, nos genoux se sont touchés. Acte délibéré ? Accidentel ? Calixte n’a pas fait mine de s’en préoccuper, mais serait-ce un test pour mieux me taquiner ? Taquiner, le mot est tombé.
Je coule un regard perplexe vers la porte des toilettes sans comprendre le pourquoi de ce soudain intérêt pour ça. Là encore, mon cerveau s’emballe. Est-ce un code ? Est-ce un sous-entendu dont je n’arrive pas à percevoir le sens. Quoi qu’il en soit, Calixte enchaine bien rapidement en fermant les voler, nous coupant d’une Apolline balançant une réplique comme elle a le secret et qui ne fait qu’accélérer l’alarme dans ma tête. Toutes ces petites piques, et si ce n’était pas que des piques ? S’il y avait un fond de quelque chose ? Et puis, il faut se rappeler que Calixte vit avec Zahria et Luz et doit côtoyer Truelle et Naëry. Que des amis. Ils ont dû parler de moi. C’est certain. Ils ont dû parler de mon passif quand il a évoqué notre réunion en ces lieux. J’ai pas eu des derniers mois très faciles, est-ce que tout cela est un plan pour m’alléger mes pensées. Je commence à m’imaginer Zahria et les autres, planqués derrières les fenêtres, m’observant tout en échafaudant les prochaines évolutions à la situation pour mieux me mettre dans l’ambiance. Une ambiance plus tamisé où la présence de Calixte prend davantage de place. Ce regard. Ce regard qui se préoccupe de moi. C’est clairement ça. Ça ne peut pas ne pas être ça. Quel coïncidence qu’il n’y ait personne ici. Certes, ils ont le droit d’être en vadrouille, mais le destin aurait pu faire qu’il y ait quelqu’un d’autre, surtout en apprenant ma venue. Non. Décidemment, ce n’est pas qu’une impression étrange et le sentiment de me mettre progressivement dans une situation intenable, il y a un projet derrière tout ça.
Et maintenant qu’on y pense, est-ce que la venue de Calixte à la guilde pour me parler de ce projet ne faisait pas partie de ce plan ? Que ce n’est pas juste quelque chose qui s’est organisé en apprenant notre association, mais que notre association est le fruit de ce plan ?
Maintenant, je n’arrive plus à ne pas y penser.
-Non merci… ça va très bien.
Me mettre à l’aise ? La question, ma réponse et le regard de Calixte me font regretter ladite réponse. J’ai chaud. J’ai vraiment chaud. Je prends conscience de cette pression étouffante qui m’empêche de réfléchir distinctement. Ça aussi, c’est fait exprès ? Le rappel de la bouteille est presque une bouée de sauvetage qui tombe à pic. Alors que Calixte disparait pour aller la chercher, je me débarrasse rapidement des couches superflus histoire d’avoir un peu d’air et de faire craquer mes jointures. J’échange un regard avec la jeune loutre de Calixte qui semble, elle aussi, se soucier de moi. Je crois bien qu’il existe des magies à appliquer à ses familiers pour leur donner des choses plutôt utiles. J’y pense. Est-ce qu’il est possible de voir à travers les yeux de son familier ? Est-ce que Calixte me surveille depuis la cuisine, profitant d’un instant ou je me sens invulnérable pour mieux me cerner. Paralyser par cette pensée, je retourne à mon travail jusqu’à ce qu’il revienne avec ladite bouteille et deux beaux verres. Des beaux verres. De la qualité. Le genre de truc qu’on ne garde que pour des grandes occasions assurément. Je surprends un mince sourire chez mon hôte qui me laisse craindre que ma théorie soit juste. Pas un mot sur mon tombage de veste. Comme si c’était attendu.
On trinque. J’évite son regard. Je vide mon verre. Oui, ça me soulage. Notamment parce que c’est frais. Puis, après un temps, je me finis par me rendre compte que la scène est en place. La lumière tamisée. Isolée de l’extérieur. Un verre à la main. Côte à côte. Presque au contact. Le silence revient seulement atténué par les bruits de respirations de plus en plus lourds. De mon côté surtout. Prenant conscience que je suis ferré. Je ne peux pas faire marche arrière. C’est le moment parfait pour attaquer. Et c’est le moment que choisis Calixte pour le faire. M’attaquer sur mon inconfort. Un inconfort qu’il savamment travailler à mettre en place et qui m’explose dans la poitrine sans crier gare. Je balbutie. Je ne sais pas quoi répondre. Je fuis son regard et je parais pas dans l’inconfort, j’ai plutôt un sacré malaise que personne ne pourrait ne pas voir.
-Je … que… c’est… enfin… je veux dire… Argh.
Ma gorge se noue.
-Prenez votre temps, Jack. Buvez un autre verre.
Il me serre un verre et pendant ce temps, j’essaie de reprendre mes esprits avant de lever la main comme pour calmer le jeu alors qu’il n’y a que moi pour calmer. J’inspire. J’expire. J’inspire. J’expire. Et j’essaie de parler. J’essaie d’abord de fuir.
-C’est… c’est que… c’est que les dernières lunes n’ont pas été de tout repos… la campagne, tout ça, c’est très… stressant. Il y a … beaucoup de pression. Et puis avant cela, j’ai eu quelques problèmes… Rien de bien grave, bien sûr… je… j’ai broyé un peu de noir… j’y repense… Et c’est pour ça… ça m’inconforte…
Calixte hoche de la tête d’un compréhensif. Je le fixe un instant reprenant mon souffle.
-Je vous ai gêné, Jack ?
-Pas du tout ! Pas du tout ! Enfin, si … Enfin ! Je veux pas être insultant, hein, ce n’est pas du tout ce que vous croyez. C’est juste… que… j’ai compris. Je ne veux pas vous blesser, hein. L’ambiance, tout ça, j’ai… j’ai compris. Sûrement que Zahria vous en a parlé… Elle avait surement de bonne raison, elle aime aider les amis…. Même si c’est assez intime, hein… mais ce n’est pas votre faute… Elle se soucie de moi… Pas qu’il soit nécessaire de vous emmener là-dedans… C’est que c’est encore douloureux, voyez… Je ne sais pas si je peux répondre favorablement à vos… avances… Pas que vous n’êtes pas dénué d’intérêt, hein ! Vous êtes … tout à fait séduisant… J’ai moi-même un peu explorer cette … voix… Enfin, je suis pas intolérant sur ce sujet, ne vous méprenez pas… Et il n’y a absolument rien contre vous… au contraire… c’est juste… soudain… Je ne sais pas… trop comment réagir… Oui… j’ai bien compris. Avec Apolline, tout ça… J’ai fini par comprendre … quel pipelette, hein ? Pas moyen de lui faire tenir des secrets, hein ? Ahah… ahah… Je ne sais juste… pas… si je peux … la remplacer… là… comme ça… Et puis… vous savez ce que vous voulez, vous… alors… que moi… voilà…ahah… je suis un peu… perdu. Oui. Perdu… c’est le mot. Mais une fois… encore… ce n’est pas contre vous… En d’autres circonstances… Il ne faut pas l’écouter, hein… elle n’aurait pas dû vous mêler à tout ça… elle est … cachée à l’étage… c’est ça ? Sacré Zah… ahah… Je… ne voulais … pas… pas gêner, hein ? Je suis … désolé… l’ambiance, tout ça… il fait un peu chaud… Vous y êtes un peu … pour quelque chose, il faut l’avouer… mais… calmons-nous… C’est ce que je veux dire… Oh… oui, un petit coup… pourquoi pas…
Je balbutie. Je deviens rouge. Je le sais. Et je ne laisse pas Calixte en placer une, le coupant quand il essaie de rappliquer, de peur que s’il reprend la parole, je ne puisse pas être maitre de ce qui me reste de ma voix. J’évite toujours soigneusement son regard, comme si je parlais à la table devant lui. Et puis finalement, j’arrive à court de choses à dire. Tout est sorti un peu pèle mêle. J’en ai oublié, mais le message doit être passé. Je me saisis de mon verre et j’en tremble tellement que j’en mets la moitié à côté, arrosant mon pantalon. Ça, je voulais absolument l’éviter. Une des choses les plus gênantes. Je bondis sur mes jambes avant que Calixte ne puisse réagir.
-Les toilettes ! Là ! Vous avez dit ? Je dois y aller !
Je fuis. C’est l’impression que ça reste et je m’enferme dans les cabinets en claquant le verrou et je deviens soudainement stoïque. Bordel. Bordel.
BORDEL.
Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Je n’aurais pas pu être concis ? Merde. Merde. MERDE. Rien ne filtre à travers la cloison de la porte. Aucun bruit. J’imagine bien Calixte. Je l’imagine bien de dix façons différentes, toutes plus gênantes les unes des autres. Mais dans quoi je me suis mis ? Comme un grand, tout seul. J’essaie de reprendre un peu plus le contrôle des mains qui tremblent furieusement et les tenant l’une l’autre. Puis, après un temps, je m’occupe de me nettoyer un peu avant de songer à la suite. La suite ? Quelle suite ? Il n’y a plus rien après ça. Tout ce que j’imagine, c’est de fuir d’ici, de rentrer chez moi, de me mettre la tête sous un oreiller et de boire tout mon saoul pour tout oublier. Peut-être pas dans ce sens. Mais comme à la belle époque, où oublier était un besoin aussi important que respirer. Je voudrais disparaitre de ce monde, là, maintenant. Il n’y a pas des objets pour se téléporter ? Non. Va falloir ouvrir cette porte. Et passer devant Calixte. D’affronter son regard. Son jugement. Son sourire. Et mes papiers ? Je serais tenté de les laisser là. Tant pis. Toute façon, dans quel monde je peux encore travailler avec Calixte ? A chaque fois, on se souviendra de ce moment. Aucune chance. Respirer. Se calmer. Faire des réserves de stoïcisme. Et se préparer à l’épreuve qui va suivre. Sortir. Fuir. Certains m’ont dit que fuir n’étaient pas une bonne solution, mais je ne suis pas d’humeur. Je ne sais plus quoi penser. C’est beaucoup trop soudain pour être réfléchi posément. Je regarde la poignée de cette porte. Et je me vois l’ouvrir. Il le faut. On ne peut pas vivre dans un cabinet. Et plus vite je le fais, moins je risque de tomber sur Zahria ou Luz qui ne feront qu’ajouter une couche complexe à la situation.
Après un temps qui me parait infini, je me décide à sortir.
Apparemment, c’était compliqué. Fronçant les sourcils aux propos embarrassés et hésitants de Whiskeyjack, Calixte passa en revue le déroulement de leur après-midi, cherchant mentalement les bourdes qu’il avait pu commettre. Aurait-il dû servir plus vite le breuvage que l’homme avait ramené ? Aurait-il dû lui proposer de se dévêtir plus rapidement ? Etait-il indisposé par la présence de Kaname ? Apolline lui manquait-elle ? Ses pensées s’arrêtèrent tout à fait lorsque le nom de Zahria franchit les lèvres de l’aventurier. Prêtant davantage d’attention aux paroles décousues de Whiskeyjack, le coursier haussa légèrement les sourcils. Oui, bien sûr que l’Ombre se souciait de son ami, mais où l’aventurier voulait-il en venir ? Sa Maître-Espion aurait-elle oublié de lui mentionner une information importante dans sa relation à ce dernier ? Intime, apparemment.
Ou pas dans le sens qu’il semblait penser. Si les sourcils du coursier avaient pu s’envoler de son front pour aller découvrir d’autres cieux, ils l’auraient fait. De plus en plus incrédule, muet de stupeur, Calixte écouta Whiskeyjack continuer à lui expliquer qu’il était embarrassé de devoir repousser ses avances. Et alors que l’aventurier s’enfonçait peu à peu dans son argumentation, la stupeur du coursier se muait petit à petit en amusement. Il tenta initialement de placer une remarque entre les propos de son interlocuteur, mais celui-ci semblait pris d’une logorrhée ne souffrant pas d’interruption. Et c’était peut-être pour le mieux, car bientôt, l’espion se trouva contraint à devoir fermement pincer les lèvres pour éviter l’émergence de tout fou rire inapproprié. Jusqu’à ce que Whiskeyjack se renversa le fond de son verre sur son pantalon et, dans un bond, qu’il s’enfuit s’enfermer dans les toilettes. Partagé entre l’hilarité et la pitié, Calixte contempla deux secondes l’étendue du fiasco, avant d’éclater de rire.
Cal heureux que copain Jack enfin pipi ?
Heureux d’avoir mis des mots sur son inconfort, surtout, répondit-il en continuant à rigoler. Même si on était très loin du compte, Kana.
Copain Jack tout rouge. A dit Cal séduisant! Copain Jack bon copain !
Incapable de penser une réponse structurée, Calixte se fondit d’un nouvel éclat de rire. Lorsqu’il raconterait ça à Zahria ce soir ! Chassant les dernières vagues d’amusement qui secouaient ses épaules et humidifiaient ses yeux, il se leva et alla entrouvrir à nouveau les volets. Sans surprise, Apolline se tourna rapidement vers lui pour lui demander de manière fleurie où ils en étaient de leur travail. De leurs négociations.
- Je crois qu’on a avancé le plus loin possible pour aujourd’hui, et atteint une position satisfaisante quoi qu’un peu inconfortable sur un malentendu.
- Personne aime jamais être pris au dépourvu, je te l’avais dit ! Ça se discute le positionnement !
Repartant dans un sifflement hilare, l’espion se détacha de l’embrasure de la fenêtre pour traverser le salon et aviser l’un des placards de l’entrée.
Kana va me chercher une serpillère s’il te plait.
Revenant vers la table où ils avaient travaillé jusque-là, le coursier y déposa une pile de vêtements de rechange de secours ainsi qu’une cape. Puis il commença à rassembler les feuilles éparpillées des documents ramenés par Whiskeyjack comme du dossier de la Prévoyance adaptée aux besoins de la Guilde qu’ils avaient élaboré jusque-là. Quelques bribes de rire s’échappaient encore de temps à autre de ses lèvres, mais peu à peu une certaine inquiétude s’immisçait dans ses pensées. Cela commençait à faire un moment que l’aventurier était allé s’enfermer dans les toilettes. Avait-il fait un malaise ? Utilisé un quelconque objet magique pour s’éclipser magiquement ? Son propre pouvoir ? Après une hésitation, Calixte décida de laisser encore un peu de temps à l’homme. Il avait déjà réussi à l’indisposer inconsciemment, il aurait été malheureux de le refaire sciemment.
Il venait de finir d’éponger la chaise sur laquelle Whiskeyjack avait renversé un peu de boisson, lorsque ce dernier réapparut enfin. Instinctivement – et parce que la vision de l’homme lui rappelait le comique de la situation de plus tôt – le coursier lui adressa un large sourire avant de se forcer à modérer celui-ci. Levant la main pour couper court aux nouveaux propos naissant sur les lèvres de l’aventurier, il prit cette fois-ci les devants.
- Tout d’abord, Jack : je suis désolé de vous avoir mis dans l’embarras, comme de vous avoir laissé penser que tout ceci n’était qu’un plan pour rendre vivantes les suggestions d’Apolline.
Tapotant du bout du doigt les documents de l’homme qu’il avait rassemblés, il poursuivit :
- Sur cette pensée : je crois que ce que nous avons aujourd’hui suffisamment avancé pour que les personnes en charge de la Prévoyance puissent travailler à quelques devis adaptés pour la Guilde. Si vous avez besoin de ramener ces documents à la Guilde, je vous les rends sans soucis. Néanmoins, s’ils peuvent être envoyés avec les notes que nous avons prises ensemble, cela ne fera qu’étayer nos propos. Et il y a quelques âmes qui se feraient un plaisir de lire toute cette paperasse. Je pense que vous aurez des propositions de contrats avec devis d’ici une dizaine de jours. Je demanderai que ce soit quelqu’un d’autre que moi qui se charge d’être votre interlocuteur pour la Prévoyance, afin de ne pas poursuivre dans le quiproquo.
Sa main passa de la pile de feuilles à celle de vêtements.
- Je pense que la chaleur estivale devrait rapidement redonner bonne figure à votre pantalon, et qu’il n’est pas nécessairement approprié pour moi, dans ce contexte, de vous proposer de vous changer ici. Néanmoins, si vous le préférez tout de même, je peux vous donner ces vêtements de rechange – que vous êtes libre de garder ou de rendre à Vrenn Indrani à la Guilde ; quoi que ça lui ferait les pieds que vous oubliiez de lui redonner – ou simplement cette cape pour vous couvrir. Si vous n’avez rien contre les motifs Gloobys.
Il haussa finalement les épaules.
- C’est vous qui voyez. Les toilettes sont vôtres si vous souhaitez tout de même vous changer.
N’y pensons plus. Revenons-en aux affaires.
-Bien… si vous pensez que c’est pour le mieux de laisser ces notes, et bien… soit ! Je vais juste récupérer quelques… affaires. Et puis, vous ne vous embarrassez pas pour ça. Ça arrive souvent de renverser son verre sur quelqu’un ou sur soi-même. L’habitude… ahah. Zahria vous ne l’a jamais faite ? Elle est plutôt experte dans le domaine.
Calixte me laisse passer de justesse, puisque j’y vais un peu en force, les jambes un peu raides par l’appréhension. On est pas à l’abri d’une soudaine saillie verbale autant que du représentant de la Prévoyance, voire même d’Apolline qui passe le bout de son cuir par l’ouverture de la fenêtre, ne manquant pas le moindre détail et se faisant des idées bien nombreuses sur chacun de ces petits détails.
-Bah alors, Jack ? T’as pas réussi à contenir ta joie ? T’aurais pu partager.
-Euh… oui… merci… Je vais y aller. Bonne soirée.
-A la prochaine, beau Jack !
Je récupère mon sac et quelques notes personnelles, je griffonne quelques informations sur la journée d’aujourd’hui, mais la légère panique qui n’arrive pas à se décoller de mon échine me fait que gribouiller quelques mots illisibles. Je ferai ça à la maison. Pêle-mêle dans le sac, puis je le mets sous le coude pour me diriger vers la sortie, bien plus délesté qu’à l’allée, sans que le concept n’en déplaise à Apolline. Je me retourne faire face à Calixte. Toujours une attitude très calme et professionnel, même si on note une teinte d’amusement dans le fond de ses pupilles et dans un pli de ses lèvres. Je m’en vais dissiper à nouveau le soi-disant malentendu, mais je me retiens. Je vais encore balbutier et ça va finir en fuite déshonorante. On souffle. On respire. Et on fait concis.
-J’attendrais donc des nouvelles de votre organisation. Si une de ces propositions est satisfaisante, je pourrais la présenter au conseil. Merci pour tout… Et …. Peut-être… A une prochaine fois.
Je fais volte-face illico et c’est le pas pressé que je quitte la collocation de Zahria, Luz et maintenant Calixte.
Il me faut une soirée bien arrosée le soir même pour arriver à nouveau à penser correctement sans me souvenir de ce qui s’est passé et d’analyser tous les moindres en détails en prétextant que ça ne peut pas être des coïncidences. Puis, le lendemain, je me dis qu’on s’en fiche, parce qu’a priori, l’incident est clos. Le travail et la campagne électorale ne manquant pas, tout cela finit par retourner en arrière-plan et je n’y pense plus. Ça revient timidement lorsque je reçois les devis de la prévoyance sous dizaine. Un peu débordé, je me tourne vers quelques amis examinateurs pour se faire une idée précise de ce qui est proposé. Le hasard veut que Lou Trovnik finissent par mettre la main sur ces devis. Je crois un instant à la catastrophe, voyant mon concurrent direct détruire les données et révéler à tout le monde mon projet de soutenance. Que nenni. Quand il y a des chiffres, Lou aime bien ça. Les chiffres ne mentent jamais et ils respectent tout le temps les règles, qu’il dit. Et c’est donc avec l’aide de mon concurrent qu’il m’est permis de me faire une idée très précise des avantages et inconvénients de l’offre proposer par la Prévoyance. De la part de Lou, je n’ai que du concret et du précis, pas de sentiments. Il dit que le tout parait correct et cohérent. Et quand Lou le dit, c’est que c’est vrai. Ainsi, trois semaines après notre après-midi de travail, je me retrouve avec un projet construit et documenté, prêt à être exposé en soutenance devant le conseil. L’avantage, c’est que je suis le deuxième à l’avoir fini. Le premier, c’est Arno Rak, mais je le soupçonne d’avoir récupérer un projet déjà prêt des mains de ses sponsors. Comme on n’attend pas les autres pour faire ses soutenances, finir dans les premiers, c’est gagner des points. Ça montre qu’on est efficace.
Par contre, pour la soutenance, il vaudrait mieux avoir un membre de la Prévoyance avec soi. Et c’est là que je repense à Calixte. Comme il l’avait dit, nous n’avons pas maintenu le contact professionnel et j’ai été contacté par des commerciaux de la société. Il serait facile de faire appel à l’un de ces membres pour présenter le projet, mais je ne peux m’empêcher de ne pas penser que Calixte, qui a initié ce projet, y soit aussi la fin. L’autre facteur, c’est que cet incident ne peut pas être le fossoyeur de notre relation. Nous avons des connaissances en commun, nous serons amenés à nous rencontrer à nouveau. Est-ce qu’il y aura toujours ce malentendu entre nous qu’on ne saura pas dissiper parce que ça ne peut pas faire à travers nos amis. Et j’ai encore moins envie de le faire de cette façon. J’ai aussi évité de croiser Zahria pendant ce laps de temps de peur d’avoir des remarques sur la question.
Non. Il est important d’y mettre fin ensemble. De faire une présentation complète et professionnelle et de montrer que tout cela est derrière nous. Pour le bien de tous. C’est non sans un peu d’appréhension que je propose à Calixte de me donner ces dates de disponibilité pour la soutenance. Par lettre. Hein. Parce que c’est peut-être un peu tôt pour se retrouver à nouveau en tête à tête. Une fois le tout organisé, on pourra ainsi faire d’une pierre deux coups. Pacifier notre relation et faire de la prévoyance Le Projet à accomplir pour la guilde.
En tout cas, celui qui me fera élire.
Cela avait suffisamment intrigué l’espion pour que son amie s’inquiétât de son silence au bout du cristal, et qu’Apolline comblât celui-ci d’hypothèses plus salaces les unes que les autres. Ces dernières furent rapidement brisées par Zahria qui annonça qu’apparemment il était plus question d’une soutenance du projet de la Prévoyance du candidat au Conseil de la Guilde que de galipettes pour s’assurer que le quiproquo n’avait pas été qu’un quiproquo. Et Calixte, s’il n’était nullement contre revoir le sympathique Whiskeyjack, avait tout de même hésité avant de lui renvoyer une lettre d’acceptation. N’était-il pas étonnant qu’après son départ empressé et maladroit de leur dernière rencontre l’homme cherchât à le revoir aussitôt ? Qu’il préférât sa présence à celle, plus neutre et bien plus à-propos, de l’un des membres de gestion de la Prévoyance ? Dans l’enceinte silencieuse de sa chambre au Bastion, Calixte s’était demandé si, finalement, ça n’était pas une perche que lui tendait-là l’aventurier. Malgré tout son déni lors de leur dernière entrevue, n’aurait-il pas aimé que ce quiproquo n’en fût pas un ?
Ses pas, par habitude plus que par acquis de conscience, étaient allés trouver le bureau d’Enora, et il avait exposé la requête de Whiskeyjack à celle-ci. Conscient d’être la dernière personne à laquelle sa sœur aimerait confier le moindre projet d’importance, il avait mis quelques minutes à comprendre qu’elle se satisfaisait de ce développement de la situation. Il y avait apparemment là des histoires de jalousies entre les différents interlocuteurs de l’aventurier qui le trouvaient tous tout à fait charmant, et le doute palpable en haut de la chaine hiérarchique que le dossier perdurât véritablement jusqu’au stade pérenne au sein de la Guilde. Pourquoi se donner cette peine alors ? Parce qu’on ne crachait pas sur un peu de publicité, aussi brève fut-elle. Surtout si elle ne demandait pas tant d’investissement – en terme de temps et d’effectif – que cela. Calixte fut donc envoyé avec la bénédiction d’Enora soutenir ce candidat au siège du Conseil de la Guilde. Ce candidat, et la Prévoyance. Si sur un malentendu celle-ci devait s’installer chez les aventuriers… les Alkaia de Eliëir n’étaient pas moins prêts.
Le coursier avait ainsi répondu positivement à la requête de Whiskeyjack – par voie postale puisque cela semblait plus approprié – et lorsqu’une date convenable eut été trouvée pour la soutenance, avait marqué son emploi du temps d’une croix pour le jour de la présentation. Le temps d’une assignation avec le Capitaine de la Garde Royale pour résoudre quelques soucis de sabotage des plans de l’hôpital à venir de Luz, et Calixte, qui avait cette fois-ci élu domicile chez Naëry, se rendit à la Guilde de la Capitale pour son rendez-vous. Pouvait-on dire professionnel, alors qu’il n’était clairement pas le plus habilité de ce côté ? Pouvait-on dire galant, puisque malgré tout, Whiskeyjack semblait tenir à le revoir lui ? Dépourvu d’Apolline et de Kaname, le coursier n’en était pas moins perplexe des motivations de l’homme. Mais puisque ce jour paraissait être un bon jour pour tenter de mettre des mots raisonnables sur ce qui les liait, et que Calixte n’avait jamais su s’opposer à sa propre curiosité, il passa la porte de l’antre des aventuriers d’un pas enthousiaste d’anticipation.
Il retrouva le candidat au Conseil de la Guilde dans une petite salle attenant à celle des audiences, et ils eurent tout juste le temps de se saluer qu’on les invita à pénétrer dans cette dernière. Le Conseil, en l’occurrence, n’était pas pourvu de beaucoup de têtes. Et c’était lui qui visiblement jugeait de l’acceptabilité des projets des candidats. Distraitement, Calixte se demanda si un exposé sur des chaussettes imperméables aurait vraiment attiré l’attention de ces obséquieuses têtes pensantes. Difficile d’imaginer le sympathique Whiskeyjack parmi elles, mais l’espion était relativement bien placé pour savoir que l’habit de faisait pas le prêtre. Comme on se tournait en premier vers lui afin qu’il ouvrît sur une présentation générale et succincte de la Prévoyance, il débita par habitude le laïus ancré par les années d’apprentissage familial tout en observant les visages lui faisant face. Distraitement, il se demanda s’il y avait déjà là des points à prendre pour le candidat qu’il accompagnait ou si tout ceci ne relevait que de la formalité. Formules politiques alambiquées ou vocabulaire plus concis et terre à terre ? A l’affut de la moindre modulation sur les visages lui prêtant une oreille attentive, Calixte réajusta peu à peu ses propos.
Lorsque la parole fut transférée à Whiskeyjack afin que la présentation prît une tournure plus en rapport avec le projet défini pour la Guilde, le coursier continua d’observer avec intérêt l’échange, prêt à répondre aux questions que l’on pourrait lui soumettre. Lui-même en avait principalement une : était-ce vraiment là tout ce dont l’aventurier attendait de lui ?
-Nous allons donc passer aux questions. Qui veut… commencer ? Cornélius peut-être ?
-Merci, Ruth.
Cornélius Tantale, dont le soutien à mon concurrent, Arno Rak n’est guère un secret, prend son temps avant de lancer d’un ton cassant.
-L’exposé technique de monsieur Alkh’eir est certes très complet, mais j’ai quelques interrogations sur vos motivations. Est-ce bien le rôle de la guilde d’offrir ce genre de service ? Qu’est que ce serait ensuite ? Des centres de vacances ? Une garderie ? Une assurance retraite ?
-Ce sont des projets sur lesquels nous avons eu déjà des discussions, Cornélius. Ce ne sont pas des thématiques que nous rejetons totalement.
Cornélius darde un regard ferme en direction d’Irvin Mallory, le futur retraité du conseil.
-Irvin. Votre remarque est peut-être juste, mais ce n’est pas l’objet de cette audience. Veuillez laisser répondre monsieur Callahan, voulez-vous ?
-Bien entendu, Cornélius… reprenez.
-Certes. Je disais donc. Comptez-vous réellement aller dans la direction d’offrir toujours plus de services aux membres de la guilde des aventuriers ? Ce n’est pas sa fonction première. Il s’agit de centraliser les activités des individus se revendiquant de ce statut et de pouvoir encadrer ces activités. Nos membres sont libres. Par la mise en place de ces systèmes, ne cherchez-vous pas à les liés à la guilde, à les rendre dépendants de ces services pour mieux les contrôler ? Peut-être pour servir des intérêts personnels.
-Cornélius !
Irvin et Cornélius s’échangent des regards pleins de sous-entendus. Il est connu chez les gens qui savent écouter aux bonnes portes que les relations entre les deux hommes sont assez froides, surtout à cause des quelques rumeurs prêtant à Cornélius Tantale le désir d’augmenter son influence au sein de la guilde pour ses besoins personnels. Tout ça, bien sûr, je ne le sais pas, mais c’est pour vous faire comprendre ce qui se joue en arrière-plan de cette élection. Si le conseil choisit le protégé du conseiller Tantale, son influence s’en retrouverait fortement augmentée et il aurait de plus grandes capacités à manigancer à la tête de la guilde. De ce fait la question est amusante. Cornélius soupçonnant que le projet consiste à gagner en influence dans la guilde, ce que lui-même cherche à faire.
-La question est légitime, Irvin. Mais laissez monsieur Callahan répondre. Il est suffisamment grand pour y répondre tout seul. Monsieur Callahan ?
Je vous avoue que c’est le passage que je redoutais le plus. Ca et que Calixte refuse de venir m’épauler dans la soutenance de ce projet, mais ça, c’est davantage d’un point de vue personnel. Un refus aurait été compréhensif, mais il aurait impliqué qu’il y avait quelque chose d’irréparable alors qu’on se serait côtoyé un jour où l’autre. A travers Luz. Zahria. Naëry, Garenn. Des situations désagréables qui n’auraient pas manqué d’éveiller la curiosité de ceux aux milieux et à ce niveau, je préfère éviter de les impliquer sans savoir si c’est la même philosophie du côté de Calixte. Le relatif silence sur la question de leur part m’a conforté dans cette idée, à moins que le mot d’ordre ait été de garder ça sous silence. Mais bref, je suis pas dans leur tête. Nos retrouvailles furent cordiales même si on ne nous a guère laissé le temps de parler outre-mesure, puisque l’audience devait commencer. Une occasion de moins à bredouiller des réponses qui ne feraient qu’aller à contre-sens du but premier : nouer une relation stable et durable avec une personne sympathique que je serai amener à recroiser dans la sphère privée, mais potentiellement aussi public si je deviens conseiller et que le projet passe à la mise en application. Son exposé a été clair et précis, démontrant ce qui a transpiré lors de nos précédentes rencontres, c’est-à-dire une très bonne maitrise de son sujet et une capacité à être le plus clair et précis possible. De mon côté, je me suis davantage étaler sur la mise en application pratique de la prévoyance, des avantages apportés aux membres de la guilde et aux financements possibles, le tout inscrit dans un projet plus global de répondre aux besoins des aventuriers par la guilde et qu’elle soit pas qu’un tableau sur lesquels les aventuriers trouvent leur travail. J’ai pu le dire au cours de ma campagne : la guilde est une famille qui doit prendre soin de ces membres. Idée globale sur laquelle le conseiller Tantale m’attaque dans le but évident de me faire passer pour quelqu’un de potentiellement dangereux pour la stabilité de la guide auprès des conseillers autre que lui-même et Irvin Mallory qui est venu lui-même me lancer sur la course à sa succession.
Clairement, la phase de question est le passage difficile. Même si le conseiller Tantale cherche activement à me piéger, il n’est pas impossible que les autres tentent de me pousser à commettre une erreur, mais cela dans une pure optique de savoir si je suis le plus capable pour le poste. Commence donc une longue et fastidieuse séance de questions réponses où je dois faire preuve de précaution pour ne rien dire ce qui pourrait se retourner contre moi. Toutefois, j’insiste sur ma volonté d’apporter des outils et des systèmes qui puissent faciliter la vie des aventuriers. Non pas pour les asservir à la guilde, mais au contraire pour qu’ils s’émancipent. Que la guilde prenne en charge les couts de soins, cela donne de la liberté financière à nos membres, non ? Avec Cornélius Tantale, on s’écharpe sur la question. Irvin Mallory pose plusieurs questions pour mettre en exergue les avantages de la prévoyance auprès des autres membres du conseil, récoltant au final des réactions maussades de ces associés ainsi qu’un regard noir de la part de Cornélius. La conseillère Ruth s’intéresse en particulier aux conséquences d’une balance favorable ou défavorable à la guilde. Calixte vient prêter son renfort sur cette question pour le côté technique. Les discussions prennent une bonne heure et sur la fin, la fatigue se fait sentir. Au grand dam de Cornélius, je n’ai pas particulièrement été mis en grande difficulté et les autres conseillers n’ont pas rebondi sur ses accusations. Finalement, il décide d’attaquer sur un autre angle.
-Bien, je crois que nous n’avons plus de questions pertinentes à poser.
-J’en ai bien une, Ruth. Peut-être que monsieur Callahan pourrait nous parler de sa responsabilité dans le décès d’une capitaine de la garde.
-Cornélius ? De quoi parlez-vous ?
-Peut-être ignorez-vous que monsieur Callahan a entretenu des relations privilégiés avec l’ex Capitaine du Blizzard, Elina von Andrasil. Relations quelques temps avant qu’elle ne décède. Vous savez, Ruth, que je fais grand cas des coincidences.
-Cornélius ! Ce ne sont pas des questions en rapport avec le projet !
-Vous avez raison, Irvin, mais ce sont des questions importantes si monsieur Callahan venait à prendre votre place. Savez-vous, Ruth, que monsieur Callahan a eu cette année quelques problèmes d’alcool qu’il a pu être sujet à des réactions violentes qui ne sied guère avec le statut de conseiller ?
-Cornélius ! Veuillez cesser ! Dois-je vous rappeler que les candidats vont l’objet d’une enquête approfondi de la garde sur ce genre de thématique et nous avons déjà eu les résultats de l’enquête de monsieur Callahan !
-Les enquêtes de la garde, ça peut se falsifier, Irvin.
-A qui le dites-vous !
Les deux hommes s’échangent des regards noirs, les poings serrés, comme s’ils pouvaient en venir aux mains. La conseillère Ginsburg frappe de son marteau bruyamment, réveillant l’un des autres conseillers trahi par une soudaine envie de faire une sieste.
-Messieurs ! Calmez-vous ! Je soutiens l’avis du conseiller Mallory. Ce genre de question ne relève pas de l’autorité de cette audience et il est bien soupçonneux que vous vous intéressiez autant à la vie privée de monsieur Callahan, Cornélius. Je vous prie de cesser si vous ne voulez pas que je m’intéresse à votre protégé.
-Qui est au-delà de tout soupçon de comportement dangereux.
-Je l’espère Cornélius, comme l’a précisé le rapport de la garde. Ou comptez-vous aussi remettre en cause sa validité ?
-Non, Ruth.
-Et bien nous sommes donc d’accord. L’audition est terminée. Messieurs Alkh’eir et Callahan, merci pour votre présentation et vos réponses. Monsieur Callahan, nos avis sur votre projet seront reversés à votre dossier de candidature et vous pourrez en prendre connaissance lors de l’annonce des résultats. Monsieur Alkh’eir, nous serons potentiellement amener à nous revoir qu’importe le succès ou non de monsieur Callahan. La guilde sait saisir les occasions qui se présentent à elle. Vous pouvez disposer.
Dans un raclement de chaises, les conseillers se lèvent. Cornélius Tantale part sans dire au revoir. Irvin Mallory me lâche un petit signe de tête avant de s’éclipser avec ses pairs vers un couloir menant au mess des conseillers. Nous sortons par là où nous sommes entrés. De mon côté, je suis pas mal chamboulé. Les accusations surprises sur mes déboires passés ont été d’une extrême violence. Comme si on me remettait plusieurs mois en arrière. La boule au ventre est revenue et les idées noirs que je pensais avoir mis de côté me reviennent brutalement dans la figure. J’en frissonne et je cache bien difficilement ce que je ressens. Calixte s’en aperçoit. Ça se voit. Peut-être sans vraiment savoir d’où vient le trouble. Quel est sa véritable nature. J’essaie de dissiper tout de suite les questions en prenant les devants.
-Merci pour ton soutien, Calixte. Je crois… que les conseillers ont appréciés ton expertise. Merci de m’avoir prêté main forte sur ce projet. Peut-être qu’il influera grandement leur avis. Peut-être. Que dirais-tu d’aller déjeuner ensemble ? C’est qu’avec tout ce travail, on en oublie presque que nous avons… beaucoup en commun. Je veux dire, des amis communs. Pertinent de faire plus amples connaissances, non ? J’invite.
Il y a l’embarras du choix. Des brasseries sympathiques aux restaurants plus tranquilles, je connais la totalité des adresses dans le secteur. Et je suis prêt à accepter n’importe quoi pour ne pas à avoir passé les prochaines heures seules et ne pas me faire bouffer par mon passé qui a rejailli quand on l’attendait pas. Ça sert à ça, les amis, non ?
C’était ainsi que, traînant un Whiskeyjack bien trop sympathique et bien trop chagriné pour s’opposer à lui, tout en lui parlant un peu de lui-même afin de donner à l’homme quelques éléments supplémentaires afin qu’ils eussent davantage de données communes – son travail de coursier, sa colocation au Bastion, la formidable cartographe Zahria, les écrits perturbants d’Apolline, la bienveillance de Kaname qui lui manquait mais qui devait être bien confortable entre les mains de Solveig, son amie et collègue Solveig, les quelques aventuriers qu’il connaissait et peut-être que l’examinateur connaissait aussi tous,… – Calixte les avait menés au-delà des bras de la rivière Luisante, dans les quartiers ouest de la cité royale. Puis ils s’étaient engouffrés dans un passage discret où les parois végétalisées affichaient déjà le goût pour une certaine délicatesse, et avaient fini par déboucher dans une petite cour pavée que les rayons chaleureux de midi faisaient scintiller. La brise ne pénétrait pas ici, mais les arches recouvertes de lierres permettaient de conserver une certaine fraicheur malgré l’assaut du soleil déterminé à installer ses quartiers d’été. C’était là une adresse que l’espion avait pensé tester avec Xylia. Mais Whiskeyjack semblait soudainement excellente compagnie pour ce type d’aventure. Et peut-être, sur un malentendu, cela changerait-il les idées visiblement maussades de l’homme. Ils se connaissaient assez peu ; un projet et un quiproquo étaient bien maigres pour assurer les prémices d’une amitié, même si leurs connaissances en commun ne semblaient plus en finir, mais il y avait indéniablement quelque chose de touchant chez cet aventurier de moins en moins inconnu, quelque chose qui poussait Calixte à vouloir lui tendre la main, bon gré mal gré. Et peut-être était-ce un peu réciproque, car il ne comprenait toujours pas pour quelle raison Whiskeyjack avait souhaité sa présence à lui – lui et pas l’un des membres officiels de la Prévoyance – face au Conseil.
- C’est Luz qui m’a parlé de ce lieu, présenta-t-il sommairement à l’aventurier en l’entrainant vers la porte entre-ouverte du petit restaurant dont la façade constituait le fond de la cour. Elle est toujours au courant des nouveautés et des rumeurs qui circulent chez le gratin. Ça sera peut-être un peu huppé, ajouta-t-il après un instant de réflexion. Si c’est correct, je te laisse régler, s’il s’avère que c’était une très mauvaise idée, je règle tout, proposa-t-il en se souvenant des propos de plus tôt de son interlocuteur. Ça marchera comme la Prévoyance, conclu-t-il avec un sourire.
Ils passèrent le perron pour découvrir des tables partiellement remplies, et un décors tout en raffinement. Il flottait dans l’air une odeur annonciatrice de mets délicats, et le reflet des bouteilles patientant dans leurs seaux de glace auprès des clients déjà présents indiquait une facture salée à quiconque les descendait trop rapidement. Peut-être n’était-ce pas l’endroit le plus approprié pour noyer son chagrin. L’ambre des yeux du garde s’attardèrent un moment sur la silhouette défaite de son camarade, et il hésita une seconde. Était-ce vraiment à lui de faire ce choix ? D’opter pour ce cadre tout en bienséance au lieu de celui plus confortable d’une taverne. L’ombre du regard de Zahria, écho à celui de Whiskeyjack, lui revint. Aux problèmes impossibles, autant essayer d’ajouter un chameau.
- Bienvenue, les accueillit un serveur tout endimanché de monochrome. Pour deux, c’est bien cela ? Vous arrivez parfaitement pour le service suivant, ajouta-t-il alors que Calixte acquiesçait. Je vous laisse me suivre. Je crois que c’est la première fois que je vous vois parmi nous ? Bien, je vous ferai de brèves présentations dans ce cas, poursuivit-il comme le garde acquiesçait une nouvelle fois. La cheffe du jour est madame Lin Gnac, et le menu de ce midi – hors souhait de modification de votre part – verrines de larissa, mijoté traditionnel de pattes de poulor et baies de lucoles, et pour finir baba d’agluti au rhum.
Calixte songea que la devanture du restaurant n’était peut-être qu’une belle façade pour ivrognes fortunés, car à la liste des réjouissances il n’y avait là que des plats alcoolisés. Mais peut-être la main experte de la cheffe ramenait tout cela à un raffinement permettant d’y joindre un vin sans risquer de sortir de l’établissement en voyant double. Luz aurait-elle retenu cette adresse autrement ? Ou bien comptait-elle s’en servir pour clôturer plus facilement quelques accords prometteurs ? L’esprit de l’espion s’égara un instant aux multiples possibilités de « clôture » de la jeune femme, avant que la voix du serveur ne le rappelât à l’ordre.
- Il y aura aussi confection de quelques chocolats fourrés afin que vous puissiez emporter avec vous quelques souvenirs de votre passage. Voici, leur indiqua-t-il en les laissant passer devant lui pour rejoindre un petit groupe rassemblé devant quelques établis et une équipe de commis au garde-à-vous derrière celle qui devait être la cheffe Lin Gnac. Cheffe, vos derniers participants.
Sans attendre davantage, on les plaça derrière une table efficacement organisée d’ustensiles et d’ingrédients, et la directrice des opérations leur présenta le programme du jour. Chaque binôme – venu tel quel ou arrangé pour l’occasion – reçut les consignes nécessaires pour réaliser son repas de manière adéquate aidé des commis présents, et le top départ fut donné sous l’œil vigilent de la cuisinière.
- Il va falloir réfléchir un peu, mais on devrait y arriver, fit Calixte à Whiskeyjack qui tenait la fiche de la recette des verrines devant eux. J’espère que tu n’as pas trop faim pour le moment. J’avais envie de tester le concept, mais lorsqu’on est affamé ça n’est clairement pas l’idéal.
Rassemblant les condiments nécessaires tandis que l’aventurier s’attaquait au vif du sujet – le larissa – le garde posa sur lui un œil pensif.
- Il a une dent contre toi, le Cornélius du Conseil ? finit-il par demander alors que Whiskeyjack lui tendait petit à petit l’algue préparée à incorporer à ce qui donnerait l’émulsion. Il avait l’air déterminé à être particulièrement… pénible.
Il attendit que la lame entre les mains de l’aventurier fût moins enthousiaste pour poursuivre :
- Tu peux tout à fait juste me dire que ce ne sont pas mes affaires, mais : la Capitaine Von Andrasil… c’était une amie à toi ?
Calixte fit la conversation alors que j’étais à peine capable d’aligner quelques mots pour faire une phrase sensée. J’écoutais attentivement et le flux d’informations eut le don d’éloigner mes idées maussades pour un temps. Décidemment, Calixte était un individu aux multiples facettes. Entre son rôle dans la Prévoyance et son travail de coursier, il ne devait pas manquer d’activité. Et au milieu de tout ça, ils vivaient avec une médecin royale et une cartographe. A se demander comment ils se sont rencontrés et comment ils en sont venus à vivre ensemble. On n’accepte pas n’importe qui sous son toit. Les liens qui les unissent doivent être particulièrement forts. Si je ne connaissais pas la dénommée Solveig, Calixte me parla de certains aventuriers et notamment de Carciphona Ixchel et Jin Hidoru. Décidemment. Le monde est si petit. Que Calixte connaisse la première n’était pas forcément étonnant puisqu’ils avaient le point commun de choyer une loutre et si Kaname devait rester tout aussi adorable tout en étant aussi sympathique que K’awill, le coursier tenait là un soutien de poids pour ses… courses. Et puis, Carciphona était une saphir, donc connu. Possible qu’il ait eu à livrer quelque chose pour elle et que leurs loutres aient fait le reste. Pour Jin, c’était vraiment une pure coïncidence que nous le connaissions tous les deux. Décidemment, le destin se mêlait beaucoup trop de nous choisir des connaissances communes.
En tout cas, je m’attendais à beaucoup de choses concernant l’adresse où m’amenait Calixte. Quand il a évoqué le nom de Luz, j’ai un instant pensé à un lieu qui irait parfaitement à repas galant avec son cher Naëry, mais j’ai vite dissipé l’idée. Ce serait très provocateur et pas très fin surtout que même si on en parlait pas, ma gêne face aux accusations du conseiller était clairement visible. Je ne m’attendais pas à une ambiance aussi chic ; qu’on ne dise pas que je n’aime pas le chic, mais souvent, ce n’est pas ici qu’on trouve les meilleurs bières. Le mieux du mieux, c’est la surprise d’apprendre qu’on va faire nous-même la cuisine. Et autant préparer des bons petits plats hérités des carnets de ma mère qui sentent bon la sauce et le gras, c’est quelque chose que je sais faire, autant préparer quelque chose de subtil et délicat, ce n’est pas dans mes cordes. Je jette un regard effaré devant l’outillage de qualité et les ingrédients de premiers choix devant moi sans comprendre comment je devais faire. C’est quoi ces plats ? Jamais entendu parler. Causez de Welsh et là, je sais de quoi on parle. Certes, on nous donne toutes les informations nécessaires pour faire les plats, mais il y a une différence notable entre savoir faire le plat et faire le plat à travers les dires de ceux qui savent. Faut aussi comprendre le langage technique. Heureusement, les commis traduisent quand on leur demande avec suffisamment de calme. C’est qu’ils doivent en voir souvent des gens pas aussi bon que nous. Peut-être mieux quand même, hein.
Je me saisis d’un gros couteau et des larissas, une sorte d’algues proliférant sur les rochers sous-marins et utilisés dans la production d’alcool, plutôt mal de ce que j’en sais. Juste que j’ai jamais consommé autrement que sous format liquide. Il y a un début un tout. La technique consiste à les découper avec précision dans la longueur pour en faire des fils très fins suffisamment souple pour être recroqueviller sur eux-mêmes dans les petites verrines. Les découper dans la largeur pour faire des petits morceaux est une mauvaise idée puisque c’est comme ça que l’on crève toutes les petites poches de liquides sous la surface de l’algue et qui donnent son gout. Pour que ce soit une explosion de saveur en bouche quand on perce les poches avec les dents. Je manque de me couper le doigt lorsque Calixte évoque pour la première fois la soutenance et la charge de Cornélius Tantale. Heureusement, il me restait plus grand-chose à faire. Je dépose lentement le couteau sur la planche et je soupire, tandis que Calixte met le doigt un peu plus fort sur le sujet sensible en évoquant Elina. Penser à Tantale, c’est penser à Elina de toute façon. Et même s’il s’est passé un peu de temps depuis la soutenance et sa mort, c’est toujours compliqué. Venir ici et souhaiter l’amitié de Calixte passe par cette phase. Je choisis mes mots après un temps de silence, là où Calixte continue son labeur avec une certaine aisance.
-C’était… plus qu’une amie. Nous nous sommes rencontrés peu, mais ça a … tout de suite été… fort. Intense.
Pour ne pas dire qu’on a direct couché.
-Le jour où j’ai appris son décès, je l’avais invité chez moi. Avec Luz, Zahria et d’autres, notamment. Je voulais lui dire… ce que je ressentais. Que ce n’était pas qu’une… histoire. Parmi d’autres. Qu’elle était importante pour moi. Je ne saurai jamais si je pouvais être important pour elle. Et… cela me travaillera toujours. Parce que si c’était vain, c’est une peine de cœur, mais ainsi est la vie. Alors que si c’était réciproque, c’est que le destin m’a retiré quelque chose… que je ne retrouverais peut-être jamais.
Un silence de mort s’installe. Je lance le feu pour la Poulor qui a déjà était déplumé par les commis, merci à eux. Je gamberge en boucle et je bosse en mode automatique. Ils ne restent qu’à procéder aux découpages qui nécessitent moins de précision qu’avec les larissas. Pas de peur de me couper. Calixte continue de travailler avec attention tout en me surveillant du coin de l’œil sans trop savoir s’il faut me laisser dans mon silence ou me relancer pour parler et me décharger de ce poids. J’enchaine sur le conseiller. Je pense que pour la partie Elina, on s’est compris.
-Le Conseiller Tantale… soutient clairement un autre candidat. Un certain Arno Rak. Etre conseiller, c’est avoir de l’influence. Et Cornélius Tantale est comme un poisson dans l’eau dans les jeux d’influence. Il y a des contacts un peu partout, même dans la noblesse. Il gère des activités sur lesquels il ne s’épanche pas. C’est un homme de secret et de coups de mains dans l’ombre. Ce n’est pas quelque chose de rare. Il y a partout des gens qui essaient de tirer des ficelles pour obtenir ce qu’ils veulent. Pour eux. Et pour autrui.
La poulor est découpée et Calixte a préparé les légumes à mijoter avec la viande. Le feu est chaud. On met le tout dans la poêle qui commence à mijoter. On recouvre pour éviter les éclaboussures du fond de gras. Le coursier s’empresse de se saisir de quoi faire le dessert, me laissant à la surveillance. Et au poste de celui qui en dit plus.
-Du coup, mettre quelqu’un servant son ambitieux à la place du conseiller Mallory, avec qui il entretient une relation d’opposition, serait un sacré atout. Il ne lui faudrait qu’une autre personne pour avoir la main mise sur la guilde. Pour en faire quoi ? Je ne sais rien. Cornélius Tantale ne semble pas être du moule à tout sacrifier pour une ambition maladive. Il calcule. Et les possibilités sont grandes en contrôlant la guilde. Pour le positif ou le négatif, on ne sait pas. Le conseiller Mallory, qui m’a incité à me présenter, pense que ce serait très grave si Arno Rak était choisi. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit dans l’intérêt de la guilde. Rak se présente pour sa propre ambition. Pas pour servir la guilde et les aventuriers. Ce poste, il n’est pas là que pour servir de tremplin à plus de pouvoir. Il est là pour être utile.
-Comme la prévoyance.
-Comme la prévoyance.
Un temps de silence.
-Et toi, tu…
Tu quoi ? Tu dois être confronté à des gens influents qui cherchent à avoir plus d’influence en sortant de sous la table les pires interprérations d’événements terribles qui se sont passés ? Toi aussi t’as eu une relation amoureuse qui t’a mis sur le carreau au point que tu as pu penser que ça ne servait plus à rien de vivre ? Toi aussi tu peux partager une histoire triste pour que je me dise que l’air n’est pas tout rose partout et que d’autres souffrent, alors je dois être fort et aller de l’avant ? Non. Je vais pas enchainer là-dessus. Faisons quelque chose plus sympathique et de sincèrement intriguant.
-Dis moi. Comment as-tu connu Luz et Zahria au point que vous viviez ensemble ? Vous vous connaissez depuis votre jeunesse pour qu’il en soit ainsi ? Votre destinée commune est plutôt forte.
- J’ai rencontré Zahria en premier, finit-il par choisir de répondre. Il y a peut-être… une petite dizaine d’années ?
Ou même plus que cela ? L’avait-elle déjà repéré avant ? Sous les consignes de l’ancien Maître-Espion. Peut-être. Ou pas. Avant d’accéder elle-même à ce statut, la brune n’avait jamais été très disciplinée. Jamais tout à fait là où on l’attendait. Et si Calixte aimait à penser qu’elle l’avait déjà pris sous son aile d’ombres sur la fin de ses années à l’Académie Militaire, ses propres difficultés de l’époque n’avaient pas permis à ses sens de remarquer alors la jeune femme, rendant impossible tout souvenir de sa part avant l’entrée dans le cercle des espions. Mais était-il nécessaire de tergiverser sur ce qui avait pu être, alors que ce qui était présentement le comblait tout à fait ?
- Je n’ai jamais été très adroit de mes quatre membres, ni particulièrement talentueux dans mes devoirs. Et bien que je me sois fait à l’idée de la médiocrité, il est toujours appréciable d’avoir quelqu’un pour nous en élever. Pour nous faire croire, à raison ou à tort, qu’un espoir existe. Zahria… elle est entrée par hasard – ou par le destin – dans ma vie. Mais elle est… adorable. D’une gentillesse et d’une force immenses. Hier comme aujourd’hui, elle m’est source d’inspiration.
Comme il était plaisant de remettre en mots cette tendresse dont il avait presque douté au plus sombre de leur passé. Et plus il y pensait, plus les syllabes semblaient se bousculer à l’orée de sa bouche, diffusant dans leur sillage quelques bourgeons fiévreux, ne demandant qu’à éclore un à un au souvenir agréable de son amie. Réfrénant l’envie soudaine de déclamer quelques vers à l’éloge de sa mentore – parce que ce serait étrange, et un peu un comble suite à certaines médisances du destin – comme d’inonder Whiskeyjack de ses propos transits d’admiration, Calixte se força à s’arrêter un temps pour se concentrer sur son sirop en préparation.
- Notre association – cartographe et garde – peut certainement te paraitre étrange, Jack. Mais Zahria… elle est celle qui me fait me dire que, qui que je sois aujourd’hui, demain je peux toujours être une meilleure version de moi-même. Au moins pour elle.
Ils éteignirent le feu sous les plaques, et tandis que les gâteaux finissaient de cuire, on leur apporta de quoi effectuer les chocolats à emporter au décours du repas. Se saisissant de quoi faire fondre les plaquettes pré-préparées de cacao, le coursier laissa soin à l’aventurier de s’occuper de la garniture. Le sourire qui s’était inconsciemment invité sur ses lèvres à la pensée de la Maître-Espion prit des teintes plus tristes, et Calixte hésita un instant avant de poursuivre.
- Luz je ne la connais que d’assez récemment, étonnamment. Mais c’est une très bonne amie de Zahria. Et lorsqu’elle et moi avons connu des difficultés, Luz nous a aidé à affronter la tempête.
Son regard se perdit un instant dans les reflets bruns du chocolat se liquéfiant peu à peu, avant de se relever pour appréhender plus longuement la silhouette de Whiskeyjack. Il ne pouvait comprendre la peine de l’aventurier, dont la perte d’Elina von Andrasil semblait avoir sauvagement fracassé le cœur, ne lui laissant que le temps et la solitude pour ramasser les miettes de celui-ci. Mais il connaissait le chagrin, le deuil, et le tunnel interminable du doute, des remords et de la culpabilité.
- Il est souvent difficile, au cœur de l’orage, d’apprécier le secours des autres. Mais après coup, lorsqu’enfin la souffrance s’étiole à la faveur du temps – lorsqu’enfin on lui permet de s’étioler – ces autres prennent tout leur sens. Et Luz… cela à resserré nos liens, avec Luz.
Il y avait encore beaucoup à dire sur la jeune médecin. Mais contrairement à Zahria, à laquelle il vouait un amour fraternel qu’il était prompt à déclarer à qui souhaitait l’entendre, le coursier avait là un mélange d’émois pas tout à fait distincts, pas tout à fait bien arrêtés, pas tout à fait chastes qu’il souhaitait encore ne garder que pour lui seul.
Ils sortirent les gâteaux du four, et s’affairèrent ensuite à la réalisation de leurs chocolats personnalisés. Comme plusieurs moules étaient disponibles, ils choisirent celui aux motifs en moustaches.
- Il y aurait quelque chose à faire là pour ta campagne, non, Jack ? nota avec amusement Calixte alors qu’ils mettaient leurs œuvres à refroidir.
Cheffe Lin Gnac les coupa un temps dans leur échange – à la fois pour les remercier de leur participation, leur faire comprendre que si leur repas devait être mauvais ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux même, mais que si c’était le cas alors ils étaient plus que bienvenus pour revenir aiguiser leurs talents de cuisiniers comme vider leurs bourses de cristaux – et ils furent rapidement reconduits dans la salle principale du restaurant où on les installa en binôme chacun à une table, dont les longues rangées de fourchettes et couteaux rappelèrent au coursier les interminables repas familiaux chez ses nobles parents.
- A ta campagne de conseiller, trinqua le coursier avec Whiskeyjack lorsqu’on leur servit chacun un ballon de vin pour accompagner leur entrée. J’espère vraiment que cela sera une réussite pour toi. Et pour la Prévoyance, ajouta-t-il avec un sourire amusé même si, très honnêtement, il se fichait de ce volet-ci. Ou, en tout cas, j’espère que la Guilde gagnera mieux que le candidat Rak.
La politique était loin d’être son domaine, mais il connaissait à présent trop d’aventuriers pour être tout à fait indifférent au sort de la Guilde. Et puis si les espions s’attaquaient bel et bien à cette Cabale qui les avait éludés – humiliés et profondément meurtris – jusque-là, entrainant possiblement dans leur sillage le reste de la Garde, viendrait certainement trop vite le jour où les aventuriers se retrouveraient impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans ces sombres histoires. Mieux vaudrait alors y trouver une oreille amicale et bienveillante, qu’égocentrique et calculatrice.
- Pourquoi conseiller, d’ailleurs, Jack ? demanda avec curiosité Calixte qui se rendit compte qu’il n’avait jamais demandé ses motivations à l’homme. Et si monsieur Rak a le conseiller Tantale, tu as toi aussi le concours de quelqu’un ? D’autres aventuriers ? D’amis ou de connaissances ? ajouta-t-il intéressé, puisqu’il semblait qu’Ashelia avait abandonné sa mission initiale d’enquêter sur Whiskeyjack, et donc de partager à son camarade espion ses éventuelles trouvailles.