-C’est vrai que c’est arrivé assez rapidement, cette candidature au conseil. En même temps, on n’a pas souvent affaire aux conseillers et quand une place se libère, c’est au même moment que les candidatures sont ouvertes. Je ne pense pas qu’il y a beaucoup de gens qui se préparent à devenir conseiller, parce qu’un poste peut se libérer dans cinq, dix, vingt ans peut-être ? C’est mener une vie d’attente qui peut ne pas être satisfaite, je pense que personne n’est prêt à ce niveau de sacrifice. C’est le conseiller Mallory qui est venu vers moi quand il a annoncé sa démission.
Bon, les conditions de la proposition n’étaient pas forcément les plus optimales. J’étais personnellement entrain de broyer du noir et de cuver mon alcool chez moi et il est venu en personne. Ça montre qu’il croyait vraiment dans ses arguments. On va éviter de s’étendre sur les détails, ce n’est pas très agréable, cette partie de ma vie.
-La vieillesse… il voulait passer la main, mais il ne voulait pas son poste entre les mains de n’importe qui. Il devait savoir que le conseiller Tantale chercherait à placer l’un de ces alliés et c’est vrai que dans l’idée, que certaines personnes aient le contrôle total de la guilde, ça ne parait pas une idée très charmante, même s’ils peuvent faire du très bon travail. Il y a toujours un risque. De tous les membres de la guilde, c’est à moi qu’il a pensé. Il devait me trouver sympathique. Et puis, j’étais examinateur. Et foncièrement, c’est le boulot dans la guilde de ceux qui bossent pour les autres et pour la guilde. Entre examinateur et conseiller, il y a un pas, un grand, certes, mais c’est un peu la même dominance. Le conseiller est aux examinateurs ce qu’est le saphir aux aventuriers. Une évolution logique.
On se fait interrompre à cause d’une intervention du chef à une autre table, pour ceux que ça intéresse. On écoute bien volontiers, quand même, c’est plus poli. Visiblement, le duo de cuisinier en herbe a raté quelque chose dans leur préparation culinaire et l’un s’est étouffé à moitié de dégout. Lin Gnac s’empresse de se saisir de cette opportunité pour expliquer à ces clients du jour là où le duo a fait erreur en analysant le gout, l’odeur et la texture du plat et détaillant ce qui a été fait de travers. C’est très technique et je vous passe les détails parce qu’on est pas là non plus pour vous faire un cours de cuisine. Je me dis que si je sens un truc mauvais, je vais éviter de réagir. J’aimerais éviter de me faire afficher par toute la salle parce que le chef va prouver que c’est moi le responsable. On en revient à nous.
On en était où ? Ah. Oui. Après, le reste, ça découle du bon sens. J’aime écouter et aider les gens. Une place est disponible au conseil, pourquoi ne pas saisir cette occasion ? Au pire, je suis pas pris. Au mieux, j’ai l’occasion de contribuer à rendre la vie des gens bien meilleur. Ou pas pire, en tout cas.
Je songe à ce que Calixte m’a dit. Je n’aurais vraiment pas cru que sa relation avec Zahria remontait à si loin. Il doit vraiment avoir quelque chose de fort entre eux pour que ça dure depuis si longtemps et qu’ils en arrivent même à habiter ensemble. C’est pas quelque chose de forcément facile à faire, chacun aimant cultivant une part de secret et qu’on est pas toujours apte à accepter que son chez soi, bah, c’est aussi un peu celui des autres. Des gens qu’on apprécie, mais d’autres quand même. J’aurais été en collocation pendant ma phase dépressive, ça aurait été vraiment… affreux. Je pense. J’ai pris pour moi ce que le garde disait sur la douleur qui s’étiole au fil du temps, mais en y repensant, il n’avait pas l’air d’être imperméable au sens de cette remarque. Chacun a ses blessures. Et même si elles ne sont pas physiques, Luz Weiss semble être de cette élite capable d’être la main qui vous aide à surmonter cette épreuve. Décidemment, Naëry a beaucoup de chance.
-C’est de grand secours d’être entouré d’amis en qui on peut avoir confiance. C’est encore plus bénéfique de savoir qu’ils vivent une vie heureuse. Surtout quand on y a contribué. Par exemple, Zahria et Truelle, bah, j’étais là quand ils se sont rencontrés pour la première fois. Enfin, j’ai cru comprendre qu’il y avait peut être une histoire de gosse entre eux, mais Grenn avait pas l’air de connaître plus que ça. Sur le coup. J’ai rapidement senti qu’il y avait quelque chose entre eux, et j’ai fait contribué à les pousser l’un vers l’autre jusqu’à ce qu’ils comprennent la vraie valeur des sentiments qu’ils avaient l’un pour l’autre.
Je regarde un instant mes mains avec un petit air mélancolique.
-C’est… rassurant de se dire que ces mains, enfin, plutôt métaphoriquement, ont contribué à faire leur bonheur. On se dit qu’au moins, tout ce que l’on touche ne se transforme pas en poussières.
Ohlala. Je sens que je vais faire de la grosse déprime à ce rythme. Reprenons-nous.
-Puis, autour de moi, la vie fait son chemin. Naëry et Luz. J’ai cru entendre parler de Carciphona et d’une jeune demoiselle. Bref, le temps s’écoule et on peut toujours se dire qu’il ira dans le bon sens. Comme cette élection.
Je garde pour moi tout le négatif de la réflexion. Ce sentiment persistant d’avoir mis l’idée de trouver le grand amour de côté et de vivre sans en manquer, comme une armure. Puis le destin a offert une chance que j’ai finalement saisie. Le destin a retiré cette chance et au-delà de la souffrance vécue dans l’instant, il y a cette idée qu’on a maintenant un trou béant dans cette armure et rien ne saura la combler, convaincu de devoir souffrir de ce bref espoir. Ce terrible espoir. Parfois, l’espoir peut être aussi meurtrier qu’une lame.
Mais bref.
La conclusion a tout cela, c’est que j’ai appris à connaître un petit peu Calixte et malgré les rebondissements de ces dernières semaines, je suis convaincu que l’on s’entendra bien. L’ami de mes amis est mon ami, non ? De plus, si je suis conseiller, je vais sincèrement vouloir mettre en place la prévoyance, parce que, hein, on a pas fait ça juste pour balancer des étoiles aux yeux du conseil. C’est un projet commun sincère. Ne pas le mettre en place, ça serait une forme de trahison et ça serait malavisé de trahir un ami si rapidement à cause de la politique. Ça serait faire partie de la lie de l’humanité.
Et la lie n’est pas Whiskeyjack Callahan. Et encore moins Calixte Alkh'eir.
Revenant aux explications de Whiskeyjack, Calixte se trouva facilement happé par les propos de son interlocuteur. L’aventurier avait un charme inhérent, mais il y avait là, dans la narration de ses motivations pour accéder au siège du Conseil de la Guilde, quelque chose d’intimant touchant, et de fait sincèrement intéressant. Noyant son palais d’alcool, le coursier se prit à écouter d’une oreille attentive l’examinateur. Et à espérer qu’ils conserveraient de bons rapports, au-delà de la mise en place, ou non, de la Prévoyance. Bien que les semaines avaient décidé pour le garde que Whiskeyjack était certainement un excellent candidat pour le poste, il n’était pas moins sûr de l’avis général au sein des aventuriers. Et même si celui-ci réussissait à atteindre ses ambitions, rien n’assurait que leur projet vît réellement le jour. Et bien que Calixte aurait été heureux que l’homme parvînt à son but et que la Prévoyance assurât la Guilde, il le serait tout autant de simplement conserver l’amitié de cette généreuse connaissance.
Généreuse, mais peut-être un peu trop concernant certains sujets. L’espion mit une fraction de seconde à tout à fait comprendre les propos de Whiskeyjack, mais lorsque ce fut le cas, il s’étouffa péniblement sur sa bouchée de baba d’agluti au rhum. La vraie valeur des sentiments entre Zahria et Vrenn ? Vrenn ? Vreeeenn ? Un gosse ? Quel gosse ? Dégageant le bout de dessert s’indignant pour lui en agressant son larynx, Calixte attrapa son ballon à nouveau rempli de vin et le descendit d’une traite. Heureusement, fasciné par ses propres mains, l’aventurier ne sembla s’apercevoir de sa gêne passagère. Toussotant légèrement, le coursier se rattrapa aux propos suivants de l’homme, et acquiesça distraitement à la mention de Luz et Naëry, ainsi qu’à celle de Carciphona et sa compagne. Lorsqu’enfin ses yeux eurent fini de larmoyer – d’amusement hystérique ou de peine à la fois pour sa mentore que pour ses cordes vocales irritées, il n’aurait su dire – il les posa avec un peu plus d’attention sur la silhouette défaite de Whiskeyjack.
Etonnant comme cet homme plein de charisme solaire semblait soudainement empli de vulnérabilité et de réserve. Comme s’il y avait un voile magique, trompeur, assurant à son entourage que la félicité qu’il ressentait en sa présence diffusait bien de la propre joie de l’aventurier alors qu’en réalité, si l’on soulevait un pan de cette toile, il y avait surtout là une tristesse immense. De lourds travaux de reconstruction. Des pelletées de doutes à s’en ensevelir. Et comme leur repas se terminait sur les bouteilles consommées jusqu’à la lie, Whiskeyjack s’installa dans la contemplation d’un silence pensif tandis que Calixte s’établissait dans l’observation muette de son ami. Lorsqu’enfin ils rompirent cette installation étrange mais confortable, le garde régla le repas qu’ils avaient concocté – car après tout on était plus proche du passable que du succulent – et ils quittèrent le restaurant pour retrouver les rues animées de la Capitale.
A l’ombre d’une allée garnie d’arbres au feuillage parant les assauts du soleil presque estival, ils s’appréhendèrent une dernière fois.
- Tu sais Jack, je ne suis pas certain que tu sois responsable, en bien comme en mal, du bonheur des autres, nota pensivement l’espion en traçant du regard le chemin qu’il allait lui falloir emprunter pour rejoindre la collocation Luzah. Par contre, du tien…
Il trifouilla un instant la poche avant de son pantalon, puis tendit une feuille aux annotations sauvages à l’aventurier. Une liste d’activités plus ou moins improbables qui ne cessait de s’allonger à mesure que la Maître-Espion entendait parler de nouvelles rumeurs de divertissements rocambolesques, que la médecin retenait des adresses huppées prêtes à émerveiller les sens, que le lynx aventurier trouvait des activités insolites, et que l’oubli leur rappelait l’existence de possibilités. Du bar à tapas en terrasse bien située au lancer de vaisselle comme défouloir, il y avait là une multitude de choix.
- Je sais que tu n’as pas de cristal de communication, mais tu sais où nous trouver. Zahria, Luz, Naëry… Vrenn. Et moi. Si certaines de ces occupations te font de l’œil.. ou que simplement tu t’ennuies un jour, n’hésite pas à passer. Ou écrire. On n’a sans doute pas de quoi faire ton bonheur, mais peut-être quelques briques pour y contribuer, poursuivit Calixte d’un sourire sincère. Et puis vraiment, si tu es intéressé par le concours de twister & peinture, tiens-moi au courant. Zahria et moi on cherche toujours un troisième partenaire pour notre équipe.
Et comme la journée ne rajeunissait pas, et qu’il allait bien falloir mettre un terme à cette rencontre-ci, l’aventurier et le garde se séparèrent pour retrouver leurs devoirs respectifs. Mais nul doute que l’amitié – ou le destin – rapprocherait à nouveau leurs pas.