Voilà. On allait faire quelque chose que je maîtrise plutôt bien, à l’inverse de choisir un établissement servant un alcool correct dans une ambiance pas trop tape à l’œil. C'est-à-dire qu’on va parler de moi, et je ne dis pas ça parce que je suis égocentrique, hein, ça serait tout de même un comble alors que j’aime écouter les gens. C’est juste que c’est un sujet que j’ai un peu pratiqué avec le temps. Bien sûr, il faut que le destin s’en mêle et quand Faolan se met à me regarder avec des écarquillés, c’est là que je me dis qu’il se passe quelque chose d’anormal, aiguillé par le changement de couleur de la petite famille, le paternel pouvant se vanter d’arborer une toison aux reflets de Vert Iano avec des paillettes, comme à peu près tout le monde ici. Ne discutez pas les couleurs, je suis un expert en la matière. On se retourne quand on parle de surprise pour tomber sur un serveur hybride de caméléon, dardant vers nous un regard amusé tandis que sa peau écailleuse change de couleur avec régularité, passant par différentes nuances de couleurs. Je vous laisse imaginer.

-Mais qu’est-ce que … ?
-Petite spécialité ! Avec une liqueur dans vos verres, vos cheveux changent de couleurs aléatoirement !
-Les poils aussi ?
-Aussi !

Ma moustache ? Je louche vers le bas pour la contempler, levant les lèvres pour mieux la voir. Effectivement. C’est pas horrible, hein, quoique j’ai aucun esprit critique en matière de couleur, mais ça fait rire les enfants, alors pourquoi s’en faire, hein ? Dans nos verres qu’il a dit ? Je me disais bien qu’il y avait un goût bizarre, mais c’était le manque d’alcool évident que j’avais imaginé en explication. Ça doit être ça. Un peu malsain comme idée, dans le principe, parce que faire boire n’importe quoi à ses clients, c’est déjà se poser la question que ça pourrait être des produits moins recommandables. Bon. On fait confiance, hein. Je demande pour me rassurer tout de suite.

-Ça dure longtemps ?
-Quand vous aurez fini votre repas, ça sera disparu !
-Ah.

Ça ne veut pas dire grand-chose, hein, finir son repas. Qui a dit qu’on allait pas prendre trois plats, cinq desserts et deux entrées, pour finir, hein ? Le temps est relatif, même si je vous avoue que je n’ai pas l’estomac pour tout ça. Il faut savoir faire des efforts pour ne pas trop manger et tenir une ligne superbe. Regardez moi. C’est pas beau, non ? Ne me complimentez pas, je n’aime pas ça. Bref. Le serveur finit par se barrer, non sans laisser une petite peluche à Melta avec la particularité de changer de couleurs fonction de là où on appuie, ce qui a le don d’occuper le gamin, laissant une avenue pour parler de moi, en toute modestie : le verre en main, un sourire aux lèvres, le bras sur la banquette sur le dossier d’une chaise à côté, l’air décontracté. Toujours important d’avoir l’air.

-Aventurier, oui et non. Je suis examinateur de la guide des Aventuriers et je vois tout de suite à ton regard intrigué que tu ne vois pas trop ce qu’est un « examinateur ». C’est très simple. Nous sommes les rouages invisibles et indispensables au bon fonctionnement de la guide. Ce que tu vois de l’extérieur, c’est des contrats proposés et des aventuriers qui répondent au contrat, l’exécute et sont payés. Mais à côté, il faut récupérer les contrats, collecter les primes auprès des contacteurs, vérifier que les missions sont bien faites, vérifier que les contacteurs son solvables, vérifier qu’ils ne baignent pas dans des activités répréhensibles où tout lien avec la guilde pourrait entacher sa réputation durablement. Il y a beaucoup d’administratifs et chaque jour, nous aidons les aventuriers à ne pas se tracasser avec ce genre de choses. Pour qu’ils puissent vivre de l’aventure et de leur juste récompense sans se soucier de toutes lourdeurs en amont et en aval du processus. Je suis plutôt expert dans mon domaine, cela fait une dizaine d’années que je suis examinateur. Il nous arrive de participer à des contrats, mais c’est assez rare et mue par des circonstances bien particulières. Les principaux dangers dans ce milieu, c’est de se noyer dans la paperasse et de se faire manger les mollets quand on lâche les liens sur nous parce que des clients ne veulent pas payer pour le juste travail effectué. Les dangers mortels, on laisse ça pour les aventuriers.

Je m’interromps, déjà pour boire un coup, parce que parler, ça donne soif, mais aussi parce qu’une femme unicorne vient nous apporter nos plats. La mignonnette à la langue de chat bénéficie d’une présentation à la fois étonnante et à la fois non. Tout est fait pour ressembler à une tête de chat, léchant une boule de purée. Pas banal, mais quand on voit l’établissement, on se dit que ça fait sens. Je vous parle pas du plat de Faolan, il a un style propre à lui et je le lui laisse le plaisir de le détailler. J’en reviens à mon histoire après avoir souhaiter un « bonne appétit » de circonstance et d’avoir récolter un bon coup de fourchette dans les légumes que j’avale après avoir mâcher en regardant à droite à gauche sans trop savoir pourquoi je fais ça, mais je le fais. Etrange en présentation, mais plutôt bon au final. Ne jamais s’attarder sur les apparences. Je l’ai jamais dit ?

-Actuellement Scrotch Scrotch on est en pleine campagne Scrotch Scrotch pour un poste au conseil. Scrotch Scrotch. Je suis candidat. Scrotch Scrotch. Et j’ai demandé à Yoponsa, une amie Scrotch Scrotch pour organiser un repas de guilde Scrotch Scrotch ici. Glou Glou. Pour faire un truc convivial Scrotch Scrotch, mais aussi pour pouvoir rencontrer les gens Scrotch Scrotch. J’imagine qu’elle voulait Scrotch Scrotch que tu t’occupes Glou glou Aaaah de la cuisine ? Scrotch Scrotch. J’espère que ça sera bien fameux !

Je le dis pas, mais à parcourir les routes pour le boulot d’examinateur, on en croise de l’auberge et de la cuisine de terroir. On passe ça en note de frais quand on peut, mais on se fait des petits gueuletons qui font plaisir. De là à dire qu’on a une attente particulière pour ce genre d’événement, il n’y a qu’un pas. C’est qu’on voudrait pas que ça soit banal, voyez ?

J’ai une confession à vous faire.

C’est plutôt agréable d’être un hybride. Le changement de sexe n’est peut être pas ce qu’il y a de plus indispensable, surtout qu’il pose de grave problèmes d’identité et de compréhension de son soi-même, mais autant d’acquérir quelques attributs d’un chien, ou d’un « doggo » comme certains les appellent. J’étais déjà adepte d’une certaine forme de pilosité abondante, mais là, je suis plutôt servi. Ça donne une impression de douceur et ça tient plutôt chaud. Bon. Je vous avoue que ce n’est pas trop la saison pour avoir chaud, mais heureusement, il n’est pas criminel de pendre la langue quand on est un hybride de chienne. Ce que je n’hésite pas à faire, donc. Puis, j’ai l’impression de mieux entendre des choses dans le brouhaha capté par mes oreilles humaines. Les tintements de la vaisselle de la cuisine, les bruits de pas sur le sol quand les serveurs se déplacent entre les tables avec une habilité insoupçonné. Les arômes changent. Il y a des parfum qui me viennent aux narines que je n’arrive pas à percevoir, mais certaines effluves provoquent chez moi de furieuses envies de faire des choses bien étranges. Renifler des gens, par exemple. Où me frotter contre ce pilier, là-bas. Etonnant, non ?

Faut dire aussi un truc, c’est que le premier cocktail fait toujours effet. Jaune et vert avec des paillettes. Je suis probablement le doggo le plus flashy de toute la création en ce moment. Faolan est quand même moins bien loti que moi. Pas que les lapins, c’est moins bien que les chiens ; en tout cas, je ne me prononce pas dans ce débat ; mais avec ses oreilles très caractéristiques, il ne passe pas vraiment inaperçu. Quelques signes extérieurs ; je vous passe les détails ; me renseignent sur son changement de bord à lui aussi. On peut s’attendre à beaucoup de choses mais quand même être très étonné. Ils sont des produits stupéfiants, il est vrai, mais cette tendance à ne pas prévenir n’est pas très saine. Faudrait en parler avec le patron parce que là, c’est plus possible. On a pas choisi l’option « repas transformé », à ce que je sache. Prenez en de la graine sur Faolan. Lui, il prépare avec son client les contours de ce qu’ils comptent faire. Il propose, il explique. Il ne va pas sortir un ENORME gâteau à la crème de sous la table alors qu’on en est encore qu’au plat principal. Gâteau qui se transformerait en vache multicolore. Pourquoi ? Et pourquoi pas ? C’est du même tonneau là.

-Hein ?

Je tombe sur la conversation entre Faolan ave l’unicorne comme un cheveu sur la soupe, trop occupé à dissiper cette envie de suivre une odeur de bidoche alors que je viens de manger. On nous donne des ordres ? On nous prend pour des serveurs. Saugrenue, non ? Je suis du regard le serveur donneur d’ordres en écoutant la proposition alléchante de Faolan. C’est sûr qu’il suffit de « démissionner ». On n’est pas pied et poing lié à notre nouveau travail, c’est quand même ça qui est pratique. Je réagis trop tard en voyant Faolan payait pour moi. J’aime pas beaucoup ça, mais si certains pourraient considérés qu’il y a des circonstances qui amènent à ce genre de geste, j’aime quand même pas. Pas comme ça. Faut que le deal soit donné avant. Pas à celui qui paie le plus vite. Et je vais pas faire d’esclandre ici. Surtout que quand je me lève et que je pars pour partir, je me surprends à ramasser la thune pour l’apporter à la caisse. Là, un autre hybride range l’argent et m’indique deux plats à servir pour une table non loin.

Vous savez quoi, je m’en vais pour lui dire non, mais j’y arrive pas et je me saisis des deux plats et je vais directement servir les deux invités.

-Voici pour vous.
-Oh Merci.
-Ca a l’air bon.
-On prendrait pas un cocktail avec ça ?
-Je suis pas très cocktail, tu le sais. Il faut qu’il soit bon.
-Ah oui. Vous en dites quoi, mademoiselle ?

Je le regarde avec un sourire aimable. J’ai envie de lui dire d’éviter les cocktails comme la peste et que ça peut l’amener dans une situation qu’il regrettera à terme, mais ça serait dire du mal du propriétaire, et comme un bon doggo, je me dois de servir mon maître avec ferveur. Je me fends d’une courbette.

-Ils sont extrêmement bons. Un délice. Ils vous transforment presque.
-Ah ? Quand même ! Deux cocktails alors.
-C’est noté.

Je m’en retourne avec l’impression de commettre un crime, mais de faire quand même plaisir au maître, alors ça passe. Je croise Faolan qui me regarde avec une incompréhension totale. Je m’en vais lui expliquer la situation, même si elle peut paraître évidente.

-Allez Faolan ! Au boulot ! Le maître ne sera pas content sinon.

Echec. J’ai une incommensurable envie d’avoir une petite tape sur l’épaule, je ne sais pas pourquoi. Et si ça pouvait venir du maître, ça serait vraiment top. Je sais que j’ai quelque chose qui se balance derrière moi, mais j’essaie d’en faire abstraction, parce que c’est une partie de mon anatomie que je serais incapable de gérer. Vaut mieux ne pas s’en préoccuper. En parlant du Maître, le voilà justement qu’il arrive. Un hybride. Aussi. Et quoi de mieux qu’un glooby pour diriger cet établissement. Quand je le vois apparaître, un torchon sur l’épaule, les pouces dans les boucles de son pantalon, je n’ai qu’une seule envie, c’est de croiser son regard et de voir son sourire. A mon adresse. Mais c’est à peine s’il se préoccupe de moi. Pire, il flatte la serveuse unicorne et je sens comme une boule furieuse s’agitant dans mon ventre. Une jalousie tout à fait normale. J’ai plus qu’une seule envie. Celle de détruire la réputation de la serveuse unicorne pour prendre sa place dans la hiérarchie du Maître

Je fais un signe sans équivoque à Faolan en direction de l’unicorne : je frappe du poing contre la paume de mon autre main avec un air vilain. Que faire ? Croche patte ? Mauvaise commande ? Petits « produits » dans les boissons ? Je prends tout. Si ça me permet de prendre la place numéro un, je suis pour. Il n’y a plus que ça qui compte. Et même si au fond de moi, je sais bien que c’est futile et que je suis piégé de ce sentiment, je ne peux pas m’en défaire. Alors, allons y, non ?

Je regarde Faolan et l’unicorne fixement. Bon. Vrai que de la voir complètement perdre les pédales, ça me donne comme une giclée d’adrénaline dans le cœur qui bat à cent à l’heure. Je pourrais chercher du regard le maître glooby et me satisfaire de la déception dans ses yeux, mais j’arrive pas à séparer mon regard duo pour contempler le fruit de cet incident. Etrange, non ? C’est parce qu’un autre furieux instinct s’est emparé de moi. Une envie irrésistible qui me fait pendouiller la langue, la respiration courte, bavant presque, mais la mi-partie humaine de moi-même arrive à empêcher de faire ça. C’est que ça sent bon cette saloperie. Ce qui a été renversé. Sur elles. L’odeur décuplée par mes capacités olfactives améliorées est enivrante, entêtante, ensorcelante et d’autres mots en antes, mais des synonymes, hein.

J’ai envie d’y goûter.

Même si l’idée de léchouiller Faolan brise pas mal de conventions sociétales de ma partie encore humaine. Indécis sur ce qu’il faut faire, je pars quand même à sa rescousse. L’unicorne continue à faire son scandale tandis que la chèvre est complètement désemparée. Les clients, partagés entre incrédulité et rires goguenards, font particulièrement attention à ne pas être touchés par une projection liquide causée par les mouvements parfois brusques des deux serveuses aux risques de renverser quelques d’autres. Pas loin, un gamin rigole de la scène. Melta. Qui n’a pas perdu de voir son père dans cette position comique. Heureusement qu’il n’a pas vu ses gestes déplacés, vous imaginez ? Quelle éducation pour un enfant. Quelle décadence ! Bref. J’arrive pour apporter la paix, histoire de briller. Une main sur l’épaule de Faolan, passant la tête par-dessus, ce qui me permet de sniffer l’odeur à plein poumons ; quelle extase ; je m’impose.

-Mais traînez pas comme ça. Qui a fait quoi, on verra plus tard ! Il faut vous nettoyer !
-Oui… Bah je vais aux toilettes !
-Toi, il faut nettoyer le sol et préparer la commande. Les clients attendent !
-Ah ? Euh … oui ! Je fais ça tout de suite.
-Excusez nous pour cet événement fâcheux. Ça ne se reproduira plus.
-Oui… Oui… Ca aurait pu être pire. Vous me paraissez très sympathique. C’est pardonné.
-Merci beaucoup. Merci pour tout. Allez, viens, Fao.

Je l’emmène du côté des cuisines pour qu’il puisse se nettoyer un peu. Sauf qu’il n’y a qu’un toilette et qu’il est occupé par l’autre greluche qui va prendre son temps, j’imagine. On a plus qu’à attendre comme des idiots. Et là, dans un espace pas bien grand, à l’écart du trafic, l’odeur est irrésistible et plus d’être si proche. Si accessible. Je me perds un peu, et Faolan note un détail important.

-Jack, pourquoi tu baves ?

Je bave.

-Oh. Pour rien.

Je ne me contrôle plus. Et puis, il n’y a plus de public, alors toutes les conventions sociétales ne seront pas brisées. Sans prévenir, je pars sur une grosse léchouille bien baveuse depuis le bassin jusqu’à l’épaule ce qui a le don de faire tressaillir de surprise Faolan, voire même de peur. Aux questions logiques du type « MAIS QU’EST-CE QUE TU FOUS ? » je réponds pas d’autres léchouilles, ingurgitant les nectars aussi sucrés qu’enivrant. Je devrais m’arrêter. Il essaie aussi. Mais vous arrivez à arrêter un doggo qui a décidé de vous faire des léchouilles ? Facilement, je veux dire ? Bah voilà. La patoune sur le cœur, je m’en vais nettoyer moi-même mon ami en omettant des endroits, hein, quand même, il faut pas déconner. L’histoire retiendra qu’on ne m’a pas laissé finir. Croyez en ce que vous voulez. Quoi qu’il en soit, j’en suis aux oreilles ; dressés sur sa tête, aussi douce que poisseuse par les cocktails ; quelqu’un finit par faire son apparition au bout du couloir. Et là, je m’arrête brusquement.

C’est le Maître.
Le Maître Glooby.
Il fait une drôle de tête.
Vous pensez qu’il est jaloux que je papouille quelqu’un d’autre ?
En tout cas, il me regarde.
J’aime quand il me regarde.
J’aime moins comment il me regarde.
Mais il me regarde.
Je suis content.
Enfin, je suis contente.

Je fais un pas dans sa direction, rangeant ma langue dans ma gueule et affichant la mine de l’innocence. Vous savez ? Celle que fait un doggo quand vous rentrez à la maison alors que derrière lui, la moitié du salon a été saccagé ? Divulgation : ça ne marche pas.

-Qu’est ce que c’est que ces affaires ?
-Maître ! C’était pour la nettoyer !
-Maître ? Mais t’es qui ? Je t’ai jamais recruté dans mon bar ! Toi non plus !
-Mais…
-Dégagez de là ! Ou j’appelle la garde !
-Mais… Maître ?
-Cassez vous ! DEHORS !

Il prend un bâton en main pour renforcer son propos. Je frissonne. Des milliers d’années d’hérédité canine que je viens d’acquérir m’alerte sur ce geste loin d’être anodin. Quand le Maître est en colère et qu’il prend un bâton, ça ne fait pas bon ménage. Et surtout, le Maître me rejette ! Moi ! Son fidèle toutou ! Tout mon esprit canin vole en éclat et j’ai encore assez de volonté pour choper Faolan par la main et fuir à travers la salle principale, sous le regard interloqué des clients et des serveurs. Faolan récupère quand même sa progéniture tandis que je jette un dernier regard vers le Maître Epaule contre le chambranle de la porte, une main sur son gourdin, l’autre bras est passé autour de la taille de la serveuse unicorne qui darde vers moi un sourrire moqueur. Ce qui m’achève totalement

Je ne suis pas digne du Maître
Le Maître ne veut plus de moi.
Je ne suis plus personne.

La tête basse, je fuis en couinant de tristesse.