J’apparais dans un flash dans la salle des téléporteurs du Grand Port, grimaçant encore en repensant au dernier souvenir en date. Le visage stoïque me souhaitant bonne chance, notamment parce que le décès d’un candidat en période pré-décisionnel du conseil est sujet à des conséquences importantes si on s’en tient à charte électorale de l’an 872 ; elle est un peu vieille. En particulier, le fait que la famille du mort peut être poursuivi par la guilde des aventuriers pour tentative de déstabilisation d’un processus assimilé démocratique, mais en fait non, parce que le candidat décédé peut attirer des soutiens qui ne sauront que faire au moment du vote et l’instant de flottement pourrait bénéficier à quelqu’un d’autres. L’article en question a fait l’objet de vives débats à l’époque, parait-il, s’appuyant sur l’événement tragique de l’an 855 où les sept candidats aux conseils sont tous décédés accidentellement d’un couteau planté dans le dos, conduisant à l’élection automatique du huitième candidats, miraculeusement sorti indemne de cette soirée sanglante et qui a prouvé lors des années qui ont suivi son inaptitude totale à la fonction, causant beaucoup de tort à l’époque à la guilde. C’est pour ça que l’article a été intégré, afin d’apporter un poids psychologique aux candidats leur intimement de ne pas mourir, sinon, ça peut causer du tort à la guilde.

Lou est décidé à changer la règle. Il est sympa. Sauf qu’il le fera une fois au conseil.

Je jette un œil au papelard qu’il m’a filé, décrivant les instructions à suivre. Le bateau m’attend, j’y retrouverai Jin Hidoru qui fait évidemment partie de l’aventure. Un bon gars, ce Jin. Ça fait un moment que je l’ai pas vu. Je me demande ce qu’il est devenu, depuis le temps. On aura l’occasion d’en causer, surement, sans forcément entrer dans les détails, parce que ça me conduirait à évoquer des sujets qui fâchent. J’ai une fugace pensée concernant l’élection : est-ce qu’il a signé ma pétition ? Surement. Je ne le vois pas signer ailleurs. Je vous vois venir avec vos regards interrogateurs. Qu’est-ce que je fiche ici ? Pourquoi Jin ? Et l’élection ? Parlons-en, justement.

C’est fini.

Par-là, j’entends que j’ai plus vraiment la main dessus. Tous les projets et les phases d’autopromotion de campagne sont terminés. Le conseil rentre en phase de concertation, analysant les résultats et débattant des candidats afin de déterminer qui sera le plus apte à obtenir le poste. A l’issu de cette phase, qui ne peut excéder deux mois, on sera convoqué et à l’issu d’un interrogatoire finale, ils voteront. Et ils choisiront. Et on saura si j’obtiens le poste final ou si je retourne à ma solide carrière d’examinateur. Vous vous doutez du résultat, surement, mais je préfère ne pas faire des plans sur la comète, hein. Un peu de respect pour la cohérence scénaristique. Du coup, on a deux mois où l’on peut bosser comme avant, attendant que ça se décante. Et c’est là qu’on est arrivé sur le bureau cette demande de la famille Maple. Je me souviens de cette histoire de céréales, évidemment. A l’époque, ça sentait un peu le coup fourré, mais on est resté concentré sur la tache première. Là, le plan consiste à faire le clair dans cette histoire.

Vous allez me dire : « Mais Jack, déjà, quelle formidable moustache aujourd’hui ! » et je vais vous en remercier bien gentiment, mais vous allez surtout me dire « Depuis quand les aventuriers enquêtent sur ce genre d’affaire, ce n’est pas plutôt le boulot de la garde ? ». Je vous répondrai que je la lustre tous les matins, mais ça va pas faire avancer le schmilblick. La vérité là-dessous, c’est qu’il y a un petit montage. Déjà, on est initialement appelé pour témoigner dans l’affaire. Normal. On était aux premières loges. Et on peut se dire qu’il y a de la politique là-dessous. La garde pourrait enquêter, mais qu’est-ce qui vous dit que la politique adverse n’a pas le bras suffisamment long pour avoir un droit de regard sur l’enquête ? Et la faire capoter, qui plus est. Pour ça que des aventuriers, qui sont pas censés faire ce genre de taff, ça parait plutôt une bonne idée pour éviter d’être handicaper dans l’enquête. En tout cas, c’est ce qu’on lit entre les lignes de la demande officielle. On est plutôt dans le style de témoins assez actifs. Ça va faire plaisir à Jin, sauf si ça consiste à activer la langue, quoiqu’il ne doive pas être trop à plaindre de ce côté-là, si vous voyez ce que je veux dire. Tant qu’il ne bouscule pas les grands-mères, ça m’arrange.

Effectivement, je retrouve l’intéressé à bord de l’embarcation pour l’Archipel, qui, ironie du sort, transporte des céréales. On s’embrasse. Avec les bras, hein, comme des amis, parce qu’on s’apprécie plutôt bien. On échange les banalités d’usage sans rentrer dans le vif du sujet et on cause plutôt de ce qui s’est passé il y a plusieurs mois. Le boulot d’abord. Alors que le bateau lève l’ancre et commence à filer vers les côtes, le destin nous fait rappeler que la mer et Jin, ce ne sont pas les meilleurs amis du monde et on privilégie de ne pas trop s’agiter pour éviter un accident malheureux. Jin se préoccupe des élections que je décrie via quelques anecdotes rigolotes en évitant les sujets un peu sensibles. Je veux lui parler de son aventure sur une certaine ile. Il reste évasif sur le sujet. Clairement, c’est pas le moment d’en causer, ça le sera peut-être jamais. Je pousse pas, je suis pas là pour l’indisposer. Et puis, on va probablement passer un paquet de temps sur cette mission bien particulière, s’il veut causer de ces problèmes, on aura l’occasion de les évoquer.

La suite du voyage se passe tranquillement, notamment parce que je lis un peu de documentation sur l’archipel. Quitte à mettre le petit doigt de pieds dans l’eau glacial de la politique insulaire, autant en connaitre la température. A peu près. Je propose bien quelques documents à Jin, mais le regard qu’il me renvoie en dit long sur son absence de motivation pour ce genre d’activité. Il apprend bien deux trois trucs, mais il préfère rester tranquille ou taper un coup de carton avec les membres d’équipage. Je les aurais bien rejoins, mais je suis un peu studieux là. J’ai changé ? Ouai. On peut dire ça. Je suis toujours le même, mais en différent. Nos expériences nous changent. En bon ou en mauvais, ça reste toujours nous, c’est ce qui faut se dire.

On finit par arriver ; on connait le temps que ça dure, hein, le voyage. Jin est déjà prêt avant même qu’on arrive, presser comme jamais de quitter la mer pour le plancher des vaches. Je regarde mes notes qui m’indiquent le lieu de rendez-vous : une adresse dans un patelin non loin de la côte. A l’abri des regards et des oreilles indiscrètes. On y retrouvera l’individu chargé de mener l’enquête et qui doit nous tirer les vers du nez. Gentiment, hein. J’ai envie d’une bière. J’espère qu’elle est bonne. Je soupire un coup, puis je balance une tape amicale dans le dos puissant de Jin qui oscille même sous l’impact. Quel bonhomme.

-Allons botter des culs.

Avouez-le. Quand vous donnez le nom d’une femme et que votre interlocuteur jure, c’est qu’il la connait. Et plutôt bien. En bien ou en mal, on ne peut pas savoir à ce moment-là. Quand il vous la désigne après avoir observé une salle entière en quelques secondes, c’est qu’il la connait suffisamment bien physiquement pour ne pas se tromper. Et quand il s’avère que c’est une jolie jeune femme et que ledit interlocuteur est aussi un jeune homme qui a tous les atouts pour plaire aux dames, il y a de quoi se faire des idées qui vous donnent le petit sourire aux coins des lèvres de celui qui a bien compris et qui fera genre d’accepter tes justifications à l’emporte-pièce, mais qui n’est pas dupe. Vous voyez parfaitement de quoi je parle, hein ? Ce petit sourire que l’autre sait qu’il ne sera jamais compris, même si c’est une regrettable méprise, mais il y a rarement autant de fumer sans feu, hein ?

Bref. Quel coquin, ce Jin.

Je tique encore plus sur le « professeur ». Il me vient alors des tas d’images plus ou moins discutables en public de petites scénettes impliquant des jolies professeures avides de partager ses nombreuses connaissances aux esprits affamés, lesdits esprits sont incarnés par des jeunes hommes qui semblent davantage fréquenter les salles de sports que les salles de classes, mais qui, lorsqu’ils sont en classes, ne se laissent pas prier pour coucher sur le bureau lesdites connaissances. Vous voyez parfaitement de quoi je parle, hein ? C’est fou qu’on soit sur la même longueur d’onde, hein ? Du coup, c’est toujours avec le même sourire entendu que je rencontre cette mademoiselle Mavrokoudatruc qui se lève en nous accueillant.

-Tiens donc, mon élève prodige.

L’histoire ne dira pas si elle voulait dire prodigue car assurément, Jin est de ceux capable de prodiguer beaucoup à celles qu’il apprécie.

-Le nom que j’avais ne correspondait vraiment pas. Et vous n’êtes peut-être pas, en toute logique, Whiskey Calvados ?
-Whiskeyjack Callahan. Et vous êtes ?
-Xylia Mavrocordato.
-Mavrocoeur… Vous pouvez m’appeler Jack. Vous connaissez visiblement Jin. Jin est un ami. Les amis de mes amis sont mes amis, ne dit-on pas ?
-Pourquoi pas.
-Pardonnez ma curiosité, mais qu’est-ce que vous apprenez à ce bon vieux Jin ? Peut-être à garder sa langue dans sa bouche ? Ahah !
-Jack…
-Pas du tout au contraire. Nous travaillons à ce qu’il puisse mieux l’utiliser.
-Ah, je vois.

Je jette un regard à Jin avec une banane sur le visage et je lui glisse un clin d’œil entendu. Tout le monde a bien compris de quoi il en retournait. L’aventurier me répond par le regard de celui laissant une situation échappé à son contrôle pour son plus grand malheur. Il essaie de prendre la parole.

-Jack, c’est pas du…
-Non mais Jin, je ne te juge pas. C’est très bien ce que tu fais. C’est très bien de vouloir augmenter en compétences. Et je n’ai pas à juger de comment tu occupes ton temps libre. Quand je vois certains aventuriers qui ne pensent qu’à faire la fête, ça me fait chaud aux cœurs de voir des gens comme toi qui cherchent à libérer tout leur potentiel afin de satisfaire leur partenaire. Dans le fond, tu fais partie de l’avenir de la guilde tout comme tu fais partie de l’avenir du royaume. Il vaut mieux que tu sois prêt à afin de tout donner pour les futures générations.

Je lui fais une tape amical dans le dos et le gratifiant de mon sourire le plus sympathique, celui auquel les gens ne savent jamais trop quoi dire. Jin cherche de l’aide de Xylia qui n’arrive pas puisque c’est à ce moment-là qu’un serveur débarque.

-C’est ici les planches de charcuterie et de fromages ?
-Oui, c’est ici.

Le type pose sur la table trois planches foncièrement énormes de charcuteries, de fromages, de patates et différents autres trucs à vocation d’être bon et gras. Je fais un peu les gros yeux. Tout ça pour Xylia ? Fiou. Elle a un gros appétit, sans mauvais jeu de mots impliquant Jin, hein, quoique, le doute est permis, héhé. Il est vrai qu’on a pas eu le temps de trop bien manger sur le bateau, avec l’ami Jin, surtout que ce dernier n’a pas eu un voyage facile. Une bonne bouffe, c’est un remède efficace contre un petit mal de mer. C’est des copains du Grand Port qui me le disent souvent, entre deux tournées générales. Alors, moi, je les crois. J’interpelle le serveur.

-Vous pouvez m’en mettre une aussi pour moi ? T’en prends une, non, Jin ?
-Euh… ouai.
-C’est que c’est pour vous, aussi...
-Merci Xylia, mais vous n’êtes pas obligés de partager. Vous avez l’air d’avoir faim, on est pas là pour vous priver de quoi que ce soit.
-Non mais…
-Deux planches du coup ?
-C’est ça, monsieur. Mettez-moi une bière et un lait de chèvre pour le jeune homme.
-Je m’occupe de ça.

Il s’en va. On finit par s’installer, trouvant de la place aux milieux des papiers et des victuailles. Xylia a l’air un poil chiffonné, mais je ne veux pas l’importuner avec ça. Ça ne me concerne pas. Après avoir enfourné un mini-sandwich artisanal fromage/charcuterie/fromage dans sa bouche, Xylia jette un œil à ses notes avant d’en venir à nous.

-Bon. Tout le monde sait déjà de quoi il est question. Je gère l’enquête relative aux agissements qui ont à lieu à la guilde marchande, il y a plusieurs lunes, contre une cargaison de céréales à l’attention de la famille Maple. On peut peut-être commencer par ce que vous me racontiez, en détail, tout ce qui s’est passé ?

Je vous ai traduit aux milieux des bruits mastications. On s’est pas fait prier et on s’est mis à table, au propre comme au figuré, puisque la bouffe et la boisson sont arrivés assez rapidement. Et il n’y a rien de mieux pour commencer que de raconter une histoire en se remplissant le ventre. Non ?

Vous voyez, Jin, c’est pas un mauvais bougre. Certes, il manque d’un certain doigté ; seulement dans les situations tendues ; enfin, pas celles qui relèvent du domaine privé, vous vous imaginez bien ; mais il est tout le temps efficace quand il s’agit d’apporter des arguments concrets dans un conflit autant physique qu’idéologique. Mais il n’est pas sans défauts, mais ça, ça s’apprend avec l’âge. On murit grâce aux contacts avec des gens d’expériences. Comme moi, par exemple. J’essuie mes lèvres d’un revers de serviette parce qu’il s’agit quand même d’être un poil propre et que la ripaille est plutôt bonne et je fais non de la tête.

-Je vais dissiper tout de suite un malentendu, mais Edward Gane n’est pas du tout le patron de la guilde. De toute façon, Xylia, tu aurais bien vite de vérifier l’information, mais autant ne pas perdre du temps sur des erreurs. C’était un habitué de la guilde, a priori, mais pas un de ces membres.

Je pose une patte amical sur l’épaule de Jin qui se mord la lèvre d’avoir dit une gaffe. Le brave garçon. Ça ne sert à rien de se moquer, mais il est important de faire un peu de pédagogie.

-N’oublie jamais de bien réfléchir à ce que tu vas dire Jin. C’est bien de vouloir correctement utiliser sa langue et son poignet pour coucher les mots, mais il faut comprendre ce que l’on dit. Je n’aurais pas été là, l’enquête serait probablement partie sur la guilde et l’accusation aurait pu avoir de grave répercussion. Les vrais responsables auraient eu vent de la situation et aurait alors couvert leur trace, bénéficiant de cette erreur. Pense aux conséquences. Il faut voir la portée de ce que l’on dit. Si ça n’implique pas de choses très importante, ça va, mais là, on parle de hauts responsables, ce n’est pas le genre de nom que l’on lâche aussi facilement. T’imagines, tu accuses la première ministre, tu la connais pas et bim, on a une crise institutionnelle sur le dos. Mais c’est pas grave, hein. Il faut apprendre dans la vie.

Je lui tapote le dos gentiment comme un père à son fils. On a pas une grande différence d’âge, mais ça se voit que pour les choses compliquées, il a un peu de mal. Il a pas l’habitude de gérer ce genre de problème, de traiter avec les intentions de personnes hautes placés. Bref, après cette aparté éducatif que Xylia ne saurait décliner puisqu’il semble y avoir une relation éducative très forte entre eux. Mais il s’agirait d’avancer.

-A mon avis, Gane ne nous renseignerait en rien. C’est le genre de gars qui bossent toute la semaine à la guilde marchande pour faire des affaires, juste qu’il est suffisamment malhonnête pour faire le genre de boulot qu’on a stoppé. Il serait très malavisé pour les commanditaires de faire appel à un de leur contact régulier. Ça se saurait. Il devait probablement faire le boulot suite une demande bien payé et c’est tout. Ils auraient rompu les contacts. Les autres gars doivent être des types à Gane pour faire son sale boulot.
-Mais l’interroger peut être toujours utile. Surtout s’il n’y a pas de pistes tangibles.
-Oui, c’est sûr, Xylia. Je voudrais juste mettre l’accent sur un point. La commande est partie de la famille Maple. C’est le genre de correspondance qui reste plutôt discrète, n’est ce pas ?
-Tout à fait.
-Du coup, comment ont-ils été au courant ? La seule option que je vois, c’est qu’il y a un informateur aux plus proches des Maple. Ou alors ils ont un informateur sur tous les navires faisant la liaison avec le continent, ce qui serait cher en moyen. Parce qu’après, le porteur du message peut tellement partir n’importe où qu’espionner à partir de là, ça n’a pas de chance d'aboutir.

Et vous pouvez me faire confiance. En matière de renseignement, je m’y connais, même si je n’ai pas de petits potes sur l’archipel, et ça serait une riche idée d’ajouter quelques taverniers à mon réseau. Rien que cette affaire, ça fait se dire qu’il se passe des choses importantes sur ce bout de terre qu’il serait malavisé de ne pas suivre, même à distance, avec le délai, malgré les moyens de transmissions des informations mises en place. En face, Xylia annote le rapport mal foutu qu’on lui a fourni avec les informations qu’on lui a donné. Je finis ce que j’ai sur ma planche. C’était bon. Ça m’a bien rempli le bide et ça, c’est important. Manque plus qu’un petit digestif et prendre du bon temps à parler de tout et de rien et ça serait des vacances, mais on est pas en vacances.

-Du coup, on part sur quoi Xylia ?

Ah bah ouai, on va quand même donner un coup de main, non ?

Alors, mollo, le travail, hein. On vient d’arriver, on a discuté avec Xylia et direct, on est allé parler à la guilde marchande, mais à partir d’un moment faut voir large. Et quand on y réfléchit deux secondes, on se dit rapidement qu’on va y passer un bout de temps dans l’archipel. Faut un point de repli. Un petit cocon douillet dans lequel on peut se reposer, faire le point sur notre vie et établir la suite de nos vaillantes aventures. Et puis, tout simplement pour piquer un bon roupillon à travers une nuit porteuse de conseils avisés. Je nous trouve une auberge à Jin et moi. Pas Xylia ? Premièrement, elle a ses propres moyens de part sa fonction. Deuxièmement, s’il arrive un problème chez l’un, on pourra toujours se réfugier chez l’autre. Troisièmement, il vaut mieux se séparer un peu. A rester tout le temps ensemble, on est beaucoup plus facile à repérer. Et vu dans quoi on s’avance, un peu de discrétion ne fera pas de mal. Je la choisis en milieu urbain, mais calme, histoire qu’on soit tranquille, mais qu’on soit pas au milieu de la cambrousse où un type peut suivre nos allées et venues sans trop se fouler. On prend deux chambres côte à côte. Je vérifie qu’on a des murs bien épais, parce que quand on voit comment le Jin est beau gosse, on peut s’attendre à ce qu’il goutte aux charmes des iles, hein. Si vous voyez ce que je veux dire. Et puis, rien ne dit qu’il n’aura pas de rattrapages dans ces cours de langues. Hein. On se comprend. La fougue de la jeunesse.

Une fois posée et après une petite sieste, là, on se met au turbin. L’idée, c’est qu’on va pas retourner à la capitale pour simuler la livraison. On pourrait faire l’aller retour, mais on fait pas passer une cargaison à travers un portail. Et puis, c’est un coup à ce qu’on fasse attaquer par des bandits classiques en chemin, v’là le plan foireux. Du coup, on part sur un convoi qu’on établit un peu avant le grand port, parce qu’a priori, ceux qu’on veut piéger n’auront pas d’yeux aussi loin. Ça serait totalement hasardeux et un sacré coup de chance de leur part s’il nous choppait la main dans le sac. Ensuite, on arrive au grand port là ou la veille, on aurait montré le document officiellement faux de la guilde marchande pour organiser une traversée. Juste assez de temps pour que nos adversaires aient vent du convoi. Evidemment, ça va les surprendre. Ils n’en auront pas entendu parler avant, mais ils peuvent se dire qu’à cause du précédent problème, la famille Maple a usé de solutions détournées pour parvenir à leurs fins et que les espions n’y ont vu que du feu. Et puis, une nouvelle cargaison, c’est pas non plus déconnant. Prévoyante, la famille Maple préfère aller au devant d’éventuels incidents et de l’urgence alimentaires pour être prêt dans toutes les situations. Loin d’être déconnant donc.

Du coup, ils n’auront pas beaucoup de temps pour se préparer. Encore peuvent-ils entendre parler sur l’archipel de la nouvelle commande, autant ils ne vont pas se douter qu’elle arrive si vite. Et ils devront agir en conséquences, c'est-à-dire vite. C'est-à-dire en faisant des erreurs. Et au fur et à mesures des erreurs laissés derrières eux, on pourrait remonter un truc. Avec de la chance. Je pars en premier sur le continent et je laisse Jin aux bons soins de Xylia qui m’a filé des contacts à utiliser pour créer le convoi de toute pièce. Avec ces indications et les miennes ; puisque je passe faire un tour chez Totof, un petite pote qui sert des bonnes pressions sur le grand port ; j’arrive rapidement à dégoter ce que je veux. Des carrioles. Des vieilles caisses inutilisés de grains et quelques gars pour conduire le tout sans qu’ils aient à se poser de questions. Comme j’ai dit, je mets le papelard officiel sous le nez de la capitainerie du grand port pour dire qu’il me faudra un quai pour charger ma cargaison, un endroit où je mettrais ma main à couper que des oreilles trainent. Bref. On est paré. Le lendemain, j’arrive au grand port pour me faire accueillir par Jin qui arrive avec le bateau, comme quand on l’avait prévu avant que je parte sur le continent. Bon, le mal de mer deux fois de suite, c’est pas lui faire un cadeau, mais le meilleur élément de l’escorte qui attend sur le continent, ça fait bizarre. Xylia est restée à destination pour avoir ses yeux et ses oreilles sur ce qui peut se tramer dans l’attente de notre arrivée. Nous, on charge, on congédie les gus que j’ai embauché pour la promenade et on repart direct pour la haute mer. On va pas se tourner les pouces non plus genre on les attend. Ça serait bizarre. Dans le scénario qu’on propose à nos voleurs de céréales, c’est qu’on a été discret et rapide. Faut bien continuer à jouer la partition pour être crédible.

La traversée se fait sans anicroche. On a cru apercevoir des pirates au loin, à un moment, mais ils n’en avaient pas après nous. On avait pas trop compté sur une intervention en pleine mer. Risqué. Ils ont déjà échoués une fois, dans leur précipitation annoncée, vaut mieux mettre les chances de leur côté. On a prévu d’accoster dans un port plus éloigné de notre destination finale que lors de la vraie livraison, il y a plusieurs lunes de cela. Là encore, on peut le comprendre comme une volonté de brouiller les pistes. L’idée sous-jacente à ce choix, c’est que le chemin à pied est donc plus long et que du coup, il y a plus moyen pour une embuscade terrestre. On leur offre la possibilité de le faire et on espère bien qu’ils vont mordre à l’hameçon. Je sais pas ce que va faire Jin s’il apprend que son allée retour en bateau n’a servi à rien. Si on les croise je les plains d’avance. Je crois qu’il a un petit peu à extérioriser. ‘fin, moi, je sais pas ce qu’il a fait avec Xylia pendant qu’ils étaient seuls. Je pose pas de question. J’ai juste un sourire entendu.

On accoste donc. Des charrettes sont prêtes à nous accueillir avec quelques gars pour les conduire qui ont ordres de se barrer à la première occasion s’il y a un pépin. On y retrouve pas Xylia ce qui n’est pas forcément inquiétant, parce qu’il vaut peut-être mieux garder un atout dans la manche qui interviendra au bon moment. On a beau avoir un beau Jin, il n’est pas tout puissant. Et puis, ça serait bête de trop l’abimer.

Jin prend les devants et quelque chose me dit que dans pas longtemps, il va cracher des flammes. Vous allez me dire que je suis médisant, mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il n’a pas la patience pour négocier. Pourquoi je le laisse faire ? Parce qu’il n’y a rien à négocier. Je profite du temps qu’il m’offre à attirer l’attention de la dizaine de bons gars pour les observer et jeter un œil aux environs. C’est sûr qu’on peut s’interroger sur la nature du groupe. Est-ce qu’on a ferré notre proie ? Je doute sérieusement que ce soit des bandits classiques. Ce serait une débauche d’énergie pour pas grand-chose. Sacrifier l’effet de surprise quand le flan qu’on essaie de nous servir avec la crédibilité d’un enfant prétendant être le roi du monde, c’est assez culoté. A croire qu’on me surestime. Ou qu’on sous-estime Jin, ce qui est foutrement plus dangereux. Les gars s’agitent derrière alors que la conversation de l’aventurier semble s’approcher d’une impasse que peu n’ont pas vu venir. D’un signe de main, je leur ordonne d’attendre avant d’agir. Ils ne sont pas là pour prendre des coups. Il y a une pente douce sur notre gauche avec une végétation suffisamment resserré pour les exfiltrer sans qu’ils aient à craindre de se faire tirer comme des lapins. Je jette un œil sur l’autre côté où c’est l’inverse. Ça monte même sec direct avant que le déniveler soit dissimulé par la végétation.

Ah. Je crois que Jin passe à l’action.
Je fais un geste à nos hommes de se planquer, prêt à déguerpir dans la verdure et ils s’exécutent sans ménagement. Certains sortent des armes légères, au cas où il faudrait taillader son chemin vers la vie sauve. Sage décision. En face, en dehors du mec qui supplie sa mère et toutes les divinités du monde de faire quelque chose pour l’épargner, les autres restent alertes, prêt à frapper. Etonnant, non, comment les hommes s’enorgueillissent de jouer les durs, allant parfois à se moquer des femmes alors qu’au premier truc qui les dépassent et qui met leur vie en danger, ils s’en remettent à leur cher mère, la même qu’ils ont envoyés chier sous prétexte qu’ils sont des bonhommes et qu’ils n’ont pas besoin d’écouter ses conseils. Le karma, c’est toujours quelque chose d’assez amusant. Par contre, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, il n’y a pas de vents de paniques en face. Et ça fait écho à une réflexion découlant de ce que je me suis dit plus tôt. Avoir des atouts dans la manche, c’est un peu le b.a.-ba quand on joue au grand jeu de l’arnaque avec les gens, que ça implique des lames ou pas, évidemment. Et ça serait sacrément les sous-estimer alors qu’il faut pas. Jamais une bonne idée. Je finis par capter le truc. La moitié du groupe qui regarde du côté surélevé. La lumière se fait, ils ont des tireurs.

-Jin ! A couvert !

Je le choppe par la peau du col et je le ramène trois pas en arrière au moment ou deux traits viennent embrocher le Jin d’une réalité alternative qui n’aurait pas bougé à temps. Décontenancé, l’aventurier perd le contrôle de ces flammes et j’ose pas regarder quel effet ça fait, même si le couinement aigus du bougre ne sont guère encourageants. On se planque derrière un chariot, côté à ce qu’on puisse pas se faire toucher. Un autre trait vient percuter le bois, que s’il n’avait pas été là, j’aurais surement clamsé sur l’instant. Il va s’en dire que les autres zigotos se sont cassés. Comme prévu. Remercions quand même un gars qui nous a gratifiés d’un super lancé de hachette qui s’est figé dans le torse du premier gars qui a voulu se ruer sur nous. Le mec hurle de douleur en battant des bras pour chercher de l’aide chez ces collègues qui n’ont plus qu’une seule idée en tête : faire la peau au lance-flamme avant qu’il leur apprenne ce que ça fait de cramer vivant. Tout un programme où personne n’y trouve un intérêt. Pas heureux de la tournure, Jin canalise ses flammes pour annihiler l’un des gars qui s’est décalé pour nous décocher une flèche à découvert. De mon côté, je sors mon épée de sous le siège conducteur et je pars le premier coup de hache.

Vous vous dites surement : « Jack ? Tu sais te battre ? ». Bah ouai, quand même. Faut bien savoir se défendre. Se battre mal, certes, mais je connais la première règle de l’escrime : mettre le bout pointue du côté de ces ennemis.

-Il y’en a une autre !

Je capte ça à la volée. Xylia a dû intervenir, je sais pas d’où. Je suis bien trop occuper à défendre ma vie contre un grand barbu maniant son épée longue avec force et heureusement sans trop de rapidité. A mes côtés, Jin est directement pris à partie. A rester au contact, ils doivent se dire qu’il aura pas l’occasion de les cramer. C’est sans compter sur son arsenal personnel : une lame sorti de son bras gauche, il part un coup vertical à la hache avant de frapper de sa main droite ganté de métal qui a le don d’expulser de couper le souffle du bougre en face de lui. Puis je capte un nouveau truc utile. Un gars courant dans notre direction. Enfin, courant. Il a une flèche qui sort de sa cuisse et c’est pas le genre de cadeau qui vous fait galoper. J’entends juste clairement un truc.

-Des bandits !

Une seconde de stupeur. Puis un trait qui vient traverser la gorge d’un autre larron. Je vous l’avais dit. Un parfait endroit pour une embuscade. Avec des vrais professionnels du banditisme dans les hauteurs. Profiter de l’avantage, canardé en étant dissimulé. Voilà comment il faut faire. Pas faire une espèce de mauvaise comédie en espérant que les gens ne sont pas soupçonneux. Je profite de l’instant flottement pour me débarrasser de mon barbu. Ce qui n’enlève rien à la problématique. Comment qu’on fait quand il y a trois factions dans l’histoire ?

J’aurais eu un truc à fumée, je me le serais allumé lentement afin d’en aspirer la première inspiration, le regard à moitié fermé, regardant vaguement vers le sol, plongé dans mes pensées après avoir protégé la timide flamme des embruns salins gratté d’une allumette contre sa boite, parce qu’on va pas demander à Jin de l’allumer, ça perdrait un peu de son aspect tragique. Puis je relèverais la tête pour expirer le poison du tabac en me disant que le ciel est plutôt beau quand on ressort des enfers qu’on a fréquentés une minute plus tôt. Sauf que j’ai rien à fumée sur moi, que je fume pas des masses et que je sais même pas si on fume en fait. Alors bon, je me contente de jeter un regard perplexe autour de moi. L’avantage avec Jin, c’est qu’il est efficace. Le désavantage avec Jin, c’est qu’il met beaucoup dans l’esbroufe. Les dômes de feux, les projections dans les airs, les projectiles de flamme et les lames puissantes, c’est quand même grave se la péter. Puis maintenant, on saura qu’il est passé par là. Le paysage de désolation qu’a laissé sa démonstration de puissance mettra un moment à disparaître. Ça fera pas plaisir aux gardes champêtres du coin, je peux le dire. Heureusement que le feu s’est arrêté, ça aurait été la guigne de voir une partie du domaine forestier de l’ile partir en fumée. Va t’en expliquer ça à la famille Maple, surtout si t’as quelques familles qui grillent au passage.

Pas de mort, hein ? On va dire ça. Pas de son fait, peut-être. Enfin, je peux pas en dire grand-chose, je suis pas dans sa narration.

Il est blessé, mais il réclame pas d’aide. Il a le cuir de ceux qui savent prendre des coups. Il sait se débrouiller. Et puis, il sait passer la pommade. Je suis sûr que sa professeur aura les mots ; et les gestes ; pour lui faire passer la douleur. J’ai bien fait d’avoir pris des murs solides. De mon côté, parce que Whiskeyjack Callahan sait se battre, je me suis débrouillé. J’ai pas trop eu l’occasion de mener de combat épique, l’attention des gars étant surtout attiré par le débordement d’énergie de la torche humaine, ils ont préféré éviter les bouts de flammes. Et pas les bouts pointus. Quand on sous-estime quelques dizaines de centimètres d’acier, on finit par en sentir la glaciale morsure. J’ai pas visé pour tuer. Je suis pas un tueur. Mais c’est comme pour Jin, même avec les meilleurs intentions du monde, on est pas à l’abri d’en faire trop, de louper un truc et de viser la jugulaire plutôt que l’épaule. L’erreur bête. Nos gars reviennent, parce que décidemment, ils doivent bien nous aimer pour pas avoir fuit pour leur vie. Ou alors, comme les bois étaient mal fréquenter, il valait mieux rester proche. Surtout qu’une boule de feu est si vite arriver. Oui, du coup, c’était plus prudent. C’est important d’avoir des cas qui savent réfléchir et réanalyser la situation fonction des nouveaux éléments. Mes blessures ? Ah oui, j’en ai pas parlé. Les trucs habituels. Des lames qui vous manquent de peu de vous transpercer les entrailles mais qui se contentent de vous éplucher très lentement. Du sang perle çà et là. Les poumons en feu. Les doigts endoloris d’avoir serrer la garde de ma lame. Un élancement dans l’épaule d’avoir levé le bras pour asséner des coups. Pour blessé plutôt que d’être blessé. Le coup du sang dans la bouche de s’être mordu la lèvre après une crocher rageur d’un gars. Mais en est en vie. C’est le principal.

-Je vais aller voir ce que Xylia nous a dégotté.

Je lui propose pas de venir, tout le monde se doute bien que la suite va consister en pas mal de papotage et que ce n’est pas le domaine dans lequel Jin a mis tous ces points de compétences. Boitant un peu parce que j’ai une douleur au genou où j’ai du me cogner à un truc ; peut-être bien quand j’ai voulu le foutre dans l’entrejambe d’un type qui avait pris davantage de précaution pour cette endroit que pour sa tête ; mais j’essaie de rester digne le plus possible. Qu’on ne se dise pas que Jack est vieux et rouillé et qu’on ferait mieux de laisser des gars comme Jin faire le boulot. J’ai beau passé ma vie derrière un comptoir ou un bureau, j’suis encore plein de ressources, que je vous dis. Je retrouve donc Xylia. La jeune femme s’est occupée de ligoter avec ce qu’il lui est tombé sous la main les gars les moins capables de fuir et les moins enclins à opposer une résistance insurmontable. Pour les autres, on ne saura pas si c’est l’affaire de la garde où bien des tirs croisés. Elle est déjà occupée à cuisiner le gaillard qui sert de chef. Assis contre un muret à moitié écroulé, le pauvre homme calcule toutes les cinq secondes ces chances de survivre à l’interrogatoire face à une Xylia qui le dévisage mystérieusement, comme si elle pensait aux façons de le cuisiner avec des oignons ou en se demandant ce qu’elle pourrait encore tirer de lui. L’un ou l’autre. Et le type ne sait pas lequel est le bon, visiblement.

-Puisque je vous dis que je ne sais rien d’autre ! Pitié !
-Et il sait quoi ?

Xylia tourne la tête brièvement dans ma direction et doit juger qu’il n’est pas nécessaire qu’elle s’inquiète pour moi. Ou pas en fait. Elle ne s’est pas inquiéter outre mesure avant. Elle revient alors à son gaillard et esquisse un sourire insolent.

-On va reprendre, donc ?

Et elle raconte ce qu’il lui a dit, avec beaucoup moins d’hésitation et en plus cohérent. Lui et ses gars sont des mercenaires plutôt portée vers l’illégalité. C’est justement parce que les boulots sont illégaux qu’ils paient mieux. C’est pas forcément plus dangereux, sauf quand on a Jin en face, ce qu’ils en ont fait l’amer expérience et qui confirme de facto son récit : un intermédiaire à qui on ne dit pas tout. Et surtout pas les informations les plus importantes. Le bon os à se mettre sous la dent, c’est que leur commanditaire n’est pas à son premier coup d’essai avec eux. Evidemment, ils ne savent pas qui c’est, mais c’est toujours le même type qui vient porter les messages et filer les bourses de cristaux quand le boulot est fait. Cette fois, le type était pressé et la récompense était même supérieure à ce qu’ils pratiquaient d’habitude. Ça les a un peu étonné, mais l’appât du gain, hein. Du coup, pas non plus déconnant que ça ait attiré d’autres gars sur le coup. Pour du grain, payer autant, c’est que ça cache quelque chose, non ? Enfin, ça, c’est ce qu’elle doit bien penser, mais c’est ce que je me dis aussi.

Le gars est prêt à collaborer et à détailler ces précédents contrats. Et je me dis que ça peut être la bonne occasion de creuser dessus. On laisse toujours des traces. Et en recoupant les traces d’affaires qui peuvent sembler indépendantes les unes des autres, on finit par trouver un dénominateur commun plutôt gênant. Aucune chance qu’on choppe le passeur de cristaux pour l’interroger à son tour. Il faudra pas longtemps pour que les gens apprennent pour ici. Certains ont réussi à s’enfuir en plus. Bref, tout s’accorde à dire qu’on a gagné l’occasion de panser nos plaie et de vider un godet.

-On l’embarque pour qu’ils nous en disent plus à tête reposé ? S’il est récalcitrant, on laissera Jin l’interroger.
-Non ! Pitié !
-Faut pas dire ça. Il est très habile de ses mains, vous verrez.

Un commentaire peut-être ?

Du coup, comme l’a dit Xylia, on se retrouve deux jours après, dans une taverne, parce qu’il faut bien faire marcher le petit commerce, hein ? Il y a d’abord Jin et moi qui se buvons une bière pour moi, un lait de chèvre de lui, discutant de tout et de rien comme une petite parenthèse de vie ordinaire entre deux personnes apprenant à se connaître, pas intiment pas bien sûr, mais d’où nait une franche camaraderie malgré nos différences, mais n’est ce pas ce qui fait notre humanité ? Un brin philosophe entre deux bons amis, le ton descend d’un cran quand Xylia apparaît. J’ai encore en tête son petit manège avec le prisonnier. Je dis pas, un peu de torture psychologique, faut bien faire ce qu’il faut pour avoir nos informations, mais parler comme ça de la virilité d’un bonhomme, c’est une limite qui n’est pas facile à franchir. De la pudeur que diable ! C’est la saison des amoureux ou quoi ? C’est comme dans une baston, tu vises pas l’entrejambe. C’est une règle sacrée. Si tu l’enfreins, il y a plus de pitié. C’est la porte ouverte à toutes les crasses possibles et imaginables. Si en plus c’est une femme qui en parle, on frise l’incident diplomatique. Faut pas croire, derrières nos airs de gros dur, on a des âmes sensibles et quand ça frappe dans nos points sensibles, ça fait quand même vachement mal. Enfin, on a des affaires à mener.

-Ah Xylia ! On t’attendait.

C’est le cas, quand même. Elle interpelle un serveur pour se faire servir la même chose que moi après avoir demandé conseil que j’ai prodigué bien évidemment. Elle ne demande pas ce que bois Jin, ça tombe sous le sens. Elle s’installe. On parle du temps parce qu’il a draché la veille et c’était pas top. ‘Fin, moi, j’ai passé la journée à boire, j’ai rien vu de tout ça, mais j’y reviendrais. Elle a pris aussi un truc à grailler. Sûr que c’est toujours plus chaleureux. Ils n’ont peut-être pas des masses de céréales, mais qu’est ce qu’ils ont en charcutaille. Je me dis qu’il doit un problème quelque part, mais ça ne me concerne pas. Elle tout parle de comment elle s’est débrouillé pendant ces deux jours. Bon, trainer le type n’a pas eu l’air de l’enchanté et elle avait l’air bien heureuse de nous le laisser. Puis elle a fait son rapport, des trucs de gardes. Comme moi quand j’examine. Il y a toujours une grosse partie d’administratif derrière une petite opération. Faut pas croire. On est pas tout le temps sur le terrain à faire les baroudeurs, faut aussi satisfaire les gestionnaires et les autorités qui attendent des réponses à leur question. Evidemment, il y a une enquête officielle sur l’incident, mais Xylia a fait jouer de ses compétences pour les empêcher de nous déranger rapidement.

Quand elle en termine, elle nous regarde pour savoir ce qu’on a foutu pendant ce temps. Jin lui raconte son petit interrogatoire. L’Entravé. Les cordes. Probablement le pouvoir du gars. Le masque. Tout ça, je le savais aussi. Et quand vient mon tour, j’explique que j’ai un peu laissé en plan Jin qui, de toute façon, avait un truc à faire. Une sombre histoire de lettres à envoyer à quelqu’un pour dire que tout allait bien et que s’il le faisait pas, il allait se faire détruire en revenant. Pas bien compris. Enfin, c’est sa vie privée. Moi, j’ai écumé les débits de boisson de l’archipel à la pêche aux informations. C’est pour ça que je vous dis qu’hier, j’ai pas trop vu la pluie. Toute façon, j’étais plus trempé à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est qu’il y a des bons coins par ici. Avec mes informations en poche, mon bagou caractéristique et ma sympathie naturelle, j’ai posé des questions, parler chiffons, gouté des bières inconnus et j’ai même fait des relations pour les petits potes. Bref, on perd pas de temps.

Oui, oui. J’y viens aux infos.

Alors, je peux vous dire que j’ai d’abord pas mal à chercher à savoir si les gens connaissaient quelqu’un avec un pouvoir lié aux cordes, ciblant même les nobles de l’archipel, mais personne n’en a jamais entendu parlé. Par contre, à force de parler cordes, les types ont commencé à se poser des questions sur mes penchants secrets. Sans offense, hein ! Juste par curiosité. Même si j’ai jamais mangé de ce pain là, je ne pense pas que ça soit ma mousse. Mais ça leur a fait penser à quelque chose.

-Il y a une espèce de manoir, à quelques heures au nord d’ici qui sert chaque semaine de carnaval de la débauche, si vous voyez ce que veux dire. Tout le monde est masquée et se donnent des petits noms évocateurs pour s’adonner à des plaisirs de la vie du plus simple au plus complexe. Et dans le genre complexe, s’attacher avec entre autre des cordes fait partie des activités. Comme les gens viennent masquée, on sait pas trop qui participe aux petites sauteries, mais généralement, c’est pas le pécore lambda qui se ramène. Le manoir en lui-même appartient à une famille noble de l’archipel un peu tombé dans le déshonneur il y a une ou deux générations et qui se moquent éperdument de ce qu’on peut penser d’eux. Surtout qu’ils doivent avoir des homologues nobles dans les participants, l’occasion de faire de l’intelligence en toute discrétion.

Je jette un coup d’œil à Jin. Je capte le regard de Xylia et on échange un sourire parce qu’elle a compris.

- La suite ne va pas te plaire, Jin.
-Hein ?...Oh… non Jack pas ça !

Je propose de s’y inviter. Le bon point pour Jin, c’est qu’il n’y a pas d’obligations à s’attacher. Descendre un litron de rouge en bouffant des petits fours, c’est encore permis, parait-il. Trouver un type qui recrute dans les masochistes, qui portent un masque et qui se fait appeler « l’Entravé », il y a toutes les chances qu’on le trouve là bas. La prochaine séance tombe ce soir, en plus. Si le gus a des partenaires dans son entreprise illicite, probable aussi qu’il les retrouve ce soir là pour parler des derniers développements qui n’auront pas manquer d’avoir rendu leur paranoïa à fleur de peau, si je puis dire. Pour entrer, des bonnes sapes, un masque de circonstance et un peu de culot devrait suffire à nous ouvrir les portes des lieux. En ce qui concerne d’ouvrir les bouches, on a ce qu’il faut sous la main.

-Tu penseras à mettre un truc un peu osé, Jin ?