Le Fauve, la Belle et le Truand

Inaros

Il dormait paisiblement. Le monde des rêves l’avait déjà happé depuis plusieurs minutes, bien qu’il ait l’impression que cela faisait déjà des heures. Il avait besoin de se reposer.

Elle était dans un monde enneigé, fantastique et, devant elle, les rennes étaient sagement harnachés au traîneau du Père Noël, couvert d’une montagne de cadeaux. À bien y regarder, il y avait une multitude d’autres traîneaux, tous remplis de cadeaux et ils étaient traînés dans tous les sens . Elle tendit la main pour attraper un des présents, veillant à ce que l’un des lutins ne soit pas là quand soudain….

Il ouvrit les yeux en panique et se pinça plusieurs fois la peau du bras pour vérifier que c’était bien lui. Aucun doute, c’était bien à son tour d’être dans le corps de la demoiselle. Pourquoi avait-il eu l’impression d’être Ivara dans son rêve ? Cette constatation, troublante, le fit réfléchir quelques instants sur leurs conditions de vie. Depuis le début, ils partageaient plusieurs souvenirs, sans pour autant réussir à les reconstituer de façon très fidèle. Ils avaient aussi une espèce de “sixième sens” face à certaines personnes ou situations. Par exemple, ils leur étaient déjà arrivés de rencontrer chacun le même individu, avant même de lui parler, celui qui le voyait en deuxième avait déjà des sentiments et un ressenti (positifs ou négatifs) sur lui. Mais c’était bien la première fois qu’il rêvait au féminin, ou bien qu’il vivait un des rêves d’Ivara. Se frottant longuement les yeux du bout des doigts, il laissa ses réflexions de côté. Il ne trouverait aucune réponse satisfaisante d’ici son rendez-vous du jour. Il valait mieux qu’il se lève et qu’il se prépare.

Il avait été contacté quelques jours plus tôt, par quelqu’un qui n’avait signé que de ses initiales, pour une rencontre dans une taverne de la Capitale. À priori, il y avait un contrat assez juteux à la clé. Inaros avait le luxe de sélectionner ses employeurs et ses missions. Il s’agissait donc simplement de se rendre sur place, d’écouter la requête et d’accepter ou refuser selon ce qui allait lui être demandé. Une journée normale pour le mercenaire.

Vêtu de son habituel combinaison qui montait jusqu’en haut du cou et de ses bandages, ceux visibles pour cacher son visage et ceux invisibles pour dissimuler sa poitrine, il ajouta une capuche, une écharpe et des gants à sa tenue. Il n’allait pas tomber malade, déjà que le beau temps n’était pas au rendez-vous… Il suffisait de jeter un coup d'œil par la fenêtre, de la neige qui n’en terminait pas de tomber. Pff, quel temps ! Il préférait être couvert que de mourir de froid.

Sa longue tresse blonde cachée sous sa capuche, il prit la route sans plus tarder. Inaros était un homme ponctuel qui détestait être en retard, et ceux qui l’étaient. Il espérait que ce ne serait pas le cas de celui, ou celle, qui avait rendez-vous avec lui. Il souffla dans le creux de ses mains pour se réchauffer, vivement qu’il arrive à la taverne.

La taverne était remplie. La cacophonie ambiante régnait mais, au moins, il faisait chaud. Il se dirigea vers le bar, où l’un des serveurs lui indiqua que son rendez-vous était bien arrivé et l’attendait. Se payant un thé noir, Inaros se dirigea vers l’endroit indiqué. Il se glissa sans difficulté jusqu’à la table où l’attendait un jeune homme aux cheveux blancs. Déposant sa tasse sur la table, Inaros retira ses gants, son écharpe puis son manteau qu’il posa sur la chaise. Mercenaire ne voulait pas dire mal éduqué. Il retira sa capuche et, bien que ses bandages ne permettaient pas de le voir, adressa un sourire courtois à l’homme en prenant la parole.

- Inaros. Vous m’avez d’mandé, m’voilà. J’suis plutôt du genre à aller droit au but alors, vous êtes qui et vous m’voulez quoi ?

Les yeux émeraude d’Inaros fixèrent le faciès de son interlocuteur pour le détailler. Son visage ne lui disait rien et il n’avait pas de sixième sens qui se déclenchait en le voyant. Ivara ne le connaissait donc pas et ce n’était pas non plus un client qu’elle avait déjà eu l’occasion de voir. Parfait, cela faciliterait l’échange. Il serait maître de ses émotions, une qualité que se vantait de posséder le mercenaire depuis qu’il exerçait le métier. Un autre fait notable, du moins si on avait eu l’occasion de croiser Inaros entre la première lune douce et la première lune fraîche de cette année, c’était probablement son patois désagréable à l’oreille qui s’était estompé. Certains événements lui avaient permis de redevenir maître de sa propre personne et de se construire de nouveau, en apprenant de nouveau à manier les mots comme il avait eu l’habitude de le faire dans sa jeunesse. Il avait aussi fureté dans les romans de capes et d’épées de la sculptrice pour se refaire “la langue”, mais son travail portait ses fruits. Il ne mâchait plus que quelques mots désormais. Dur, dur, de faire partir les vieilles habitudes.

Toujours est-il qu’il attendait patiemment la réponse à ses questions. La boisson était encore trop chaude pour être bu, mais il n’était pas pressé. Il laissa à loisir ses doigts pianoter sur la céramique, dans un rythme lent et régulier.

Le Fauve, la Belle et le Truand

Inaros

Il observait le jeune homme face à lui avec beaucoup d’attention. Les yeux de l’inconnu brillaient d’une lueur un peu lubrique. Du moins, il en avait l’impression. Peut-être n’était-ce que son imagination qui lui jouait des tours et qui lui rappelait que, même après huit lunes, il n’était toujours pas autant à son aise qu’il le voudrait dans le corps d’une femme. Son pouce se faufila jusqu’à l’anse de la tasse et il sembla soudain très attiré par le thé, noir, qui l’attendait. Il préférait ne pas se focaliser sur la première réplique du dénommé Fauve et se concentrer sur sa boisson dont, bien qu’elle soit encore chaude,  une gorgée trouva bien vite le chemin jusqu’à son gosier. La langue et les lèvres un peu brûlées, il n’en laissa rien paraître et reposa le gobelet en céramique sur la table. Bien qu’il soit dans le corps d’Ivara, il était à peu près certain d’une chose, il ne se sentait pas attiré par les hommes. Mais force lui était de constater que le corps de la blonde lui valait des remarques plus ou moins déplacées selon les situations. Il se rappelait bien la fois où, vêtu d’un costume de serveuse-lapine, il avait essuyé de nombreuses remarques sur son physique.
Suite à ce que lui disait l’aventurier, il leva les yeux au ciel et dégota une bonne occasion de changer le sujet de la conversation. Il avait un peu tiqué avec le surnom, mais il préférait continuer de jouer l’ignorant.

- Bien sûr qu’c’est dans m’cordes. Donne moi plus d’informations et j’verrais c’que j’peux faire. Une noble et une rumeur ?

De l’avis d’Inaros, les nobles ne savaient faire que ça : faire parler d’eux encore et encore pour des sujets futiles à souhait. À croire qu’ils avaient tous besoin entre eux de se faire la morale et de jouer à celui qui serait le plus pur et le plus innocent. Ils trempaient pourtant tous, autant qu’ils étaient, dans des affaires sordides. Inaros en aurait même mis sa main à couper. Dans un coin de sa tête, il se souvenait bien de l’affaire qu’il avait réglée quelques semaines auparavant. Une certaine Andra Milan qui avait demandé ses services pour démasquer celui, ou celle, qui avait fait courir une certaine rumeur sur elle et un aventurier aux cheveux bleus. Ce contrat lui avait valu de bien mauvaises choses : se retrouver dans les sources chaudes, nu, avec l’aventurier aux cheveux bleus et une gueule de bois remarquable et échanger avec ladite Andra Milan. Une peste dont il espérait ne plus croiser le chemin.

- J’vous écoute. J’ai b’soin d’la rumeur et des noms concernés.

Un courant d’air froid semblait venir d’une des fenêtres, sûrement mal isolée, de la taverne. Réflexe qu’il n’aurait jamais eu dans son corps d’homme, il attrapa instinctivement son écharpe verte foncé qu’il enfila autour de son cou et dont la couleur se mélangeait un peu à sa combinaison avec des ornements rouges. Il but de nouvelles gorgées de son thé, un peu moins chaud, tout en se préparant à écouter avec attention les détails que lui livreraient l’aventurier sur cette affaire.
Et puis, le mercenaire espérait bien qu’il se calmerait sur les regards graveleux et les surnoms. Pas que cet aventurier ait l’air d’un pervers, c’était bien le contraire, mais il avait la désagréable sensation d’être devenu une proie et qu’il était bien le seul à pouvoir voir cette étincelle dans le fond des yeux de Fauve. Il devait se faire des idées. Resserrant la prise des doigts de sa main libre sur son écharpe, il essaya de se convaincre que ce n’était là qu’une idée. Il restait tout de même à l’affût, prêt à ignorer tous les autres commentaires qui pourraient suivre.

- Faudra aussi qu’on discute d’la paie. Évidemment, ajouta-t-il avant que l’aventurier ne puisse prendre la parole. Plus il y aurait de cristaux à la clé, et plus Inaros serait enclin à agir vite, bien et en oubliant ses idées préfabriquées sur l’aventurier.

Le Fauve, la Belle et le Truand

Inaros

Les lèvres sur le bord de la tasse, Inaros releva les yeux vers Fauve lorsqu’il se mit en mouvement. Le mercenaire haussa un sourcil de surprise. Il allait avoir beaucoup de mal à se défaire de ses idées préfabriquées sur l’aventurier s’il continuait d’agir ainsi. Resserrant la prise de ses doigts sur son écharpe, il ne recula pas lorsque Fauve passa son bras autour de lui pour l’étreindre. Son corps se raidit entièrement ; il détestait être touché. Inaros frissonna légèrement de dégoût, sans pour autant le trahir sur son visage. Ce n’était pas la première fois qu’on le reluquait de la sorte et ce ne serait sûrement pas la dernière. Il y avait le côté tactile en plus, mais à quoi bon s’énerver ? Il avait peut-être la chance de se faire de l’argent avec ce contrat. Bien qu’il se présentait comme un aventurier, il avait sûrement assez de cristaux dans ses poches pour se permettre d’engager quelqu’un comme lui. Permets-toi c’genre de familiarités tant que tu l’peux encore. Dès qu’je pourrais répliquer... pensa Inaros, tout en desserrant légèrement le poing de son écharpe pour reposer sa main à plat sur la table, à côté de sa tasse de thé.

Il attendait que Fauve passe aux choses sérieuses. Il pouvait bien rire à gorge déployée, Inaros comptait bien lui rendre la monnaie de sa pièce, en temps voulu. Un peu agacé et pressé, il tapota légèrement du bout des doigts sur le bois quand, enfin, Fauve lui révéla ce qu’il désirait.

C’était inattendu. Quelqu’un lui demandait de retrouver des informations sur une affaire qu’il avait déjà réglée, quelques semaines auparavant. C’était d’ailleurs Andra Milan, elle-même,  qui l’avait embauché et qui l’avait grassement payé à la fin. Il avait déjà toutes les cartes en main pour répondre aux besoins de l’aventurier… Et il ne parlait pas de ses besoins luxurieux qu’il n’avait de cesse de sous-entendre, chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Peu importait au mercenaire les raisons qui poussaient Fauve à en savoir plus sur l’aventurier aux cheveux bleus. Tout ce qui lui importait, c’était la récompense.

Seulement, il tiqua lorsque Fauve posa son bras sur ses épaules pour la deuxième fois. Se dégageant d’un geste sec, il posa son dos contre le dossier, croisa ses bras sur sa poitrine et prit appui sur les pieds de la chaise de l’aventurier pour faire reculer la sienne. Remettant une nouvelle distance entre les deux locuteurs, il lui fit comprendre d’un regard qu’il ferait mieux de ne pas retenter quoique ce soit avec lui.

- Un aventurier aux cheveux bleus ? J’crois bien avoir d’jà entendu c’te rumeur. Avec mon réseau, j’peux avoir l’info en un temps record.

C’était facile puisqu’il avait déjà enquêté. Mais ça, Fauve n’était pas obligé de le savoir. Pour une fois qu’il se faisait de l’argent aussi facilement, il n’allait pas cracher dessus.

- J’suis capable d’obtenir l’info si vite qu’j’en veux six cristaux clairs. C’mon prix et demain matin, à la première heure, vous saurez qui est c’t’aventurier. Si vous voulez des informations sur Andra Milan, il faudra en rajouter deux.

Il mima le chiffre avec ses doigts. Un événement que Fauve ne connaissait pas allait l'amener à ne pas remettre l’argent à Inaros en main propre le lendemain. Pour cette partie-là, Inaros devait s’arranger avec Ivara pour lui demander de bien vouloir livrer certaines informations. Il était à peu près certain qu’elle dirait oui s’il lui concédait un ou deux cristaux en échange.

- Toujours partant ?

Inaros était à peu près fier de lui. Il avait réussi à garder le vouvoiement pour mettre de la distance avec Fauve et il n’avait pas encore fait de remarques désobligeantes ou menacer avec du verre l’aventurier pour qu’il ne le touche plus. Désormais, le regard ancré dans celui de l’homme aux cheveux blancs, il attendait de savoir s’il l’embauchait ou pas.

Le Fauve, la Belle et le Truand

Inaros

Il ne voulait pas d’informations sur l’agréable Andra Milan ? Dommage pour le mercenaire mais il pouvait le comprendre. Après tout, il s’était aventuré un peu plus loin en proposant ce service. Il avait l’habitude de ne pas bousculer ses clients et de les laisser prendre l’avantage lorsqu’ils formulaient leur demande, mais la tentation avait été trop forte. C’était de l’argent facile qui allait tomber dans sa bourse, un peu trop légère à son goût en ce moment. Peu importait les motivations de l’aventurier, tant que la tâche était accomplie. Par contre, ce Fauve avait l’air très porté sur les choses en-dessous de la ceinture. Il devait être de ceux qui pensent pouvoir avoir ce qu’ils veulent simplement avec une belle gueule et des confessions sur l’oreiller.

- Haha ! J’faisais une fleur en vous pensant avec peu d’sou. J’peux r’voir mes tarifs si ça dérange. Il leva la main pour ne pas que Fauve lui réponde. La demande était rhétorique et il ne voulait pas froisser l’aventurier. Il poursuivit. J’bougerai pas l’prix pour l’cible. J’tariffe simplement à la hauteur d’l’effort qu’ça m’coûte.

Les réactions de Fauve étaient imprévisibles, mais il n’aurait jamais payé un mercenaire s’il avait pu se procurer ces informations d’une autre façon. Il avait donc besoin de lui.
Une de ses questions le fit pourtant tiquer. Le code d’honneur qu’Inaros s’était imposé lui interdisait de jeter sur la place publique ses clients et de les dénoncer. C’était l’assurance qu’il promettait à chaque fois qu’il rendait service. Il ne pouvait pas déroger à ce principe, mais il pouvait essayer de noyer le poisson.
Après tout, mentir sur le comment il allait récupérer ce que Fauve désirait n’était pas problématique, tant qu’il avait ce qu’il voulait à la fin.

- J’ai personne qu’m’a d’mandé ça avant vous. Mais pour l’double, j’veux bien d’mander à mes, hm, collègues, si d’autres personnes en d’mandent plus sur cette affaire. Sur sa chaise, Inaros se pencha dans la direction de l’aventurier pour terminer sur le ton de la confidence. Peu importe vos motivations, j’veux pas savoir, mais vous avez raison : il est toujours bon d’savoir si y’a d’autres chasseurs sur l’même proie.

Il se surprit à battre des cils une fois, avant de se redresser pour regarder celui qui avait besoin de ses services dans les yeux. Ses lèvres s’étaient étirées en un charmant sourire et il attendit la réponse de Fauve pour savoir ce qu’il désirait vraiment avant de se lever.

- J’vous attendrai à l’angle de la rue des mouettes demain à l’heure qui vous conviendra. Vous verrez, c’sera aussi efficace, satisfaisant et moins long qu’de coucher avec l’personnel, ajouta-t-il en attrapant ses vêtements d’extérieur pour les remettre sur son dos.

Il s’était montré assez froid durant tout l’entretien mais il avait ressenti quelques sensations assez étranges devant le comportement de l’aventurier. Dans sa tête, il était clair que ses tentatives de drague n’avaient été que lourdeurs et horreurs. Ce n’était pas parce qu’il avait investi le corps d’Ivara qu’il était devenu insensible aux charmes des corps féminins. Au contraire ! Les charmes masculins ne l’emportaient pas sur lui, mais le corps d’Ivara semblait envoyer des indications contraires. C’était préoccupant parce que c’était une sensation encore inconnue et inexplorée pour le mercenaire. Il se pencherait dessus dès qu’il en aurait l’occasion, de nombreuses choses étaient à tester sur les corrélations entre ce corps et son esprit.

Pour l’heure, il allait rentrer et se hâter d’écrire dans le Bifröst ce qui allait être réservé à Ivara le lendemain.
Quoiqu’on puisse en penser, Fauve n’était pas méchant et Ivara était une habile négociatrice. Inaros ne s’en faisait pas pour son paiement. Après les nombreux mois qu’il avait passé à la côtoyer, il avait reconnu ce trait de caractère chez la sculptrice : elle était au moins autant que lui attachée aux cristaux.

- J’vous dis donc à demain, conclut-il en tendant sa main à l’aventurier pour sceller leur accord.

Le Fauve, la Belle

et le Truand

Ivara

Ivara était bien embêtée : elle était obligée de fermer son commerce pour rendre service à Inaros. Quelle bonne blague ! Si elle avait pu, elle l’aurait giflé.
Il avait mentionné en quelques lignes l’affaire qu’il avait mené la veille. Il lui promettait de précieux cristaux en échange de son aide, prétextant que ce serait la dernière fois et qu’il ne le lui aurait jamais demandé si une autre alternative avait existé. Ce qu’il lui proposait comme compensation financière était largement supérieure à ce qu’elle aurait pu gagner en une journée, mais la sculptrice était avant tout passionnée par son métier.

Elle soupira, ses yeux bleu-vert parcourant une nouvelle fois les instructions laissées par le mercenaire. Il lui recommandait de s’habiller comme il s’était vêtu la veille, lui indiquant même la façon dont il tressait ses cheveux avant d’enfiler son masque. Comment osait-il lui indiquer ce qu’elle devait faire avec sa chevelure et son corps ? Agacée, elle déchira la page du carnet et la froissa en la jetant à l’autre bout de la pièce. Elle commençait à voir de plus en plus rouge autour d’elle. Tirant le tabouret, elle s’assit face à ce qui lui servait de coiffeuse. Ivara n’avait pas beaucoup de moyens alors c’était surtout un vieux meuble en bois doté de plusieurs tiroirs avec un miroir posé dessus. Admirant pendant quelques instants son reflet, la jeune femme se mit à l’oeuvre.
En dix minutes, elle s’était transformée : elle avait poudré son teint, rehaussé la couleur de ses joues, allongé ses cils et mis en valeur la pulpe de ses lèvres. Elle enfila ensuite une robe d’un bleu pâle en laine, assez épaisse pour lui tenir chaud par ce temps et noua ses cheveux avec un ruban. Au diable Inaros et sa tenue ! Toutefois, même si la Capitale était réputée pour être l’une des plus grandes fourmilières du royaume, elle devait être prudente et éviter de se faire remarquer par une erreur grossière. Elle attrapa donc le masque qu’Inaros utilisait lorsqu’il partait en mission et le posa sur son visage. Seuls ses yeux restaient visibles.

Ainsi préparée, elle sortit de chez elle avec la volonté de se prouver qu’elle pouvait vivre sans que quoique ce soit lui soit encore dicté par le mercenaire qui habitait son corps.

Elle avait bien retenu les informations qu’elle devait transmettre à l’aventurier et Inaros lui avait fourni une description suffisamment éloquente pour qu’elle soit sûre de le reconnaître. Le lieu du rendez-vous n’était pas le même que la veille. Inaros avait décidé que l’angle de la rue des mouettes serait le plus adapté à ce genre de transactions. Heureusement qu’il lui avait indiqué avec précision où elle se situait, cette rue, sinon elle serait encore là à errer, cherchant désespérément ces mouettes. Le seul bémol, c’est qu’il faisait très froid. Elle resserra les pans de son manteau, essayant ensuite de souffler dans le creux de ses mains pour leur apporter un peu de réconfort. Ses yeux devenaient légèrement humides avec le froid et elle se surprit à devoir battre plusieurs fois des paupières pour chasser les larmes qui menaçaient de couler. C’était trop demander au mercenaire un lieu de rendez-vous où on pourrait être au chaud ? Elle mourait de froid même avec toutes les épaisseurs qu’elle avait sur elle. En y regardant de plus près, elle n’était pas la seule à avoir froid. Un peu plus loin, elle remarqua un chien errant. Elle qui adorait les animaux, elle avait du mal à le laisser sans rien faire. Elle s’approcha de l’animal et le caressa quelques instants en cherchant dans sa besace un peu de nourriture qu’elle lui donna. Elle pouvait bien témoigner un peu de douceur et d’amour de cette façon. Elle ne l’avait pas remarqué mais elle était arrivée au bon endroit. Elle se redressa, apercevant un peu plus loin l’homme aux cheveux blancs.
Elle s’approcha de quelques pas.

- Fauve ? Navrée pour l'attente, avec ce froid…

Ivara resta volontairement évasive sur la fin. Elle avait bien reconnu celui avec qui elle devait faire sa transaction. Ses iris s’attardèrent un instant sur le faciès de Fauve. Il était bel homme, elle ne pouvait pas dire le contraire. Cependant, une étrange sensation la parcourait, comme si son corps avait tenu à s’éloigner de l’aventurier le plus loin possible. Comme si un contact avait pu le déranger… Inaros n’avait rien mentionné, elle devait se faire des idées.
Ses lippes rouges s’étirèrent en un sourire, que l’aventurier ne pouvait pas voir avec son masque. S’il voulait déceler son humeur, Fauve ne pourrait se fier qu’à ses yeux. Elle commençait à devenir légèrement amusée par la situation : après avoir vécu le pire quelques lunes auparavant, voilà qu’elle se replongeait dans la peau du mercenaire. Cette fois, elle veillerait à ne pas se comporter comme elle avait pu le faire avec sa cousine. Inaros tenait à ce qu’elle effectue cet échange ? Ce serait à sa manière mais sous les traits du mercenaire.

- Inaros, confirma-t-elle face au regard un peu interloqué de l’aventurier. J’ai tout ce que tu m'as demandé. Peut-être désires-tu discuter dans un lieu où l’vent ne viendra pas nous siffler aux oreilles aussi fort ?

Le Fauve, la Belle

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Ivara

Ivara fixa la main un dixième de seconde. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Allait-elle la prendre et accepter de le suivre jusque là-bas ? Elle avait lu plusieurs romans et entendu des récits qui parlaient de ces procédés utilisés par les protagonistes pour échanger leurs informations. Elle savait dans quoi elle s’embarquait si elle décidait d’attraper les doigts fins et graciles de l’aventurier. La sculptrice était toujours énervée contre Inaros et même contre cette satanée vie qu’elle vivait depuis quelques temps et l’étreinte de Fauve avait été douce et chaleureuse, comme celle de deux personnes se connaissant très bien. Un contact physique de ce genre, elle n’en avait pas eu depuis des lunes. Elle était capable de se remémorer rapidement ses conquêtes précédentes, qui n’avaient jamais rien donné de fructueux et qui l’avaient abandonné après quelques semaines seulement. Commençant à se résigner, davantage depuis qu’elle savait qu’elle garderait probablement le mercenaire ad vitam æternam, elle se surprit elle-même à attraper presque instantanément la dextre de Fauve. D’un point de vue extérieur, ce fut presque comme si elle n’avait pas hésité. Ivara décida de se laisser guider par ses instincts, cachant sa morale sous le prétexte qu’il avait bien raison : s’ils ne voulaient pas se faire remarquer, ils ne pouvaient décemment pas échanger des informations et des cristaux ici.
Elle était loin de penser qu’Inaros avait envisagé d’autres plans. Il n’avait qu’à être présent, après tout !

- Je ne mélange jamais le boulot avec le perso, eut-elle le culot de dire. Mais allons-y. Surtout si c’est l’endroit le plus proche.

Les répliques de son interlocuteur laissaient pourtant bien deviner que le comportement qu’elle adoptait était bien différent de celui du véritable mercenaire. Mais ils n’avaient jamais eu l’occasion d’apprendre mutuellement l’un de l’autre les arts de leur métier respectif. Heureusement qu’elle n’avait jamais été très à cheval sur les règles. Cela aurait été une toute autre histoire entre Ivara et Inaros.

Ils marchèrent un petit temps, l’un à côté de l’autre. La sculptrice était pressée d’arriver. Cette étrange sensation de décharge électrique continuait de parcourir son corps. C’était comme si elle voulait à la fois s’en détacher pour s’en éloigner le plus loin possible mais aussi conserver ce contact physique.
Elle essaya de mener la conversation pour ne pas paraître trop suspecte, parlant de la pluie et du beau temps. Fauve semblait réceptif, lui répondant à intervalles réguliers tout en les guidant jusqu’à l’endroit où il séjournait. Évidemment, sa curiosité naturelle lui dictait de poser beaucoup de questions sur sa vie d’aventurier, mais elle se retint. Elle était censée être Inaros et elle avait compris à travers le Bifröst qu’il ne posait jamais de questions sur la vie des autres.

Lorsqu’ils entrèrent dans l’auberge, Ivara attendit près des escaliers que l’aventurier la rejoigne pour le mener jusque dans sa chambre après s’être présenté à l’aubergiste. Lorsque ce fut chose faite, elle le suivit jusqu’au lieu-dit et retira son manteau qu’elle posa sur le siège sur lequel elle prit place. Croisant les jambes l’une sur l’autre, elle leva la tête vers l’homme.

- Je te donne les informations et tu me files les cristaux ? Je pense pouvoir te faire confiance. Tu ne m’aurais pas demandé si tu n’y tenais pas.

Elle était plus calme et détendue que la seule fois où elle avait dû jouer ce rôle. Mais elle espérait bien que Fauve pourrait lancer la discussion parce qu’elle n’y connaissait pas grand-chose et ignorait comment tout cela devait se mener…

Le Fauve, la Belle

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Ivara

Par Lucy, qu’est-ce que je suis en train de faire ? Ivara avait opté pour la chaise. Elle avait aussi très bien saisi le trait de caractère lourdingue de l’aventurier, il n’en était plus à son premier essai de lui faire comprendre qu’il la mettrait bien dans son lit. Mais la jeune femme préféra ne pas répondre à ses provocations. Pas maintenant, bien qu’elle sente une pointe d’envie grimper en elle, liée à toutes les émotions contraires qu’elle ressent depuis qu’elle a ouvert les yeux. Même si elle était plus calme que la dernière fois, elle n’était pas devenue mercenaire et n’avait jamais mené d’activités illicites - de son plein gré. Elle ne savait pas si le client était roi, s’il devait parler en premier, si c’était l’informateur qui devait prouver qu’il avait bien la marchandise et tout un tas d’autres choses. Elle avait l’air un peu perdue mais elle essayait de se donner de la contenance lorsque Fauve prit la parole. Et les mots, il les maniait bien. Les surnoms coulaient et elle finit par se racler la gorge en se relevant pour tendre la main vers l’aventurier. Elle réclamait son dû. Et elle essayait surtout d’arrêter de commettre des impairs, car Fauve semblait particulièrement observateur. Ou elle piètre comédienne. Il fallait qu’elle soit plus assurée que ça.

- Je ne savais pas que les aventuriers avaient autant besoin d’informations. Certains de mes clients ont plutôt tendance à vous dépeindre comme des vas nu-pieds, prêts à accepter la moindre quête pour se faire un peu de cristaux. Tu en as tué combien, des bêtes, pour te permettre de te payer quelqu’un comme moi ?

Ok. Calme toi Iva.Les clients en question n’étaient pas ceux auxquels l’aventurier pouvait penser. Elle pensait bien à ceux qui venaient se prélasser dans son salon de thé. Mais là n’était pas le plus important. La question avait été posée, sa curiosité reprenait le dessus. Il fallait dire qu’il avait commencé en premier, avec sa question sur une potentielle jumelle. Ce à quoi elle secoua la tête de gauche à droite, avec un air un peu plus malicieux.

- Quant à cette histoire de jumelle, aussi étonnant que ça puisse paraître c’est bien moi que tu as vu hier. Tu imagines si je me présentais comme ça devant chacun de mes clients ? Ils auraient tendance à penser que, parce que je suis une femme, je vais moins bien faire le travail que mes homologues masculins. Je préfère me fondre sous une nouvelle apparence, quand c’est comme ça.

Elle avait brodé ça avec adresse, mais ne l’avait pas inventé sur le coup. En réalité, elle avait déjà réfléchi à cette situation et, par chance, elle pouvait mettre en jeu ce qu’elle avait imaginé. Le masque qu’elle portait l’aidait beaucoup. Elle avait de plus en plus l’impression de pouvoir jouer un autre rôle que le sien. Calme toi. Calme toi. Tout va bien. Tu es une mercenaire. Tu as le masque. Tu es protégée, pensa-t-elle aussitôt.
Ivara faisait aussi toujours attention à ne pas répondre aux autres provocations de l’aventurier, même si son clin d'œil appuyé et ce qu’il avait dit montrait qu’il plaçait au premier plan leur affaire professionnelle.

La supposée mercenaire récupéra alors les cristaux et les compta avec précaution. Il y avait là bien plus que ce qu’Inaros lui avait dit.

- J’espère que tu ne comptes pas m’acheter plus que nécessaire avec ce supplément. Je ne suis pas de ce genre, se permit-elle de rétorquer à l’homme aux cheveux blancs en reprenant place sur la chaise où elle s’était placée.

Son regard se reporta pendant un court instant sur le chien de berger qui était sagement resté couché depuis le début de la conversation, puis elle regarda de nouveau son interlocuteur.

- Voilà ce que je sais sur celui qui aurait couché avec Andra Milan. Enfin, supposément, car ce n’est pas Andra Milan qui a couché avec mais un autre membre de l’imposante fratrie. Comme tu ne voulais pas d’informations sur elle, je ne t’en révèle pas plus pour l’instant. Même si ça ne sera pas bien compliqué de deviner. C’est donc Red Aryan Shadowrunner qui a profité de cette agréable compagnie. Environ vingt-cinq ans. Il n’y a pas grand-chose à dire sur lui. Spécialiste de la traque. Il semblerait même qu’il ait tronqué ses cheveux bleus contre une couleur moins… Originale. Il s’est illustré dans une quête particulièrement dangereuse et, à côté de ça, il passe surtout beaucoup de temps à forger, tanner et… Lequel s’était le dernier déjà ? Ah oui, il tisse. Rien que ça, mais y’a pas de p’tits profits !

Elle avait mémorisé toutes les informations qu’Inaros lui avait transmises. En somme, cet homme semblait tout à fait banal et c’était à se demander comment il avait réussi à mettre dans son lit la trésorière royale. Le résultat de l’amour ? Cela rappela quelque chose à Ivara, qui s’empressa d’ajouter.

- Enfin, quant au pourquoi ils ont atterri dans le lit l’un de l’autre, c’est un mystère ! Mais d’après certains autres aventuriers, il ne s’rait plus un cœur à prendre.

L’une des dernières informations qu’avait pu récupérer Inaros au passage. Sa première collecte datait d’il y a plusieurs semaines, il s’était montré extrêmement prudent en allant actualiser ce qu’il savait déjà.

- Et ce sera à peu près tout. Tu sauras t’débrouiller avec ça ? Avec un peu de chances, il a même déjà été ton compagnon d’aventures.

Ça, c’était un moyen détourné pour Ivara d’en savoir plus sur l’individu qui lui faisait face, parce qu’elle en mourait d’envie. Pour quelles raisons est-ce qu’il aurait voulu savoir tout ça ? La sculptrice avait pourtant été mise en garde par Inaros : il accomplissait ce que ses clients demandaient sans rien demander en retour, c’était ça qu’ils appréciaient, en règle générale. Mais elle, cela faisait des lunes qu’elle n’avait pas eu une conversation aussi follement excitante avec quelqu’un et qui sortait de l’habituel rengaine qu’elle menait dans sa boutique ! Des lunes qu’elle était cloîtrée chez elle, à ne rencontrer personne.

Le Fauve, la Belle

et le Truand

Ivara

Elle ne pouvait pas l’éviter. Même si l’esprit de la manieuse de verre et du mercenaire avaient tendance à s’entremêler, ils étaient différents. Ils ne réagissaient pas de la même façon et, bien qu’Ivara essayait d’avoir l’air sûre d’elle et de donner la réplique comme il fallait, le jeune homme en face d’elle n’était pas totalement dupe. En témoignait sa question sur la potentielle jumelle, ce à quoi Ivara espérait qu’il gobe le mensonge. De toute façon, à quoi pouvait-il penser d’autre ? Que deux âmes existaient dans le même corps ? Difficile à imaginer, même dans ce monde.
Cependant, Fauve restait très poli et ne se formalisa pas plus que ça de ses explications, ce qu’Ivara apprécia beaucoup. Elle ne pouvait pas ne pas le garder pour elle, aussi prit-elle la parole, toujours sous le couvert de sa fausse identité.

- J’aime bien ta façon de penser. Elle me change de ce que j’ai l’habitude d’entendre à longueur de journée. Hier, j’ai dû me méfier. Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, c’est différent. Je serais ravie de pouvoir continuer de travailler avec toi.

Elle parlait au nom d’Inaros, mais elle était certaine qu’il ne cracherait pas sur une clientèle fidèle. C’était son propre fond de commerce, pour son atelier de sculptures. Elle connaissait donc bien ces ficelles-là.

- Hmmm…, elle fouilla dans sa mémoire pour essayer de trouver un élément qu’Inaros avait pu partager avec elle. Euh… Peut-être bien. Pour être honnête, c’est la seule chose que je ne sais pas. Mais au vu du bonhomme, je ne pense pas qu’il soit indifférent aux animaux et aux familiers.

Elle n’avait pas eu d’autres choix que de dire la vérité, autrement elle aurait été bien trop lente à répondre à se remémorer les informations sur l’aventurier aux cheveux bleus. Ivara ne pouvait pas non plus s’empêcher de se demander pourquoi il se posait cette question et, avant même qu’elle ne puisse se mordre la langue pour ne pas parler…

- Pourquoi cette information ? Si j’avais su, je te l'aurais préparé bien au chaud, la réponse. Tu vas penser que je t’offre de l’amateurisme. Ce n’est pas dans mes habitudes.

Elle se mordit la lèvre inférieure, espérant ne pas avoir froissé Fauve. Elle avait tenté une pirouette pour se justifier et elle comptait sur Lucy pour que celle-ci fonctionne aussi. La manieuse de verre laissa entendre un petit rire, puisque l’aventurier aux cheveux blancs reprenait les mots qu’elle avait employé un peu plus tôt. Non pas qu’elle ait une mauvaise image des aventuriers, quoiqu’avec ce que certains lui avaient fait vivre elle aurait pu, mais elle s’était imaginée ce qu’Inaros aurait pu dire.

- De bons vivants, en somme ! Et puis, ils me paient aussi, contrairement aux gardes que je préfère éviter mais ça… Pas besoin de t’en faire un dessin.

Ivara se leva, puis rangea précieusement la bourse de cristaux dans sa sacoche, tournant pendant un court instant le dos à Fauve. D’un regard en coin, elle surveilla le canidé. Il était sage et ne semblait pas vouloir lui sauter dessus. C’était une bonne chose.

- Faire route avec toi…?, commença-t-elle à dire.

Elle hésitait sur ce qu’elle allait faire. C’était quelque chose dont elle avait suffisamment envie depuis qu’ils étaient entrés dans cette pièce et qu’elle avait fait ce pour quoi elle était initialement venue, vendre des informations.
Elle tourna sa tête vers l’homme assis un peu plus loin, sur le lit, et qui n’avait pas eu de gestes déplacés à son encontre depuis qu’ils parlaient. Un charmeur et un beau-parleur, un peu lourdingue mais pas méchant. Aux yeux d’Ivara, il était aussi une potentielle voie vers une liberté retrouvée. Une façon de se révolter contre ce que lui imposait Inaros. Même si elle manquait cruellement de confiance en elle depuis que son corps avait été souillé par le mercenaire. Même si elle était terrifiée. Elle ne voulait plus vivre comme ça, comme le montraient ses récentes prises de position et l’audace dont elle avait fait preuve durant cet échange. Peut-être que c’était étrange, aux yeux de son interlocuteur, mais pour elle tout ça était nouveau et elle se sentait encore un peu perdue…

Sa décision fut prise en une fraction de seconde, comme lorsqu’elle avait attrapé sa main un peu plus tôt.
Elle essaya d’afficher un sourire sûr d’elle sur son visage, bien qu’elle soit toujours masquée. Un moyen de l’aider à prendre les devants et de s’affirmer pour faire quelque chose qu’elle n’avait pas fait depuis bien longtemps. Elle s’approcha de Fauve et s’arrêta à quelques centimètres de lui, ses genoux frôlant les siens. Elle se pencha très légèrement, de sorte que ses lippes - à travers le tissu - viennent effleurer son oreille, tout comme ses longues mèches blondes caressèrent ses épaules.

- Je pourrais même être tentée de faire plus que simplement la route avec toi et partager autre chose. Maintenant que notre première affaire est terminée…

Et elle se redressa, doucement, tout en venant soutenir le regard de l’aventurier. Il pouvait toujours refuser et faire marche arrière, Ivara ne s’en offusquerait pas. Si cela arrivait, elle savait qu’elle ne pourrait pas re-proposer une telle chose avant bien longtemps. Elle qui avait si honte des transformations physiques opérées par le mercenaire sur son corps…

Le Fauve,

la Belle

et le Truand

Ivara

L’échange s’était bien déroulé, très bien même. Ils avaient tous les deux eu ce qu’ils voulaient et Ivara ne devait plus rien à Inaros. C’est pour cette raison qu’elle s’était autant approchée de l’aventurier, au point de pouvoir décrire sa fragrance. Ils étaient sur la même longueur d’onde. Elle ne comptait pas donner son coeur ni en recevoir un en retour. Un sourire étira ses lippes et elle se redressa pour contempler le corps musculeux de Fauve. C’était un très bel homme, ce qui n’aidait pas Ivara à réfréner ses pulsions. De toute évidence, aucun des deux n'avait cette idée en tête. Au contraire, l’atmosphère se réchauffait de plus en plus. Ses mains, qui s’étaient perdues sur les épaules masculines pour l’aider à le débarrasser de ses tissus, se glissèrent sur les chairs offertes pour les faire tous les deux basculer sur les draps. Sa robe chut, arrêtée dans son mouvement par ses formes féminines. Pendant un court instant, elle retint sa respiration en laissant le regard de son partenaire parcourir sa silhouette. Elle en avait honte, ne s’habituant pas à ce corps qu’elle jugeait trop musclé. Sous des vêtements, elle avait la possibilité de le cacher. Presque nue, c’était une autre affaire. Heureusement qu’elle portait toujours son masque, car ses joues s’empourprèrent rapidement. Depuis des lunes, elle avait la désagréable sensation que son anatomie n’était plus sienne ; forcée de partager son intimité avec un scélérat, un inconnu, qui pouvait user et abuser de sa plastique sans qu’elle ne puisse protester. Un corps sur lequel elle n’avait plus la main mise ni le contrôle absolu. Un corps couvert d’ecchymoses, de coupures et de quelques cicatrices. Sous le regard d’un autre, elle attendit quelques instants qu’une certaine confiance puisse revenir. Un frisson parcourut son échine lors de cette attente, une myriade de frissons dévala le long de sa colonne vertébrale, puis ce fut le signal tant attendu.

Dans un élan d’assurance et de hardiesse, ses doigts - dont l’un était habillé d’une jolie petite bague en or - attrapèrent la tignasse claire et ses lèvres rencontrèrent les siennes. Elle redécouvrait cette sensation avec bonheur. Ses idées noires, ses doutes et ses craintes furent instantanément balayées et elle se remémora les plaisirs qu’il était possible de partager avec un autre être humain. Des souvenirs qu’elle avait oublié, refoulé dans les tréfonds de son esprit en se rabaissant sur sa condition. Ces appréhensions n’étaient plus au goût du jour. Sa bouche prit d’assaut le faciès de l’homme et, bien vite, elle retrouva son regard et déclara sur un ton taquin.

- C’est à toi de me dire si le rythme te conviendra...

En quelques secondes, elle s’était redressée pour récupérer dans ses affaires un des bandages qui, d’ordinaire, servait à Inaros pour cacher ses formes. Ce qui expliquait aussi les nombreuses marques sur sa poitrine. Elle reprit rapidement sa place sur le lit, prenant place au-dessus de Fauve en lui montrant sa trouvaille, tandis qu’elle s’expliquait en susurrant dans le creux de son oreille.

- C’est seulement si tu veux.

Tout comme il lui en avait laissé la possibilité, il avait aussi le choix de refuser. Ivara se révélait loin d’être une sainte et, peut-être était-ce son masque couplé au bonheur de redécouvrir ces sensations perdues, mais elle se sentait pousser des ailes.

Qu’il lui donne ou non cette approbation, le résultat fut équivalent. Un véritable duel s’engagea entre les deux êtres, et la jeune femme était pleine de fougue et d’entrain, souvent loin d’avoir dit son dernier mot et réclamant à plusieurs reprises autant de vivacité chez son partenaire. La passion qui l’animait prenait le dessus sur tout le reste, notamment sur la discrétion qui ne fut décidément pas l’une de ses qualités. Pendant ce long moment, elle avait le sentiment d’être Ivara, et seulement Ivara. Oublié, le mercenaire, les mensonges, les faux-semblants, les sacrifices et les peines. Toute de sensualité, de grâce et d’impétuosité, elle calmait un feu qui la consumait depuis de longues lunes.

Après ce qui parut être de longues heures, après que chaque recoin de la pièce fut exploré, Ivara, confortablement installée contre son amant du jour, déposa un énième baiser sur les lèvres de l’aventurier en murmurant un simple, mais sincère : « merci », puis se redressa et sur un ton enfantin, pinça à deux reprises le bout du nez de Fauve en s’exclamant.

- Pouet pouet ! Je sais déjà que tu vas dire quelque chose, mais il faut que je me lève.

Elle n’avait pas retiré son masque, mais cela n’empêchait pas de voir ses yeux, et particulièrement son regard qui scintillait de bien-être. À travers les rideaux de la fenêtre, il lui semblait que le soleil était déjà haut dans le ciel et qu’il entamait même déjà sa descente pour laisser sa place.

- La journée est déjà presque terminée...

Elle se releva, abandonnant le confort des bras masculins pour retrouver ses vêtements, éparpillés ici et là. Remettant en place ses cheveux qui s’étaient coincés sous un de ses habits, elle jeta un coup d'œil amusé à Fauve.

- J’espère que nos collaborations seront toujours aussi fructueuses à l’avenir.

Le Fauve, la Belle

et le Truand

Ivara

Fauve la mettait à l’aise. Elle se sentait bien, si bien qu’elle laissa entendre un véritable éclat de rire et qu’elle eut le réflexe de plaquer ses mains contre sa bouche pour le calmer. Dans l’action, elle lâcha sa lingerie qui retomba sur le sol et se retrouva une nouvelle fois dans le plus simple appareil face à l’aventurier. La tisseuse de verre renouait avec une légèreté d’être qu’elle avait oublié et qui lui faisait le plus grand bien. Il lui était impossible de dissimuler le sourire qui ornait son faciès - dernier résidu de son éclat de rire - et qui, si elle n’était pas cachée derrière son masque depuis le début de cette rencontre, serait rehaussée par ses deux pommettes rouges. Elle se sentait tellement à l’aise qu’elle se mit presque à virevolter sur place, se dandinant à droite et à gauche de la pièce pour récupérer ses quelques affaires - surtout ses bas et sa robe - qui traînaient encore, ici et là, dans la pièce. Elle se baissait, se relevait, tournait un peu sur elle-même. C’était totalement ridicule et ses mouvements pouvaient presque être assimilés à ceux d’une pseudo-dance qu’elle exécutait, nue, sans faire attention au regard de Fauve. L’ambiance était si frivole depuis la fin de leurs ébats. Elle retrouva enfin sa tenue complète et se rhabilla entièrement.

La réalité la rattraperait bientôt, dès qu’elle sortirait de cette chambre. Pour l’heure, elle ne voulait pas y penser. Elle préféra se rasseoir sur le lit, aux côtés de l’homme, tout en enfilant l’une de ses chaussettes en fibre presque transparentes à son pied.

- Il y a toujours moyen de s’arranger, déclara-t-elle en regardant une dernière fois le corps de son partenaire avant qu’un autre tissu ne le recouvre presqu’entièrement. Pour une fois que je ne tombe pas sur un de ses stupides nobliards.

Elle s’interrompit à la fin de sa phrase, fronçant les sourcils tout en s’interrogeant sur ce qu’elle venait de dire. Ça ne venait pas d’elle. Elle était plutôt contente, et satisfaite, de pouvoir effectuer certaines de ses transactions avec des clients fortunés. Et puis « nobliard », le terme n’était pas d’elle. Elle était même presque sûre de ne l’avoir jamais dit. Pourtant, il avait sonné naturellement entre ses lèvres, comme si elle l’utilisait assez couramment. Son cœur se mit à battre la chamade et, réalisant que ce phrasé était sans doute celui du mercenaire, elle prit soin de remettre quelques-unes de ses mèches blondes en place, pour faire passer cet instant de doute.

Toujours installée sur le lit, un peu mieux coiffée, elle s’éclaircit alors un peu la voix et hocha la tête de haut en bas pour signifier à Fauve qu’elle était prête à lui parler de cet Ordre. Inaros l’avait, évidemment, briefé dessus. Elle-même se tenait éloignée de ses activités, mais elle était bien obligée d’aider un peu le mercenaire avec tout l’administratif que cela engendrait. Elle était habituée à gérer un commerce depuis des années - déjà lorsqu’elle aidait son paternel -, pas Inaros. Elle avait donné son accord pour une seule raison, c’est que la création de cet Ordre servait aussi un but égoïste pour les deux âmes : pouvoir chacun retrouver un corps physique. Ivara préférait qu’ils agissent plutôt que de rester les bras croisés. C’était sans doute une des seules qualités qu’elle reconnaissait à Inaros.

- De ce que j’en ai entendu, ce sont des chasseurs de trésors. Certains ont bien fait comprendre qu’ils en font partie, on y retrouve même des aventuriers comme toi, avides de quêtes et de réputation pour monter saphir. D’autres préfèrent rester discrets sur leur implication. Personne ne sait vraiment comment ça fonctionne, et ça vaut sûrement mieux comme ça. Ils ne cherchent pas les ennuis. Bien au contraire. Certains parlent même de légendes d’antan… Mais je n’en sais pas plus !

Lui offrant un autre sourire, elle remit en place les plis de sa robe et se leva, tout en concluant.

- Enfin, si tu veux les intégrer, je sais par où passer. Même si, en général, ce sont eux qui trouvent…

Et elle attendit sa réponse, se demandant si l’aventurier voudrait également faire partie de cette aventure. Pour l’instant, ils en étaient à leurs prémices. L’équipe était bonne et Inaros avait su trouver des gens hauts placés pour financer le projet - dont la Couturière Royale elle-même! -. Frôlant les interdits pour récupérer certaines informations, le tout formait une sacré équipe de funambules qui opéraient les plus audacieuses pirouettes tout en restant sagement sur leur fil.