S'adressant à Main d'Argent, Vesper référait à cet œuf qui reposait sur son bureau, niché dans un écrin de soie. Ce dernier lui avait été livré le matin même, accompagné d'une carte adressée par l'un des partenaires commerciaux les plus proches de la famille Devern. Si les attentions étaient courantes dans le milieu des affaires, pour consolider et assurer la bonne prospérité des relations nouées, ce cadeau dénotait tout de même d'une certaine singularité. Et ce qui préoccupait la noble, en conséquence, était de trouver un juste présent à offrir en retour.
Délaissant temporairement ces considérations, son regard bleu glacé revint embrasser l'œuf, oscillant entre une certaine perplexité et… une profonde fascination. Indéniablement, ce qu'il renfermait exerçait déjà une puissante et irrésistible attraction sur elle. La noble s'en approcha, et parcourut de ses doigts graciles la coquille mouchetée dont elle perçut la chaleur intrinsèque, ainsi les infimes palpitations la faisant presque imperceptiblement tressaillir. Puis, subitement, un nom émergea en elle, de façon tout à fait intuitive et presque impérieuse, franchissant ses lèvres sans crier gare.
« Bréhyr. »
Un craquement s'ensuivit, faisant presque sursauter Vesper qui n'était point coutumière de ce type de rituel, et l'œuf se fendilla pour laisser apparaître une magnifique messagerbou femelle. Ébrouant son plumage blanc et gris encore à l'état de duvet, le familier échangea un regard avec sa maîtresse, qui en disait long. Un lien venait de se former entre elles, sans même que la noble n'ait pu l'anticiper. Et elle pouvait d'ores et déjà en ressentir la solidité inébranlable, alors qu'il venait tout juste de se tisser. Esquissant un sourire empreint d'une chaleur qui lui était rare, Vesper lui dit simplement :
« Enchantée, ma chère, et bienvenue dans la famille Devern. »
Alors que la noble et son familier achevaient leurs tacites présentations, Main d'Argent se dirigea vers la fenêtre entrouverte du bureau pour refermer celle-ci. La brise qui s'engouffrait dans la pièce, délicieusement chargées de fragrances d'embruns et de sel marin, avait en effet sensiblement fraîchi depuis ces derniers jours, annonçant l'arrivée imminente du Solstice de la saison froide. Lorsqu'il revint vers Vesper, elle venait de laisser Bréhyr se reposer sur un douillet coussin dans un coin du bureau.
« Notre invité ne devrait plus tarder à arriver. Il me tarde déjà de le recevoir. » lui dit-elle alors.
Car, en cette journée où un lien venait de naître, un autre s'apprêtait à mourir.
Il avait fallu un certain temps, à Vesper, avant recontacter Calixte Alkh'eir, cet espion qu'elle avait, par un bienheureux hasard, croisé à la Capitale, il y avait deçà quelques lunes. Et qu'un concours de circonstances, particulièrement profitables, l'avait amenée à aider, le rendant par là-même redevable d'une dette à son encontre. Et pour savoir le prix dont elle allait lui demander de s'acquitter - ou l'y exhorter - elle avait jugé opportun de consulter au préalable le dossier de l'espion détenu par la Cabale, ainsi que d'échanger avec ses supérieurs pour recueillir leur avis.
Zahria Ahlysh. La Maître-espion était connue de l'organisation, et cela était peu dire, quand on savait qui était son géniteur. Son lien privilégié avec Calixte l'était également… Et c'était en l'occurrence celui-ci, que Vesper s'était vue confiée pour mission de rompre. De façon nette et précise, à l'aide de son pouvoir, en ôtant toute l'affection que l'espion éprouvait pour son amie. Parviendrait-elle à lui faire accepter ce lourd tribut ? Vesper s'y emploierait, le plus consciencieusement du monde, comptant bien parvenir à son objectif et honorer ses devoirs envers la Cabale.
Et la noble détenait déjà un avantage : Calixte ne connaissant pas son allégeance envers cette organisation, il ne pouvait se méfier de la teneur du service qu'elle allait lui demander. Elle espérait donc qu'il se présenterait à son cabinet de psychologue, suite à la missive qu'elle lui avait fait parvenir quelques jours auparavant, avec assez peu de précautions. De l'appréhension, certainement, car il lui était débiteur, mais pas cette défiance profonde dont il aurait été judicieux qu'il s'arme, pour affronter ce qui allait l'attendre…
Assurément, Vesper avait déjà hâte d'accueillir son imminente venue.
Après son entretien avec Vesper Devern. Longeant les contours de la missive soignée gisant sous la boule cotonneuse, Calixte sentit sa curiosité usuelle faire vrombir d’une anticipation empressée, presqu’imprudente, son être. Lâchant enfin ses couvertures pour s’habiller, il laissa son esprit de plus en plus lucide papillonner d’interrogations en hypothèses quant à son rendez-vous à venir. Après leur rencontre défavorable – pour lui – à l’occasion de la requête de dame Sanward quelques lunes plus tôt, l’espion avait écumé les documents traitant de la famille Devern, ainsi que de leur héritière, afin de mieux estimer dans quel pétrin il s’était possiblement fourré. Il ne s’était guère inquiété du fait qu’elle l’eût surpris sous d’autres traits, car c’était après tout une prérogative potentielle de la Garde. Même sans son statut officieux. Et cela, assurément une personne aussi brillamment cultivée que Vesper devait le soupçonner. Non, ce qui avait plus questionné le coursier, c’était le versant que choisirait de mettre à profit la jeune femme à travers la réclamation de son dû. Celui de, justement, la Garde ? Ou bien celui des Alkhaia de Eliëir ? Ou encore une toute autre alternative ? Des informations qu’il avait pu récupérer, il semblait que le point d’intérêt principal de l’héritière Devern était, très précisément, l’essor de son commerce familial. Et suite à l’incendie ayant mis à mal certains de ses entrepôts, bien que le coupable fût apparemment un être quelques peu instable mentalement, peut-être souhaitait-elle s’assurer d’une présence martiale plus régulière aux abords de son entreprise. Ou, encore, s’assurer tout court. Nul doute que, dans sa position de redevable, Calixte pourrait lui proposer un contrat des plus avantageux pour la société Devern si elle devait choisir l’option de la Prévoyance. Mais peut-être que la demande de Vesper serait plus discrète ? A la faveur de son travail annexe de psychologue ? Le coursier avait été surpris de découvrir que la jeune femme s’adonnait à cette activité, il avait naïvement pensé qu’elle n’en avait pas vraiment le profil. Peut-être le surprendrait-elle encore ?
Plus intrigué par les possibilités de leur entretien qu’inquiet de son déroulement ou de la teneur des revendications de Vesper – la preuve en était qu’il n’avait parlé à personne de ce rendez-vous – Calixte finit ses préparations et quitta la chambre qu’il partageait avec Khalie pour gagner les rues animées du Grand Port. S’il nota avec amusement Mélyne, munie d’un talisman glacial, qui se glissa le long de sa manche pour disparaitre contre la chaleur de son corps, il ne repéra pas, comme usuellement, Tarapaca – petit espion improvisé de Naëry – qui le collait depuis déjà quelques lunes.
On le mena à travers les couloirs et le regard curieux de Calixte lécha les reliefs dévoilés à son passage. Il n’y avait là rien d’autre que l’éclat de la richesse et de l’ambition des Devern, mais les prunelles ambrées se délectaient de cette mise en valeur savante, fine, agencée avec goût et délicatesse. A courir davantage les caniveaux obscurs des villes à la recherche de leurs murmures étouffés que les rumeurs cristallines des milieux mondains, il avait oublié à quel point il pouvait être agréable d’évoluer à travers ceux-ci. Tout aussi dangereux, mais assurément plus engageant.
Son guide finit par le mener à une porte où il toqua d’un geste ferme quelques coups réguliers et, au terme de quelques secondes d’attente, Main d’Argent leur ouvrit. Avec les informations qu’il avait réussi à récupérer sur Vesper, Calixte put observer un moment, plus intensément, les traits de cet homme qui lui avait semblé familier lors de leur dernière rencontre. Et pour cause : c’était là un autre rejeton de la noblesse du Grand Port, qu’il avait certainement croisé quelques années auparavant dans le giron de celle-ci. Si ça n’était à l’Académie Militaire, ou à la Caserne principale de la Capitale, avant que l’homme ne rentrât au service de l’héritière Devern – si Calixte devait en croire les documents qu’il avait trouvés. Il n’eut cependant pas le loisir de trop s’attarder sur la chose, car il fut introduit dans le bureau, et son regard traversa la pièce pour s’attacher à la silhouette altière de Vesper. Bien que sa posture restât impassible, il lui sembla percevoir dans les iris glacés lui renvoyant son reflet une trépidation tout à fait miroir de la sienne.
- Vesper, salua-t-il poliment en saisissant doucement la main qu’elle lui tendait en guise d’accueil pour l’effleurer d’un baisemain. Vous me voyez ravi de vous retrouver enfin. L’idée que vous m’ayez oublié commençait à s’imposer à mon esprit.
Comme il s’asseyait face à elle sur son invitation, il poursuivit avec curiosité :
- La convenance me pousserait à vous demander quelques trivialités, mais je crains que certaines obligations – et sans doute pas uniquement de mon côté – ne limitent le temps de notre entrevue. Aussi pourrions-nous peut-être aborder sans ambages le cœur du sujet qui nous rassemble ? Vous êtes restée relativement vague dans vos missives.
Et ce, à cause d'une contrainte majeure : le pouvoir de la noble ne pouvait opérer qu'à condition que la personne sur laquelle elle l'employait souhaitât sciemment se défaire de l'émotion qu'elle lui ôtait. Ce qui ne présentait, usuellement, aucune difficulté, dans l'exercice de sa fonction de psychologue. Or, dans le cas présent, comment pouvait-elle conduire Calixte à consentir au fait d'être amputé de sa profonde affection filiale envers la Maître-Espion ? Vesper y avait réfléchi – longuement – et était parvenue à une conclusion : si elle ne pouvait acquérir son consentement de son plein gré, elle l'obtiendrait… de force.
Faisant coulisser l'un des tiroirs de son bureau en noyer, la noble en sortit un petit cube serti d'un bouton en son centre : un aspicass. Lorsqu'elle appuya délicatement dessus, un cliquetis ténu se fit entendre. La configuration de la pièce venait d'être mémorisée par la boîte magique, et pourrait retrouver son état initial d'une simple nouvelle pression sur le bouton. Ainsi, même en cas d'anicroche, son intérieur ne souffrirait qu'aucun désagrément. Une pensée qui la soulageait d'un poids, assurément.
Des heurts sur la porte retentirent soudain, accaparant son attention et lui faisant oublier de ranger l'objet, qui resta en place et en vue sur son bureau. Mais sans doute pourrait-il être pris pour un simple presse papier. Vesper accueillit sans attendre Calixte, dont elle ne manqua de noter les bonnes manières, tout autant que l'élocution étonnement plaisante. Lucas s'était entièrement évanoui, de même que son phrasé horripilant, et cela n'était pour déplaire à ses oreilles qui conservaient encore un souvenir cuisant de leur collaboration passée.
« Je suis navrée pour cette longue attente, très cher Calixte. Toutefois, soyez assuré que celle-ci n'est point due à une défaillance de ma mémoire… La faculté à être oublié n'est pas l'apanage de tous les espions. »
La référence devait paraître sibylline, car Calixte ne pouvait savoir à quel individu Vesper référait - un espion ayant d'ailleurs autrefois officié pour la Cabale, sans y appartenir… Quelle perte déplorable qu'il eût finalement choisi d'embrasser les rangs de la Garde - mais elle avait une vocation : rappeler à son interlocuteur ce qu'elle savait de ses activités officieuses. Après qu'il eût pris place à son invitation sur la chaise face à elle, recouverte d'un élégant brocart, et qu'il lui eût fait part de son temps limité pour leur entrevue, Vesper acquiesça d'un fugace hochement de tête. Ce désir partagé de laconisme lui épargnait bien des circonvolutions inutiles.
« Je vous rejoins entièrement, il paraît en effet opportun d'aborder sans attendre le sujet de la dette qui nous lie. »
Dans le dos de Calixte, le cliquetis métallique d'une serrure résonna alors. Main d'Argent venait en effet de sceller l'unique issue de la pièce, après avoir refermé la porte suite à l'entrée de l'espion. Enfouissant la clef dans un recoin de sa veste, il vint alors se placer derrière l'espion, et celui-ci dut immanquablement sentir la fine pointe qui se pressait contre son dos.
« Veuillez m'excuser pour ces manières quelques peu cavalières, mais je crains que ce que je m'apprête à vous dire ne reçoive pas votre entière adhésion. Il me faut pourtant votre plein concours. »
Toute chaleur avait fui le regard de Vesper, et toute badinerie également. Ses prunelles de glace ne quittaient d'ailleurs pas Calixte, le fixant avec une attention soutenue, dans leur quête de sonder et d'analyser chacune de ses réactions – afin d'être prête à mieux y parer, en cas de besoin, même si Main d'Argent serait certainement le plus prompt à réagir.
« Vous devez connaître mon pouvoir de retrait des sentiments, qu'ils soient négatifs ou… profondément positifs et bienveillants. Votre dû en est un. Il s'agit très exactement de votre amour, à l'égard de la Maître Espion, Zahria Ahlysh. »
Le ton de la voix de Vesper s'était parée d'une implacabilité sans appel. Avait-elle besoin d'ajouter que ce retrait serait définitif et irréversible ? Sans doute pas. Il n'y avait, en réalité, qu'un seul point sur lequel Vesper jugea qu'il était réellement opportun d'insister :
« Comme vous le comprenez, ma demande ne peut souffrir d'aucun refus, ni d'aucune négociation. »
La présence, et surtout, la menace brandie par Main d'Argent dans son dos, étaient pour le moins explicites, mais Vesper ne se priva pas de les accompagner de ces mots aussi tranchants que la lame logée entre les vertèbres de l'espion.
Comme elle lui répondait d’un timbre presque chaleureux et d’un aplomb assuré, il lui adressa un sourire réflexe à ses excuses. Qui ripa à la tournure imprévue de celles-ci. Vesper n’était pas le genre de personne à mésuser des mots, et l’esprit de Calixte marqua une halte surprise, désagréable, à la mention d’« espions ». Son regard se fit plus prudent, et sa dextre trouva instinctivement le bois du cadre de la chaise sur laquelle il avait posé son séant. Ses doigts y apposant plus de force alors que le déclic métallique d’un verrou se refermant résonna dans son dos. Soudainement, l’espion se rendit compte à quel point il avait terriblement mal appréhendé l’entrevue avec l’héritière Devern. Ce n’était pas simplement une histoire d’acquittement de dette, il y avait là bien plus qui se jouait. Au-delà de son statut de Noble, au-delà de son appartenance au Régiment Al Rakija. Le tranchant de la lame dans son dos ne l’étonna guère, elle n’était que la suite logique de cette mascarade. Alors que ses sens s’exacerbaient, prêts à l’action, son attention se focalisa davantage sur les propos suivants de son interlocutrice.
Elle ne tarda pas, d’ailleurs, à mettre en avant l’hypothèse la plus folle, la plus redoutée aussi, que les songes en effervescence de Calixte avaient pu élaborer en l’espace de quelques secondes. Vesper savait qu’il était espion. Elle savait que Zahria était sa Maître-Espion. Elle savait aussi la nature des sentiments qui les liaient. Il n’y avait que de rares personnes qui en savaient autant. Soit elles appartenaient à leur entourage direct, clos, soit elles étaient décédées. Soit elles faisaient partie de la Cabale. Il était inconcevable au coursier que toute autre possibilité existât. L’organisation assassine était déjà un bien macabre vautour persistant autour du nid des espions, ces derniers n’avaient pas besoin d’une menace supplémentaire. D’ailleurs, à ce qu’il enregistrait automatiquement des propos de la jeune femme tandis qu’il réfléchissait à la conduite à tenir, sa requête – sommation – n’avait de sens sans autres enjeux, plus vastes que ceux d’une héritière à la tête de fabriques de textiles et psychologue à ses heures perdues. Comment avait-il pu manquer cela alors qu’il avait enquêté sur elle ? Certainement de la même manière que leurs recherches autours du meurtre de Ruth s’étaient retrouvées caduques.
Dans tous les cas, sa décision était prise. Il s’était naïvement aventuré dans l’antre du loup, et il n’était pas en mesure de lui faire face.
- J’entends votre demande, répondit-il en fronçant les sourcils. J’ai néanmoins quelques interrogations quant à celle-ci.
Une vérité brodée de mensonges.
- J’ai peur que vous n’y perdiez au change, Vesper. Quel est donc l’intérêt, pour vous, de me défaire de ces sentiments ? Êtes-vous certaine que vous ne préféreriez pas quelque chose de plus concret ?
En dépit de ses méninges carburant pour établir ses prochaines actions, il était tout de même curieux de vérifier cette donnée-ci.
- Je ne vous cacherai pas être un peu surpris de la teneur de votre requête. Et s’il vous faut mon consentement, qu’en est-il de…
La fusion l’emporta dans le bois de la chaise sous ses doigts et, en une fraction de seconde, le fit en descendre les pieds pour passer sous ceux de Main d’Argent et ressurgir derrière celui-ci. Sans perdre davantage de temps, la main du coursier trouva la jonction entre la botte de l’homme et la jambe de celui-ci, et le fit fusionner à l’intérieur de celle-ci. Avant de balancer énergiquement la chaussure droit sur Vesper. Une fenêtre ouverte aurait été plus intéressante, mais comme Lucy ne semblait pas avoir souhaité lui laisser cette possibilité, l’heure n’était pas au pinaillage. Calixte n’attendit pas de voir si son tir faisait mouche, ni d’observer les réactions de l’héritière Devern. Il avait un planning de fuite qui tenait à présent sur moins d’une minute, et il était bien décidé à le suivre.
Les verrous n’avaient jamais été un problème pour lui, et l’espion se coula dans la porte pour la franchir. Il évita cependant de justesse la seringue qui s’abattait sur lui de l’autre côté. Esquivant maladroitement le bras étrangement armé de l’homme qui l’avait plus tôt guidé jusqu’au bureau de Vesper, Calixte tendit la main pour fusionner instinctivement dans un pan de mur, et contourner d’une nouvelle glissade cet obstacle imprévu. Cramant ainsi ses deux fusions glissées possibles. Mais avec un peu de chance, ou pas trop de malchance, il n’aurait pas besoin de plus. Son pouvoir l’amena à une distance relativement sécuritaire, mais le coursier préféra jouer de prudence, et les chaises de la salle d’attente sur son passage partirent valser contre son poursuivant. Ses poursuivants ? Dans le silence de l’intimité du cabinet désert de patients, le claquement des pas à sa suite sonnait pluriel. Main d’Argent s’était peut-être déjà extrait de sa botte ? Ou Vesper avait-elle décidé de prendre l’affaire en main ? Dans tous les cas, l’espion n’avait pas envie de s’attarder davantage pour satisfaire sa curiosité.
Il traversa la porte d’entrée de la même manière qu’il avait quitté le bureau de la psychologue, sans même chercher à savoir si celle-ci avait été verrouillée. Une fois sur le palier du bâtiment, il franchit au pas de course la petite cour tranquille qui cachait les façades disposées en carré de la rue principale. Celle-ci, au zénith de la journée, connaissait une effervescence qui allait certainement être profitable au coursier. S’il n’était pas certain que la foule gênerait vraiment le champ d’action de Main d’Argent, surtout alors qu’il était lui-même habillé en civil, peut-être lui permettrait-elle de se soustraire à son attention. Un regard rapide par-dessus son épaule le rassura sur l’absence de l’homme, et Calixte se fondit dans l’animation des passants d’un pas pressé.
Ses doigts cherchèrent instinctivement son cristal de communication, et il se repassa en mémoire la liste succincte des objets potentiellement aidants qu’il avait sur lui. Quasiment aucune arme. Sa médaille de garde nécessiterait qu’il aille fouiller dans sa ceinture, chose qui risquait de lui demander un peu de temps – et d’adresse qu’il n’avait pas – au besoin. Il n’avait évidemment pas ses menottes anti-magie. Pas moyen de changer d’apparence ; ses costumes, potions et artefacts magiques étaient restés au Bastion. Son protège-arrière lui permettrait peut-être d’esquiver un coup, mais pas plus. Ses phalanges trouvèrent la surface lisse du cristal de communication, et son esprit chercha instinctivement celui de Zahria.
- Réponds, réponds, réponds, grommela Calixte dont l’inquiétude, dissimulée sous l’adrénaline, montrait quelque peu les dents.
Mais comme depuis qu’il avait tenté de retrouver sa Maître-Espion, notamment avec Carciphona, celle-ci semblait demeurer aux abonnés absents. Contournant les étals d’un vendeur de cloches sous toutes formes, tailles et matériaux, le coursier persista dans sa tentative. Jusqu’à ce que son corps fût happé dans une ruelle adjacente. Les yeux du soldat s’arrondirent, et il reglissa de justesse son cristal dans sa poche avant de fusionner instinctivement avec la veste contre laquelle on l’amenait. Pour mieux ressurgir, à nouveau, dans le dos de son assaillant. Celui-ci fut cependant rapidement face à lui, ayant certainement appris de leur première joute, et Calixte dut à nouveau, expressément, revoir ses plans.
L’étroit passage dans lequel ils se trouvaient ne lui laissait pas beaucoup de marge de manœuvre, et le vacarme de la boutique au coin de la rue – comme de l’effervescence de celle-ci – risquait de couvrir ses appels à l’aide. Surtout si Main d’Argent continuait ainsi à avancer sur lui, l’obligeant à la fuite, l’esquive, et globalement toute action salutaire mais ayant la fâcheuse conséquence d’écourter son souffle. La main de l’espion alla pour fusionner avec l’un des murs adjacents, mais le tranchant de la lame de l’homme lui fit retirer ses doigts avant qu’il ne pût actionner son pouvoir. Bientôt – trop rapidement pour le soldat qui perdait ainsi la proximité bienvenue d’une possible échappatoire – ils pénétrèrent dans une cour relativement calme – on entendait encore la rumeur de la ville comme celle des cloches – bordée de ce qui semblait être les façades d’habitations. Il lui allait falloir atteindre l’une d’elles. Habitée, si possible. D’une famille nombreuse versée dans l’art de la guerre. Avec de quoi alerter rapidement les gardes en patrouille. Et des cadres magiques, pour prendre des preuves.
Lucy risquait de ne pas être aussi généreuse.
D’un mouvement vif il enclencha son porte-clef variable qui grandit d’un diamètre de un mètre et s’y coula aussi vite. Le bruit sonore du métal contre le métal lui apprit qu’il avait sans doute bien fait de ne pas croire en la nécessité de Vesper de le récupérer en un seul morceau. Restait à essayer de s’éloigner suffisamment de Main d’Argent pour pouvoir défusionner et pénétrer dans l’une des maisons. Puis trouver une porte quelconque où introduire sa clef dimensionnelle, dans l’attente de renforts. Ou tenter de passer derrière son adversaire, pour gagner à nouveau l’étroit passage, et la rue bondée de passants. De témoins.
Sur le papier, ça paraissait faisable.
Car nuire à autrui n'était pas, par essence, dans la nature de la noble. Elle était amenée à le faire par nécessité et par égoïsme, mais jamais par envie. Dans de rares cas, elle pouvait même ressentir quelques états d'âmes, qu'elle noyait généralement dans une coupe de bon vin à la fin de l'opération. D'ailleurs, sa présente entreprise était susceptible de lui en engendrer quelque uns, Vesper en était d'ores et déjà consciente. Car, au-delà de l'attrait que présentait l'espion pour la Cabale, Vesper appréciait Calixte. Sincèrement. Et sans doute serait-elle assaillie par une once de pitié, lorsqu'elle le dépouillerait de son lien précieux. Or, pour l'heure, elle ne pensait qu'à atteindre son objectif, de façon froide et calculée, en écartant toute autre considération. Cela lui épargnait les affres du doute et de l'hésitation.
Face à la nasse dans laquelle il se trouvait, l'espion, constata-t-elle, avait entrepris d'atermoyer. Ou peut-être cherchait-il à évaluer le dévouement de Vesper à l'encontre de son organisation... Car elle présageait qu'il était déjà parvenu aux conclusions sur les véritables porteurs de sa requête.
« Ma requête ne m'apporte pas de bénéfice personnel, comme vous le présumez bien, mais soyez assuré que j'y trouve bien un intérêt… Indirect, et dont je recueillerai les fruits à plus long terme, mais dont le gain sera bien plus grand que tout autre avantage plus immédiat. »
La suite, la noble ne put l'anticiper. Calixte entama une nouvelle phrase… qu'il n'acheva jamais. Au lieu de cela, en l'espace de quelques fragments de secondes, il prit de court Main d'Argent par un habile emploi de son pouvoir, le réduisant à l'état de… chaussure. Projetée en direction de Vesper, qui se retrouva, après avoir poussé un suraigu cri d'étonnement, à l'agripper entre ses mains dans un réflexe inespéré. Un peu plus et cette dernière défaisait son chignon savamment agencé.
La reposant en espérant que son garde du corps pourrait rapidement en sortir, la noble pesta, jurant sous la frustration de se faire ainsi damer le pion. Mais ce n'était pas encore fini. Calixte était parvenu à quitter la pièce en outrepassant son verrou, mais plusieurs hommes de main de la famille Devern se trouvaient de l'autre côté, avec pour charge d'enrayer toute tentative de fuite. Il y aurait bien un écueil, dans sa retraite, que l'espion ne pourrait esquiver. Elle l'espérait bien.
Alors que Main d'Argent revenait à lui et quittait la pièce - au moment même où un fracas de chaises renversées retentissait depuis la salle d'attente - la noble, quant à elle, avisa une autre action. Sortant son cryptex magique, elle prononça le code permettant de l'ouvrir et en sortit une délicate clef en argent : une clef dimensionnelle, dont elle avait fait l'acquisition récente, et qu'elle n'avait pas encore liée. Cela ne pouvait à présent plus attendre. Relevant l'une des tentures tapissant l'un des murs du bureau, Vesper dévoila une porte dissimulée, dotée d'une serrure dans laquelle elle inséra l'objet magique. Celle-ci ouvrait sur une pièce aux murs aveugles, relativement petite et qui paraissait davantage exiguë en raison des affaires l'encombrant.
Main d'Argent, quant à lui, était arrivé au niveau de la place gagnée par l'animation urbaine matinale. Malgré le fouillis des badauds vaquant à leurs occupations et courses diverses et variées, son regard affûté finit, au bout de quelques temps, par réussir à distinguer la silhouette de l'espion. Juste au moment où celui-ci s'aventurait dans une venelle attenante. Un coupe-gorge, dans lequel il comptait bien l'acculer. Un nouveau jeu de fusion et d'esquives s'engagea entre eux, dans lequel le garde du corps réussit à prendre un peu plus l'aval que la première fois sur Calixte. Il commençait à connaître sa façon de se mouvoir, tout comme il connaissait les lieux, ce qui lui conférait un avantage certain.
Vesper ne lui avait pas interdit d'amocher l'espion, si la situation l'exigeait, et sortir sa lame lui parut opportun pour accélérer le dénouement attendu. À sa surprise, Calixte se fondit toutefois dans un porte-clef sphérique de grande envergure. Le voyant rouler pour tenter de s'enfuir, Main d'Argent glissa de justesse sa main dans sa boucle, l'enserrant d'une prise ferme. Il la suspendit alors en l'air, en veillant à ce qu'elle n'entre en contact avec aucun autre matériau inerte avec lequel il aurait pu fusionner, et retourna au cabinet de Vesper avec sa prise – non sans efforts - capturée.
« Il finira bien par sortir de là… N'est-il pas ? Nous attendrons le temps qu'il faudra. »
Dans la pièce liée à la clef dimensionnelle, au sein de laquelle Vesper avait activé son aspicass – pour parer à toute nouvelle éventualité – la noble toisait la sphère abritant l'espion, toujours tenue en l'air par Main d'Argent. L'un de leurs hommes de main barrait la seule issue de la salle. Le moins que l'on pouvait dire, c'était que Calixte leur donnait du fil à retordre. Mais il allait bien être obligé de s'en extraire, de par les contraintes inhérentes à son pouvoir. Et, lorsque ce fut le cas, il s'empressa d'ailleurs de refusionner dans le premier objet à sa portée, à savoir une chaise. Ce à quoi s'était attendu Main d'Argent, qui s'empressa de la briser, pour l'en faire sortir. Puis ce fut un tableau, un meuble, et bien d'autres éléments encore. Un désordre sans nom finit par les entourer.
Celui-ci devait toutefois être moindre au regard de celui qui devait régner dans le crâne de l'espion, qui finit par abandonner l'utilisation de son pouvoir, trop mal en point pour en user plus avant. Vesper s'approcha alors de lui, et lui prit la main avec douceur. Cela pouvait paraître relever d'une certaine compassion, mais la noble avait en réalité besoin de ce contact pour rendre opérant son pouvoir.
« Il est temps d'accepter, Calixte. L'heure est venue de vous acquitter de votre tribut, et de me confier votre amour pour la Maître-Espion. Il n'y a pas d'autre échappatoire, j'en suis navrée. »
La suavité de sa voix dénota fortement avec la teneur des propos que Vesper déclama, dans un étrange et glaçant contraste.
Il fut déposé dans une pièce attenante au bureau de Vesper, et Calixte profita des dernières minutes de fusion qu’il lui restait dans le porte-clef pour examiner son nouveau lieu de détention. Provisoire, si Lucy jouait en sa faveur. Le capharnaüm ambiant lui permettrait de trouver d’autres abris transitoires, et s’il jouait correctement ses cartes de fusion en défusion, il accèderait à un mur pour s’éclipser hors de la salle. Hors du bâtiment. Hors des griffes de la Cabale. Sans doute ne serait-ce alors que partie remise, mais c’étaient là des préoccupations pour des temps plus calmes. Les quinze minutes d’activation du porte-clef variable touchèrent à leur fin, et l’espion fut éjecté hors de son abri. Attrapant au vol l’objet qu’il rangea hâtivement dans sa poche, il esquiva Main d’Argent pour se fondre dans une chaise. Et il semblait que Vesper s’était bien renseignée auprès de la Cabale, car il ne fallut pas longtemps à l’homme pour briser l’assise en deux. Calixte, qui s’en était extirpé dans l’idée de joindre de fusion en fusion l’une des parois de la pièce, accusa un moment de stupeur avant de se remettre en mouvement. Voir qu’ils en sussent autant raviva la colère qu’il avait brièvement ressentie lors du meurtre de Ruth, et ajouta du carburant à la panique le saisissant de plus en plus. Il lui fallait mettre les voiles, et vite.
Ses doigts effleurèrent le pan de mur le plus proche, et une vague de soulagement absorba le feu de l’affolement qui menaçait toujours plus de le consumer. Une échappatoire, enfin. Ou pas. Alors que selon ses estimations la paroi aurait dû lui permettre de ressortir dans le couloir attenant qu’il avait repéré auparavant, son pouvoir refusait ostensiblement de lui accorder cette possibilité. Son pouvoir, ou la pièce. Ou tout élément de magie l’empêchant d’en sortir. Alors que son regard se portait avec désespoir vers la seule issue probante de l’endroit, derrière Main d’Argent, Vesper et un second homme de main, un nouveau sentiment d’effroi s’immisça au plus profond de ses entrailles. Il ne pourrait pas leur échapper. Il n’avait jamais été chanceux, il n’avait jamais été adroit. Et la faible probabilité d’atteindre la porte de la pièce requerrait déjà une bonne part de fortune et de maîtrise. Distraitement, il se demanda si c’était ainsi que Ruth s’était sentie, à l’aube de son trépas : impuissante. Assurément ça n’était pas le sort qui lui était réservé, car l’héritière Devern avait mentionné une toute autre requête. Mais Calixte, qui connaissait mieux que quiconque la valeur de son affect pour Zahria, et l’amour de celle-ci en réponse, ne pouvait que craindre entièrement d’en être dépouillé. Car alors, que resterait-il de son attachement pour sa Maître-Espion ? De sa loyauté ? Et en retour, bien qu’il fût loin d’être le seul à combler de joie son amie, à quel point cela la fragiliserait-elle ? Déstabiliserait l’Ombre ?
Transi de dépit et de fureur, de détresse et de frayeur, le coursier avisa son nouveau chemin de fusion pour gagner l’issue – puisqu’elle semblait être la seule – de sa prison, et s’extirpa du mur. Les doigts de Main d’Argent frôlèrent son bras mais il gagna le cœur d’une lampe. Puis d’un livre. Et déterminé à atteindre son objectif coûte que coûte, il ne nota pas l’adaptation progressive des gestes de son poursuivant. Son anticipation de plus en plus précise. Le contrôle discret mais de plus en plus adroit de son chemin de fuite. La première éjection de force d’un porte-manteau surprit l’espion. Qui, sonné de s’être fait ainsi prendre et soumis au contre-coup de son pouvoir, accusa un instant de flottement avant de trouver refuge dans un crayon. Qui fut brisé à son tour avant qu’il n’eût eu la présence d’esprit d’en sortir. Bientôt les fusions instinctives devinrent un réflexe de survie. Automatique. Inconsidéré. Comme le précipice de son infortune. Bientôt seuls résonnèrent la douleur de ses tempes, le vertige de ses sens, les soubresauts de sa respiration. Ses pas chancelant entre la souffrance, la terreur et la rage. Ses mains trouvèrent les reliefs stables d’une commode, et l’énergie de fusionner, de s’enfuir, d’avancer, le quitta tout à fait. S’affaissant contre le meuble, glissant au sol pour se recroqueviller sur lui-même, il perçut lointainement que l’on s’approchait de lui. Une main fraiche, douce, se saisit de la sienne fiévreuse, abattue.
Il y avait un piège, quelque part, il en était certain. A l’orée de sa conscience une alarme affaiblie par la fatigue et la douleur tentait de se rappeler à lui. Il y avait un souvenir à protéger. Une notion à considérer. Comme un grattement incessant agaçant ses pensées alors qu’il n’aspirait qu’au calme et à la paix. Mais une loyauté avant tout.
- Non, souffla-t-il dans un murmure.
Il ne savait plus ce qu’on attendait de lui. Mais il était certain de ne rien vouloir. Pas ainsi. Il y avait des secrets à taire, des liens à éluder, des entreprises à esquiver.
- Non, répéta-t-il dans un gémissement.
Mal, il avait mal. D’un supplice qui le saisissait de tout son être. Qui lui rappelait que non, non. Il ne voulait rien dans cet état. Il ne pouvait rien dans cet état.
- Non, soupira-t-il résigné.
Puisqu’il lui faudrait attendre que la tempête fracassant ses songes ne cesse. Puisqu’il ne dirait rien, ne ferait rien, tant que le voile de la souffrance endormirait les parcelles de lucidité de sa conscience.
Et peut-être le sentit-elle, Vesper. Héritière d’un empire de textiles, membre de la Cabale, mais surtout psychologue à ses heures perdues. Dont la froideur analytique ne dispensait pas de chaleureuses attentions calculées. Egoïstes. Efficientes. Le parfum, d’abord, lui fit doucement tourner la tête vers la jeune femme. Sortir le visage du cocon de ses genoux pour appréhender le breuvage qu’on lui présentait. Les arômes de villaope et de beodassa tenant du rêve comme du piège. Un temps, Calixte considéra avec envie et soupçons la tisane cathartique. Mais alors qu’il allait refuser celle-ci comme il avait refusé le reste – quoi donc ? dans les limbes confus de la douleur il n’aurait pu savoir – les premières gouttes du remède furent portées à ses lèvres. Et le soulagement presqu’immédiat qui diffusa dans chacune des cellules de son corps le fit s’accrocher, instinctivement, à la tasse comme à une bouée de sauvetage. Avec l’avidité d’un assoiffé, il avala d’une traite l’entièreté de la tisane. Notant distraitement les teintes épicées des deux plantes qu’il avait déjà relevées, ainsi qu’une note plus légère, d’un troisième composant qu’il n’arrivait pas à saisir.
Une sensation de sérénité diffusa à travers ses membres, anesthésiant ses émois et effaçant son appréhension. L’enveloppant de nimbes paisibles dont la clarté placide éclipsa rapidement toute once d’interrogation, de pensée chaotique. Ne laissant qu’une candeur affable, une compliance béate. Et si la conscience étouffée de l’espion nota avec alarme que le dernier ingrédient du breuvage était certainement du lêveur, sa révélation se heurta à l’indifférence de son esprit asservi. Dépliant ses membres libres de douleur, Calixte tendit sa tasse vide à la main volontaire la plus proche, et la pression des doigts de Vesper entre les siens rappela son attention. Avec un sourire distrait, il l’écouta réitérer sa demande. Instinctivement, d’anciens réflexes ancrés par des années de loyauté lui hurlèrent de refuser.
- Bien sûr, Vesper, répondit-il d’un ton léger, rêveur. Pour m’acquitter de cette dette vous pouvez tout prendre.
Le doute s'insinua en Vesper : Calixte était-il encore trop lucide pour accéder à sa demande, ou au contraire… plus suffisamment ? Si elle s'était renseignée sur la façon de parer à son pouvoir - en l'occurrence, en annihilant l'objet avec lequel il se trouvait fusionné, comme cette salle dévastée en témoignait - la noble ne maîtrisait en revanche pas toutes les conséquences que son usage exacerbé pouvait engendrer sur Calixte.
En revanche, elle contrôlait les effets des plantes qui composaient la décoction que Main d'Argent entreprit de porter aux lèvres fébriles de l'espion. La Villaope, alliée au Beodassa, devraient ainsi permettre d'estomper cette douleur qui teintait ses paroles de façon univoque, en lui insufflant un regain de vivacité. Et, elle l'espérait, d'avisée clairvoyance. Par ailleurs, une troisième plante avait été infusée dans la tisane, de façon plus subtile sans être minimisée pour autant, à savoir le Lêveur, qui allait permettre de s'attacher la soumission de l'espion.
Conformément à son espérance, Calixte but l'entièreté du breuvage qui lui était proposé - imposé - et ce goulûment, semblant y trouver son salut. D'une certaine façon, ce fut le cas, car Vesper put aisément discerner, dans l'apaisement subséquent de ses traits, la vague de soulagement qui le gagna lorsque les plantes ingérées commencèrent déployer leurs effets. La docilité qui accompagnait cette délivrance n'en était qu'une composante annexe… sans être accessoire, assurément.
« Je vous sais gré de votre obédience. » lui dit-elle simplement lorsqu'enfin, elle obtint son accord – asservi, mais non moins opérant - après lui avoir formulé une nouvelle fois sa demande.
Ses doigts toujours entretissés avec ceux de l'espion, elle ferma alors les yeux tandis que le sentiment qu'il lui livrait affluait en elle. Celui-ci, conformément à ses attentes, s'avéra être d'une puissance et d'un rayonnement que Vesper ne connaissait que peu, ne l'ayant que rarement éprouvé elle-même, et ne s'étant que peu vue confier des affects de cette ampleur par ses patients jusqu'alors. Il lui fallut une minute pour l'accueillir en totalité, ce qui était un temps dérisoire au regard du nombre de lunes – ou d'années – qu'il avait sans doute fallu pour le faire éclore et croître.
Il mourut en elle encore plus rapidement. En effet, tel était le contrecoup de son pouvoir : plus l'émotion que Vesper absorbait était forte, et moins cette dernière était rémanente en elle – pour celles positives, tout du moins, son pouvoir ayant un fonctionnement inversé pour les sentiments délétères. Aussi, à peine cet amour avait-il nimbé son cœur d'une doucereuse chaleur, que celle-ci s'éteignit. Tout comme il s'était, définitivement, étiolé en Calixte.
« Tout est terminé, à présent. »
Vesper rompit le contact avec les doigts de l'espion, tandis que Main d'Argent et l'homme de main se plaçaient de part et d'autre de Calixte, et le soulevaient afin de l'aider à se remettre sur pieds, puis l'exhortaient à quitter la pièce. En le voyant partir, la noble sentit une pointe de compassion poindre en elle. Sans s'y attarder, elle appuya sur son aspicass, et le fatras ambiant investissant le lieu ne fut plus qu'un souvenir. Tout comme cette journée, qu'elle veillerait à enfouir dans les limbes de sa mémoire, et tout comme cette affection qu'elle avait entrevue fugacement, mais dont elle conservait un écho lumineux – telle la réminiscence d'une chaude journée bercée de soleil, à laquelle on repense avec nostalgie lors des jours les plus mornes de la saison froide. Cette lumière, Vesper ne se priverait d'y repenser, à défaut de pouvoir la trouver dans le chemin qu'elle avait choisi d'embrasser.
Les rues animées du Grand Port l’accueillir de leur fourmillement chaleureux et il vagabonda, un temps, de rue en rue comme le papillon errant de flamme en flamme. Grain de sable au cœur de la dune, si seul pourtant au milieu de la foule. Au milieu de l’oubli. Il y avait quelque chose qui échappait à ses songes. Un mal-être qui s’installait dans le lit de l’absence. Peut-être le coursier avait-il atteint les quais. Ou fait un détour par le quartier touristique. Ou peut-être même regagné le Bastion. Lorsque la terreur, viscérale, de celles présageant assurément le trépas, le saisit dans sa chair et dans son âme. Sourd aux éclats de vie remplissant l’air autour de lui, il tenta vainement d’emplir ses poumons de ce souffle qui lui échappait à son tour, et le vertige de l’émotion lui troubla la vue comme la dernière parcelle de lucidité. Une terreur indicible au bord des lèvres, il glissa dans les ténèbres qui l’avalèrent goulument. Lorsque sa tête heurta lourdement les pavés sous les cris d’alarme alentour, les affres du lêveur l’avaient déjà englouti.
Il faisait nuit, dehors. Les cristaux de lumière avaient été activés dans l’enceinte de l’infirmerie, répandant une lueur diaphane contre les reliefs austères de la pièce. Une odeur âpre de produit désinfectant couvrant partiellement celle des corps en souffrance chatouillait ses narines et ajoutait à sa sensation de malaise. Assis au bord du lit sur lequel il avait repris connaissance une grosse demi-heure auparavant, Calixte observait d’un œil agacé le voile d’obscurité ayant embrassé les courbes du Bastion. Il allait falloir qu’il envoyât une lettre d’excuses à Vesper, car il était à peu près certain d’avoir quitté la jeune femme en toute impolitesse. Il ne se souvenait que par bribes fragiles de leur entretien – elle avait souhaité quelque chose de sa part, qu’il avait pu lui donner après évaluation d’une pièce attenante au bureau de la psychologue alors qu’ils partageaient une tisane – et état désolé d’avoir conservé celles d’une franche inconvenance au terme de celui-ci. S’était-il trouvé mal ? Souffrant ? Ou béatement soulagé de cette dette acquittée ? Il n’en avait aucune idée. Il s’était réveillé une première fois au cœur d’un attroupement quelque part dans les rues du Grand Port, où on lui avait appris qu’il avait chuté et s’était joliment tapé le crâne contre le sol. Et lorsqu’il avait réussi à recouvrer suffisamment de lucidité pour délivrer son statut de garde, on l’avait visiblement trimballé jusqu’à la Caserne. Certainement inconscient, car il ne gardait aucun souvenir de cette partie-ci.
Sa maladresse – et sa malchance – avait toujours fait partie intégrante de sa vie, mais c’était bien l’une des rares fois qu’elle l’enquiquinait aussi franchement et intensément. Une douleur sourde bourdonnait encore contre ses tempes, une nausée tenace agaçait ses lèvres, des courbatures inconfortables démangeaient ses muscles. Et l’impression obstinée d’un vide au plus profond de sa chair. Un mal-être sur lequel il n’arrivait à poser le doigt. Attrapant la tasse que l’infirmier avait laissé près de lui après avoir pansé sa tête contuse, l’espion huma le parfum réconfortant et presque déjà salvateur de la villaope associée au beodassa. Il y avait un souvenir, dans cette décoction, sur lequel il n’arrivait pas à faire le point. Les sourcils froncés, il avala doucement quelques gorgées du breuvage déjà refroidit. Sans doute se sentirait-il mieux demain. Et ses pensées seraient alors certainement plus claires. Sa mémoire plus coopérante. Dans un soupir, il réajusta la couverture autour de ses épaules et laissa son regard se perdre à nouveau dans le camaïeu de gris du dehors. Mélyne, frissonnant étrangement malgré son appétence pour les températures glaciales, se lova un peu plus contre son cou comme pour y chercher du réconfort. D’une main distraite, il caressa la courbe de son chef, inconscient de l’inquiétude palpable de la glooby. Tout irait mieux le lendemain.
Le Solstice était passé, et la routine s’était réinstallée au décours des festivités de la fin de l’année. Passant son doigt dans le volume pelucheux du pompom trainant toujours sur sa table de chevet, Calixte attrapa son cristal de communication alors que celui-ci lui indiquait un appel. Reconnaissant l’empreinte de la Maître-Espion, il balaya d’un regard prudent l’étendue de la chambre, poussa même le vice à vérifier en quelques enjambées que Khalie n’était vraiment pas présente derrière le paravent dissimulant son lit, puis décrocha. La voix d’Ombre lui sembla empressée, quelque peu surprise voire inquiète, mais il ne s’y attarda guère, acquiesçant sagement aux consignes de sa supérieure. Ne pas rompre le lien apparu à son poignet, ne pas la chercher. Deux remarques qui lui parurent saugrenues mais auxquelles il n’avait rien à opposer. La conversation – la série d’ordres – dura à peine un couple de minutes, mais le coursier n’éprouva guère de frustration lorsque celle-ci se termina sur un silence hésitant de la jeune femme. Il n’avait rien de particulier à lui dire, et pas de rapport à lui remettre. Elle pouvait être pénarde les doigts de pied en éventail dans un quelconque village balnéaire ou en train de trimer dans le dédale glacial des entrailles montagnardes, il n’en avait cure. Et n’irait certainement pas la chercher.
Et pourtant. Il y avait un souvenir incongru qui irritait sa conscience comme la craie crissant sur l’ardoise d’un tableau. Un souvenir qui en amenait d’autres, toujours plus absurdes. Installant une dissonance malaisante dans sa chair et une lâcheté séduisante dans son âme. S’il s’était pensé curieux avant tout, peut-être finalement était-il encore plus couard. Détournant son attention de ce moment d’égarement pour la fixer sur l’objet duveteux entre ses doigts, il secoua la tête de frustration. Rien ne servait de s’appesantir sur ces réminiscences aberrantes et obscures, elles finiraient bien par s’étioler d’elles-mêmes à la faveur du temps, et le laisser en paix. Inutile de se créer plus de tracas que ce que sa maladresse et sa malchance lui réservaient déjà. Reposant le pompom pour vérifier les affaires qu’il emmènerait avec lui pour sa mission nocturne officieuse, il avisa son coffre à la serrure enchantée et y récupéra quelques outils d’espionnage. Alors qu’il vérifiait le stylet du SAPIC à la lueur d’un cristal de lumière, son regard accrocha celles colorées de son chandelier magique. Généreusement fourni, celui-ci était cependant bien moins imposant que ce que ses dix-sept branches auraient pu présager. Finement taillées, surmontées de petits cristaux balayant le spectre des couleurs en fonction des sentiments des êtres qu’ils représentaient, elles prenaient en largeur une trentaine de centimètres. Instinctivement, ses yeux glissèrent d’éclat en éclat, pour s’arrêter sur celui de l’Ombre. Ses mouvements marquèrent une pause. Indécise.
Peut-être, tout de même, en parlerait-il à Luz.