Plus virulente contre les cimes que dans les passages abrités au ras du sol, la brise ébouriffa ses cheveux clairs et tenta de s’infiltrer le long des interstices de ses vêtements. De ses doigts emmitouflés dans ses gants du Solstice, Calixte réajusta sa cape en tissu anti-climat et replia ses jambes en tailleur pour les entourer du tissu protecteur. Il avait encore dans sa ceinture son plaid magique, mais peut-être Solveig en aurait-elle besoin pour s’affranchir du froid persistant. Il leur aurait été possible de se retrouver dans des conditions plus agréables, dans un commerce proposant banquettes et boissons chaudes, ou au réfectoire abrité du Bastion. Voire même dans l’une de leurs chambres. Mais le coursier avait préféré l’intimité glaciale au confort exposé. Et il semblait que, sur le papier du moins, Solveig avait approuvé la configuration. Ce qui n’empêchait pas l’espion de tenter d’aménager leur lieu de rendez-vous afin qu’ils n’en gardassent pas un souvenir tout en mucosités et éternuements. Il avait emprunté un drap et un couple de coussins pour que leur assise fut moins inconfortable – et gelée – ainsi qu’une carafe d’eau et deux tasses standards. Dans lesquelles, utilisant l’intermédiaire de son mug magique, il avait versé des chocolats chauds. Un temps, il avait hésité pour un breuvage plus corsé. Puis les brides de souvenirs des festivités estivales lui étaient revenues, et il avait opté pour la sobriété. Qu’elle fut agréable ou déplaisante, il n’avait pas envie d’oublier cette soirée. Parce qu’elle comptait. Solveig comptait.
C’était cette pensée qui, finalement au-dessus du capharnaüm des autres, l’avait mené jusque-là. Qui l’avait décidé à cesser cette fuite en avant pour se retourner, et revenir vers son amie. A accepter d’affronter les difficultés. Parce que pour toute la loyauté qu’il vouait à son travail officieux, il y avait une évidence implacable, viscérale, dans son attirance pour la Valkyrie. Physique. Sentimentale. Le regard ambré trouva à nouveau les joyaux célestes, et il contempla un instant les similitudes, comme les grandes divergences, entre sa situation actuelle et celle de quelques lunes plus tôt – neuf ? dix ? une expiration, toute une vie ? – il semblait qu’il n’était finalement capable que de tourner en rond. Le temps de quelques secondes, son esprit caressa les différentes possibilités. Le laisserait-elle tourner en rond ? Seul ou à deux ? Lui proposerait-elle de nouvelles circonvolutions ? Moins cyniques, moins lamentables. Plus abruptes et définitives. Plus douces et confiantes. A la faveur d’un rejet non équivoque, de compromis malaisants, ou d’une improbable acceptation. Et quand bien même Lucy – ou Solveig, vraiment – lui accorderait cette exquise permission, d’approcher leurs corps comme, peut-être, leurs âmes ; en serait-il digne ? Capable ? Ses instincts protecteurs, si promptes à la fuite, vrombissaient encore sous sa peau, et sans doute tout autant que ceux de la curiosité anticipatrice. Zahria ne lui avait pas imposé de choix, pas comme celui qui, en d’autres temps, lui avait été imposé à elle. Mais il était là, bien présent, comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de l’espion. Aussi sûrement que les étoiles accrochées à la voûte. Et Calixte n’était pas certain d’avoir les épaules pour supporter son jugement silencieux, ses conséquences inévitables et ses idéaux impossibles.
Peut-être, finalement, si Solveig pouvait tout choisir, et surtout choisir de le lâcher, cela serait plus simple. Terriblement insatisfaisant, mais salvateur. Distraitement, il se demanda s’il pouvait encore changer de régiment, ou si deux mutations en moins d’un an c’était trop demander à l’administration.
Du mouvement à l’orée de son champ de vision attira son attention, et il tourna instinctivement le regard vers la gauche. Comme elle gravissait l’échelle d’un mouvement félin, il observa d’abord ses appendices blancs, duveteux, qui avaient tant déchainé sa verve lors des festivités estivales avinées. Puis, alors qu’elle le rejoignait se dévoilant tout à fait, ses prunelles tracèrent dans l’obscurité, avec l’aisance de l’habitude et la tendresse d’une amitié persistante malgré tout, les contours de la jeune femme. Si elles notèrent l’inflexion des oreilles, les plis du visage ou la raideur des mouvements, Calixte ne put trouver l’envie de trop s’y attacher. A force d’évitements, il avait manqué sa présence. La grâce de celle-ci, la beauté indicible. Le timbre de la voix, l’éclat de son rire. La sincérité de ses manières, la franchise de ses émois.
- Solveig, l’accueillit-il d’un ton alourdi par tous les non-dits.
Et comme il ne savait par quel bout aborder le fenrir dans la pièce, il lui tendit simplement la tasse de chocolat chaud qu’il avait préparé à son attention. Il n’avait aucun doute qu’elle ne tarderait guère à donner le ton de leurs retrouvailles, et certainement s’arrangerait-il de son initiative.
Sauf si elle lui renvoyait sa tasse à la figure et le faisait passer par-dessus le rebord du toit. Auquel cas il risquait de moins bien s’accommoder de sa réponse. Mais au moins aurait-elle été claire. Et rapide.
- Mademoiselle Prudence ?
- P’tain ça rentre pas Louis hein. Répète après moi vieux schnock : S O L V E I G. Épela la voix agacée de sa nouvelle âme artificielle.
- Oh vous… Vous n’avez aucun goût, je l’ai vu dès que vous avez été transféré dans ce gant ! Répondit celle, grinçante, de Louis.
- Vous avez finit de vous chamailler ? Ronchonna la garde tout en se remettant à talonner sa monture qui repartie d’un petit trot guilleret, tentant une petite ruade pour la désarçonner au passage. Ce à quoi la cavalière répondit par une pression légèrement plus appuyée des mollets. Adonis ne demanda pas son reste.
- Ah ma beauté, ce sont là de simple discussion d’adulte.
- Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Vous passez vos journées à vous crêper le chignon.
- L’amour vache.
- C’est vous, la vache.
- Vous voyez.
Roulant des yeux, Solveig ne tenta pas de les contredire ou même de les interrompre. Les deux âmes continuèrent donc de se disputer jusqu’à ce qu’ils eurent rejoint la cour principale du bastion. Là-bas ils prirent le chemin de gravier fin qui les mena tout droit aux écuries où attendait un palefrenier. Le pauvre homme non content d’être transit de froid, pâli à la simple vue de la jument de la chiraki. Il fallait dire qu’Adonis n’était pas des plus aimables et qu’en plus de cela elle avait le coup de dent facile. Même sa cavalière n’y coupait pas, pourtant c’était elle, qui avait fait une demande afin de récupérer cette petite carne qu’elle avait découvert au village perché. Nouvelle preuve qu’elle avait un penchant certain pour les cas désespérés. Elle leva les yeux vers les hauts reliefs de la caserne. Plus qu’un penchant. Un soupire lui échappa.
- Soldat ? Soldat ?! VALKYRIE !
- Hein ? Oh, pardon ! S’exclama la blanche tout en descendant de la selle d’un bond, passant les rênes de cuir par dessus l’encolure de son cheval pour les tendres au jeune homme. - Non. Intima-t-elle à sa jument qui, déjà, arquait ses oreilles vers l’arrière. Comme si elle lui répondait, elle poussa un long soupir plaintif avant d’avancer d’un pas traînant. La journée avait été longue. Avec un peu de chance elle serait suffisamment épuisé pour ne pas chercher à repartir avec un bout du dos du pauvre employé. Le cri qui parvint aux tympans de la soldate avant qu’elle n’ait atteint la porte de son bâtiment lui indiqua que ce n’était pas le cas. Pressant le pas elle disparut dans l’embrasure de la porte.
- C’est ce soir ?
- Bien sûr que c’est ce soir, triple buse.
- Qui traitez vous de triple buse ?!
- La voisine tiens ! Je parle de toi gros bêta, tu vois une autre âme artificielle dans les parages ?
- C’était une question rhétorique !
- Si elle était rhétorique pourquoi la poser !
- Parce que les questions rhétoriques sont faites pour être posée, pensez-vous !
- Qui est l’idiot qui a bien pu inventer cette règle hein ?
- Certainement pas vous !
- Oh-oh, le Louis se réveil ! Toujours est-il que tu ne te souvenais pas que c’t’ais ce soir qu’elle voyait cet idiot de Calixte.
- Qui traitez vous d’idiot ?
- Tu recommences ! Et je parle de Calixte, ou peu importe son nom. Je n’aime pas ce gars.
- Vous ne le connaissez même pas.
- Raison de plus. Je ne le connais pas, mais depuis que je suis avec Solveig il ne fait que lui causer de la peine. Si c’est cela pour lui, être un ami, autant qu’il ne le soit pas !
Louis grommela plusieurs fois dans sa barbe.
- C’est compliqué.
- C’est ce que disent les gens qui n’ont pas d’excuse. Il l’a évité, il l’a laissé sans nouvelle. Et il se repointe la bouche en cœur. Moi je te l’dis Louis. Sol est bien trop sympa mais elle ferait mieux de le jeter et fissa.
- Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre… Calixte est quelqu’un de bien qui n’a pas fait les bons ch-…
La porte grinça sur ses gonds et la silhouette de la valkyrie pénétra les lieux, les cheveux encore humide, sa serviette posée négligemment en travers de ses épaules.
- De quoi vous parlez ?
- De Monsi-…
- Du conflit Archipelio-aryonien. Trancha Leiftan.
- Depuis quand vous vous intéressez à la politique du pays vous deux ?
- Tu as encore bien des mystères à découvrir sur moi princesse, après tout ça ne fait pas si longtemps que je suis ici !
- Quel Don Juan… Cracha Louis avec véhémence.
- Encore en train de vous disputer. Nota-t-elle tout en passant son pantalon en cuir puis une chemise en lin.
- C’est tout ? Nota la dague d’une voix désabusée.
- C’est une discussion. Pas un rendez-vous galant. Ne put-elle s’empêcher de grogner en retour.
- Elle a raison. Pas besoin de faire des efforts pour un cas pareil. Et bien tu es belle au naturelle Solveig, comme je le…
- Vous êtes aussi usant l’un que l’autre. Sur ce… Elle attrapa sa cape et quitta la chambre précipitamment.
De l’extérieur des éclats de voix se firent entendre. Nul doute que les deux âmes étaient en train de se renvoyer la balle sur le « qui avait bien puis lui faire quitter les lieux aussi vite ». S’ils étaient un peu moins sot, ils auraient sans doute comprit que leur comportement n’y était pas étranger. Seulement, ils n’étaient pas véritablement responsables. L’heure n’était pas encore rendu à celle qu’elle et Calixte s’étaient fixés. Cependant elle ne voulait pas arriver en avance. Pour une raison idiote, qui n’était autre que la fierté. Cela faisait des lunes qu’elle avait tentée de le voir, de communiquer avec lui, et il l’avait par des dizaines de fois ignoré, esquivé et délaissé. Si il pensait un seul instant qu’elle ferait l’effort d’arriver en avance, il se fourrait le doigt dans l’œil et jusqu’au coude. A la place elle décida d’aller marcher dans les rues, pas loin, juste assez pour vider son esprit avant cette discussion qui, elle le supposait, n’aurait rien de plaisant. Quatre par quatre elle descendit les marches jusqu’à regagner la cour principale, puis elle coupa par les cuisines, les bâtiments administratifs et s’échappa par une porte dérobée.
L’âstre lunaire était maintenant en train de pointer le bout de son nez, et autour d’elle ses compagnes, petites et pas encore parfaitement définit, s’installant avec lenteur dans le ciel encore orangé. Le vent frais, presque glacial fit frissonner la chiraki qui s’emmitoufla dans sa cape avant de commencer à marcher.
Des dizaines de scénario défilaient dans son esprit. Du plus simple au plus complexe en passant par le plus désagréable. En vérité Solveig n’avait toujours pas compris le pourquoi du comment ils en étaient arrivés là. Tout ce qu’elle savait c’est qu’ils s’étaient un peu rapprochés au barbecue du bastion puis que subitement une rumeur avait fusée et qu’enfin Calixte avait disparut de ses radars. Ni ses lettres, ni même ses tentatives d’approches n’avaient eut raison de sa volonté à s’éloigner. Plus d’une fois elle avait hésité à fomenter quelconques plans pour le coincer mais son affection pour lui l’en avait empêché ; si il ne voulait plus la voir, peut-être avait-il ses raisons et si tel était le cas elle voulait respecter son choix. Ô combien la douleur puisse lui être pesante. Enfin, il y avait eut ce courrier. Lui demandant de la rejoindre sur les toits. Maintenant qu’elle y réfléchissait, elle se demandait si cela était véritablement une bonne idée. Il avait fait ressurgir chez elle de vieilles angoisses passées, et la colère qui en avait découlé était sincère. Pourtant sa curiosité avait finir par prendre le dessus. Où avait-elle fauté ? Sans qu’elle ne s’en rende compte ses pas et ses réflexions lui avait fait rebrousser chemin lui faisant reprendre conscience une fois devant l’échelle menant sur les toits. Elle l’emprunta.
Son ascension se fit sans efforts mais avec une franche lenteur, égalant la vitesse d’une personne normale alors qu’elle aurait pu se débarrasser de ces quelques échelons en trois bons. En haut le vent était encore plus froid qu’il ne l’avait été dans les rues de la ville, elle frissonna. Debout sur bord du parapet elle ne mit pas longtemps à repérer le coursier, son regard darda sur lui alors qu’une émotion étrange lui soulevait l’estomac. Mélange de peur, de peine et de colère. « Je veux m’en aller » songea-t-elle sans pour autant faire demi-tour. Elle descendit même de son perchoir et fit un pas en avant.
- Calixte. Dit-elle en réponse, d’une voix qui se voulait normale mais dont le ton grinçant témoignait de la colère étouffée depuis plusieurs lunes. Et elle resta planté là, ses narines attisées par l’odeur du cacao et du lait, ses oreilles par le doux son de cette voix qui raisonnait enfin à ses tympans après autant d’attente. « Je m’en vais. » son pied recula d’un trait mais s’arrêta net. Ses oreilles se tendirent sur son crâne et elle prit une grande inspiration. Après tout ce temps, ce n’était pas maintenant qu’elle touchait la réponse du doigt qu’elle allait se défiler. Alors elle franchit les quelques pas qui la séparait du blond puis sans lui adresser l’ombre d’un regard, elle se laissa tomber à côté de lui, ignorant le chocolat qu’il lui tendait. - Qu’est-ce que tu veux ? Je ne suis pas venu pour satisfaire ma gourmandise. Sa voix était plus douce qu’elle ne l’aurait voulu, plus boudeuse aussi, loin de la maturité dont elle aurait du faire preuve à presque trente trois ans. Le vent souffla de nouveau et Solveig ramena ses genoux contre sa poitrine avant de les entourer de ses bras puis tourna la tête à l’opposer exact du coursier. - Tu comptes encore t’enfuir ? La question avait franchit la barrière de ses lèvres avant même que son cerveau n’ait le temps d’analyser son contenu. Elle grimaça. - Parce que si c’est ça, je préfère encore m’en aller. Pour la première fois depuis son arrivée, elle le regarda bien en face. - Alors qu’est-ce que tu veux ?
Non, il ne comptait plus s’enfuir. Mais sa réponse muette, suivant seulement le mouvement de sa tête, resta invisible pour la jeune femme qui observait encore obstinément un point opposé. Et il faillit céder à la tentation d’attraper l’épaule de celle-ci alors qu’elle déclarait préférer s’en aller, mais son geste resta en suspens comme elle tournait enfin son visage vers lui. Ainsi que sa colère et sa peine. Son appréhension, aussi peut-être un peu. Il s’en voulut, de ne pas avoir réussi à ne pas s’empêtrer autant dans ses sentiments. Dans ses ambitions et ses principes. De ne pas avoir évité ces longues semaines d’indécision. Pour lui, et pour elle. Et son cœur se serra, en miroir à celui de la Valkyrie. Comme s’il pouvait ainsi qui ôter une part de souffrance, en se l’appropriant. C’était ridicule, bien sûr, mais les émotions du coursier avaient rarement joué de clairvoyance. Comme l’instinct de fuite, de préservation, qui criait sous chacun des pores de sa peau à son interlocutrice de partir. De s’en aller sans se retourner. De l’abandonner comme il l’avait fait ; irrémédiablement, cette fois-ci. Mais elle était venue. Malgré toute la souffrance que cela semblait lui engendrer. Elle était venue, et elle lui laissait l’occasion de s’exprimer. D’autres auraient été moins patients, moins cléments, et moins déterminés. Et plus que désireux d’honorer cette générosité d’occasion, c’était bien l’humanité sous-jacente, inhérente à son amie, qui avait rappelé Calixte auprès d’elle. Viscéralement. Parce qu’elle n’était pas que belle physiquement, elle l’était aussi de tout son être.
- Pardon, lâcha-t-il instinctivement, ne réalisant le mot que lorsqu’il résonna dans le silence qui s’était installé.
Au-delà de toutes ses autres préoccupations, c’était peut-être bien par là qu’il souhaitait commencer. Car vraiment, l’avoir blessée était la toute première chose qu’il regrettait.
- Je veux dire : tu as raison, j’ai passé ces dernières semaines à t’esquiver. A m’enfuir. Sans considération ni explications, et pour cela je te présente mes excuses, se reprit-il sans décrocher l’ambre de ses yeux de ceux vairons lui faisant face.
A nouveau, il lui sembla que le temps s’arrêtait. Pour leur offrir un espace d’intimité au-delà de toutes préoccupations autres qu’eux-mêmes. Mais dans cette bulle de confidences, la joie et la candeur avaient cédé leur place à l’étau de l’appréhension et de la réticence. Aux mutilations cinglantes des émotions vives mal contenues, et à la morsure persistante du devoir. Distraitement, les phalanges enserrant sa tasse à s’en brûler la peau pour focaliser le fil de ses pensées, il s’humecta la lèvre pour poursuivre. Le regard toujours accroché à celui de Solveig. Avec incertitude, tendresse et résignation. Et peut-être une pointe de ferveur.
- Je ne mentais pas, l’autre jour, lorsque je te disais que je trouvais – que je te trouve – belle. Désirable. Et que, quelles qu’ont été les rumeurs des festivités estivales, quelle qu’ait été la réalité… je suis attiré par toi, physiquement. Et je sais que c’est une redite ; on en a parlé déjà l’autre jour au réfectoire.
Brièvement. Maladroitement. Comme deux fenrir dans un magasin de porcelaine. Armés de leurs bribes incomplètes de souvenirs de la soirée du barbecue, des derniers potins, de leur amitié, de leur audace et de leur espièglerie. De leur affection et de leur confiance. Où en étaient-ils, de ces dernières ? Après des semaines de silence de la part de l’espion.
- Mais tout comme il me semble important de te présenter mes excuses pour mon comportement… lâche, je pense qu’il est nécessaire que je te redise, Solveig Prudence Prêth : j’aimerai t’embrasser. Pas seulement chastement comme jusqu’à présent, physiquement ou via nos missives. J’aimerai apprendre du bout des doigts, et des lèvres, les reliefs de ta peau, de tes courbes, de tes envies. Mais…
Un temps d’hésitation, bref, pas plus qu’une seconde, mais une pause tout de même. Le regard s’envolant pour puiser un quelconque réconfort, une énergie, dans les lueurs inébranlables du firmament. Avant de se reposer avec résignation sur son amie.
- J’ai peur que… Non. Je sais que – et c’est cela qui me fait peur – je ne peux te désirer charnellement sans t’aimer sentimentalement. Parce que tu es…
Une femme formidable. Dans ses atours et ses défauts. Une camarade. Une amie. Un être cher. La principale raison pour laquelle il se sentait chez lui au Bastion, en dehors de l’équipe de la logistique. Au-delà de toute justification raisonnable ; un ancrage viscéral.
- Toi.
Parce qu’il n’y avait sans doute pas de terme plus adéquat pour la définir dans sa globalité. Dans tout ce qu’elle pouvait représenter pour lui.
- Et j’aurais voulu ne pas imposer à notre amitié toutes ces… complications. Bêtes. De ma part. Mais je crois qu’en ce moment je ne peux te voir sans te désirer. Et je ne peux te désirer sans te chérir.
Il avait cru, un temps, que c’étaient ses affects amicaux sous-jacents qui avaient du mal à ne pas respecter les frontières de son attirance corporelle. Mais à mesure que cette dernière avait pris ses aises de manière régulière dans sa chair, les sentiments s’étaient empressés de se développer dans son cœur. S’enroulant toujours plus autours de celui-ci, lui faisant réaliser qu’il ne pourrait certainement jamais désirer l’un, sans risquer l’autre. Et de cela, s’il n’était déjà pas certain d’en vouloir – car les complications, multiples, accompagnaient ce développement – il ne pouvait y soumettre Solveig. Qui n’avait, de son point de vue, rien demandé. A part qu’ils fussent nus dans un lit, et pas pour jouer aux cartes.
- Et je ne peux te chérir sans me dire que je suis un idiot aux émois instables t’infligeant ceux-ci, finit-il en grommelant tout en détournant le regard pour le noyer dans son chocolat de moins en moins chaud. Ou, tout du moins, t’infligeant ceux-ci si je te vois. Et m’évitant ce tracas si je… te fuis.
C’était un étrange sentiment que celui qu’elle ressentait à mesure que le coursier lui déballait le fond de ses pensées. La colère demeurait, plus par fierté et pour combler ses meurtrissures que parce qu’elle l’était encore réellement. A vrai dire elle avait toujours eut beaucoup de mal à détester les gens, ceux qu’elle aimait encore plus. Bien malgré elle et tout autant contre son gré à lui, il en faisait partie. Ainsi elle ne cautionnait aucunement sa façon d’agir mais elle pouvait essayer de comprendre. Peut-être même qu’elle le comprenait un peu. Sauf qu’elle n’aurait pu agir de la sorte, sa franchise et son naturel envahissant aurait finit par reprendre le dessus. C’est à ce moment précis qu’elle prit conscience du point auquel ils étaient différents. Autant sur la manière de réfléchir que sur leur approche des différents problèmes. Évidemment, elle n’était pas sotte et elle savait parfaitement qu’ils n’étaient pas identique, mais elle en comprit l’ampleur.
Tandis qu’il parlait, elle se surprit à laisser son regard s’abandonner sur la silhouette de Calixte. Elle avait la sensation de l’avoir toujours eut sous les yeux sans vraiment le regarder. Alors elle écouta par deux fois. Sa voix et le langage de son corps. De ces doigts serrés à outrance sur la tasse, de son dos droit mais dont les épaules semblaient porter un poids. Elle se demanda si dans la profondeur du mordoré de ces yeux, elle n’apercevait pas une pointe de tristesse ou plutôt de nostalgie. Impossible à dire.
Son regard prit ensuite du recule, jaugeant de l’enveloppe plutôt que du contenu. Certaines choses étaient immuables, comme le fait que le coursier était mignon. Mais il n’était pas beau. Pas moche non plus. A vrai dire il n’était simplement pas d’une beauté brute. Et c’est aussi cela qui lui plaisait chez lui. Parce que s’il n’était pas éblouissant, il débordait d’un charme qui n’avait pas son pareil. Parce qu’il était maladroit, parce qu’il était doux, même avec une femme comme elle ; considérée comme un roc parmi les océans. Parce qu’il était malchanceux également et cela le rendait drôle. Solveig aimait rire. Elle aimait rire avec lui. Non, aux yeux de Solveig, Calixte n’était pas beau. Il était d’un charme insidieux qui vient vous cueillir lorsque vous ne l’attendez pas. D’ailleurs, si elle avait véritablement pus prendre l’ampleur de ce que cela impliquait, nul doute qu’elle aurait prit ses jambes à son cou. Pourtant elle était toujours là, à l’écouter, sans avoir pu empêcher son regard de s’adoucir.
De nouveau le mutisme la prit. Que dire ? Que répondre ? Des dizaines de phrases se formaient dans son esprit sans qu’elle n’ose les formuler. Et puis il y avait son corps, qui luttait de toute son âme pour ne pas céder si facilement. Elle aurait voulu ne pas sourire également, pourtant, il était là. Idiot et indécrottable.
- Je… Elle tendit la main et délogea la tasse de Calixte. - Tu vas finir sois par la briser, soit pour te brûler. Il était fort probable qu’elle eut mieux fait de s’abstenir de revenir chercher sa main, mais elle le fit, réchauffant sa peau au contact de la paume de la sienne. Machinalement son corps suivit le mouvement et elle se tourna à demi dans sa direction. Ses yeux vinrent ensuite rencontrer les siens, encore. Elle n’avait pas envie de les quitter ce soir, peut-être parce que plus que toutes les autres fois, elle voulait voir les émotions qui l’habitait vraiment. - Pourquoi fuir quelque chose qui est déjà ? Dit-elle enfin, tranchant avec le silence que les affres de la nuit leur offrait. - L’amitié est une forme d’amour. Sans doute pas la plus pure, pas celle que beaucoup de gens entendent mais elle existe. Et je pense que nous nous aimons tout deux de cette façon. Tu ne crois pas ? Son regard se fit chaleureux et elle porta la main du coursier contre sa joue. - La seule différence avec une amitié conventionnelle, c’est que le désir est de la partie. Et je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose. Nous sommes deux adultes. J’ai envie de croire que nous sommes libre de nos choix. Sa main libre se leva pour venir glisser sur la joue de Calixte, caressant sa pommette avant de simplement restée là, s’imprégnant de sa chaleur.
- Je ne veux pas que l’on se fuit, je ne veux pas que tu t’en aille, je ne veux pas avoir peur de… D’un sentiment que nous ne possédons pas. Je ne suis pas quelqu’un dont la nature est de s’abstenir. Je veux pouvoir céder. Et me poser les questions lorsque cela sera nécessaire. Tu es un idiot aux émois instables, indubitablement, mais ce n’est pas comme si je ne le savais pas. Elle fut incapable de retenir un petit rire qui secoua ses épaules. - Tout ceci, toi, moi, les combats ou l’essence même de la vie, tout n’est qu’un vaste jeu. Et sans risque aucun de nous ne pourra gagner. J’ai envie de jouer avec toi. Franche, sincère, indéniablement Solveig ne faisait pas d’écart à sa ligne de conduite habituelle. D’ailleurs elle était parfaitement convaincu des paroles qu’elle prononçait. L’amour prenait des formes bien différente, et celle qu’elle et Calixte touchait du bout du doigt ne l’inquiétait pas. Pas encore. Sans doute aussi parce qu’elle était parfaitement incapable de voir ce qui était une évidence. Lui craignait de ce qui allait venir. Solveig aurait du craindre ce qui était déjà. Parce que si l’un avait peur de s’embourber, l’autre l’était déjà. Seule la peur l’empêchait d’y voir clair. La peur de le perdre, la peur de comprendre que la nature de ses sentiments étaient déjà différente de celle de son partenaire.
Sous les propos d’une résolution douce de Solveig, comme les galets polis roulant sous le cours d’eau paisible mais déterminé, l’hésitation de sa chair se mua en légèreté. La légèreté en joie. La joie en anticipation. Evoquant à nouveau au coursier les sensations d’un repas passé alors qu’ils mettaient entre eux deux, maladroitement et bien plus simplement, leur possible désir réciproque. Un frémissement parcouru ses doigts alors qu’elle les déposait au contact de sa joue griffée, et il ne résista pas à l’envie de suivre de la pulpe de l’index un sillon blanchâtre. Comme il aurait aimé l’en protéger. Comme il avait envie de les découvrir tous. Et sans doute que, malgré son attachement grandissement de concert avec son attirance pour la jeune femme, cette dernière avait raison : pourquoi fuir quelque chose qui était déjà ? La main libre de la Valkyrie épousa à son tour le contour de sa joue, et il suivit automatiquement sa coupe. Pourquoi avoir peur d’un sentiment qu’ils ne possédaient pas ? Pas encore ?
Un sourire en mélange d’amertume et d’espoir étira les lèvres de Calixte en réponse au rire de Solveig. Il avait peur de lui imposer bien plus que ce qu’elle était prête à accepter. Mais si le risque était pour elle acceptable, alors il se sentait capable de choisir le hasard se s’investir corps et âme dans ce développement nouveau – mais peut-être pas si inattendu que cela – de leur relation. Quitte à y perdre des plumes, à s’écraser au terme de leur envol si son attachement prenait des proportions insupportables. Mais à nouveau, avait-il seulement le choix, et pas seulement l’illusion de l’avoir ? Quand sa peau bourdonnait d’aise sous la chaleur de celle de la Valkyrie. Quand le rythme de son cœur s’alignait sur le sien. Quand sa simple présence commandait son attention. Quand l’attraction viscérale le rendait sourd et aveugle au monde environnant, remettant en question ses principes et ses obligations morales. Rayant d’un geste rapide, automatique, les possibilités de se taire comme de faire taire. Ne laissant que les aveux, et leur délicat tribut.
Car s’ils voulaient pouvoir jouer ensemble, pleinement cartes sur table, alors restait-il une Ombre au tableau. Un as qu’il aurait pu enfouir, oublier, dissimuler. Qu’il aurait dû, très certainement. Mais il ne pouvait vivre sans ce voile de secrets le suivant à chacun de ses pas, sans la responsabilité de celui-ci. Et il ne pouvait décemment pas y exposer Solveig, qu’il apprenait à accepter au plus proche de son être, sans l’en avoir alertée. Pas après Ruth. Pas après la Capitaine von Andrasil. Pas alors que, tapie dans les ténèbres, sûre de ses derniers éclats macabres, la Cabale accusait encore certainement pléthore de coups d’avance sur les espions. Pas alors que tous ceux qu’ils considéraient comme sa famille de cœur se trouvait prise aux affres de cet impossible tourment. Zahria l’avait mis en garde contre l’impact de ses choix ; elle-même avait fait celui de quitter les espions lorsqu’il avait été imposé à elle. Mais Calixte n’était pas certain que, dans cette valse attendant ses deux partenaires, tout le possible des décisions lui appartint.
Sa main libre vint chercher celle soutenant l’angle de son visage, et il ramena les doigts de Solveig sous ses lèvres pour les en effleurer. Il aurait souhaité profiter du mouvement pour l’attirer à lui, pour accueillir au creux de ses bras cette chaleur dont il se languissait, et dont ce prélude en parcimonie ne faisait qu’attiser l’envie. Mais il y avait encore des secrets, et des conditions, à révéler au cœur de la nuit. Et Calixte était certain qu’il n’aurait pas le courage de les aborder plus tard s’il ne le faisait maintenant. Qu’il n’aurait pas la bravoure d’encaisser les affres les accompagnant en s’engouffrant davantage dans la partie.
- Moi aussi, j’ai envie de jouer avec toi, avoua-t-il avec un sourire plus franc. Néanmoins… et c’est la dernière préoccupation que je te soumets, promis. Pour le moment. Je crois.
Quelques notes, brèves, d’un rire incrédule accompagnèrent sa maladresse qui, vraiment, quel que fut le moment ne le lâchait guère. Ses yeux s’assombrirent cependant alors que ses pensées s’ajustaient, et ils parcoururent avec attention la courbe de ceux de Solveig.
- Pour toute ma propension aux impairs, il est des courses que l’on me confie, à la Garde, qui sont moins officielles que d’autres. Plus délicates. Plus obscures, aussi. Et certainement plus confidentielles.
A nouveau, une tension s’installa le long de son dos pour courir jusqu’à ses épaules. Différente de la culpabilité et de la peine de précédemment. Lourde, mais assumée. Compagne connue de son chemin d’espion. Qui, à l’occasion d’une Fameuse Soirée, avait pris quelques dangereuses proportions, mais engagées, toujours. Qui n’était jamais bien loin de sa conscience. De ses choix. De ses gestes. Partenaire inébranlable des bonheurs comme des difficultés du quotidien.
- Il y aura des absences que je ne pourrai t’expliquer. Des blessures, physiques ou morales, dont je ne pourrai te parler. Un silence, parfois, pour lequel je n’aurai d’excuses. Une chape de secrets, présente voire pesante, que je ne pourrai justifier. Car à choisir…
Il hésita un court instant, mais y avait-il de moins affreuses manières de le dire ? Que sa loyauté allait à Zahria, à sa Maître-Espion. Avant tout le reste.
- Je n’irai pas à l’encontre de mes ordres, de mes devoirs, finit-il avec détermination et résignation. Mais je ne veux pas non plus te mentir. Je ne veux pas accompagner nos jeux d’illusions pour expliquer l’inexplicable.
Solveig si instinctive, si sincère, ne méritait pas d’être trompée. Ne méritait pas de ne voir que les mensonges qu’on lui avait si bien appris à tisser. Et comment apprécier leurs danses, s’il devait toujours inventer une litanie d’excuses pour cette ombre persistance, voire envahissante, qui les accompagnerait à chaque rotation, chaque pas chassé, chaque lever de bras. Sans doute se brûlerait-il à espérer tout obtenir. A tout proposer. Mais y avait-il seulement d’autres possibilités ? Dans les méandres de sa vie officielle et officieuse, y avait-il plus simple comme choix acceptable ? Ses doigts effleurèrent d’une caresse les mains qu’ils tenaient toujours. Une résignation. Une interrogation.
- Jouerais-tu avec moi, malgré cette condition ?
La valkyrie était dotée de plus d’un défaut, peut-être même en millier. Elle ne s’en cachait pas. A vrai dire elle en riait souvent. Mais il y en avait un, en particulier, qui était si présent qu’il était parfois comparé à une qualité. Pour Solveig en tout cas, il était à double tranchant ; la curiosité. Et Calixte venait précisément d’appuyer sur ce point.
« Des courses plus obscures ? Plus confidentielles ? » Songea-t-elle sans jamais interrompre son interlocuteur. « Des silence ? Des secrets ? Des absences… ? » Poursuivit-elle intérieurement. Était-elle en mesure de supporter cela ? Serait-elle capable de le soutenir correctement sans pour autant savoir d’où venait le mal qui risquait de le ronger ? Supporterait-elle de ne pouvoir prendre soin de lui comme elle le ferait pour n’importe lequel de ses camarades ? Des questions fusaient ci et là. Elle l’écoutait, bien évidemment mais ses méninges avaient actionnés leurs mécanismes et s’étaient mis à travailler sans relâche. Pesant le pour et le contre, analysant ce que pourrait ou non supporter la valkyrie. Parce qu’il fallait être honnête, Solveig était d’une nature impulsive. Elle en avait conscience. Perdre son amitié avec le blond en raison de ce caractère lui faisait encore plus peur que de créer un malaise en refusant d’accepter cela. Pourtant, cela faisait partie de qui il était. Et lui n’avait, ô grand jamais, remit quoi que ce soit en doute en raison de ce qu’elle était. Une pointe de « quelque chose » lui pesa sur la poitrine et elle libéra l’une de ses mains pour appuyer dessus.
La jeune Prêth concevait ce que voulait dire Calixte. Évidemment elle ne savait quel était son rôle dans tout ça, et étrangement elle préférait cela mais elle comprenait aussi qu’elle n’était pas une priorité. Comment aurait-elle pu lui en vouloir alors qu’elle-même offrait avant tout ses faveurs à Thépa, à Samaël et aux Valkyries. Elle eut un sourire triste. Il n’était pas acceptable qu’elle puisse reprocher au coursier quelque chose qu’elle-même n’était en mesure de faire. Néanmoins, enfouie avec beaucoup de précaution, une pointe de jalousie persistait.
Jouerait-elle, malgré le changement de règle ?
Solveig était aussi proche du félin que de l’humain. Les jeux étaient partie intégrante de ce qu’elle était -c’était également pour cela qu’elle se tenait loin des casinos- ils l’attisaient comme un tisonnier ravivant quelques braises, et plus les enjeux étaient élevés plus grand était son attrait. Calixte venait ainsi, sans le savoir, d’ouvrir une véritable boite de Pandore. Elle jouerait parce qu’elle aimait ça mais également, parce qu’elle l’aimait lui. Si elle avait fait mine de réfléchir un peu plus tôt, ce n’était qu’une façade factice, un mensonge qu’elle s’imposait à elle pour éviter d’admettre qu’elle cédait à ses propres caprices comme une enfant. Elle voulait Calixte, et elle l’aurait. Peut-être à regret, lorsque la douleur de son absence inexpliquée ou l’angoisse de le voir dépérir la prendrait mais à cela, elle n’y pensait pas. Comme une gosse dont l’expérience de la vie n’est encore qu’un bourgeon.
- Je jouerais. Peu importe la condition. Déclara-t-elle le plus naturellement du monde. Sa main encore entrelacée avec la sienne resserra son étreinte et elle soutint le regard que Calixte lui lançait déjà. - De garde à garde, je suis sûrement de celles qui peuvent comprendre le mieux. Encore plus parce que je suis une Valkyrie et que moi non plus je ne voudrais choisir. Notre métier ne devrait pas entraver nos existences… Une pensée éphémère mais bien sincère. - Je ne sais pas si je vivrais toujours bien cette nouvelle règle, mais qui suis-je pour le savoir sans essayer ? Elle eut un petit rire amère. - Et puis, n’est-ce pas déjà comme ça que nous avons fonctionné jusque ici ? Un soupire franchit la barrière de ses lèvres. - Je suis lasse de me poser des questions. J’aimerais juste que tout redevienne normal. Ses doigt raffermir encore une fois leur prise, et sans douceur elle le tira au creux de ses bras qu’elle referma autour de lui. L’étreinte était affectueuse, sans sous entendu, brute, comme celle qui l’avait initiée, mais honnête. - Adviendra que pourra… Murmura-t-elle simplement à l’attention du coursier. Pour l’heure, elle n’était pas capable de voir ce que pouvait induire ses choix. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était ne pas perdre cet homme qu’elle serrait tout contre son cœur comme si il pouvait s’enfuir une fois de plus. A plus tard elle remit les problèmes, les questions, qui se bousculeraient bien assez tôt. Si ce n’était pas déjà le cas. Et elle enfouie son visage contre ses cheveux, s'imprégnant de son odeur.
Un rire même, doucement incrédule puis rayonnant de bonheur, quitta l’étau de moins en moins compressif de sa cage thoracique pour s’envoler par-devers les étoiles accrochées à la voûte de ténèbres. Ses mains glissèrent contre les flancs de Solveig et il s’éloigna légèrement de son être pour mieux draper ses doigts autours du visage de celle-ci. Pour mieux la contempler. Savait-elle à quel point elle était merveilleuse ? De ses courbes généreuses mi-humaines mi -chiraki. De ses manières enthousiastes, franches. De son regard vif, scintillant de malice et de curiosité. De sa force physique comme de caractère, presqu’inébranlables. De la bonté de son âme, en laquelle d’autres verraient probablement une certaine faiblesse. Des cicatrices sillonnant sa peau comme son âme, arborées sans fard, dans cette résilience remarquable malgré la guérison interminable de certaines. Et sans doute était-il aveugle à tous ses petits, ou gros, défauts. Ou peut-être aimait-il déjà son impulsivité parfois mal dégrossie. Sa témérité à la limite de l’entêtement inconscient. La vivacité de ses émotions en girouette. Ses propos d’un direct peu diplomatique. Bavards. Indiscrets. Sa présence éclatante souvent inoubliable. Mais voulait-il seulement pouvoir l’oublier ? Il y avait là quelque chose d’indicible, ne demandant qu’à bourgeonner à la chaleur de son cœur calé sur le rythme de celui de Solveig. Et sans doute qu’un jour ces sensations plus abouties finiraient par franchir le seuil de sa conscience, comme celui de ses lèvres. Mais la Valkyrie avait raison : c’étaient là des préoccupations pour d’autres fois. Pour un futur que ne demandait qu’à être vécu, et un peu moins pensé. Appréhendé.
La pulpe de son pouce traça avec douceur le contour de la lippe de Solveig, avant de remonter contre le cheminement d’un sillon blanchâtre. Un temps, encore, il laissa l’émotion le tenir à distance respectable. Pour mieux couver de son regard le visage expressif de son amie. Pour mieux laisser apparaitre au fond de ses prunelles d’ambre cette tendresse pour laquelle il n’avait pas encore de mots. Son front, d’abord, toucha avec délicatesse celui de la Valkyrie. Puis son nez rougi par le froid caressa celui de son amie. Et enfin ses lèvres, toujours étirées sur un sourire affectueux, effleurèrent celles de Solveig. Avant de se faire plus taquines, et longer la commissure de leur vis-à-vis pour embrasser une pommette, avant de frôler de leur souffle l’une des oreilles duveteuses. Quelque fut la situation, il semblait qu’il y revenait.
- Advienne que pourra… Alors peut-être pourrais-je…
- … rattraper le temps en te montrant l’étendue de mes fantasmes de ces dernières lunes, déclara-t-il en ôtant fébrilement ses vêtements. Dans le froid de la nuit, la chaleur tranchante de son désir prenant le pas sur l’inconfort de la terrasse découverte. Et sans doute y avait-il quelque chose de grisant, aussi, à ainsi s’exposer aux éléments comme à la vue de tous. Un goût d’interdit. Qui faisait frissonner sa chair d’envie et gonflait son phall…
La réaction fut complètement instinctive, et Calixte contempla un instant interdit la trousse de cuir décrivant un parfait arc-de-cercle au-dessus des reliefs du Bastion suite à son jet un peu brusque. Le long « us » descendant fut suivi par le bruit d’un feuillage mis à mal, et lorsque le rire familier d’Apolline résonna à sa suite quelques mètres plus bas, le coursier leva les yeux au ciel et respira à nouveau. Il ne savait pas comment l’âme artificielle avait fait pour les rejoindre – et tenir sa langue jusque-là – et s’il ne tenait pas à ce qu’elle tînt la chandelle – même si elle-même aurait sans doute adoré – il ne tenait pas à la blesser par erreur. Comme il se tournait à nouveau vers Solveig, les propos de la trousse lui revinrent dans toute leur ampleur, et il ne put s’empêcher de rougir. Un peu trop souvent les mots d’Apolline fleurtaient avec la réalité ; cette fois-ci ne faisait pas exception. Même si ses pas avaient récemment évité de croiser le chemin de la Valkyrie, ses songes l’avaient moins assidument éludée. Et avaient souvent omis de conserver une once de chasteté.
Il n’aurait su dire qui avait bougé en premier, mais sans doute n’était-ce guère important. Rien n’importait plus que son corps contre le sien. Son parfum enveloppant ses sens. Son souffle donnant la mesure du sien. La fièvre du jeu.
Depuis combien de temps déjà, le regardait-elle autrement ? Depuis quand avait-elle envie qu’il la serre dans ses bras ou qu’il la regarde comme ce qu’elle était ? La jeune femme ne le savait pas exactement, mais maintenant qu’elle était sur le point d’obtenir tout ce qu’elle voulait, elle aurait voulu arrêter le temps. Non pas pour empêcher ce moment d’arriver. Mais pour en sauvegarder la perfection. Ses yeux mordorés qui la couvaient, son souffle chaud qui venait s’écrasait contre le sien et par dessus tout, qui vint faire frémit le poil de ses oreilles. La réponse de tout son être fut presque immédiate, tout comme Calixte qui, visiblement, savait à quel genre de jeu il s’était attaqué. Mais avant que quoi que ce soit ne se produise, une voix, qui n’aurait pas dû se trouver là, retentit dans les ténèbres. Elle aurait pu la reconnaître entre milles. Ses yeux s’ouvrirent comme ceux d’un pimplume prit dans les cristaux lumineux des attelages nocturnes. Alors c’était ça, la sensation que ressentait les ados prit sur le fait ?
Le verbe d’Apolline était toujours aussi parfait, même dans un instant comme celui ci. Tandis qu’elle parlait, Solveig imagina Calixte en train de quitter la chaleur de sa veste d’uniforme, sa peau dorée frissonnant sous la lueur laiteuse de la lune. Puis elle pensa à toutes ces personnes endormis quelques étages plus bas, qui ne se douteraient pas un seul instant de ce qui pourrait bien se tramer au dessus de leur tête. Finalement, c’était peut-être elle qui fantasmait le plus d’eux deux ou l'oratrice était douée. Elle n’eut pas le loisir d’y réfléchir bien longtemps puisqu’à peine les premières lettre du prénom de l’âme artificielle franchirent ses lèvres qu’elle la vit passer par dessus bord. Ses sourcils se haussèrent, lui donnant véritablement un air de pimplume. Elle fixait encore l’endroit par lequel Apolline avait disparut et ne le lâcha que lorsqu’elle entendit très distinctement le feuillage meurtri puis le rire particulier de la trousse. Il faudrait qu’elles discutent à l’occasion, ne serait-ce que pour savoir comment elle avait fait pour arriver là sans se faire repérer.
Soudainement le vent se réchauffa. Ou peut-être que c’était sa peau qui s’embrasait ? Son estomac ? Son visage ? Son être tout entier. Comme glacée depuis mille an, des braises s’étaient mises à rougeoyer dans le tréfonds de ses entrailles, vestiges d’un brasier en décrépitude depuis des années auxquelles un simple contact avait suffit à insuffler une nouvelle vie. Elle ne savait pas lequel était venu chercher son dû mais si ce fut Calixte alors elle l’en remercia, parce que cela faisait bien trop longtemps qu’elle attendait, elle qui était pourtant si impatiente. Sans s’en rendre compte Solveig avait étouffé ses désirs, réprimé le brasier qui, plus d’une fois, avait menacé d’imploser. Mais l’attente en avait valu la peine et elle répondit aux lèvres du coursier avec avidité, ne les relâchant que lorsqu’elle fut à bout de souffle.
Sa dextre vint alors se poser sur sa joue dont elle caressa affectueusement la pommette. Un sourire vint étirer ses lèvres rougies.
- Alors peut-être pourrais-tu... ? Demanda-t-elle.
Et elle le contempla. Lui. Ses cheveux aux épis récalcitrants dont la teinte dorée paraissait virer aux gris argent sous le couvert de l’astre ivoire. La forme de ses yeux et leur couleur si particulière, ses lèvres fines, souriantes, gourmandes… Il y avait aussi les battements retentissants de son cœur qui lui donnèrent l’impression que c’était le sien qu’elle entendait. Peut-être bien, après tout. Elle n’aurait su démêler leurs rythmes d’habitude si différent et qui pourtant tendaient à s’accorder ce soir. Peut-être aussi parce que cela ne l’intéressait pas. Enfin, il y avait cette odeur qui emplissait ses narines depuis le premier jour. Une odeur sucrée. A croire qu’il cachait encore des friandises dans ses poches – et elle ne douta pas un seul instant qu’il en fût capable.
Le silence s’était installé entre eux. Solveig ne le trouvait pas lourd ni désagréable. Elle avait la sensation que les mots, en cet instant précis, n’étaient pas particulièrement nécessaire. Devait-elle lui exprimer ces sensations qu’il lui faisait ressentir ? Le fait qu’elle aimait le regarder présentement ? Qu’elle aimait qu’il la regarde en retour ? Son regard parlait pour elle. Calixte était maladroit, un peu naïf, mais pas sot et surtout, il la connaissait – du moins l’espéra-t-elle. Enfin, elle quitta sa place assise et s’agenouilla.
- Je crois que j’aime plutôt bien les idées d’Apolline. Murmura la jeune femme avec un air espiègle, un air joueur, parce qu’après tout c’était ça, qu’ils faisaient. Ils jouaient avec le feu. Quid de Calixte ou de Solveig chuterait en premier ? Et surtout le plus lourdement ? Parce que s’ils n’y pensaient pas, si Solveig était déjà en train d’investir les genoux du jeune homme pour s’approprier sa chaleur, les enjeux étaient bien présent. Amers, cruels, comme l’était cette histoire vers laquelle ils tendaient comme deux gosses naïfs, comme si la vie ne les avaient encore jamais écorchés. Pourtant ce fut un autre amusement qui intéressa la demi chiraki lorsque au lieu de dérober les lèvres du soldat, ce fut sa gorge qu’elle vint maltraiter. Ses lippes effleurèrent son cou, glissèrent jusqu’à la limite du col de sa cape puis embrassèrent fugacement sa peau. Mais elle s’interrompit et releva la tête, allant ancrer ses prunelles dans celles de Calixte. Un sourire triste s’empara de son visage.
- Ne t’en vas plus, s’il te plaît. « Parle moi, je t’écouterais.» Eut-elle envie d’ajouter. Mais elle n’en fit rien, si ce n’est s'emparer de ses lèvres. Encore. Pouvait-elle seulement se permettre plus ? Alors que la courbe de sa poitrine épousait celle du jeune homme. Qu’elle en eut le droit ou non, elle le voulut et sa langue vint réclamer sa jumelle contre les lèvres closes. Puis sa main souleva légèrement le tissus anti climat pour aller chercher la chaleur de son torse. Ce soir n’appartenait qu’à eux, songea Solveig.
Elle glissa de sa position assise pour investir ses genoux, amenant la chaleur de son être tout contre la sienne, déconstruisant d’un souffle les pensées élaborées de l’espion. Instinctivement, ses mains vinrent stabiliser ce corps valeureux venant à la conquête de nouveaux horizons, englobant l’arrondi d’une cuisse et épousant la cambrure des lombaires. Elle avait toujours été plus vive que lui dans ses réactions, plus preste. Et la sensation de ses lèvres contre son cou emporta encore davantage ses songes vers quelques contrées sibyllines. Mais pas sa propre curiosité, ni l’instinct taquin, qui ne le quittaient presque jamais. Un voile passa cependant devant l’ambre de ses yeux alors que Solveig replongeait ses prunelles dans les siennes, et la réplique malicieuse à l’orée de sa conscience s’étiola sous le sérieux des mots prononcés. Et comme il semblait qu’il n’y avait pas de réponse sincèrement réconfortante à formuler face à cette demande – presqu’une supplique – il laissa son souffle s’exprimer pour tous ces mensonges, ou toutes ces déceptions, qu’il ne souhaitait tisser. Il ne pouvait rien promettre de plus que de toujours revenir vers elle. Fut-ce en quelques minutes, jours, ou davantage de lunes. Car restait-là l’Ombre à leur relation. Du bout des lèvres une excuse de cette loyauté partagée. Un pardon anticipé des complications à venir, presqu’aussi certaines que sa passion. Une promesse en filigrane, percluse de devoirs en clair-obscur. Un espoir, malgré tout, pour ce jeu en tête à tête, au souhait charmant et pérenne.
Une main baladeuse souleva l’un des pans de sa cape en tissu anti-climat, et l’atmosphère glaciale de la nuit se rappela brutalement au coursier. Dans la ferveur de leur partie enflammée, il avait presqu’oublié l’inhospitalité de la terrasse sur laquelle ils s’étaient retrouvés. Un sursaut surpris généra un mouvement malheureux qui percuta l’une des tasses encore remplies de chocolat – plus très – chaud, et une flaque sombre au parfum cacaoté se répandit sur le drap puis le relief de la toiture. Autrement occupé, Calixte ne s’attarda pas sur l’affaire. Les doigts qui s’étaient automatiquement rebellés contre la brèche de sa toile protectrice quittèrent le poignet de Solveig pour gagner le sol, et il leva un regard amusé – défiant – vers son amie. Avant de les faire fusionner à travers la terrasse. La chute aurait pu être rude, et leur premier jeu lascif rapidement écourté, si le coursier n’avait justement anticipé leur seconde fusion-défusion qui les fit réapparaitre sur la surface vernie d’une large table de bois. Dans ce bâtiment qui abritait les bureaux administratifs qui, de jour en jour, changeaient de localisation aux besoins des aléas scénaristiques, et dans les ténèbres ayant investi les lieux, il était impossible pour le coursier de définir à qui appartenait ce bureau en particulier. Il savait juste qu’il y faisait déjà bien meilleur qu’au-dessus. Et que si le corps de Solveig s’était initialement raidi contre le sien à cet exercice imprévu, il discernait à présent ses pupilles impossiblement élargies dans la pénombre. Dans la flamme de leur échange.
S’il avait encore possédé une once de lucidité, Calixte aurait fouillé dans ses affaires pour en tirer son aspicass et l’actionner enfin de leur éviter quelques ennuis. Néanmoins, bien plus intéressé par la possibilité de se défaire de ses vêtements – et surtout faire quitter les siens à la Valkyrie – sans craindre l’engelure, il dégrafa sa cape qui partit valser au pied de la table en emportant au passage quelques dossiers jusque-là empilés. Ses doigts ne perdirent pas de temps pour faire subir le même sort à celle de Solveig, avant de trouver refuge sous la chemise de lin. Distraitement, l’espion nota la douce fluidité du haut, son tissage de facture très correcte, comme le grain plus grossier et plus rêche de la bordure du pantalon de cuir. Il fut cependant bien plus captivé par la danse des muscles nus sous ses mains. Leur chaleur attirant la sienne, leurs roulements entretenant son imagination. Et s’il avait été plus empressé que joueur, sans doute aurait-il profité de l’instant pour exposer d’un geste ce buste si chichement couvert. Mais comme il avait longuement léché de ses yeux cette silhouette, d’une distance chaste – au bout d’un couloir, d’une pièce, d’un terrain d’entrainement – il se trouvait à présent désireux de profiter de tout. Du temps, surtout, qui leur était accordé. Et de l’ensemble de ses possibilités. De celles qui satisferaient sa curiosité, son envie. De celles qui lui feraient découvrir la Valkyrie dans ses facettes les plus intimes, les plus lascives. Sauvages. Y avait-il jeu plus intrigant et séduisant que celui d’apprendre tout à fait l’autre ? De le défaire jusqu’au plus viscéral pour le regarder se reconstruire encore et encore. Non pas par besoin de possession, ou de suprématie, mais bien par tendresse et émerveillement devant sa délicieuse complexité.
Alors que ses mains quittaient la chaleur brute de l’abri en toile de lin, il les laissa fleurter avec ces courbes qui plus d’une fois avaient enchanté ses rêves. Ses doigts épousant pleinement les reliefs habillés pour en appréhender les formes, comme s’il y avait là un cadeau à deviner sous l’attirant emballage. A nouveau ses lèvres s’approchèrent de celles leur faisant face, empruntant un détour par la peau savoureuse sous l’angle de la mâchoire, et leurs souffles à la cadence de moins en moins régulière s’entremêlèrent un temps avant qu’il n’avisât ces appendices duveteux si longuement désirés. Si longtemps niés.
- Alors peut-être pourrais-je te croquer, murmura-t-il enfin en écho aux souvenirs inconstants d’une soirée d’été avinée.
Et comme il semblait que cette fois-ci rien n’entraverait ses intentions, il mit ses mots en action.
Malgré l’entrave de son poignet par les doigts de Calixte, elle pouvait lire sans aucune once d’hésitation qu’il partageait les mêmes desseins. L’odeur de cacao lui remontait doucement aux narines, ne faisant que renforcer la gourmandise du moment ainsi que la faim qui commençait doucement à la tenailler. Et pas n’importe laquelle. Malheureusement cette dernière fut vite coupée, et laissa place à la surprise. Il avait été aisé pour Solveig de lire l’amusement, presque la provocation dans les iris qui la regardait. Elle n’avait pas compris immédiatement. Pis encore, elle avait ouvert la bouche, prête à demander. Le sol l’avait engloutit avant qu’elle n’ait le temps de piper mot.
Le jeune homme n’eut sans doute pas conscience du point auquel cela pouvait être perturbant pour quelqu’un comme Solveig, dont la capacité visuelle lui permettait d’observer certaines scènes rapides sous un angle beaucoup plus lent et précis, de chuter à travers le plafond. Ainsi contrairement à ce qu’une personne normale aurait saisie de l’instant -autrement dit pas grand-chose-, la garde pu observer en détail, elle vit également la table se rapprocher, les murs filer comme des traits de craies et les fenêtres disparaître. Puis au moment où un impact aurait dû leur fracasser les os, surtout ceux de Calixte, dont elle investissait encore les genoux, il n’en fut rien. Elle se retrouva dans une sorte de néant perturbant, comme si son corps s’était tordu d’une quelconque façon pour épouser l’objet qu’elle aurait du briser. C’était une sensation qu’elle connaissait, mais qu’elle n’avait jamais su franchement apprécier. Un peu comme poser les pieds sur un bateau, c’était une riche expérience mais qui faisait s’agiter certain de ses organes et pas de la façon dont elle aurait aimé.
Puis ils ressortirent à nouveau, sur la table cette fois. Une table entière. Sans surprise, la demi-chiraki avait vu juste. Calixte avait fusionné. Nul doute que l’idée lui plu, de même qu’elle fit naître des dizaines d’autres idées toutes moins respectables les unes que les autres. Toutefois, il y avait bien une chose qui n’accordait pas ses violons avec elle ; son estomac. Il ne semblait pas avoir apprécié le petit voyage improvisé et le lui faisait savoir.
« Oh non, pas question ! » Râla-t-elle intérieurement en se souvenant que la dernière fois qu’elle et le coursier avait eut la chance de se retrouver seul, c’est lui, qui avait rendu l’intégralité de son estomac dans un pauvre pot de fleur. Elle repoussa donc les suppliques de son ventre et se concentra sur une chose autrement plus importante.
Sa cape venait à l’instant de quitter ses épaules, et les doigts fins se glissaient déjà sous sa chemise. Ils la firent frissonner par leur fraîcheur. Elle n’aurait dû penser qu’à eux et qu’à lui, qu’à la façon dont ils allaient s’y prendre pour dégrafer le laçage sommairement accroché de son vêtement de lin, pour dénouer le lien de son pantalon, ou encore de la façon dont ils allaient saisir et griffer sa peau lorsqu’elle offrirait ce qu’ils attendaient depuis des lustres. Mais son esprit s’affairait ailleurs. Avec toute l’énergie du désespoir, elle tenait en respect sa panse qui menaçait de déborder à chaque instant. Elle n’était même plus en mesure d’écouter ce qu’il disait tant cette dernière la préoccupait.
Un souffle, ses lèvres, ses dents. Trop.
- Pas ce soir. Gémit-elle avec affolement.
Dans une tentative désespérée de leur épargner un spectacle peu ragoutant -surtout à lui en fait-, elle le repoussa avec force. Et tout ne se passa pas exactement comme prévu. La table craqua, son pied vacilla. Solveig pressée par le temps, se dépêcha de se lever. Ce qui déplut fortement à leur siège de fortune qui émit un gémissement de désinvolture qui n’annonçait rien de bon. L’instant suivant le madrier cédait sous leur poids.
En temps normal elle aurait fort apprécié de se retrouver ainsi pressé contre le corps de Calixte, elle en aurait même joué volontiers mais pour l’heure une lueur paniquée brilla dans ses rétines, et elle eut tout juste le temps de s’agenouiller, attraper une corbeille et rendre l’entièreté de son repas du soir. Peut-être même celui du midi. Si le pauvre homme avait eut la chance d’éviter une douche malencontreuse, il pouvait difficilement s’épargner la vue d’une Solveig la tête enfoncée jusqu’à la garde de ses oreilles, dans le fond d’une poubelle a papier. Sans parler des bruitages. Entre autre.
- Plus. Jamais. De. Fusion. Maugréa une voix caverneuse du fond de son cache misère. Deux nouveaux haut-le-cœur l’obligèrent à se taire. Lorsque enfin la tempête fut passée, elle se laissa choir contre un meuble qui se trouvait là. Le teint cireux. Elle avait l’impression d’avoir vogué des jours durant sans mettre pied à terre.
- Lucy nous en veut, on plutôt ne veut pas de « nous ». Décida-t-elle de traiter avec humour tout en serrant entre ses bras sa bassine improvisée, de peur qu’un nouveau relent ne la prenne par surprise. Un petit rire secoua ses épaules et elle soupira d’un air contrit. - Si tu pouvais éviter de raconter ça à Apo…
Grimaçant à la douleur vive de son séant, se remettant de leur bascule imprévue, Calixte eut tout juste le temps de relever le regard pour observer son amie qui vomissait. Dans la pénombre de la pièce, en dépit de ses pupilles largement dilatées par le temps d’adaptation et son état de concupiscence, il percevait surtout la mélodie si typique de ce type d’activité. Comme il semblait qu’elle n’avait guère eu le temps aller bien loin pour dégobiller, l’espion eut vite fait de se rapprocher d’elle pour dégager les mèches blanches de son visage. Et de la corbeille qu’il espérait deviner entre ses mains. Rendu maladroit par le manque de visibilité, il traça avec une lente attention les contours de la tête de la Valkyrie, et ramena vers l’arrière les cheveux rebelles décidés à aller gouter le contenu déversé par les intestins de celle-ci.
- Ca va, Sol ? finit-il par demander alors que les bruits s’atténuaient et que les soubresauts s’espaçaient pour ne laisser qu’un frémissement fatigué sous ses doigts.
Ses méninges carburaient pour mettre une origine à ce revirement de situation. Était-elle véritablement dans sa mauvaise passe du mois avec quelques désagréments digestifs ? Ou au contraire accusait-elle les aléas d’une nouvelle grossesse – mais assurément elle lui en aurait parlé, non ? Ou bien était-elle victime d’une intoxication alimentaire ou encore d’une gastro-entérite saisonnière en recrudescence dernièrement et destinant certainement les entrailles du coursier à pareil sort ? Ou peut-être tout simplement que… la fusion ne lui avait pas tellement réussi. Grimaçant à nouveau, l’espion se demanda si c’était l’action de fusionner – pourtant leur mission en mer s’était relativement bien passée de ce côté – ou la chute libre du plafond qui avait autant remué la Valkyrie. Lui-même était habitué à ce type de passe-passe, mais cela devait effectivement être un peu déroutant pour les âmes qui l’accompagnaient.
- Pardon, pardon, pardooon, chantonna-t-il penaud par-dessus la nouvelle vague de vomissements prenant Solveig.
Il y eut encore un temps de tempête, où il se trouva étrangement démuni à simplement maintenir les cheveux de la soldate hors de la corbeille, et où il ne trouva rien de plus intelligent à faire que de caresser doucement de sa main libre l’espace entre les omoplates de la jeune femme. En soutient et réconfort. Simplement pour lui signifier sa présence malgré tout. Distraitement, il songea que c’était peut-être la seconde fois que les haut-le-cœur interrompaient leur envie de se croquer. Et si cela commençait un peu à l’exaspérer, il ne pouvait s’empêcher de sourire légèrement. Amusé. Et certain. Certain qu’il pouvait bien attendre une dizaine ou une centaine d’épisodes similaires avant d’atteindre la félicité du corps nu de Solveig contre le sien, car il y avait dans tous les autres moments de la vie qu’ils passaient ensemble – qu’ils fussent bons ou mauvais – déjà tant de merveilles, voire de bonheurs, à découvrir et à savourer que c’en était suffisant. Certain que s’il était pressé de partager ses joies, il était tout aussi heureux de pouvoir partager ses peines. Certain que si Lucy s’acharnait à lui mettre des bâtons dans les roues, c’était bien avec elle qu’il souhaitait les affronter. Il y avait là quelque chose de viscéral, d’un peu transcendant, qui ne pouvait qu’étirer ses lèvres avec tendresse en dépit du tournant malheureux de leur soirée.
Comme le calme semblait revenir tout de même au niveau des entrailles de la Valkyrie, il modifia légèrement la position de ses mains pour mieux la tenir contre lui. Doucement, afin de ne pas réveiller l’ardeur des spasmes agitant son ventre, et il déposa un chaste baiser un peu aléatoirement sur l’une de ses pommettes. L’odeur du vomi agressait légèrement son odorat, mais l’entraînement – et les missions – d’espion lui avait depuis longtemps cramé toute sensibilité à l’immonde. De nouvelles secousses agitèrent les épaules de Solveig, mais différemment de plus tôt. Et il ne put s’empêcher d’imiter son rire. Un instant, son regard dévia de la silhouette de la Valkyrie pour accrocher l’éclat discret d’une vitre, s’attendant presqu’à y découvrir la silhouette d’Apolline en ombre chinoise.
- Je suis certain qu’on sera plus déterminés que Lucy dans cette affaire, répondit-il avec amusement. Et je suis presqu’aussi certain qu’Apolline sera encore plus déterminée que nous de la voir aboutir. Et d’en avoir les échos.
Ils attendirent encore un peu, la corbeille blottie contre Solveig, Solveig contre Calixte. Laissant le moment regagner un semblant de sérénité. Et lorsque le gros de la tempête sembla s’être suffisamment éloigné, que leurs membres engourdis les incitèrent à se remettre en mouvement, ils se relevèrent péniblement. Instinctivement, l’espion faillit proposer à la Valkyrie de la faire fusionner dans une bille pour la ramener plus facilement à leurs dortoirs, puis leurs derniers déboires s’imposèrent à lui et il se contenta de la soutenir.
- Ca ressemble un peu à notre fin de barbecue cet été, non ? En moins alcoolisé.
La porte du bureau ne leur opposa heureusement pas de difficulté – peut-être avaient-ils en réalité simplement profité d’un débarras sans importance – et ils quittèrent la pièce toujours accompagnés de la bassine improvisée. Dans les couloirs déserts du bâtiment ils avancèrent au rythme tourmenté de Solveig. Il y eut quelques pauses, mais pas de véritable nouveau vidage de tripes. Quelques collègues croisèrent leur chemin au gré des passages du Bastion, mais leur posture pouvant tout à fait correspondre aux fins de soirées avinées des militaires, aucun ne s’inquiéta. Ils arrivèrent finalement à la chambre de Solveig et Sammael. Et s’ils avaient espéré y trouver un peu de répit pour se remettre de leurs émotions, ils déchantèrent rapidement.
- Aha ! Je savais que c’était la bonne chambre pour avoir la suite ! Y a bien une raison pour laquelle Sam n’est pas là ! Vous avez été hyper rapides. On part sur une deuxième manche ? Vous avez fait des positions audacieuses pour qu’elle ait gerbé et que tu marches en ayant mal au cul ?
Le mélange des propos de Louis et d’un gant – « Le Flan » selon la trousse de cuir – se perdirent dans des exclamations en contradiction et Calixte grimaça en aidant la Valkyrie à réinvestir son lit déjà bien occupé.
- Je vais chercher de quoi te passer un coup d’eau fraiche, annonça le coursier en avisant la salle d’eau.
Lorsqu’il revint armé d’un torchon humide pour débarbouiller Solveig, celle-ci était toujours interrogée du capharnaüm des âmes artificielles. Distraitement, reprenant sa place auprès d’elle, Calixte se demanda s’il ne serait pas plus simple de toutes les envoyer en balade par-delà la fenêtre afin de gagner un peu de tranquillité.
- Anhw… Gémit-elle en réponse aux paroles du coursier. - Quitte à finir comme cet été j’aurais préféré que ce soit alcoolisé. J’aurais eut une bonne excuse ! Évidemment elle préférait largement que leur premier rapprochement ait eut lieu de manière parfaitement sobre, mais diantre ! Qu’elle maudissait ses intestins, incapables de supporter un tant soit peu d’agitation. Pourtant, avec elle, ils n’en manquaient pas. La hauteur, les courses effrénées, les acrobaties. Elle en passait des meilleures, et jamais il ne lui avait fait faux bon. Mais lorsqu’il s’agissait des bateaux, et maintenant des fusions, c’était une autre paire de manches. Elle aurait presque pu parier que si Calixte s’était contenté de n’utiliser son pouvoir qu’une fois, tout aurait pu être différent. Malheureusement entre la fusion, suivit de leur chute, suivit d’une autre fusion, puis d’une défusion… Rien que d’y penser elle eut de nouveau la nausée ce qui obligea leur duo à s’arrêter. Il faudrait qu’ils s’entraînent. Au grand dam de la garde.
Le trajet passa en un éclair si tant est que l’éclair fut terriblement lent. Mais au bout du compte ils arrivèrent. Au point où ils en étaient, c’était déjà là une franche réussite. Toutefois, à peine Solveig eut-elle mit les pieds dans la pièce qu’elle eut l’envie irrépressible de faire demi tour. Tout bien réfléchit le bureau sombre qu’ils occupaient n’était pas si mal. Malheureusement avant qu’elle n’ait eut le temps de mettre son plan à exécution la voix de la trousse raisonna dans la pièce, faisant vriller ses tympans. Une chose était certaine, si tout le monde dans la pièce n’avait pas remarqué leur arrivée c’était maintenant chose faites.
- Pas de deuxième manche ce soir. Grogna-t-elle tout en prenant place dans le lit qui n’était vraisemblablement plus le sien. Elle adressa à Calixte un petit regard désolé lorsqu’il s’échappa pour aller lui chercher de quoi se débarbouiller. Quant à elle, elle serra sa corbeille dans ses bras comme s’il s’était agit d’un doudou. Restait à savoir quel genre de pirouette elle allait leur servir pour échapper aussi bien aux moqueries qu’aux remontrances. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps, ne serait-ce que de dire « ouf », la voix de Leiftan claqua dans l’air.
- JE LE SAVAIS ! Vociféra-t-il visiblement outré. - Je t’avais dis Louis que le p’tit allait lui faire plus de mal que de bien. Elle était morose quand elle est partie et maintenant elle est malade comme un gloot !
- Je suis sûr que mademoiselle Prudence à une explication à cela. N’est-ce pas ? Renchérit Louis en faisant claquer sa chaînette.
- Eh bien… Avait vainement tentée la Valkyrie, mais vite interrompu par le gant qui reprenait de plus belle.
Cal fait mal Sol ? Souffla la voix inquiète d’Azazel, qui se tenait dans un coin reculé dans la pièce. Quelques éclairs parcouraient son corps, menaçant mais loin d’être dangereux.
Non. Répondit-elle du tac au tac. Et comme si cela lui suffisait, la nébuleuse descendit lentement derrière le monticule de vêtements qui lui servait de muraille. Elle jura toutefois l’entendre ronchonner mais les paroles étaient trop indistinctes et celles des âmes trop présente.
- Il a de la chance que je ne sois qu’un gant !
- Oh par pitié Leiftan, cessez de jouer les gros bras. Vous n’êtes qu’une âme, une âme en tissu qui plus est.
- Peut-être, mais même enfermé dans un gant je suis plus redoutable que toi !
- Je vais vous faire un beau trou dans la paume vous verrez qui est redoutable !
- Ohoh ! Voyez-vous ça ! Ce bon vieux Louis qui se rend compte que sa lame tranche ! Il était temps. Depuis combien de décennies te contentes-tu de pleurnicher dès qu’on a le malheur de te sortir de ton fourreau hein !
- Oh vous… !
- Ça suffit ! Gémit Solveig d’un air las. Son estomac s’était calmé mais ) ce rythme c’est sa tête qui allait prendre le relais. - Calixte n’y est pour rien. Pas complètement.
- AH-AH.
Elle attrapa Leiftan à la volée, le roula en boule et s’assit dessus. Louis, qui eut le malheur de rire, se retrouva épinglé dans le bois de la porte. Enfin la pièce regagna de son calme, et Solveig ne fut en mesure de se départir de son air ronchon que lorsque Calixte revint dans la pièce.
- Merci. Soupira-t-elle en lui prenant le chiffon des mains. C’est avec plaisir qu’elle calma la chaleur de son visage, et qu’elle se débarrassa des quelques éclaboussures peu ragoutantes qu’elle avait possiblement récolté. Quand ce fut terminé elle poussa un long soupire de satisfaction avant de s’étirer. - Cette fois, c’est à moi de vous abandonner un instant. Je vais… me laver les dents. Oh oui, elle en rêvait.
Debout devant le miroir elle ne put que constater de la mauvaise mine qu’elle arborait. A croire qu’être malade lui avait flaqué dix ans dans la figure ou peut-être était-ce la fatigue ? Pourtant derrière ses mirettes, dansait une petite lueur joyeuse qui s’intensifia lorsqu’elle laissa ses pensées vagabonder, se rappelant du début de leur soirée. Elle se fendit d’un sourire. Comme toujours, rien ne s’était passé comme prévu. Pis encore. Pourtant elle se sentait légère et pas seulement en raison du poids en moins dans sa panse.
Lorsqu’elle revint, l’haleine fraîche, la scène était quelques peu incongrue -pour quelqu’un qui n’aurait pas eut l’habitude de les fréquenter – mais pas inhabituelle. Sa tête vint reposer contre le montant de la porte et elle les observa silencieusement un sourire aux lèvres.
Sol pas aller avec tout le monde ?
Dans un instant.
Pas contente que tout le monde soit là ? Azazel peut les faire partir !
Non. Je suis contente.
Puis elle tendit la main pour gratifier la tête du familier d’une longue caresse. Oui elle était heureusement, vraiment heureuse. Pour la première fois depuis longtemps.