Il était frère de Lucy et se devait d’aller au bout de ses idées, d’affronter les contradictions. Pouvait-on vivre dans ce monde en accord avec la nature comme le pensait Klarion ? Était-ce seulement possible ? Cette réflexion allait lui demander d beaucoup de temps et sûrement d’autres rencontres. C’est pourquoi il avait décidé de se rendre à l’arbre sacré. C’était certainement le meilleur endroit pour méditer sur la question. Il espérait ne pas y croiser ce cher Klarion, ses menaces résonnaient encore à ses oreilles.
Il soupira à l’arrière de la charrette. Un paysan sympa s’était proposé de le transporter à destination, le prenant en pitié tout seul sur la route. En échangeant avec son sauveur, il apprit qu’un sage avait l’habitude de donner des sermons au pied de l’arbre. Il semblait avoir une vision très particulière de la vie et du respect qu’on doit lui accorder. Aord ne put s’empêcher d’en demander plus, mais le paysan n’était pas du coin. Il lui faudrait demander sur place.
Ils finirent par arriver devant l’arbre immense qui se dressait au milieu de la grande forêt. Aord venait pour la première fois ici et il fut émerveillé par ce qu’il découvrit. Ses feuilles brillaient de mille feux. Dans son for intérieur, le frère savait qu’il contemplait une chose unique et qu’il devait être reconnaissant pour cela. Il prit donc le temps comme à son habitude de prier Lucy pour la remercier de lui permettre de vivre cet instant aujourd’hui. Il resta un long moment au pied de l’arbre, dans une position pieuse. D’autres personnes allaient et venaient autour de lui sans qu’il ne leur prête la moindre attention. Il voulait capturer cet instant, le savourer tant qu’il le pouvait.
Le frère finit tout de même par rouvrir les yeux et par se reconnecter au monde qui l’entourait. Il prit enfin conscience des autres personnes autour de lui. Ces dernières avaient été attirées par sa démonstration de foi. Un frère de Lucy réunissait parfois des croyants, il les accueillit avec le sourire prenant le temps de discuter avec chacun s’entre eux. Ils parlèrent de tout et de rien, de philosophie de vie, de foi, de Lucy, des récoltes … Aord appréciait encore plus ce moment de partage. Il n’oublia pas d’évoquer l’histoire du druide dont il avait entendu des brides durant son voyage, mais il semblerait qu’on ne l’ait plus vu depuis un moment déjà. Déçu, le jeune homme laissa la petite foule se disperser, restant seul près de l’arbre sans trop savoir où aller maintenant. Il leva une dernière fois la tête, admirant une dernière fois l’éclat des feuilles.
Peut-être ne trouverai-je pas les réponses à mes questions tout compte fait.
Chacune de ses maigres possessions avait d’ailleurs à ses yeux la même valeur, simplement du fait qu’il ne possédait que si peu de choses… Sa veste déjà usée parce que portée chaque jour et chaque nuit, sa chemise en loques, le pantalon dont le tissu clair n’avait plus de couleur à force d’être porté et plus guère de tissu pour cacher ses jambes musclées et longues… Lui aussi, comme les autres pièces de son habillement, faute de pouvoir être facilement remplacé, était raidi par la crasse. Sa dernière acquisition faisait sa fierté, une paire de chaussures d’un modèle très vilain mais qui lui économisait tant d’énergie qu’il lui pardonnait tout.
Pas le moins du monde incommodé par son aspect qu’il savait malgré tout pitoyable ou dérangeant, Valravn avait vu une petite foule se ruer sur un ecclésiastique costaud qui tenait presque plus de l’aventurier que du prêtre, certains le touchant comme pour pomper la faveur de Lucy en l’aspirant d’un de ses frères…
Il avait assisté à la scène un peu amusé, Lucy s’il lui reconnaissait le droit d’exister et son utilité, n’était pas sa déesse… Il ne voulait pas juger, chacun était libre d’honorer le dieu de son choix, mais il avait tendance à considérer son culte comme incompréhensible… Comment limiter l’existence à une seule déesse, fut-elle celle de la chance incarnée, alors qu’autour d’eux tant de choses divines se présentaient à leurs yeux aveugles ?
Sortant de la poche de sa cape une pomme plutôt ridée mais si appétissante, il croqua dedans, deux fois, en donnant une part à une chose plumeuse et poilue qui semblait lui servir d’écharpe et qui réveillée par l’odeur de la nourriture s’avéra être un jeune shallum au regard espiègle.Il mangeait, profitant de l’opportunité qu’il avait de se nourrir et en remerciant l’arbre qui avait porté le fruit, et celui qui ne viendrait pas au monde parce qu’il le dévorait avant sa naissance… Espoir soudain gourmand le rappela à une terrestre réalité et eut un second morceau, jusqu’à ce que l’adolescent sorte de sa gaine une dague finement sculptée et ornée qui jurait avec sa mise misérable et coupe le fruit en deux, tendant sa part au shallum comblé.
Autour de l’arbre, la foule relative s’était dissipée, restait le frère de Lucy, un ou deux paysans, et lui. Il s’apprêtait à retourner dans la grotte à dryade quand une question du religieux le fit dresser l’oreille. Qu’avait-il à faire d’un druide qui serait venu il y a quelques années se recueillir et partager sa foi ici ?
Ses yeux jaunes en alerte, le jeune homme se leva, Espoir s’accrochant prestement à son cou en tenant sa portion de pomme, et s’approcha, les oreilles bien ouvertes.
L’un des paysans, un de ceux que le Vieux Frère aurait appelé «des nôtres» expliquait que le prêcheur n’était pas revenu depuis longtemps… Bien que sachant assurément pourquoi, il n’ajouta rien, un frère de Lucy était pour beaucoup des « frères » des esprits de la forêt un usurpateur… Valravn lui n’avait pas cette approche, mais il se demandait vraiment pourquoi cet homme questionnait, et le meilleur moyen de savoir était de demander. Il laissa donc les deux paysans partir s’entre-regardant, et le suivant du regard lui aussi, et s’approcha au moment où l’autre laissait échapper ce qui paraissait une parole de découragement ?
« Peut-être ne trouverai-je pas les réponses à mes questions tout compte fait »
Souriant il répondit avant d’être vu « celui dont vous vous enquerrez vous aurait répondu que la vie est faite de questions sans réponse »
Lançant ses longs cheveux noirs dans son dos, il offrit à l’homme qui se retournait assez brusquement un regard dénué d’animosité, assez amusé en fait… Il était de beaucoup son aîné, Lucy n’apprenait-elle pas la patience à ses frères ? Et ne leur soufflait-elle donc pas que les questions SONT la vie plus que les réponses ?
Il resta debout, à attendre la réaction de l’autre, son visage mangé de crasse et meurtri par une longue balafre qui lui barrait la joue droite des lèvres à l’œil reflétait du calme et de la candeur, comme toujours lorsqu’il ne cédait pas à la panique ou à la terreur… Comme il devait être, quand on est capable de maîtriser le cours de la rivière impétueuse qu’est la vie…
Une voix masculine le tira brusquement de ses pensées. Il tourna rapidement la tête vers la source de celle-ci pour découvrir un tas de boue, pardon, un jeune homme à l’hygiène douteuse. Le frère le détailla curieusement, observant l’extrême simplicité de son accoutrement. Il ne le jugeait pas, il se contentait d’observer à quel point il dénotait avec ce qu’il avait l’habitude de voir. Arrivant tout juste de la capitale, il n’avait pas vu de vagabond dans ce genre depuis des lustres. Il n’y avait pas de mal à vivre simplement, sauf quand les odeurs se faisaient un peu trop fortes.
Il réfléchit un instant à ses paroles. Devait-il en déduire que le jeune homme connaissait la personne qu’il recherchait ? Le souvenir de son échec avec les deux paysans était encore trop présent dans son esprit, il valait mieux être un peu plus subtil cette fois. Son visage se para d’un grand sourire amusé quand il répondit enfin à l’inconnu.
C’est vrai, j’en prends de plus en plus conscience. À chaque fois que je pense avancer, je découvre un nouveau monde inconnu à explorer. Cela peut être déroutant, mais c’est aussi tout l’intérêt d’être en vie n’est-ce pas ?
Il lui tendit sa main pour échanger une poignée si le garçon acceptait. Il serait peut-être étonné qu’il refuse, mais ne s’en offusquerait pas. Il continua en faisant les présentations.
Je m’appelle Aord Svenn, ravi de vous rencontrer. Je suis venu ici dans l‘espoir d’en apprendre plus sur le lien qu’entretient l’homme à nature. J’ai récemment fait … une rencontre qui m’a fait m’interroger sur mon mode de vie.
Il marqua une pause pour chercher ses mots avec soin. Il n’avait pas encore bien défini ce qu’il cherchait, la tâche semblait immense.
Je suis perdu, ma foi en Lucy m’apporte beaucoup de réconfort, mais elle m’empêche également de voir le monde d’une autre façon parfois.
Il repensa aux paroles de Klarion lui disant qu’il n’était qu’un mouton, suivant un dogme antique. Il ne voulait pas le croire, son culte, sa philosophie était justement de remettre en question les dogmes, d’approfondir sa pensée en utilisant celle des autres passées, comme présents. Le doute qu’il affichait fit place à un visage plus serein et convaincu.
Alors je suis parti à la recherche de ce point vu qu’on me reproche de ne pas avoir sur la nature. Quand j’ai entendu parler de ce druide, je me suis dit qu’en écoutant sa sagesse je pourrai peut-être y voir plus clair ?
Il plongea son regard dans les yeux jaunes du jeune homme.
Vous avez eu la chance de le rencontrer ?
Remettant la petite bête sur pattes, il regarda la main tendue avec surprise… Le premier mouvement du frère ne lui avait pas échappé, il était si habituel. Tous ces gens semblaient n’avoir jamais réfléchi à la difficulté de rester présentable lorsqu’on ne peut pas se changer… parfois pas même se laver… Sa journée en forêt il le savait parfaitement l’avait considérablement sali, il sourit intérieurement, c’était un euphémisme de la dire… Mais fallait-il être propre pour avoir une âme propre ?
Refusant de voir Espoir qui prenait un air d’animal martyr il posa les yeux sur sa main droite, encore marquée de terre séchée, et l’essuya machinalement sur sa cape, juste histoire de montrer qu’il voyait ce qui était mais n’y pouvait pas grand-chose. Ceci fait, il tendit la main en retour et serra celle du religieux. On ne refuse pas une main qui se tend…
« On m’appelle Valravn Wraith. Je ne vois pas trop ce que le Vieux Frère aurait pu vous apprendre que vous ne sachiez pas déjà ? »
Il retira sa main et recula légèrement, non par défiance mais pour mieux voir l’autre homme qui le dominait de sa haute taille.
« Je ne sais pas ce qu’on vous apprend dans les temples de votre Lucy, mais je ne pense pas qu’ELLE occulte le monde, je pense juste que ceux qui la servent fixent un seul point et perdent tout le reste de vue ? La plupart des hommes veulent les réponses avant les questions, ils attendent qu’on leur dicte ce qu’ils doivent croire et dire…»
Il regarda l’Arbre et son visage marqua comme un salut imperceptible, une sorte de marque de respect furtive fait d’une légère inclinaison de la tête accompagnée d’un clignement d’yeux. Pour lui, cet arbre était le père des autres, la matérialisation des forêts de tout Aryon, mais cela n’empêchait pas qu’il regardait la moindre feuille au bout de la moindre branche de tout arbre plus modeste… Il était difficile de comprendre comme cette déesse si populaire pouvait fermer l’esprit de ses servants au lieu de l’ouvrir ? Comment la majorité des gens acceptaient de… neutraliser ? la plupart de ce qui les entourait, transformant toute forme de vie en objet à leur service ? Il peinait à l’exprimer et n’allait de toute façon pas discourir avec cet homme, d’autres en tout temps avaient posé des questions restées sans réponse… Il exprima à voix haute le manque qu’il ressentait et qui parfois devenait une véritable souffrance…
« On ne revient pas dans ces contrées quand on a traversé les brumes… Il ne répondra plus à aucune de nos questions »
Regardant Aord Svenn, il se demanda qui il était réellement. Si lui était propre et correctement vêtu, il ne semblait pas rouler sur l’or. Valravn eut la pensée fugitive que c’était peut-être une stratégie, pour éviter d’attirer la convoitise, voire pour appeler les dons ? mais l’homme ne lui paraissait pas si retors. Il y avait des auberges, et des chambres offertes par des citoyens à proximité, mais la plupart des loueurs profitaient de la présence de l’Arbre pour rentabiliser leur investissement et les logements offerts lui avaient toujours parus monstrueusement chers.
Son visage transparent laissa paraître son amusement. A lui, tout paraissait toujours effroyablement cher, peut-être après tout le frère de Lucy avait-il parfaitement les moyens de payer pour dormir au sec, mais puisque l’homme posait des questions, pourquoi ne pas lui proposer de répondre ?
Ne s’étant pas admis lié au vieil ermite, il n’avait pas de légitimité pour proposer de renseigner Aord, mais comment pourrait-il nommer ce qu’était le Vieux Frère pour lui ?
Etait-il son disciple ? Non, il ne prenait pas de disciple ne se jugeant pas capable d’enseigner et de guider, et pourtant… que ne lui avait-il apporté… Son fils ? Spirituel peut-être encore qu’il jugea cela bien prétentieux de le prétendre, mais lié par le sang certainement pas. Son ami ?
Il baissa la tête, une mimique douloureuse assombrit son visage et son regard, oui, il aurait voulu pouvoir dire qu’ils étaient « amis » mais il n’avait jamais entendu le mot dans la bouche du druide. Il ne pouvait en rien se dire lié au Vieux Frère… Il était juste un enfant trouvé, ramassé, soigné, et un peu chéri sans doute… Un petit garçon dont l’homme avait pansé le corps d’abord puis l’âme petit à petit… Pas assez, pas assez longtemps, il subsistait tant de douleur en lui.
Il était celui qui avait partagé presque huit ans d’existence du vieil homme, qui avait écouté ses paroles, les avait bues, avait souffert pour les comprendre et les assimiler… Celui qui s’était juré de les porter au plus grand nombre mais qui n’avait pas la substance pour le faire… Parce que son vieux maître était parti trop tôt.
Bref…
Regardant le prêtre, il demanda juste « Avez-vous un abri pour la nuit ? Je peux vous parler de lui, mais certainement pas vous apporter des réponses… -il marqua une pause puis le regard limpide et une ombre de sourire aux lèvres ajouta- Si vous n’avez pas peur de la rusticité… »
Vous avez une bien piètre opinion de l’humanité dis donc ! Cependant, je suis assez d’accords à cela après que je pense que ce n’est pas un état permanent chez les humains. Douter et se poser des questions est très inconfortable, on peut donc comprendre que certains s’arrêtent à du « prêt à penser », mais parfois ils peuvent essayer d’affronter l’inconnue pour aller plus loin. Il faut savoir faire des pauses dans sa réflexion au risque de ne faire que ruminer.
Ruminé, il l’avait tellement fait. Sur le chemin du temple alors qu’il n’avait que 16 ans et tout le long de son apprentissage. Quel était le prix pour redonner vie à sœur, pourquoi la déesse ne lui accordait pas ce cadeau. Il n’avait trouvé la paix et la réponse que lorsqu’il avait posé son esprit et accepté l’inchangeable. Le frère savait maintenant quel était le moment de la réflexion et quel était celui de la vie. Un équilibre important pour avancer sur le chemin de la philosophie.
Son visage parut déçu quand Valravn lui expliqua d’une manière étrange que le druide ne reviendrait pas. Cela voulait-il dire qu’il était mort ? Parti à jamais ? Il n’avait aucune idée de ce que ces brumes pouvaient être, mais il était sûr qu’il ne trouverait jamais ce sage. Tant pis, il pourrait toujours discuter avec son nouveau partenaire. D’ailleurs, celui-ci tirait une mine affreuse. Aord avait-il dit quelque chose de mal ? Ou alors repenser au druide réveillait-il des sentiments douloureux ? Le frère se trouva soudain bête d’être aussi maladroit et sa gêne se remarqua tout de suite. Il allait s’excuser quand le vagabond lui proposa de le loger ce soir. Il était même prêt à lui parler du druide que demander de plus ?
J’ai l’habitude de voyager et la plupart du temps sans un sou en poche. Le rustique ne fait donc absolument pas peur, vous savez.
Il suivit donc son nouveau compagnon sur le chemin qui les mènerait à sa demeure « rustique ». Tous les deux bons marcheurs et dotés de ces magnifiques chaussures qu’ils bradaient à la capitale, ils avancèrent d’un pas décidé. Aord ne savait pas trop où il l’emmenait, dans une clairière cachée ? Il s’imagina toute sorte d’endroits Silvestre. Il fut donc un peu déçu quand ils arrivèrent devant une grotte. Ah, c’était donc un troglodyte, dommage pour le paradis sylvestre. Aord ne laissa rien paraître de sa déception, les grottes étaient très bien. Il se permit même de faire le curieux.
Vous êtes nés ici ? C’est la première fois que je viens à l’arbre sacré. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait autant de monde. J’ai d’ailleurs l’impression que la plupart sont des touristes. Ah, mais … moi aussi je suis un touriste si on y réfléchit un peu. Vous devez nous trouver désopilants parfois non ?
Il rit un petit peu en pensant à cela, espérant ne pas paraître trop arrogant auprès de son guide. Il devait en voir passer de tous les genres, après tout le grand arbre était une attraction qui attirait la foule. Klarion ferait certainement un massacre s’il était ici …
Le druide s’adressait aussi aux touristes ou seulement aux locaux ?
Valravn le regarda, se posant la question à lui… Il marqua une pause.
C’est difficile à expliquer, ce n’est pas manquer d’assurance, encore que je ne brille pas par mon assurance, mais c’est s’interroger sur le sens des choses ? Chercher à comprendre, à s’améliorer… Il y a tant de questions et si peu de réponses simples.
Il marchait tout en parlant, éprouvant du mal à discourir avec un inconnu de sujets aussi graves. C’était le genre de sujets qu’il avait effleuré avec Yuka, et dont il avait débattu furieusement avec son tuteur. Arrivé à la grotte, il se faufila dans l’ouverture verticale et passant une première petite salle grise et sombre emprunta une sorte de couloir bas. Lui devait se baisser, il se retourna pour regarder le frère, il avait l’air de suivre même s’il était plié en deux.
Ils arrivèrent dans une gigantesque étendue de pierre et d’eau, une sorte d’étang couvrait la moitié de la surface, au plafond, une large ouverture longiligne laissait passer la lumière, l’eau d’une cascade et des rideaux de végétation rampante. Des stalactites de couleurs variées réfléchissaient le jour qui passait par la fente en haut, et créaient comme des éclats lumineux sur fond de pénombre.
Le jeune homme guida son compagnon jusqu’à une sorte de petit campement recouvert d’une table de pierre. Une sorte de niche minuscule face à l’immensité de la grotte mais de la taille d’une habitation paysanne correcte.
Il y a du poisson dans l’eau… et les lianes donnent des fruits comestibles. Les gens par ici disent qu’elle était l’abri d’une dryade, mais je n’ai jamais trouvé la moindre trace d’elle… Si elle a existé, il y a des années qu’elle a été tuée ou délogée. A cause de cela, personne n’y vient jamais, la grotte passe pour maudite.
Il passa en revue les questions, devait-il répondre ? Pourquoi pas après tout… Il n’y avait rien d’indiscret à demander à quelqu’un où il était né alors qu’on le suivait… chez lui.
Je ne sais pas où je suis né, pas loin d’ici probablement, je dirais entre l’Arbre et les côtes au sud-est d’ici… Le long du bras de rivière qui longe la montagne sans doute, mais je n’en suis pas sûr. Je viens assez régulièrement pour prier, j’ai grandi beaucoup plus au nord.
Il regarda Aord, est-ce que cela répondait à sa curiosité ? Il continua, puisque c’était du « druide » que le religieux cherchait la trace initialement.
Le Vieux Frère habitait les montagnes, d’ici on peut y aller depuis cette grotte, sous terre, ou plus classiquement en marchand direction nord, presque jusqu’au poste frontière.
Revenant à l’autre question, il sourit en offrant des baies juteuses mais d’apparence bizarres et un poisson cuit enveloppé dans une grande feuille.
Il y a beaucoup de curieux oui, des gens qui viennent voir l’Arbre comme un spectacle… Ils ouvrent les yeux, pas l’esprit. Ils le dessinent parfois, le peignent, veulent en conserver l’apparence, sans se demander ce qu’il est véritablement, pourquoi il l’est, et ce que cela représente…
Il le regarda, repensant à « Vous avez une bien piètre opinion de l’humanité dis donc ! ».
Je ne sais pas m’exprimer, je ne juge pas, tant que les gens ne font pas de mal à autrui qui serais-je pour les juger ?
Sautant du coq à l’âne, il dit abruptement :
Il ne prêchait pas, il venait prier lui-aussi. Parfois il rencontrait des frères de la nature et ils discutaient. Assez passionnément souvent, les frères ont toujours eu tendance à …
Il chercha ses mots, discuter âprement ? ou carrément s’engueuler avec ferveur ? ça devait se situer entre les deux. Il avait assisté à tant de discussions philosophiques et religieuses… Certains des hommes fidèles aux esprits de la nature étaient des fanatiques, presque aussi aveugles que les « touristes » venus croquer l’arbre au fusain.
Prenant sa part, il fit un geste fugitif, portant la nourriture à hauteur de ses yeux des deux mains et s’inclinant légèrement, pour remercier les êtres morts ou blessés pour le nourrir.
Il ne s’adressait à personne en particulier, si on lui demandait pourquoi il faisait quelque chose, ou ce qu’il pensait d’un sujet, sur le ton que les gens ont employé avec vous tout à l’heure, poliment, avec une curiosité saine, il répondait. Il n’était jamais péremptoire, il cherchait plutôt à pousser les gens à trouver leur réponse. Il les guidait sur le chemin de la réflexion.
Il s’arrêta encore, de nouveau submergé par l’émotion, et Espoir qui était remonté sur son épaule vint lui lécher les larmes avec application, entraînant un refus amusé malgré sa tristesse.
Laisse-moi me laver seul ! Espoir ! Veux-tu me laisser ! je n’y vois plus rien !
Je ne sais pas exactement ce que vous cherchez. Les mots ne signifient pas toujours la même chose pour deux individus. Si vraiment son enseignement et sa foi vous intéressent, je peux vous répondre dans la mesure de ce que je sais. Il ne m’a pas tout dit, loin de là, il lui aurait fallu une vie de plus je pense pour aborder l’essentiel… et il disait que je n'étais pas prêt
Il baissa les yeux, une expression navrée sembla éteindre son regard, et il repoussa son chagrin et ses regrets d'un coup de volonté.
Je ne suis pas sûr de l'être un jour maintenant...
Valravn lui tendit de quoi manger et le frère l’accepta avec gratitude. Il ne s’offusqua pas de l’apparence des baies, habitué qu’il était à manger des choses peu appétissantes durant ses voyages. Toutefois, le frère observa le cérémoniel insolite que Valravn avait avant de manger sa part. Peut-être était-ce une prière des frères de la nature dont il lui parlait depuis le début ? La curiosité éclaira ses yeux. Il tenait peut-être enfin un début de piste.
Il n’eut pas le temps de le questionner davantage, son familier lui sauta dessus ressentant en lui une tristesse que le frère ne remarqua que bien après. Les animaux avaient un sixième sens pour ces choses-là. Aord préféra laisser retomber la tension et les mauvais souvenirs. Il comprenait que penser à lui devait être douloureux. Mieux valait ne rien dire pour l’instant. Il se contenta donc de remercier le jeune homme et Lucy pour son repas. Cependant, une interrogation subsistait.
Qui remerciez-vous pour votre repas ? Vous priez la nature ? L’être qui est mort pour votre subsistance ?
Il posait sa question innocemment, pour tirer Valravn de ses pensées. Pendant qu’il lui répondait, il tenta d’appâter Espoir avec une baie ou un morceau de poisson, sans trop savoir lequel entrait dans le régime de l’animal. Il n’en avait jamais vu auparavant.
C’est une rencontre très étrange qui m’a fait venir ici au départ. Je suis tombé par hasard sur un défenseur de la nature en plein milieu de la capitale. On ne pouvait pas dire qu’il était quelqu’un de très abordable. Cependant, j’ai le sentiment que ce qu’il disait avait un fond de vérité, caché derrière ses insultes. Dites-moi, comment considérez-vous les plantes par rapport à vous ? Quels droits pensez-vous qu’elles ont ? Sont-ils différents de ceux des hommes ?
Le petit animal sembla être intéressé par le poisson plus que la baie. Il ne voulait cependant pas quitter son maître pour l’instant, semblait-il. L’émotion n’était peut-être pas encore passée ?
J’entretiens un rapport très particulier avec la vie et avec la mort des êtres vivants. Au temple, je m’occupe de préparer les défunts pour leur dernier adieu à ce monde. Leur rendre hommage me comble, mais en même temps j’ai peur de trop me détacher pour éviter de souffrir. L’idée de remercier l’être qui est mort pour me nourrir me fait ressentir une profonde culpabilité. Je … je crois que je préfère ne pas le faire pour ne pas penser à la vie que j’ai prise.
Il baissa les yeux sur le poisson qu’il tenait entre ces mains. Son dégoût se lisait sur son visage, il avait mal au cœur de penser qu’il était réduit à tuer pour vivre. Cette pensée atroce que les humains enfermaient à double tour normalement pour se protéger était en train de le consumer.
Et les plantes, je n’en parle même pas. Piétinées, arrachées, mangées … J’ai l’impression d’être le plus grand des hypocrites. Je dis que je respecte la vie et la mort, mais en même temps je ne leur accorde pas le respect qui leur est dû.
Espoir finit par s’approcher du frère ressentant sa détresse à lui aussi. Le petit serpent de plume arracha un sourire à Aord quand il sentit sa petite langue lui chiper un morceau de poisson. Le frère lui caressa doucement la tête en continuant de déprimer.
Ce que je suis pathétique, Klarion avait peut-être raison.
Valravn sourit à nouveau, pourquoi posait-il toutes ces questions ? C’était un Frère ? Pas un des leurs, mais un religieux ? Lucy n’enseignait-elle rien ? ou comme il l’avait dit, les gens qui parlaient en son nom oubliaient-ils la majorité de ce qui compte ?
« C’est plus complexe que ça… Je remercie… la nature oui si vous voulez. Quand vous mangez cette baie, vous privez l’arbre de descendance, elle ne tombera pas au sol et ne germera pas… Mais vous privez aussi l’insecte qui l’aurait butiné de nourriture, et parce que l’insecte n’aura pas mangé, peut-être l’oiseau qui aurait gobé l’insecte, ou la grenouille… Parce qu’il n’y aura pas eu germination, le carré de terre où elle serait tombée n’abritera pas les vers qui l’auraient aéré, les vers ne parviendront pas à l’âge adulte et ne se reproduiront pas, leurs prédateurs également n’auront pas de nourriture, le champignon qui a poussé au pied de l’arbre aura plus de mal à pousser, ou sera victime de la lumière trop vive parce que la petite pousse contenue dans la graine ne donnera pas d’arbuste… Chaque geste que vous faites, pas seulement manger ou tuer ou saccager un champ, résonne dans tout l’univers. Aujourd’hui, nous sommes ici, notre respiration va augmenter la température de la grotte autour de nous, parce que la température va augmenter, une forme de vie va apparaître ou au contraire disparaître… est-ce que votre Lucy ne le dit pas à ceux qui la prient ? »[/b]
Il le regardait, ce qu’il énonçait lui paraissait tellement évident. L’homme n’était pas unique, il n’était en rien une espèce particulière et isolée… Chaque créature, minérale, végétale, animale avait sa place et son sens…
« J’entretiens un rapport très particulier avec la vie et avec la mort des êtres vivants. Au temple, je m’occupe de préparer les défunts pour leur dernier adieu à ce monde. Leur rendre hommage me comble, mais en même temps j’ai peur de trop me détacher pour éviter de souffrir »
« Ce que nous pleurons, ce n’est pas la mort… C’est l’absence. Vous ne pensez pas ? La mort participe de la vie, votre défunt va perdre son corps pour le bien de la nature entière. Quel que soit votre rite de passage, ensevelissement ou crémation, ou offrande aux esprits de l’eau comme chez certains pêcheurs, il sera bénéfique pour le reste de la création. Son âme… Le Vieux Frère disait qu’elle n’était pas perdue… Qu’au-delà des brumes, elle changerait juste de réceptacle après un rituel de purification. Mais l’être que VOUS avez cotoyé, ce qui faisait du Vieux Frère le Vieux Frère que MOI j’ai connu, celui-là n’est plus… En fait, vous ne pleurez pas la mort, ni un être, vous pleurez votre solitude et votre impuissance… Vous ne pensez pas ? »
Il resta pensif, il y avait longtemps que lui n’avait plus pensé à tout cela. En surface oui, il remerciait les esprits de tous les êtres et de tous les habitats pour leurs dons, mais n’était-il pas en train de se détacher de tout cela pour tenter désespérément de se rapprocher d’autres hommes. Des hommes « incroyants » comme disaient certains des plus engagés de la Fraternité ? Peut-être était-ce pour cela que les frères voyageaient presque toujours par deux… Même le vieil homme qui l’avait recueilli et qui pourtant passait pour un Maître parmi les siens, ne l’avait pas chassé une fois soigné. Chacun des deux de la paire servait de tuteur à la foi de l’autre, l’empêchant de céder aux si multiples tentations…
Il en avait l’exemple ces derniers temps, où l’hiver venu la misère et la solitude avaient failli le pousser à la civilisation, oublieux de tout et de tous…
Voyant Espoir s’approcher du Frère, il ressentit une profonde empathie… Les dieux sont parfois cruels… ou les hommes ne comprennent rien à leurs messages… Il y avait probablement des deux...
Le poids de ses pensées poussa le frère à s’allonger sur le sol meuble de la caverne. Il regarda les stalactites au plafond avec insistance. Lucy ne lui apprenait rien, elle était juste le moteur qui le faisait avancer, la raison pour laquelle il voulait découvrir le monde.
Je connais ce sentiment de solitude et d’impuissance. C’est pour ça que je prends soin des dépouilles, pour offrir une transition la plus douce possible aux familles. Passer de l’état vivant à l’absence de leur proche.
Il tendit son bras vers le plafond, essayant d’apprécier la taille des structures calcaires avec ses doigts.
Lucy ne nous apprend rien de particulier, même pour nous les frères. Elles nous offrent simplement des possibilités que nous pouvons choisir librement d’emprunter ou pas. Par exemple, je vous ai rencontré et j’ai décidé de vous accorder mon oreille. Je ne sais pas ce que je tirerai, de la sagesse ou une migraine, mais je crois qu’il faut tout de même que j’essaye. C’est ne s’ouvrant aux possibilités que l’on avance et qu’on obtient peut-être quelques réponses.
Espoir tout d’un coup beaucoup plus joueur, grimpa sur le frère allongé pour essayer de lui attraper les doigts. Aord sourit et s’amusa avec le petit animal en lui taquinant le museau. Ce petit être avait un don pour calmer les gens semble-t-il, car le frère se sentit tout de suite mieux. Il se permit même de rire. Il continua à titiller la bête tout en poursuivant.
Ce que vous m’avez dit ressemble à la façon dont je conçois le monde. Une infinité de possibilités, toutes menant à des chemins différents. En agissant, nous ouvrons de voies et nous en fermons d’autres. C’est ce que j’appelle l’œuvre de Lucy. Je ne suis pas le genre de frère à prier pour avoir quelque chose en retour, non, je préfère remercier des possibilités qu’on m’a offertes. J’étais peut-être destiné à m’intéresser au druidisme allez savoir … Ah !!
Espoir s’en prenait maintenant à son visage qu’il attaquait à grand coup de langue.
Mais euh … j’étais en train de dire quelque chose de profond là ! Hehe tu veux qu’on s’intéresse à toi pas vrai ?
Il attrapa le serpent plumeux un peu surpris avant de le chatouiller sous les ailes d’un air malicieux.
Tu vas voir vil coquin !
En se tournant vers le jeune homme, il en profita pour lui demander :
Comment s’appelle-t-il ?
Il se jeta ensuite dans une bataille de chatouille avec la bestiole qui tentait de lui mordiller les doigts pour s'amuser. Le frère avait retrouvé un sourire innocent.
Druidisme… Jamais le Vieux Frère n’avait mentionné le druidisme, lui parlait de « fraternité, pour Valravn, c’était le terme qui convenait… Le premier transformait un acte d’amour universel en simple philosophie… En courant de pensée, alors que c’était plus un élan qui portait les êtres les uns vers les autres. Ça n’avait sans doute pas la moindre importance, ce n’était qu’une foi ancrée au plus profond d’hommes discrets et souvent sages. Une manière de vivre qui faisait que vous ne jugiez pas votre prochain, n’interdisiez rien mais lorsque vous voyiez une erreur manifeste essayiez de remettre le fautif sur la bonne route…
Il chassa les questions et la philosophie en entendant le rire d’Aord et les couinements de plaisir du shallum…
Son visage s’affranchit de la fatigue et de la tristesse qui l’avaient voilé. Oui, Espoir méritait ce moment de détente, lui-même était trop tendu en ce moment, trop soucieux…
« Comment s’appelle-t-il ? »
« Espoir… Il s’appelle Espoir »
Ses yeux rayonnaient d’amour… Cet amour qu’il n’osait plus offrir aux humains mais qui faisait tant de bien quand on le distribuait. Par les dieux il l’avait, lui, son écharpe vivante, soyeuse, joyeuse, câline… A lui il pouvait tout confier, et il avait souvent l’impression que le petit animal comprenait.
Une idée folle lui traversa l’esprit, n’avait-il pas dit tout à l’heure, sans y penser plus avant « Son âme… Le Vieux Frère disait qu’elle n’était pas perdue… Qu’au-delà des brumes, elle changerait juste de réceptacle après un rituel de purification » ?
Qu’importait quelle âme le shallum abritait, il était son compagnon, qu’il ne parle pas ne l’empêchait pas de se faire comprendre, comme d’ailleurs le corbeau même avant qu’il n’ait de bague de communication animale…
Il chercha du regard, où était le corbeau d’ailleurs ? Il entrait rarement dans la grotte mais restait généralement dans les hauteurs du rideau de lianes… Le bruit de la cascade au fond de la grotte était comme assourdi, Valravn laissa Espoir et le Frère s’amuser, prit un des paniers qui attendaient toujours d’être utilisés dans la « chambre de la grotte » et alla cueillir des champignons en plus des baies. Puis, les posant sans bruit, il regarda l’autre homme en contemplation du plafond, et le shallum occupé à se lisser les plumes tout en ouvrant des noix trouvées il ne savait où…
S’éloignant, Valravn posa la cape sur un petit rocher et entreprit de laver sa chemise, sa veste et la vieille cape… puis s’enveloppant de la neuve, son pantalon.
Jetant un coup d’œil plus loin, il vit que ses deux partenaires n’avaient pas bougé. Nu comme un ver, il descendit dans l’eau, son savon dans la main et traversa le lac jusqu’à une sorte de petite île recouverte de mousse… Il se savonna vigoureusement, profitant d'une aubaine rare quand on n'a nulle part où aller et rien pour changer de tenue. Une fois propre, il retourna dans l’eau, nageant sans bruit, sentant sa peau réagir à la température glaciale en créant une gangue de chaleur… Il ressortit au bout d’un moment qui lui parut hors du temps et s’enveloppa dans la cape jaune. Ses effets à la main il retourna vers le Frère et sortant la fine chaîne métallique qui lui servait de ceinture improvisa un fil séchoir où il les accrocha comme il put.
La cape autour des reins comme un paréo, il exhibait sans même y songer un torse musculeux malgré sa minceur, mais également porteur de cicatrices atroces, comme si un fauve furieux avait voulu lui arracher la peau et le cœur… Espoir voleta jusqu’à lui tandis qu’il se réchauffait près du feu de camp.
Il repensa aux paroles du religieux qu’il avait cru endormi en revenant « je vous ai rencontré et j’ai décidé de vous accorder mon oreille. Je ne sais pas ce que je tirerai, de la sagesse ou une migraine, mais je crois qu’il faut tout de même que j’essaye »
« Probablement une migraine » prononça-t-il pour lui-même…
Puis, se retournant vers l’homme toujours allongé « je suppose que vous savez lire ? »
Le petit shallum finit cependant par se lasser du jeu et par se blottir dans un coin pour se lisser les plumes. Aord en profita pour s’étaler de tout son long, le regard toujours fixé sur le plafond. Chaque partie de son corps hurlait de fatigue, le voyage avait été long et les frasques du petit animal avaient fini de l’achever. Il ferma doucement les yeux, se laissant bercer par le bruit du feu qui crépitait et sa chaleur qui parcourait sa peau. Son esprit dériva d’idée en idée, floue, comme des rêves. Il ne dormait pas vraiment, mais n’était pas non plus conscient et alerte. Il fut donc surpris quand la voix du jeune homme le sortit de ses rêveries. En ouvrant les yeux, il découvrit un Valravn beaucoup plus … dénudé. Son regard parcourut les cicatrices du vagabond, s’interrogeant sur leur provenance. Il n’allait bien entendu pas lui demander, c’était très indiscret.
Il déplaça enfin son regard alourdi par la fatigue pour le poser dans celui de son interlocuteur. Un bâillement impromptu le prit soudain, lui décrochant la mâchoire. Il fut rapidement imité par le petit shallum ce qui le fit sourire.
Oui, je sais lire et écrire. C’est la base de l’enseignement pour un initié du culte. Je suis également calligraphe et illustrateur.
Son esprit était encore embrumé par sa sieste, il n’avait plus vraiment envie de parler de la nature ou de Lucy, il voulait simplement se laisser aller au sommeil. Il repensa tout de même à ce qu’il l’avait entendu dire.
Alors j’accepterai cette migraine avec joie, après tout c’est moi qui l’aie demandé ! Ahah.
Il s’assit , peinant à reprendre une position verticale, ses yeux écrasés par la fatigue.
Vous avez des livres cachés quelque part dans cette grotte ? Je crains d’être bien trop éreinté par le voyage pour en lire une seule ligne. Je n’aurais pas dû m’allonger, pendant que vous preniez votre bain, toute la fatigue de la journée m’a rattrapé !
Il bâilla de nouveau suivi par Espoir. Il était tellement adorable quand il bâillait ce petit.
D’autant plus qu’Espoir et son compagnon humain du moment ne faisaient rien pour le ramener à plus de vitalité… Baillant à se décrocher la mâchoire, les deux se liguaient pour lui faire ressentir que le sommeil serait bienvenu et réparateur. Il conclut donc par un :
« Pas ici non, mais il fera jour demain… »
Il alla tâter son pantalon pour savoir s’il pouvait le remettre, mais même fin et usé le tissu restait très humide… Hésitant, il s’enveloppa davantage dans la cape, prenant soin de se détourner pour cacher sa nudité, et s’offrit le luxe de dormir au sec pour une fois. Il se mit donc de l’autre côté du feu, tournant le dos au religieux et soupira d’aise quand Espoir quittant sa conquête du jour vint se coller contre lui… Embrassant le shallum comme certains enfants privilégiés serrent leur peluche contre eux, il eut juste le temps de marmonner un « que le sommeil vous apaise » et plongea dans le pays des rêves…
L’aube le trouva dispos et nettement plus optimiste que la veille… La séance de jeu du shallum lui avait remis les idées en place, peut-être aussi la conversation hautement intellectuelle avec l’homme ? Après tout, à part avec Yuka, il n’avait jamais tellement discuté d’autre chose que de savoir s’il était capable d’abattre seul le boulot de deux en étant payé moins qu’un…
Il lança ses cheveux en arrière et se rhabilla prestement.
Valravn ! Vas-tu cesser de pleurer sur ton sort ! Qu’est-ce que cette vie a qui te déplaît tant ? Tu es libre, tu vas où bon te semble, tu travailles -il allait dire quand tu veux, mais non, en fait c’était là que le bas blessait : quand tu peux ! Or travailler quand on « peut » signifiait avoir faim entre deux emplois, et se reprocher son inutilité- enfin quoi… cette vie, tu l’as quand même choisie ? Tu aurais pu trouver un maître qui fasse de toi un bon… un bon quoi ? Même avec les leçons de Yuka il parvenait tout juste à déchiffrer un mot sur quatre en regardant un écrit… Que pourrait-il devenir ? Herboriste ? Soigneur ? Frère prêcheur de la Fraternité ? Les Frères de la forêt continuaient-ils à prêcher ? Avaient-ils seulement le droit d’exister dans un royaume où la plupart des gens priaient Lucy ? Que pourrait-il faire de cette vie sans trahir ses croyances et ses principes… Il connaissait les herbes, les plus courantes, et beaucoup d’autres que la plupart des herboristes de campagne ne connaissaient pas ou seulement par ouï-dire, il connaissait les animaux, beaucoup également, aussi bien par les récits du Vieux Frère que par l’observation qu’il en avait faite, il connaissait la géographie du pays, du moins du nord, des côtes de l’est à celles de l’ouest en passant par les zones entre la capitale et l’arbre, et entre cette limite sud et la frontière… Il connaissait… quoi d’autre ?
Des visions de dragons, sombres et rageurs, vinrent le hanter fugitivement… Oui… Il connaissait le cœur de beaucoup d’hommes aussi… Des hommes haineux, envieux, violents qui ignoraient la pitié, l’amour, l’empathie…
Ce qui le retenait il devait bien l’admettre, c’étaient ces visions. Si le monde avait été peuplé de dragons lumineux et clairs, il serait retourné auprès des hommes, aurait sans doute accepté un maître herboriste ou appris un métier auquel il n’avait jamais touché…
Aord semblait toujours dormir, il était plus massif et plus âgé. Il devait avoir besoin de récupérer plus longtemps…
Il allait prendre un panier pour s’en aller cueillir des baies en silence, et peut-être prélever un ou deux de ces gros poissons blancs et laiteux de chair pour le petit déjeuner quand Espoir s’envola d’un coup d’aile et atterrit lourdement sur le dormeur, lâchant un cri strident qui devait signifier : « debout là-dedans ! ». Abasourdi, Valravn ne put que murmurer -trop tard- un « Espoir ! mais fiche-lui la paix ! »
Il ne s’était pas rendu compte à quel point il avait besoin de ce repos. Ce n’est qu’en se réveillant le lendemain requinqué et dispo qu’il le réalisa. Il était habitué au voyage, mais bon sang que c’était crevant. Il se demanda même s’il ne se serait pas évanoui sans ses chaussures qui diminuaient grandement l’énergie dépensée pour marcher. Il n’eut pas vraiment le temps d’y réfléchir, car son réveil fut pour le moins plumeux. Aord ouvrit les yeux en grand surpris par le cri de l’animal qu’il n’avait même pas senti se poser sur lui. Une paire d’yeux adorables et une petite langue râpeuse lui dirent bonjour. Il poussa délicatement l’animal en grognant, puis se retourna en lui tournant le dos.
Allez Espoir, encore un peeeeuuu …
La petite bête ne semblait pas d’accord, il lui sauta dessus, lui mordillant tout morceau de peau qui dépassait. Aord tenta de le chasser gentiment avec de grands gestes de la main, mais le petit animal esquiva sans grandes difficultés. Il finit même par lui grimper sur la tête pour lui piétiner le visage tirant une bonne fois pour toutes, le frère de sa douce nuit. Il s’assit en tirant une tête de deux pieds de long. Il avisa Valravn qui les regardait un peu plus loin.
Bonjour !
Il lui fit un signe de la main, avant de lever les yeux vers la bestiole toujours perchée sur son crâne.
C’est bon, c’est bon ! Je suis réveillé ! Tu peux descendre maintenant.
Il attendit que le shallum descende avant de s’étirer en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Pourquoi Lucy ne cessait de le tourmenter à la fin ? Il se leva pour faire quelques pas, le petit animal à sa suite. Il se rapprocha de Valravn, reprenant un peu de couleur à mesure qu’il s’activait. Il avisa son panier.
Vous partiez chercher de quoi manger ? Vous avez besoin d’aide ? Je n’ai rien d’autre à faire de toute façon !
Il gratouilla le museau du familier en écoutant la réponse du jeune homme. Aord voulait l’aider, puisqu’il lui donnait déjà un « toit ». Il n’était pas totalement ingrat ! Ils s’en allèrent donc pour cueillir des baies et ramasser des champignons. Aord profita de leur tâche pour observer la manière dont le jeune homme récoltait sa nourriture. Lui ne prenait jamais le temps de cueillir avec précaution, il se contentait de tirer sur les petits fruits quitte à arracher un bout de la plante dans l'opération. Il prit donc soin d’imiter son compagnon, il était là pour apprendre après tout. Tout en travaillant à préparer le petit déjeuner, il continua à faire la conversation.
Ce petit coquin vous réveille tous les matins comme ça ? Ou c’est juste pour moi ?
Il rit en regardant le shallum s’attaquer à une noix qu’il avait trouvée on ne sait où. Puis, reprenant son travail, il se rappela ce que lui avait dit le jeune homme la veille.
Au fait, hier vous me demandiez si je savais lire ? Pourquoi vouliez-vous le savoir ?
Valravn sourit sans répondre.
Au fait, hier vous me demandiez si je savais lire ? Pourquoi vouliez-vous le savoir ?
Le jeune homme prit la main d’Aord pour le guider dans sa cueillette, ne rien arracher, choisir des baies à différents stades de développement pour que l’arbre puisse continuer à disséminer de la vie malgré leurs prélèvements, ne pas prendre les plus mûres, trop proches de la germination et de toute façon moins bonnes au goût…
Vous sembliez vouloir en apprendre plus sur sa manière de voir les choses… Peut-être que ce que je vous en ai dit vous a suffi ?
Il ne dit pas que dans ce cas, il serait déçu, parce qu’il ignorait tant de choses que ça ne pouvait répondre aux questions de quiconque, mais certaines personnes pensaient en effleurant un sujet avoir tout perçu et compris.
Montrant au prêtre comment couper le pied des champignons pour laisser les racines bien opérantes dans le sol, il posa son panier, remonta son pantalon le plus haut possible pour ne pas trop le mouiller et entra dans l’eau. Immobile, il n’eut pas à attendre longtemps avant de tendre la main d’un geste d’une rapidité exemplaire et remonter un gros poisson qu’il assomma proprement pour abréger ses souffrances… Il en préleva encore un, devant le prêtre il ne se gêna pas pour remercier les esprits et s’excuser auprès de ses proies, portant à ses lèvres un petit cylindre de métal orné de dessins stylisés.
Il avait des livres dans son antre…
Il sourit à la mention de cet endroit où il avait été si heureux et dans lequel il retournait de temps en temps pour se ressourcer, au moyen d’une clé dimensionnelle…
J’en ai vu certains, surtout des livres d’images, des herbiers ou des ouvrages sur les animaux, leur lieu de vie, leurs proies, leurs prédateurs et leur mode de reproduction, mais d’autres ne m’ont jamais été montrés, et les registres dans lesquels il écrivait sont toujours là-haut et contiennent je ne sais quoi.
Il se demanda si l’homme lui demanderait pourquoi il ne les avait pas ouverts… A vrai dire il l’avait fait, mais… n’avait rien su déchiffrer. L’écriture du Vieux Frère était minuscule et presque carrée, très particulière, et lui… ne savait pas lire.
Il retournerait voir, après les leçons de Yuka, peut-être comprendrait-il plus, surtout en comparant avec les herbiers où le texte était rare et portait sur des choses connues. Mais si certaines bribes d’alphabet lui étaient revenues, la grammaire et les phrases longues lui posaient toujours autant de problèmes.
Ses poissons en main, il reprit son panier et retourna vers la « chambre », posant le tout, il alla chercher dans sa réserve de quoi ranimer le feu et enregistra qu’à son prochain passage il devrait refaire le plein de bois. Pour l’instant, il sortit la dague précieuse qui jurait tant avec le reste de son équipement et entreprit de vider les poissons avant de les embrocher et de les mettre à cuire.
J’ai peur que le régime soit monotone…
Il montrait deux rangées de dents parfaitement blanches et alignées, et le sourire faisait pétiller ses yeux et creusait ses joues, rendant plus expressives encore ses pommettes hautes. Espoir s’éloigna et revint avec une réserve de noix, laissant son maître stupéfait.
Je ne sais pas d’où il les sort ! Il a dû se faire une réserve lui-aussi lors de notre dernier passage…
Il parut saisi d’une idée et regarda le religieux de la tête aux pieds, comme prenant des mesures.
Vous savez nager ?
Me suffire ? Vous sous-estimez ma curiosité ! Il reste encore bien des choses à découvrir. Nous n’avons que gratté la surface, j’en suis sûr !
Il sourit pour lui signifier qu’il ne se débarrasserait pas de lui aussi vite. Le frère trop curieux avait encore besoin d’apprendre. Il avait bien fait puisque son guide lui montra également la cueillette des champignons. Fascinant ! Il le laissa cependant s’occuper de la pêche tout seul, il n’avait clairement pas sa vivacité pour attraper des poissons. Comment faisait-il pour attraper un animal aussi glissant à main nue ? Très étonné par ses surprenantes compétences, il le regarda ramener sa prise avec enthousiasme. Il était impressionnant, Aord se permit même d’émettre un petit sifflement d’admiration.
Vous êtes incroyablement rapide ma parole !
Il l’aida à se décharger pendant qu’il lui expliquait un peu plus de choses sur les livres du frère. Sa collection semblait très prometteuse, des herbiers, des bestiaires et aussi des notes personnelles dont le contenu devait être tout aussi passionnant. En regardant ces connaissances, peut-être apprendrait-il des techniques utiles pour préserver la nature ? Si c’était le cas, il pourrait ensuite les partager à d’autres.
La demeure du frère est éloignée ? J’adorerais jeter un œil à ces ouvrages !
Il se souvint de l’état du jeune homme la veille quand il parlait du vieux sage.
Enfin, si vous me le permettez, vous n’êtes pas obligé bien sûr.
Ils furent interrompus par Espoir qui venait de trouver le paradis des shallums dans un tas de noix bien garni. Aord marqua aussi sa surprise quand il vit leur quantité.
Vous croyez qu’il a une sorte de pouvoir qui fait apparaître des noix ? Un peu comme nous ?
Il sourit en voyant la petite bestiole se bagarrer avec une coque pour pouvoir se remplir la pense. C’était absolument adorable. Il se détourna de ce spectacle absolument trop mignon, pour répondre à la question de son compagnon.
Euh … je ne coule plus comme une enclume, mais je ne dirais pas que je nage. Je viens des montagnes, là-bas on n’a pas trop l’occasion d’apprendre à nager. C’est surtout au lac près du temple que j’ai eu l’occasion d’apprendre … dans la douleur.
Ses camarades initiés adoraient le jeter à l’eau pour le voir patauger comme un fou en essayant de sortir du point d’eau. C’était l’attraction du week-end. Cependant, certains l’avaient pris en pitié et lui avaient appris quelques mouvements. Mouvements qu’il n’avaient pas spécialement pratiqués depuis. Il ne savait donc pas ce qu’il valait.
Je ne suis pas certain de savoir encore comment faire, il faudra me laisser le temps de retrouver mes habitudes. Vous aviez quelque chose en tête ?
Si l’idée ne lui paraissait pas complètement folle, il suivrait Valravn, peu importe dans quoi il l’entraînerait.
« Je viens des montagnes » ? Est-ce que ça impliquait de ne pas savoir nager ? A vrai dire, Valravn s’il avait été élevé dans les montagnes, très au nord, presque à la frontière avait le vague souvenir d’autre chose avant… Ce n’était assurément pas dans les torrents de montagne qu’il avait appris à plonger, à rester en apnée, à utiliser des sortes de poches d’air pour respirer lorsqu’il restait longtemps sous l’eau… Ça, et le fait de savoir tirer un filet ou en réparer un… son aptitude à la pêche aussi, et tout simplement des flashs de plages de galets, de pêcheurs qui remontaient leurs barques…
« Si cela devient insupportable, remplace chaque jour passé par un jour à venir… Les souvenirs ne sont pas indispensables… Se rappeler fait souvent mal, tu oublieras, une journée comporte bien assez d’épreuves pour ne pas les accumuler.»
Oui, le Vieux Frère avait eu raison à ce moment-là, mais après, quand l’émotion et la douleur sont un peu passées, les souvenirs entassés en vrac et contraints à rester dans le noir deviennent comme des monstres qui te dévorent de l’intérieur… Il avait conscience qu’il lui faudrait les remonter à la surface un à un, pour se comprendre et s’accepter. Certains à n’en pas douter seraient effroyables, il lui suffisait de regarder son corps dans le miroir d’un lac pour savoir qu’il ne s’était pas forgé une apparence pareille en jouant dans une cour de ferme avec d’autres enfants aimants…
En attendant, si le Frère flottait tout juste, ça contrariait son projet, il aurait voulu lui montrer la grotte, en dessous… Il regarda le petit lac, et tenta de se souvenir. Pour arriver jusqu’à la paroi, on pouvait nager en surface, mais ensuite, il faudrait plonger et descendre d’environ cinq mètres… Puis, passer en apnée dans un boyau étroit qui en plus descendait avant de faire un coude et de remonter à pic. Au pire, on pouvait avancer en se traînant après les murs, en étendant les deux bras on les touchait tous les deux, mais il était long, et s’il lui préparait une poche pour qu’il y respire, Aord n’aurait plus qu’un bras pour nager… Et puis la poche ne servirait qu’à l’aller, une fois parvenu dans les trois grottes mineures cachées par le lac, il n’y aurait plus assez d’air pour la recharger, à peine pour respirer et rester dans la troisième chambre avec une lampe magique le temps qu’il voit les peintures…
Pas sûr que ça soit réalisable, pourtant, il était presque certain que le religieux curieux apprécierait ces vestiges d’une époque révolue. Mais serait-il capable de revenir, même s’il parvenait à y arriver ? Valravn pouvait lui donner de son souffle, mais il n’était pas certain que le frère apprécierait un baiser, même s’il avait pour but de lui donner assez d’air pour progresser quelques mètres… Et puis s’il donnait son air, lui-même pourrait finir par en manquer, il restait un moment en apnée mais n’avait rien d’un poisson…
Bref, une mauvaise idée…
Il se réserva le temps de la réflexion, au pire, il expliquerait ce qu’il avait en tête et le frère déciderait, s’il se sentait perdre confiance, ils pouvaient toujours rebrousser chemin.
Il revint donc à une question plus simple « La demeure du frère est éloignée ? J’adorerais jeter un œil à ces ouvrages ! »
S’il ne savait toujours pas déchiffrer un texte complexe, et si sa méconnaissance de la grammaire le conduisait parfois à faire des contresens, Valravn avait une mémoire des cartes et un sens de l’orientation exceptionnels. Il entreprit donc d’aplanir le sol, renversant un peu de cendres froides et traça la carte d’Aryon d'un doigt. Il situa l’Arbre sacré, la Forteresse, le Poste frontière, et l’endroit où ils se trouvaient, les nommant en posant ses croix. En partant de l’arbre, il traça un trait oblique vers le nord-est, le partageant en quatre segments, en parcourut trois et positionna la cabane du Vieux Frère à un quart de distance de la côte septentrionale, en plein milieu des montagnes.
« on peut y aller depuis cette grotte, par les sous-sols, mais je n’ai pas emprunté le passage depuis… » il marqua un arrêt en se mordant les lèvres « son départ. C’était un trajet ardu, ni lui ni moi n’étions très grands mais il fallait ramper parfois et se plier souvent… » Il regarda la haute taille d’Aord, signifiant par ce regard qu’il peinerait beaucoup même si le chemin n’était pas obstrué.
« Sinon, c’est à environ trois jours de marche forcée… quatre ou cinq si on en profite pour reprendre des forces dans un camp de bûcherons situé sur le passage. Les gens y sont généralement accueillants. Plus que la distance, c’est l’environnement qui entrave la progression, il y a beaucoup de neige même aux saisons clémentes et la visibilité est souvent réduite par la brume »
Il sourit, n’ajoutant pas « mais ça vaut la peine… là-haut, on se sent un petit dieu… En communion totale avec la nature... » Enfin c’était désormais chez lui, son seul chez lui, le seul qu’il aurait probablement de toute sa vie, et depuis qu’il avait la clé dimensionnelle qui lui permettait de s’y réfugier, au moins y aller n’était plus un problème. Seulement il ne pouvait pas en faire profiter le frère…
Puisqu’il en était à donner des explications, il fit part sommairement au prêtre de Lucy de la présence sous leurs pieds d’une grotte à peintures rupestres, et de la difficulté qu’ils auraient à y parvenir. Il fallait bien lui justifier son « vous savez nager » un peu abrupt.
Il ne le conviait pas à un bain de minuit, encore qu’au vu du ciel apparent par le trou de lumière, ça serait plutôt un bain de midi…
Nettoyant le foyer avant de replacer du bois pour plus tard, il attendit la réponse.
Un rot sonore indiqua qu’Espoir avait fini son repas et en était fort satisfait…
- Pour savoir ce qu'est une clé dimensionnelle:
Son envie de voir les livres du sage déclinait à mesure qu’il imaginait mille et une façons de mourir pendant le voyage, surtout que Valravn ne lui donnait pas vraiment envie en soulignant à chaque fois la pénibilité du voyage. Le frère n’était vraiment pas convaincu par l’opération. Il l’était encore moins quand le jeune homme lui proposa de plonger en apnée pour explorer une grotte sous-marine. Il devint un peu plus blanc rien qu’à l’idée de mourir sous terre ET noyé. Valravn devait sûrement voir qu’il était à la fois emballé par l’idée de voir ces peintures et pas du tout partant pour faire de la plongée.
Je … Je … Je me suis toujours dit que je devais explorer les chemins qui se découvraient à moi, mais je commence un peu à douter là …
Une sueur froide lui coula dans le dos.
Je crois que je vais m’en remettre à Lucy pour décider.
Il laissa le jeune homme pour aller chercher un caillou à peu près plat qu’il lança en l’air.
Coté gris on va voir les peintures, côté blanchit on va voir la cabane !
Le caillou atterrit dans sa main, sa face grise vers le haut. Aord resta un moment silencieux, hurlant intérieurement à Lucy qu’elle le mettait vraiment dans de sales draps. Il était maudit, il en était certain maintenant. Le frère le plus malchanceux d’Aryon, c’était lui. Il retourna voir Valravn, vaincu. Il ne lui adressa même pas la parole et commença à se déshabiller pour faire son plongeon.
Et bien on y va ?
Il contrôlait sa voix pour ne rien laisser paraître, mais il avait une énorme trouille qui lui tordait les boyaux. Il inspecta la surface de l’eau, puis entre avec son guide dans le lac souterrain. Il se maintint tant bien que mal à la surface, essayant de repérer l’entrée du passage du bout du pied, mais il était trop profond. Dans un dernier regard, il observa Valravn plonger et s’empressa de l'imiter, prenant le maximum d’air qu’il pouvait dans ses poumons.
Il n’arrivait pas à trouver l’entrée du boyau dont lui avait parlé le jeune. Il avait beau tâtonner, il ne le trouvait pas. Il dut ouvrir les yeux sous l’eau, ce qui était une sensation très agressive pour voir la lumière de la lampe de Valravn au fond de l’eau. Il pataugea pour la rejoindre s’enfonçant plus profondément sous l’eau, avant de rejoindre enfin l’entrée du passage. Il ressentait déjà le besoin primaire de respirer, mais il ne remonta pas, ayant la stupidité de vouloir en finir au plus vite, il s’engagea dans le tunnel. Il ne pouvait plus vraiment faire demi-tour maintenant. Ils descendirent encore et encore et Aord ressentait ses poumons le brûler tellement il avait besoin d’inspirer. La panique le gagna et le ralentit très fortement. Il sentit enfin que le passage remontait, mais la douleur était trop forte, la pression trop intense. Il se propulsa vers le haut avec ses dernières forces avant que sa volonté soit vaincue par la nécessité de respirer, il sentit ses poumons se remplir d’eau, lui causant une douleur atroce. Il se débattit violemment dans le cylindre de roche, se cognant aux parois. La dernière chose qu’il sentit avant de perdre connaissance, c’est une sensation de pression sur son poignet qui le tirait vers le haut.
A preuve qu’il n’eut pas le temps de lui expliquer qu’il allait gonfler des « poches d’air » à utiliser pour reprendre son souffle à mi-distance, et qu’il convenait de se suivre à vue pour prévenir l’autre de la moindre difficulté. Le Frère perdit du temps à trouver l’entrée, s’engouffra dans le passage de façon désordonnée, et cédant tout à coup à la panique le bouscula violemment, le projetant contre la paroi au point de lui faire lâcher l’outre d’air qu’il lui destinait. Sentant une douleur vive dans son dos, il prit conscience qu’il s’était entaillé le dos sur une aspérité et saignait, toutefois, la situation était bien pire pour le prêtre qui avait ouvert la bouche et se remplissait d’eau comme un seau au puit.
Chassant sa blessure de son esprit, il se faufila entre le mur de roche et l’homme en train de se noyer pour pouvoir passer le premier, lui saisit le poignet et le tira de toutes ses forces, remerciant les dieux qu’un homme dans l’eau soit beaucoup plus léger que le même homme à terre…
Ayant remonté Aord sur le sol pierreux, il entreprit de vider vigoureusement ses poumons de ce qu’ils avaient avalé en pressant sa poitrine et en extirpant le trop plein par la bouche puis en soufflant de l'air… Il se maudissait, il avait proposé à ce pauvre type quelque chose de bien trop compliqué pour lui, n’écoutant que son égoïsme et son envie de partager une merveille inaccessible pour la plupart ! Au bout d’un moment qui lui parut effroyablement long, le religieux hoqueta, cracha, et ouvrit les yeux.
Fermant les siens de soulagement un court instant, Valravn remercia les esprits de l’eau et de l’air de leur collaboration et demanda :
« Ça va ? vous m’avez fait peur ! Je n’ai rien eu le temps de vous expliquer ! Vous êtes toujours aussi impétueux ? »
Histoire de ne pas stresser le survivant, il continua :
« L’air est plus rare ici, il va falloir vous redresser et aller rapidement voir les peintures, sinon nous pouvons rebrousser chemin ? ». Le regard d’Aord sembla refuser cette alternative, encore sous le choc il ne paraissait pas capable d’articuler.
Le jeune homme se releva, tendit la main à son compagnon pour le tirer debout, repris sa lampe heureusement intacte et le guida dans une seconde salle, ne le laissant pas profiter des stalagmites luminescentes et des stalactites semblables à des constellations étoilées. Traversant la deuxième pièce au plus vite, il leva sa lampe en arrivant dans la troisième, plus haute de plafond et plus vaste.
Sur les parois, d’immenses dessins colorés représentaient des hommes, des femmes, des animaux, et une étrange créature qui devait être la fameuse dryade. D’un geste, il proposa sa lampe au frère, pour qu’il puisse la diriger comme il voulait, lui disant toutefois « vous avez environ dix minutes, après je ne sais pas si c’est parce que l’air est plus rare ou parce que les ancêtres qui ont peint ça avaient prévu les intrusions, mais vous risquez d’avoir des malaises… Il y a peut-être aussi des spores de champignons hallucinogènes en suspension »
Laissant Aord explorer à loisir, il sonna la retraite quand le temps imparti fut passé, reprenant la lampe, il donna sa main à l’homme et le guida vers la sortie jusqu’au boyau inondé.
Sentant la panique gagner son partenaire, il lui parla calmement de ce qu’ils venaient de voir avant de subrepticement poser un doigt sur une zone bien précise du cou du frère, entraînant un évanouissement instantané… il se glissa dans l’eau, y tira son compagnon inconscient, et le saisissant de façon à pouvoir tenir la lampe en nageant uniquement par les ondulations de son corps commença sa progression, lui bouchant le nez et lui insufflant de l’air à mi-distance pour qu’il ne soit pas tenté de se débattre dans son sommeil artificiel.
Revenu dans la grande grotte, il le réveilla d’une paire de claques bien senties en s’excusant.
« Je suis désolé, ça m’a paru nettement plus sûr pour nous deux… »
Un sourire aux lèvres, il laissa Espoir sauter sur le survivant et le lêcher à l’en tuer à nouveau, puis demanda :
« Qu’en avez-vous pensé ? Vous ne regrettez pas ? Je vous dois des excuses, j’ai très mal préparé tout cela, les dieux soient loués vous êtes encore parmi nous. Je suis vraiment navré de vous avoir fait prendre un tel risque. Je crois que nous ne sommes que deux à les avoir contemplées, en tout cas depuis un sacré laps de temps »
Son expression confirmait ses dires, il avait eu tellement peur qu'il ne sentait même pas le sang couler de son épaule sacrément balafrée...
L’expérience lui avait appris une chose, c’est que pour le voyage avenir, la seule solution raisonnable était la surface, il ne saurait pas gérer un grand homme plus lourd que lui pris de panique sous terre.
Le visage du prêtre était blanc comme la neige, malgré son bronzage. Ses cheveux lui collaient au visage et sa barbe trempée formait une masse informe. On aurait dit une apparition nocturne dont les marins abreuvent leurs histoires. Il s’accrochait à Valravn comme s’il était la seule chose réelle qui le maintenait en vie. À aucun moment, il ne voulut le lâcher l’obligeant à le suivre tandis qu’il observait les peintures. Il n’en pensa rien, il ne pensait à rien du tout. Son cerveau mal oxygéné n’était que de la compote en ce moment. Il arriva à en distinguer les détails, mais il était incapable de les apprécier tellement son esprit était embrumé. C’était beau, il n’en doutait pas, mais il n’arrivait pas à accéder au sens profond de la représentation trop focalisé qu’il était par ses tremblements incontrôlables et la douleur insupportable qui lui tiraillait la poitrine. Il arriva à se séparer de Valravn qui le laissa explorer à sa guise le frère tituba jusqu’à la paroi, complètement hagard. En posant sa main sur la pierre, il sentit une texture étrange. Ouvrant les yeux, il vit des champignons, mais impossible de distinguer de quelle sorte à cause de l’obscurité. Son cerveau au ralenti ne réfléchit même pas et il en fourra un peu dans sa bouche pour se nettoyer la gorge des sucs gastriques qui étaient remonté lorsqu’i avait vomi. Il était hors de question qu’il boive de l’eau. L’idée même lui donnait le vertige.
Il ne regarda pas vraiment les peintures une fois seul, il préférait rester immobile à souffrir en silence. Le frère n’opposa aucune résistance quand Valravn vint le prendre par la main. Il marcha calmement avec lui, mais lorsqu’il vit le plan d’eau et qu’il sentit qu’on le traînait à l’intérieur, il fut pris d’une terreur abominable. Tremblant comme une feuille, sa tête s’agitant de droite à gauche pour signifier qu’il ne voulait pas y retourner, il s’accrocha à Valravn au point de lui planter ses ongles dans la peau. Ses yeux étaient terrifiés et sa gorge essayait d’émettre des sons, mais il n’y parvenait pas, son larynx encore trop irrité par sa noyade. Il n’y retournerait pas c’était hors de quest … Tout devint subitement noir, son corps se détendit et tomba sur Valravn qui accusa le choc sans sourciller.
Aord ne se rendit même pas compte qu’il avait traversé le passage aquatique dans l’autre sens et ne reprit conscience que grâce aux claques de son hôte. Il papillonna des yeux le temps qu’ils s’habituent de nouveau à la lumière du jour. Sauf qu’il n’y arrivait pas, c’était comme si ses pupilles refusaient de se fermer. Il vit la tête d’Espoir au-dessus de lui qui lui parlait ? Ses yeux s’écarquillèrent en voyant le petit animal articuler des phrases avec la voix de Valravn. Il lui toucha le nez totalement incrédule, ne ressentant plus du tout la douleur dans sa poitrine.
Espoir ? Mais pourquoi tu parles ?
Soudain, il se mit à contempler ses mains comme s’il elle ne lui appartenait pas. Ses doigts étaient couverts de poile et décorés de griffes.
C’est moi Espoir ? Je suis un shallum ?
La caverne était emplie de mille couleurs, des fleurs de toutes les tailles en décoraient les parois. Complètement stone, le frère s’en approcha pour les contempler avec un air ébahi digne d’un enfant.
Ouah c’est tellement beau, c’est toi qui as fait ça Klarion ?
Klarion, il se retourna pour le voir en train de courir à quatre pattes et de le regarder incrédule.
Coucher le Klarion, gentil Klarion, n’essaye pas de me tuer cette fois hein ?
Le Klarion en question, ne sembla pas comprendre et lui sauta littéralement dessus pour lui lécher le visage, arrachant des cris de protestation au frère.
Méchant Klarion !
Eminemment navré, il passa en revue mentalement les quelques herbes séchées qu’il avait dans sa besace, doutant que l’une ou l’autre ait un effet sur ce genre de « maladie ».
Son « stock », destiné à être vendu aux herboristes n’était pas très consistant, il s’était défait de la plupart des herbes ramassées dans une boutique près de l’Arbre avant de rencontrer Aord. Est-ce que les vertus calmantes de la « mer-oklm » agissaient sur les hallucinations ? Il savait que cela pouvait passer rapidement un mal de voyage, lorsque ballotté dans un chariot on avait la nausée, mais cela ne risquait-il pas d’empirer l’état du prêtre ? Il lui restait aussi un peu de poudre de grandalue qu’il n’était pas parvenu à vendre, le prix proposé étant franchement insultant si l’on tenait compte de la rareté de la plante, mais il craignait que ça se contente d’endormir le frère tout en le laissant délirer pour son plus grand déplaisir… Peut-être qu’une infusion de phiatri suffirait ? après tout, ce que ressentait le grand homme était proche de l’ébriété ?
Observant avec inquiétude les gestes étranges faits par le religieux et l’effet sur Espoir qui prenait ça pour un nouveau jeu beaucoup plus intense que le précédent, il maudissait cette Lucy qui portait si mal son nom. Depuis qu’il avait rencontré son servant, la malchance semblait lui coller aux basques comme des puces à un chien crasseux… Chassant cette pensée d’un revers de main, il alla chercher son sac et vérifia qu’il n’avait rien de plus… A part de la poudre de rurd qu’il ferait bien de transformer en onguent avant que son dos ne s’infecte, il était totalement dépourvu de remèdes. Il conclut en plus que s’il savait reconnaître les herbes, il ignorait la préparation de la plupart des potions et qu'il n’était donc pas d’une utilité notable.
La difficulté première consisterait à faire avaler un thé à ce type déjanté, qui heureusement semblait avoir encore du mal à trouver son équilibre et ne courait donc pas comme un fou à la poursuite du shallum. Celui-ci d’ailleurs, tout à son jeu, venait de lui sauter à nouveau dessus, l’immobilisant en le débarbouillant, tandis qu’Aord protestait en s’adressant à un certain « Klarion ».
Décidé à lui faire ingurgiter un thé de phiatri, ça ne lui ferait pas de mal au pire si ça n’avait pas d’effet, Valravn se demandait comment s’y prendre. Devait-il essayer de le convaincre ? Parlementer ? ou réitérer sa technique de tout à l’heure et l’assommer proprement pour lui faire ensuite avaler la substance de force ?
S’il n’était pas spécialement violent, et même foncièrement opposé à toute violence, il craignait que dans son état Aord ne décide par exemple de sauter de nouveau à l’eau, ou ne le prenne pour une menace à étrangler… Il était considérablement plus grand et lourd que lui, et sans la retenue de sa raison risquait de le déborder facilement. Il ne manquerait plus que non content de l’avoir à demi-noyé et mit en présence de substances dangereuse, il le tue par accident en tentant de se défendre du prêtre pris de frénésie…
Autre aspect de la question, il n’avait que très peu de phiatri, et ne pouvait pas prendre le risque de laisser l’homme seul pour tenter d’en retrouver. A cette saison et à cette altitude, il n’y en aurait que chez l’herboriste, soit à plusieurs heures de marche, inconcevable quand bien même il aurait eu les cristaux pour le payer.
Si le religieux refusait de boire et renversait la mixture, tout serait gâché et impossible à tester de nouveau…
Adressant une courte prière à SES dieux de la nature et non à Lucy la dispensatrice de malchance, il attendit leur réponse. Devait-il attendre que tout se passe en surveillant simplement Aord, ou tenter de lui faire boire un calmant ? Et si calmant il y avait, était-il raisonnable d’espérer qu’il le boirait de lui-même ?
La grotte toute entière sembla prendre vie… Aord chantait à tue-tête. S’éloignant à reculons, Valravn alla chercher dans la poche de la vieille cape à âme artificielle un filet fin qu’il utilisait pour immobiliser le gros gibier potentiellement dangereux. Le challenge était simple, prendre le prêtre au filet et profiter de ce qu’il était ficelé pour lui faire boire son infusion de phiatri. Versant le thé qu’il avait préparé tout en réfléchissant dans une petite outre en peau, il l’accrocha à sa ceinture et se prépara à prendre Aord au piège.
Il respira profondément quand le filet s’entortilla autour de la grande silhouette… Se ruant sur le frère, il lui boucha le nez en lui ouvrant la bouche, priant que son idée soit la bonne.