Cependant, il était temps de prêter attention au discours du roi. Son père monta sur l’estrade, et prit la parole de sa voix ample. Il n’avait, à la connaissance d’Aeron, pas préparé grand-chose, à peine quelques mots jetés sur un morceau de parchemin ce matin ou hier soir. Quelques idées en vrac, donc, avant d’aller taper sur l’épaule des gardes en leur adressant quelques phrases bateau et un sourire de vainqueur.
Avec sa chevelure flamboyante, le Roi Grimvor prit la parole devant tout le monde, sans la moindre indication que la pression qui pesait sur lui ne l’affecte. Sa voix, qui portait naturellement beaucoup, était magnifiée par les cristaux qui servaient de haut-parleurs, et même aux derniers rangs, on s’était tu pour l’écouter.
Le discours filait naturellement, il s’agissait des mêmes phrases et objectifs prémâchés que pour la Tour en Ruines. Il était fascinant de voir à quel point le public était pourtant subjugué, pendu aux lèvres du souverain, qui jouait de sa voix et ses paroles tel le plus adepte des musiciens. Dans tous les cas, même en tant que… co-organisateur, Aeron devait bien admettre que Père parlait bien, très bien même. Un peu plus et il serait prêt à se saisir de son épée pour monter également dans un des ballons pour tirer au clair les mystères de l’île volante.
Evidemment, il n’en avait pas le droit, surtout après les événements de la Cité Enfouie et de la Tour. Et, dans tous les cas, c’était au peuple d’Aryon de se mobiliser : la perte de l’héritier serait bien entendu trop catastrophique pour le Royaume.
Néanmoins, il ne put s’empêcher d’éprouver un léger agacement à voir que la large majorité du public buvait les paroles de Père. Il n’avait rien préparé, n’avait qu’à peine participé à toute l’organisation de cette expédition, principalement mise en place à un échelon hiérarchique inférieur, et s’était contenté d’apposer son sceau et d’à peine préparer un discours. Comme souvent, absent lorsqu’il s’agissait de travailler, d’être dans le dur, il apparaissait comme par magie au moment des allocutions royales, se présentant comme la tête de proue du mouvement, s’attirant par là-même la sympathie du peuple qui ne voyait que lui.
Ce qui était foncièrement injuste vis-à-vis de Mère, des conseillers, et de toutes les petites mains du Gouvernement.
Mais Aeron supposait qu’il fallait bien quelqu’un pour s’adresser à la population et, qu’à défaut de savoir faire autre chose, Père était en tout cas efficace à cela.
Détournant son attention de son géniteur, il laissa courir son regard sur les auditeurs amassés sur la place. Les explorateurs, des aventuriers, nobles, gardes ou simples citoyens, écoutaient avec plus ou moins d’attention ce que disait leur souverain, certains en profitant pour discuter entre eux ou jauger leurs coéquipiers de fortune. Certains ne reviendraient probablement pas.
Puis ses yeux passèrent aux nobles qui, un peu à l’écart, ne feraient probablement pas partie de l’expédition. Il reconnut instantanément la plupart des invités, qui étaient davantage présents pour se montrer et identifier les absents de marque, que par réel intérêt pour l’exploration de l’île volante. De fait, par opportunisme, ils faisaient la même chose que lui : ils examinaient la foule, cherchant à identifier les autres nobles ou marchands de haut rang, une suite de regards calculateurs, aux aguets, à l’affût.
Inexplicablement, son attention fut attirée par une femme aux cheveux multicolores, qui brillaient véritablement sous le soleil. Les sourcils toujours froncés, il lui fallut quelques instants pour remettre la couturière royale, habillée avec l’extravagance élégante qui la caractérisait. Aeron l’avait, bien évidemment, déjà fréquentée à de moult occasions, ne serait-ce que pour la préparation de sa garde-robe d’apparat, mais également lors de dîners mondains et de fêtes organisées au Palais.
Le regard qu’elle portait sur le Roi était intense et, Aeron dut bien le reconnaître, pas vraiment empli de bienveillance. Grimvor avait ses admiratrices, évidemment : le jeune homme supposait qu’il portait beau, était charmant et charmeur, bien bâti et, surtout, Roi. C’était une qualité relativement unique au sein du Royaume, force était de l’admettre.
Puis leurs yeux se croisèrent, et une forme de compréhension s’établit. Au bout de quelques dizaines de secondes, ils rompirent tous deux le contact, pour prêter à nouveau attention au discours royal, qui touchait maintenant à sa fin.
Quelques jours plus tard, Aeron recevait une invitation à prendre le thé avec Dame Olenna Esmé Catherine Belmont, couturière royale de son état, dans sa résidence du Grand Port, et résolut de s’y rendre.
Pour la venue de l’héritier royal, Lady Belmont s’était sublimée. Elle arborait une magnifique robe noire damassée de bordeau, traînant derrière elle. Ses manches se terminaient à ses avant-bras, laissant place à deux gerbes en gaze de soie piquées de pierreries envelopper ses délicats poignets. Son bustier, rehaussant sa poitrine, était constellé de diamants et de rubis. Les pierres, hypnotisantes, remontaient jusqu’à son col comme une multitude de constellations merveilleuses. Son col, quant à lui, était constitué de plumes à la fois sombres et irisées, comme celles d’un corbeau. Et pour parfaire sa tenue, elle s’était coiffée d’un savant chignon qu’elle avait piqué de plusieurs épingles de platine. Enfin, autour de son cou délicat, étincelait une rivière de diamants. Dans cette tenue, Olenna aurait pu éclipser la reine elle-même…
Elle voulait faire grande impression. Face au prince, elle voulait montrer ses véritables couleurs. Elle avait vu son regard lors du discours du roi Grimvor, avant la lancée des ballons pour la mystérieuse île volante. C’était le genre de regard qui en disait long, après tout, elle avait eu le même. Dans leurs yeux, la même flamme avait jailli en voyant le souverain galvaniser les troupes de gardes, les émissaires de la Guilde et les citoyens d’Aryon. Leurs raisons étaient sans le moindre doute différentes, mais l’un comme pour l’autre le résultat était le même : le même feu brûlait dans leurs yeux. Elle voulait parler avec le prince, voir si tel était le cas. Si c’était bien ce qu’elle éprouvait, alors Olenna aurait trouvé en la personne du prince quelque chose d’inattendu et de surprenant : de la compassion. Si le feu dans les yeux du prince Aeron était le même que le sien, cela voulait dire qu’il était pour l’instant la seule personne du royaume à pouvoir la comprendre. Et s’ils pouvaient se comprendre, alors ils pouvaient s’allier.
Oui, Olenna s’était sublimée pour le prince. Elle l’avait souvent vu, comme son travail l’exigeait. Après tout, la couturière royale habillait la famille royale pour toutes les occasions. Mais elle voulait cristalliser une certaine beauté en cet instant, où leur rencontre risquait d’être d’une grande importance. C’était peut-être pour se rassurer, ou pour conjurer sa chance, pour impressionner ou pour plaire. Lady Belmont avait choisi, sans trop savoir pourquoi, d’irradier d’une majesté presque chimérique. Néanmoins, le prince le méritait. Et après tout ce qu’Olenna éprouvait envers le roi, à cause de ce qu’il lui avait fait, elle voulait entrer dans les bonnes grâces d’Aeron. Elle ne l’avait pas invité pour tisser encore plus sa complexe toile d’intrigues et d'influences, mais pour avoir le cœur net. Le prince en avait sans doute cure, mais pour Olenna c’était important.
« La porte d’entrée, le bruit d’une calèche. Il doit être là… » Songea la maîtresse des lieux en entendant les claquements de sabots de chevaux depuis la chambre dans laquelle elle se trouvait.
La lady n’avait aucune idée de ce que le prince appréciait déguster, ou même s’il désirait partager quelque chose durant leur entrevue. Elle avait forcément du thé, des vins de toutes sortes, du champagne et quelques alcools forts importés de l’Archipel. Elle pouvait matérialiser des pâtisseries et autres confiseries grâce à sa magie ou faire mander des mignardises salées s’il le désirait, ou servir des coupes entières de fruits exotiques… Elle n’avait pas le cœur à manger quoi que ce soit, mais si le prince en éprouvait l’envie, elle devait s’exécuter. Olenna lança un regard vers sa servante au masque de chouette, postée dans un coin de la pièce depuis de longues minutes. La couturière n’eut même pas besoin de prononcer la moindre parole que la domestique s’anima aussitôt pour quitter la pièce afin d’accueillir leur invité royal.
Olenna s’assit sur un divan, au milieu d’un grand salon d’été aux baies vitrées ouvertes, donnant sur une grande terrasse depuis laquelle, entre deux gros piliers de marbre, on pouvait entendre, humer et admirer la mer. La belle pouvait sentir la légère brise qui traversait les grandes tentures de tulle, les faisant légèrement onduler. Contrairement aux fois où elle recevait quelqu’un chez elle, elle avait cette légère appréhension quant à la venue du prince considérant ô combien elle était importante. Toutefois, la couturière tâchait de garder sa contenance pour ne pas laisser transparaître son inquiétude. Leur rendez-vous devait se dérouler sans accroc. Même si elle devait révéler certaines vérités au prince Aeron, elle comptait conserver sa position, et son statut. Il fallait jouer savamment ses pièces, peut-être même bien plus que d’habitude…
Du bruit derrière la porte, il était là, enfin.
Olenna se coupa dans sa réflexion avant de se relever pour souhaiter la bienvenue à son hôte prestigieux.
- Votre Grâce, je vous souhaite la bienvenue chez moi.
Ce qui était problématique, quand on était en déplacement, songea Aeron, c’était qu’il n’avait pas accès à l’ensemble de sa garde-robe. Et il ne pouvait décemment pas arriver mal habillé chez la couturière royale : ce serait une faute de goût et d’étiquette. Heureusement, sa position au sein de la famille régnante faisait qu’il ne voyageait pas vraiment léger, et donc, même à Grand-Port, dans un des manoirs des Renmyrth, il y avait largement de quoi se vêtir.
Bien évidemment, le Prince demanda à ce que ses vêtements fassent partie de ceux qui avaient été réalisés par Dame Belmont en personne, en signe de respect et d’appréciation. Il flottait un peu dedans, ces derniers mois, mais cela ne se voyait a priori pas trop. Les cernes persistantes qu’il avait sous les yeux commençaient enfin à s’estomper, mais ne disparaîtraient probablement jamais totalement : son rang d’héritier du Royaume faisait qu’il était constamment occupé, toujours à consulter des dossiers, des fiches, des notes, rédigées par la brillante administration de la Couronne.
Ses vêtements avaient une coupe quelque peu martiale, avec des épaulettes accompagnées de tresses brodées et dorées, et des reflets bleus qui rappelaient la couleur de ses yeux. Le pantalon avait une coupe droite et une couleur sombre, un bleu presque noir qui, paraît-il, devait aller de paire avec sa chevelure, qui mériterait peut-être un peu d’entretien. Néanmoins, la domestique qui se chargea de l’apprêter le fit avec son brio habituel, dégageant une impression de coiffé-décoiffé qui était, paraissait-il, tout à fait seyante et à la mode.
Quand il fut introduit dans le salon d’Olenna, il accepta sa révérence d’un signe de tête.
« Je vous remercie de votre invitation, Dame Belmont. C’est un plaisir d’être accueilli ici. Vos appartements semblent tout à fait charmants, meublés et décorés avec votre bon goût habituel. »
En même temps, l’inverse aurait été étonnant. Le jeune homme se remémora la raison de sa présence. Il était bien sûr appréciable de maintenir du lien avec les habitués de la cour du Palais, mais ce n’était pas que cela. Il s’agissait également de déterminer pourquoi la couturière royale avait réagi si négativement au discours de Père. C’était même le principal objectif : peut-être que des courants politiques dont il n’était pas informé couraient sous la surface. Et il était également bien curieux de savoir si d’autres nobles éprouvaient également des sentiments négatifs vis-à-vis du roi, si peu productif au sein de la machine de l’état, si nonchalant, si absent, sauf à faire de jolis discours et organiser quelques actions avec les gardes.
De fait, de ce qu’il avait pu voir, là où le Roi était le plus actif, c’était les tavernes de la Capitale. Et c’était une bien triste perspective.
Dans tous les cas, Dame Belmont était habillée luxueusement, mais il supposait que c’était à la fois normal pour elle, et également attendu pour l’accueillir. Il s’assit confortablement dans le canapé après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre, avec sa grande terrasse donnant directement sur la mer. Cette énorme maison était, elle aussi, remarquablement bien située.
Répondant à la question muette de la jeune femme, Aeron prit la parole :
« Je prendrai du thé, s’il vous plaît. »
Alors qu’il faisait lentement tourner le contenu de sa tasse, en profitant pour le humer, le Prince tâcha de conjurer ce que Mère lui avait appris à ce propos. En tant que grande amatrice de thés et tisanes en tous genres, elle lui avait expliqué et montré les points auxquels prêter particulièrement attention lors d’une dégustation.
« Il s’agit d’un thé noir de la région, c’est cela, Dame Belmont ? Demanda le Prince, poliment. »
Il refusa tout aussi poliment de grignoter quelque chose pour l’instant, préférant simplement la boisson après le solide petit-déjeuner qu’il avait avalé le matin-même. Il serait toujours temps de manger quelque chose un peu plus tard, à mesure que l’heure du déjeuner approcherait. Et il était impossible d’aborder de but en blanc le sujet qui l’avait fait accepter l’invitation. Il s’agissait là de manœuvrer, et de déterminer aussi clairement que possible s’il y avait anguille sous roche. Habitué des manœuvres de la cour, encore que relativement protégé par son statut, le Prince comptait bien profiter de l’occasion pour faire quelque peu ses armes.
« Vous êtes sans doute au courant, mais de nouvelles étoffes doivent nous parvenir des Conflans dans le mois. Apparemment, un artisan aurait trouvé le moyen, en s’alliant avec des aventuriers et un enchanteur, d’encourager des tissenuits à produire beaucoup plus de fil, qu’il a ensuite pu transformer en tissu. »
Pour le coup, il s’agissait d’une réelle innovation. Mais ils manquaient encore d’informations sur les teintures qu’il était possible d’appliquer, et une coloration purement magique coûterait probablement bien trop cher, au point de rendre les vêtements, déjà hors de prix à cause de la toile d’araignée, encore plus inatteignable.
C’était un bon premier sujet, de l’avis du Prince : cela concernait au premier chef la couturière royale, et son avis serait, sans nul doute, éclairé.
Olenna arbora un sourire facétieux face au prince qui, assis droit comme un piquet sur le divan face à elle, continuait d’humer le doux parfum du thé qu’on leur avait servi. Le jeune homme avait vu juste, c’était bel et bien un thé noir local aux agrumes de l’Archipel, parfait à déguster l’après-midi, chaud ou tiède, pour avoir en bouche une certaine saveur estivale. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’avait pas faim. La belle n’eut pas à commander quoi que ce soit, laissant la servante masquée figée là où elle était. Aeron avait démarré la discussion par un sujet d’usage, pas forcément le plus passionnant du monde. Encourager des arachnides à tisser plus de soie, était-ce réellement ce qui piquait l’intérêt du prince ? Peut-être voulait-il aborder un domaine dans lequel Olenna se sentirait plus à l’aise, le textile, afin de détendre l’atmosphère ?
- J’ai été mise au courant, votre Grâce. Mes petits oiseaux viennent toujours me gazouiller les nouvelles, bonnes comme mauvaises. Plus de matière première est toujours bon à prendre, mais le plus important reste ce qu’on va en faire. Et si vous voulez mon opinion, je trouve que l’on manque cruellement d’imagination… Il y a forcément des sujets, là-dehors, capables de dompter les bêtes d’une seule parole. Si ça ne tenait qu’à moi, on mettrait à contribution la magie de ces maîtres des bêtes et les tissenuits deviendraient aussi dociles que des chiots. On économise de la main d’œuvre pour plus de résultats.
Le prince Aeron avait voulu aborder le sujet, Olenna ne se privait pas de lui exprimer son avis, même si elle avait l’impression qu’il n’était pas venu jusqu’ici pour pallier tissus et araignées géantes. Qu’allait-il aborder ensuite ? Les livres de comptes et bilans comptables des tanneurs et teinturiers de la Capitale ? Mais puisqu’elle en avait l’occasion, la lady pouvait en profiter pour politiser quelque peu leur sujet et lui partager un peu plus quant à ses prises de position. Elle reprit, étirant un long sourire sur son visage de porcelaine :
- Ceci étant, je trouve que certaines actions de la Guilde des aventuriers sont à surveiller et que la Couronne devrait bien plus les encadrer… voire les gérer. Ces mercenaires sont peut-être talentueux pour abattre des créatures sauvages, mais les laisser être chaînons de production de matières premières essentielles au bon fonctionnement du royaume ? C’est une faction que le peuple tend à apprécier, bien plus que la Garde et tous les nobles enfermés dans leurs palais d’ivoire. Ils font de l’ombre à la Couronne, votre Grâce. Et viendra un temps où le Conseil ne sera peut-être plus si bien intentionné à votre égard. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit…
Elle but une nouvelle gorgée de thé, laissant quelques secondes à Aeron pour qu’il puisse réfléchir à ce qu’elle venait d’exprimer. La boisson chaude coulait dans sa bouche, la douceur amère des oranges et des kumquats venant chatouiller ses papilles. La saveur la renvoyait de longues années en arrière, lors de ses soirées à l’opéra où, seule dans sa loge, elle prenait toujours une tasse de ce thé pour s’éclaircir la voix avant de monter en scène. C’était toujours le même thé, dans la même tasse du même service ; une tasse blanche décorée de motifs bleu pâle et de boutons de rose pastel. À chaque fois qu’elle buvait de ce thé, les souvenirs ne pouvaient s’empêcher de ressurgir, ces moments passés sur scène où, éblouie par la lumière, devant une salle comble plongée dans la pénombre, elle faisait résonner sa voix cristalline. Alors qu’elle ressassait son propre passé, un certain silence s’était installé dans le salon. Si le prince Aeron lui avait répondu, elle ne l’avait pas entendu.
Quand elle releva les yeux vers son hôte royal, ce dernier la fixait en tenant fermement sa tasse. Elle soutint son regard et dit qu’il n’y avait plus à attendre. Tourner autour du pot ne servirait plus beaucoup. Elle l’avait invité pour une chose bien précise, et il était grand temps de battre le fer encore chaud et voir enfin cette flamme qu’elle désirait voir tant. Olenna soupira non sans conserver son air perçant. Elle reposa sa tasse sur la table avant de déclarer, dardant le prince droit dans les yeux :
- Je dois vous avouer quelque chose, votre Grâce. Je n’apprécie guère votre père.
Un nouveau silence s’installa, bien plus lourd que le précédent. Olenna était prête à se révéler au prince, tout dépendait de sa réponse…
Lady. Aeron envisagea de simplement refuser et de n’en faire qu’à sa tête. L’étiquette voulait qu’elle n’aurait d’autre choix que de s’y plier. Cependant, d’un autre côté, il n’avait pas véritablement de raison de développer une relation antagoniste alors même qu’il ne s’attachait qu’à creuser l’expression aperçue lors du discours. Et, comme l’argueraient ses parents, apprendre à mieux connaître ses sujets ne ferait que lui rendre service et le grandir sur le chemin de la Royauté.
Il n’était pas véritablement d’accord, mais il admettait volontiers qu’ils maîtrisaient mieux le sujet que lui. Le Prince avait juste tellement à faire… que cette idée restait toujours en bas de la liste.
« Ah, vous avez donc été informée de la nouvelle. Cela ne m’étonne pas, elle vous intéresse au premier chef, je suppose. Cela étant, vous me rappelez ce que nous appelons fréquemment le Dilemme d’Aegor, du nom d’un ancien membre de la famille royale, cousin éloigné, qui avait atteint le poste de ministre, il y a plusieurs centaines d’années. Le postulat était, effectivement, que l’écrasante majorité des citoyens du Royaume possédaient un talent, matérialisé sous la forme d’un pouvoir, qui les rendrait excellent dans un métier ou un domaine particulier. »
Cela avait été l’objet de longues discussions avec ses précepteurs et tuteurs, ainsi qu’avec Mère.
« Donc, l’idée d’Aegor était de mettre ses talents, distillés par Lucy, à profit de la manière la plus rigoureuse et judicieuse qui soit. Le problème était alors, au-delà de la difficulté d’identifier les pouvoirs et de les recenser, quelque chose que nous ne parvenons toujours pas à faire, que les citoyens du Royaume perdaient alors leur libre-arbitre en exécutant la volonté présumée de Lucy. »
La religion était légèrement plus puissante et présente, à l’époque, évidemment, et l’argument avait su toucher le clergé de Lucy.
« Théologiquement, cela a également donné naissance de grands débats au sein du Culte, afin de déterminer si cet avantage naturel devait être mis en œuvre par piété, et si s’en détourner revenait à se détourner de la Déesse, ou bien si l’exercice de la liberté constituait intrinsèquement la vénération. Personne n’est parvenu à un accord à l’époque, et la situation est la même actuellement. »
La conversation dévia naturellement sur la Guilde des Aventuriers, sa population, et l’indépendance dont elle faisait preuve pour répondre aux demandes des citoyens du Royaume, sous un contrôle tout relatif.
« J’entends vos remarques, Lady Olenna. L’histoire du royaume ne manque pas de périodes de tension entre la Guilde et le Gouvernement, mais c’est pour cela qu’un Ministère dédié a été créé, et que les liens avec le Conseil de la Guilde se sont resserrés. Je suis moi-même fréquemment en contact avec le conseiller Whiskeyjack Callahan, entre autres. Nous travaillons étroitement, main dans la main, afin de s’assurer que l’état de fait actuel perdure. »
Il tendit la main vers une mignardise salée qui avait fait son apparition sur la table, et la dégusta du bout des doigts en ordonnant ses pensées.
« Peut-être disposez-vous d’informations qui ne me sont pas accessibles ? »
Cela lui paraissait peu probable : la cellule d’espionnage du Royaume noyautait a priori tous les grands secteurs et devait s’assurer qu’aucun danger ne soit encouru. Et son efficacité n’était plus à prouver : le Gouvernement était très bien informé de ce qui se passait, y compris dans les recoins les plus reculés du pays. Toutefois, la mention des oisillons de Dame Belmont ne manquait pas d’attiser sa curiosité. Il est certaines informations que la position de la Royauté, tout en haut de la chaîne de commandement, rend difficilement atteignables.
Alors qu’il préparait son sujet suivant, pour continuer à sonder l’atmosphère et la détendre, la couturière royale lâche brutalement l’antipathie qu’elle éprouvait vis-à-vis de Père. Aeron manqua d’avaler de travers, et laissa échapper un toussotement gêné pour faire passer la dernière miette de biscuit, avant de reprendre une gorgée de thé. Puis il posa sa tasse dans un tintement qui lui parut discordant et bien trop bruyant dans la pièce, maintenant que le vent marin ne faisait plus bruisser les rideaux.
Aeron croisa les bras, les décroisa, croisa les jambes, puis les mains. Gêne.
« Je dois avouer que vous me surprenez assez largement, Dame Belmont. »
Dame, au lieu de Lady. Zut, s’admonesta-t-il intérieurement.
« Lady, pardon. Vous comprendrez aisément que l’on ne me fait pas fréquemment des confidences de ce type. Peut-être pourriez-vous m'expliquer vos griefs ? De ma compréhension, les gens tendent plutôt à l’apprécier… sans réellement de motif tangible. »
Le prince remonta ses lunettes et se passa mécaniquement la main dans les cheveux. Voilà bien une situation à laquelle il n’était pas préparée, et qui sortait assez nettement de son entraînement.
- Sa Majesté, votre père… C’était il y a longtemps, avant même que je n’entre au service de votre famille, au palais. Vous le saviez peut-être, mais j’étais cantatrice à l’Opéra de la Capitale. Votre père est venu me voir un soir, votre mère était également présente. Sa majesté m’a volé quelque chose qui m’a… énormément coûté.
Le prince écoutait Olenna avec la plus grande attention. Elle savait que c’était dur à croire, que l’une des plus hautes autorités du royaume puisse dérober quelque chose impunément à l’un de ses sujets… La voix de la lady se fit légèrement plus fébrile, mais elle inspira pour garder toute sa contenance. Elle se refusait d’apparaître comme plus vulnérable qu’elle ne l’était en cet instant précis. Parler à cœur ouvert ne faisait pas partie de ses habitudes, et elle ne comptait pas réitérer l’expérience de sitôt. Le prince pouvait savoir, il devait savoir. Elle avait toujours espoir de revoir cette flamme…
- C’était une boîte à musique, offerte par ma grand-mère pour mon septième anniversaire. Je n’ai rien pu faire pour empêcher le roi. La première pensée que j’ai eu en entrant au service de votre famille a été de retrouver mon bien, mais ce fut impossible. La boîte n’était déjà plus là.
La raison pouvait paraître futile, dérisoire, voire stupide. Mais Olenna n’en avait que faire, s’il fallait avouer au prince tout ce qu’elle avait sur le cœur, elle pourrait également lui révéler pourquoi elle désirait à tout prix la boîte à musique. Elle ne pouvait décemment pas exprimer toute la rage qu’elle éprouvait envers le roi, ni sa volonté de le mettre hors d’état de nuire, ce serait criminel. Exprimer sa peine était tout ce que la belle pouvait faire, mais cela était amplement suffisant pour le moment.
- Depuis, j’essaye inlassablement de la retrouver. Vous n’avez pas idée du nombre d’oiseaux que j’ai dû dépêcher pour couvrir une bonne partie du royaume ! Tout ça pour retrouver ce que l’on m’a dérobé. Vous comprendrez que, compte tenu de ces circonstances, je ne porte pas sa Majesté le roi dans mon cœur.
Attrapant un éventail posé sur une table de chevet à côté de son divan, Olenna commença à s’éventer nerveusement face au prince, son cœur battant relativement fort. La brise maritime ne lui suffisait plus, il lui fallait quelque chose de plus rafraîchissant. Son thé devait être devenu bien tiède. Sans même avoir été commandée, la servante masquée apparut soudainement, un verre d’eau dans lequel flottaient des glaçons posé sur un plateau d’argent. Olenna le prit, un signe de tête en guise de remerciement, avant d’y tremper les lèvres. Elle s’en retourna ensuite vers Aeron :
- La boîte, cela peut vous paraître idiot mais… Le plus important est ce qui est dissimulé à l’intérieur. Cette boîte représentait tout ceci pour moi.
A l’écoute. Il se devait d’être à l’écoute, et d’examiner dans les moindres détails ce que Lady Belmont allait lui expliquer. Aeron devait également le graver dans sa mémoire, pour pouvoir ensuite se refaire le fil des événements et les inspecter à loisir à l’avenir. Il avait le sentiment que ce qu’il allait apprendre lui serait fort utile, après tout.
Le prince hocha poliment la tête quand Olenna expliqua avoir été cantatrice à l’Opéra. Non, il n’en avait en réalité pas la moindre idée. Il n’avait pas creusé les antécédents du personnel de ses parents à ce point, ce n’était pas son travail, et ne l’intéressait, pour être tout à fait franc, pas outre-mesure. C’était la charge de la Garde Royale, ou du pôle espionnage peut-être, de s’assurer qu’ils ne faisaient pas entrer le loup dans la bergerie.
Surtout que Dame Olenna était parfaitement efficace et adaptée à son rôle de couturière royale, donc il semblait vain, voire injuste, d’examiner dans le moindre détail sa vie antérieure et, peut-être, de lui en tenir rigueur. Chacun était libre de vivre comme il le souhaitait, et personne ne devait suivre le même chemin toute sa vie.
Enfin, sauf s’il s’agissait évidemment d’une vocation ou d’un destin, comme celui qui était le sien, d’hériter du Royaume et de maintenir voire améliorer sa prospérité.
« Il me semble surprenant que Père ait agi ainsi. Pour autant, il m’est difficile de mettre votre parole en doute : il est relativement nonchalant, parfois indélicat. Et, surtout, si cela a eu lieu il y a une dizaine d’années, il ne paraît pas impossible qu’il se soit prêté à cette action. Hm… »
De fait, le terme de vol paraissait curieux, mais il aurait parfaitement pu s’en saisir et ne pas y prêter davantage d’attention, surtout s’il avait été alcoolisé, comme c’était souvent le cas à l’époque, et un peu moins maintenant. Aeron supposait que Mère avait prévenu Père de ne pas abuser des bonnes grâces des serviteurs et de garder ses mauvaises habitudes hors du Palais.
« Concernant la boîte à musique, si vous avez cherché à travers tout le Royaume, avez-vous envisagé d’en parler directement au roi ? »
Le Prince posa la main sur sa poitrine. La famille royale, et la noblesse au sens large, se devait d’être exemplaire, et des modèles de vertu, pour représenter au mieux les lois qui régissaient le Royaume. Bien qu’ils puissent s’y soustraire, ils devaient justement s’y plier avec un bon gré largement supérieur à celui du tout-venant, pour justement maintenir ce pilier du pays. Sinon, chacun pourrait estimer ne plus y être assujetti, et ce serait alors le chaos et l’anarchie. Encore un coup de couteau dans le contrat qui liait le peuple à ses dirigeants de la part de Grimvor, songea avec dépit Aeron. Heureusement que Mère était là…
« Si vous le souhaitez, c’est avec plaisir que je questionnerai directement Père à ce propos. Peut-être se souviendra-t-il ce qu’il est advenu de la boîte à musique, et pourra-t-il vous renseigner, vous fournir des pistes. »
Mal à l’aise, le Prince ne savait plus vraiment comment réagir devant la détresse affichée et mal cachée de la femme d’âge mûr. Il résolut de reprendre une mignardise pour cacher son désarroi, et s’atteler à réfléchir à comment retrouver la boîte.
« Peut-être pourriez-vous me fournir une description détaillée de la boîte et de ce qu’elle contient. Avec nos réseaux, nous pourrons peut-être redresser cet ancien tort… »
Evidemment, il n’avait aucun mal à croire Père coupable, mais s’il devait administrer la Justice sur ce point, il fallait entendre les deux parties, et Mère également, en tant que témoin et probable récipiendaire du présent.
« Vous savez, Lady Olenna, Père ne pense pas à mal, j’en suis persuadé. Par contre, il n’est pas exempt d’autres défauts, tout le monde l’admettra aisément… »
Olenna avait décrit son bien perdu au prince sur ton étrangement doux. L’expression que portait son visage traduisait une grande mélancolie mélangée à de la tristesse. Elle avait du mal à exprimer sa peine face au prince Aeron, de peur qu’il ne la comprenne pas ou la prenne pour aliénée. Mais ne plus posséder cette boîte était pour Olenna semblable à ne plus posséder une partie de son âme. On ne pouvait décrire pareille souffrance à quelqu’un que l’on ne connaissait pas vraiment, ni à une personne telle que le prince. Olenna sentait qu’ils avaient quelque chose en commun, mais Aeron restait l’héritier royal. Et Grimvor restait, à son grand dam, son père.
- Je vous serai grandement reconnaissante si vous accomplissez ce geste, votre Grâce. Fit Olenna en référence à la proposition du prince. Et pour répondre à votre question, je doute que votre père reconnaîtrait m’avoir dérobé quoi que ce soit en vue des circonstances. De plus, si je n’ai pu la retrouver au palais, je doute que sa Majesté soit plus chanceux que moi.
Le prince pouvait déduire, de ce qu’elle lui avait dit, qu’elle était entrée au service du palais pour retrouver cette fameuse boîte. Se rapprocher du palais et de la famille royale était effectivement l’une des phases initiales du plan d’Olenna. Compte tenu de sa position, la lady avait bel et bien réussi cette manche. Quand bien même elle ne retrouva pas l’objet de ses désirs une fois en poste, la position de grande couturière royale était suffisamment confortable. De plus, cela lui conférait bon nombre de privilèges officieux auprès de la Cour. Une certaine influence sur les courtisans avides n’était pas un pouvoir négligeable, sans doute qu’Aeron avait déjà remarqué l’emprise que possédait sa propre habilleuse…
Olenna n’avait pas évoqué la reine non plus. Bien qu’elle soit l’épouse de Grimvor, Olenna ne tenait aucun grief contre la souveraine et éprouvait même du respect pour elle compte tenu de l’attitude de son mari et des hautes responsabilités qu’elle tenait. La pauvre s’était même faite enlever par un dangereux terroriste et, dès le lendemain, retournait assurer ses devoirs royaux. Allys avait la tête sur les épaules et énormément de tempérance. Mais Olenna savait qu’elle pouvait perdre ses moyens quand il s’agissait de sa famille. Elle aimait beaucoup ses enfants, et un peu trop son mari. Après tout, elle lui passait tous ses excès ainsi que son manque d’implication politique. Pourquoi lui imputerait-elle le vol d’un objet dont elle ne se rappelait sans doute même pas ? Jamais Olenna n’avait vu la boîte à musique chez la reine, en soupçonnait-elle au moins l’existence ?
Oui, Olenna était une femme dangereuse, mais malgré toute la haine qu’elle éprouvait envers le roi elle ne voulait aucun mal à la reine ni aux enfants royaux. Au contraire, elle voulait s’en faire des alliés. Elle voulait leur montrer subtilement quel genre d’homme était Grimvor et quelle imposture il osait leur mettre impunément sous le nez. Il fallait qu’il paye pour ce qu’il avait, pas juste à Olenna mais également à sa famille, et la négligence qu’il accordait à ses devoirs de roi. Elle exécrait Grimvor pour ce qu’il était mais ce qu’il représentait aussi, un je-m'en-foutiste frivole et arrogant qui se fichait des conséquences. Il était grand temps que son karma le rattrape une bonne fois pour toute.
- Vous avez raison, sa Majesté n’est pas exempt d’autres défauts. Mais ça n’est pas à vous que je vais l’apprendre, vous le connaissez mieux que moi. Ce qui vient me faire penser que vous n’avez sûrement pas fait tout ce chemin pour boire du thé et me parler de manutention de textile. Aviez-vous quelque chose en tête, votre Grâce ? Ou désirez-vous sans doute partager quelque chose ? Je vous connais sous toutes les coutures, sans mauvais jeu de mot, vous pouvez me faire confiance.
Il était évident qu’Olenna ne connaissait pas le prince « sous toutes les coutures », elle ne connaissait de lui que ses mensurations précises et à l’extrême limite ses prédilections en matière de thé. Mais elle voulait se montrer plus affable, surtout après avoir ouvert son propre cœur, peut-être qu’il ouvrirait le sien…?
Aeron grava dans sa mémoire la description de la boîte à musique, ainsi que les spécificités qui présidaient à son ouverture. Qu’il s’agisse de la mélodie ou de la clé, avec autant de détails, il était peu probable que la couturière ne cherche à subtiliser un objet de la famille royale, mais il ferait les vérifications nécessaires. Et s’il s’avérait réellement qu’elle était la propriétaire originelle de la boîte à musique, il ferait son possible pour l’aider à la retrouver. Après tout, le vol était un crime odieux, surtout aidé par le pouvoir institutionnel.
« Très bien. Je tâcherai de creuser la question auprès de Père et Mère. Peut-être se souviendront-ils de quelque chose. Sauriez-vous dire il y a combien de temps c’était ? »
Après tout, il n’avait aucune idée de l’arrivée de Lady Olenna au sein du Palais, ni l’écart qui se situait entre sa carrière de chanteuse et celle de couturière royale : il était trop jeune pour s’être intéressé à cet événement, à cette époque, et n’y avait probablement prêté qu’une attention fugace, voyant l’exercice d’aller se faire mesurer et habiller comme une contrainte supplémentaire parmi la multitude qui pesait sur lui.
« Il ne reconnaîtra assurément pas de vol, mais probablement une incompréhension, s’il se souvient de l’objet en tout cas. Et mon statut de fils et héritier m’ouvre sans doute des portes et des sujets qui vous seraient difficilement accessibles par ailleurs, Lady Belmont. De fait, je vais d’abord sonder Père sur ce sujet. Après tout, vous comprendrez que je n’ai que votre version des faits et, même si d’instinct, je vous crois, je me dois de rester aussi juste et impartial que possible. »
Même si, dans son cœur, le choix était déjà fait. A moins d’une surprise monumentale et d’une grande erreur de jugement, il était certain que Père se serait servi sans y prêter attention, surtout suite à une énième bouteille d’alcool fort. Le vent marin tourna, et se remit à souffler dans la pièce, agitant les cheveux du duo. Mécaniquement, Aeron les replaça en arrière pour éviter qu’ils ne lui tombent dans les yeux.
Son esprit était déjà à la recherche de la meilleure manière de procéder. Une confrontation directe ne porterait probablement pas ses fruits et… Peut-être passer par Mère ? Cela adoucirait à coup sûr Père, le mettrait dans de bonnes dispositions. Et il lui faisait, bien sûr, davantage confiance.
Une mouette se posa sur le balcon de la terrasse, dansa quelques instants sur ses pieds, peut-être attirée par les miettes des mignardises. Voyant que cela n’excitait aucune réaction, elle reprit son envol dans un grand battement d’ailes alors qu’Olenna reprenait la parole.
Aeron éprouvait une impression désagréable : la couturière royale venait de se livrer, et soit elle était une incroyable comédienne, soit il s’agissait réellement de quelque chose de cherà son cœur. Il penchait évidemment pour la seconde option, et se sentait donc redevable, surtout qu’elle venait de mettre le doigt sur les raisons de sa présence.
« Hé bien, votre invitation tombait à point nommé alors que nous sommes tous deux venus pour assister au départ de l’expédition du Désert Volant et… »
Il arrêta de bafouiller sa mauvaise excuse alors qu’une vague de culpabilité l’envahissait. Qu’y avait-il à craindre, après tout ? Il était sans doute connu que les rapports entre le Prince et son père étaient compliqués, tout comme la Princesse Atheas fuguait fréquemment pour se soustraire à ses obligations de deuxième héritière du trône.
« Mais si je devais être franc, j’ai été surpris par l’émotion que vous avez manifestée pendant le discours de Père, lors du départ de l’exploration de l’île volante. Et je partage quelques-uns de vos griefs vis-à-vis du Roi, encore qu’il ne m’a pas dérobé de boîte à musique, bien entendu. »
Aeron ressentit comme une pointe d’exaltation à pouvoir vider son sac, plein depuis tant de temps. Il n’avait hélas pas de confident, en tout cas personne avec qui il pouvait parler sans fard, à bâtons rompus, et sans conséquences. Il tâcha de se souvenir qu’il y avait toujours des effets qui faisaient suite aux causes, cela dit.
« Père a tendance à beaucoup se décharger de ses responsabilités de Roi sur Mère, qui croule sous le travail. Je le vois bien. Et même l’office acharné des différents conseillers royaux, dont je fais partie, ne suffit pas à libérer la reine, presqu’enchaînée à son bureau pendant que Père court les tavernes et les fêtes. »
C’était dit. Evidemment, leurs caractères n’étaient également pas des plus compatibles, mais il s’agissait là de la source de tous les maux : son géniteur refusait toutes responsabilités, à moins d’être violemment acculé.
Lady Belmont se montrait toujours aussi sincère en confiant ceci au prince. Il avait choisi de s’ouvrir à elle au même titre qu’elle venait de le faire. Il était donc parfaitement juste de continuer la discussion sous cet angle, même si aucun des deux nobles ne semblait confortable avec cet exercice… D’un geste gracile, Olenna ordonna à sa suivante de débarrasser le service à thé pour qu’on leur serve autre chose. En deux temps trois mouvements, la théière, les tasses, soucoupes et sucrier avaient disparu pour laisser place à deux grands verres cristallins. La servante masquée revint ensuite avec une grande carafe remplie de jus d’orange pressée parfumé de feuilles de menthe fraîche et dans lequel flottait plusieurs cubes de glace. La boisson fut alors servie dans les deux verres et la conversation pu reprendre :
- J’ai l’occasion de passer régulièrement du temps en compagnie de la reine. Sa grande implication politique fait que sa garde-robe doit être régulièrement renouvelée. Je suis aux premières loges pour voir votre mère se démener entre les décisions à prendre, les doléances à gérer, les ministères à coordonner. Maintenant une île volante... Et dernièrement cet horrible enlèvement ; je devais voir sa Majesté la reine ce jour-là d’ailleurs…
Olenna préféra passer sous silence l’entrevue qu’elle avait eu ce jour-là avec Primus Milan, le jour de l’attentat contre la reine où les deux femmes auraient dû se rencontrer. Les deux aristocrates avaient pu contracter une alliance de taille ne faisant que croître leur influence sur la Cour. Sans doute l’intérêt du prince ne devait-il pas être piqué sur ce terrain là. La couturière préféra recentrer son propos rapidement :
- Le problème est bien plus important qu’il n’y paraît si vous voulez mon avis. En épousant sa Majesté votre mère, le roi a passé un serment, au même titre que tous les citoyens d’Aryon se liant par le mariage. Ce serment s’accompagne de bon nombre d’obligations juridiques et s’assurer de la descendance du royaume, pardonnez-moi l’expression, n’est pas la seule obligation qu’un roi se doit d’honorer.
Olenna voulait amener le prince sur un terrain commun sur lequel ils pouvaient peut-être s’entendre. Elle ne pouvait pas décemment exprimer toute la haine qu’elle éprouvait envers le monarque mais elle voulait s’assurer de le rendre aussi misérable que possible. Et si Lady Belmont ne pouvait pas le tuer, elle allait faire en sorte qu’il devienne on ne pouvait plus malheureux.
- Je suis tout autant soucieuse que vous que la santé de son Altesse votre mère, tant physique que psychologique, et c’est sincère… Commença Olenna d’un ton calme.
Elle disait la vérité et enchaîna presque aussitôt face au prince qui l’écoutait toujours d’une oreille attentive :
- J’ai un profond respect pour votre mère, c’est une femme courageuse qui doit batailler nuit et jour contre une horde d’hypocrites prêts à l’écharper pour l’intérêt personnel de leurs familles, et qui doit faire tourner comme elle le peut les rouages de tout un royaume. Pour ça, elle mérite respect et elle peut me compter comme alliée de la Couronne. Et c’est par respect envers sa Majesté la reine que l’attitude de votre père doit cesser, et je pèse mes mots.
Olenna marqua une pose, buvant une gorgée de jus frais. La fraîcheur était si agréable avec cette chaleur pesante à l’extérieur, de quoi donner envie de prendre un bain glacé.
- Il y a 400 ans, la reine Lyss détestait sa fonction de souveraine. Elle ne prenait aucune décision et ne voulait encore moins participer à la vie de son propre peuple. Pour pallier cela, les ministères furent créés. Ce fut une décision intelligente mais nous n’avons plus le luxe de pouvoir faire émerger des institutions dès qu’un monarque devient… indolent ou apathique.
Elle reposa son verre avant de déplier à nouveau son éventail pour battre la mesure.
- Ce serment que j’ai évoqué, personne ne peut y échapper. Personne n’est exempt face à la loi, pas même la royauté. Le couple royal a peut-être les pleins pouvoirs, mais chaque décision doit être appuyée par le conseil des ministres. Sa Majesté votre père ne pourrait décemment pas contester, au regard de ses sujets et de son épouse, si… quelqu’un venait remettre les pendules à l’heure sur ses obligations en tant que roi et en tant que mari. Tout refus d’obtempérer serait très mal vu par la société et la sphère politique. La solution est peut-être un peu brutale, mais je souffre tout autant que vous de voir votre mère seule face à la tempête...
Le jus d’orange glacé constituait une alternative agréable au thé : si ce dernier avait été délicieux, la chaleur qui s’engouffrait par la fenêtre et qui avait été absorbée par les pierres des appartement de Dame Belmont s’avérait rapidement pesante pour le Prince, surtout qu’il s’était mis sur son trente-et-un afin de rendre honneur à la couturière royale. Mais Aeron décida de le boire à petites gorgées en écoutant la femme d’âge mûr expliquer son propre point de vue, elle qui ne faisait pas partie de la famille royale mais gravitait en permanence autour, au même titre que les domestiques, mais pas au même niveau.
« Oui, l’enlèvement… Un événement tragique, à n’en point douter. Toutefois, la Garde m’a assuré qu’elle avait pris des mesures pour empêcher qu’il ne se reproduise. Et Mère a été assez secouée par ce qui s’est passé, évidemment : elle qui fait tant d’efforts pour assurer la prospérité et le bonheur du Royaume, c’est un choc de se rendre compte que certains sont prêts à tout détruire. Elle en parle peu, bien entendu... Peut-être pourrez-vous la soutenir si l’occasion se présente. »
En tout cas, lui ne se sentait clairement pas à l’aise dans cette position, a fortiori étant donné qu’il comptait bien disparaître quelques semaines pour retourner dans la Cité Enfouie. Il surveillait de très près le lieutenant Rivolti et la garde Solveig, pour descendre avec eux quand ils iraient inévitablement. Et si, de façon surprenante, ils n’étaient pas les heureux élus, il aurait de toute façon l’information nécessaire. Une fois en bas, les gardes n’auraient d’autre choix que de continuer avec lui, et il ne constituerait de toutes les manières pas un poids mort.
Aeron fit s’entrechoquer ses glaçons dans son verre, ses pensées momentanément distraites par cet hypothétique avenir. Puis il remonta ses lunettes, braquant à nouveau son regard bleu sur la couturière. Elle exprimait de fait exactement ses pensées : avec les avantages indéniables inhérents au statut de personne royale venaient des devoirs vis-à-vis du peuple d’Aryon, qui exigeaient de se prêter à l’exercice du pouvoir.
« Je suis d’accord avec vous. Hélas, une moitié de la cellule royale n’est manifestement pas de cet avis. Il y a également Grand-Mère, qui a abdiqué, et conseille parfois Mère, mais c’est son droit de profiter de ses années restantes en paix, après tout ce qu’elle a donné au Royaume. »
Le Prince connaissait également l’histoire de la Reine Lyriss. Il s’était agi d’une évolution d’ampleur du mode de Gouvernement du Royaume, avec des Ministères un peu plus indépendants et structurés par rapport au monarche qui centralisait les opinions de tous les conseillers avant de prendre unilatéralement des décisions. Les avantages avaient été multiples : la mise en place de structures avait permis de juguler la corruption et les petits arrangements de certains conseillers, comme il s’avéra apparent dans les années qui suivirent.
« Je ne suis pas totalement en phase : le mode de gouvernement du Royaume peut parfaitement évoluer suivant les besoins d’une époque, d’une génération, de la situation. Il ne faut pas rester figé dans le passé, rigide. Bien entendu, le système actuel a d’ors et déjà fait ses preuves, et le mieux est l’ennemi du bien, comme le dit le proverbe. Toutefois, des modifications soigneusement pesées sont parfaitement possibles et envisageables. »
Le mouvement de l’éventail avait quelque chose d’hypnotique pour le Prince, et lui évitait de devoir continuer à fixer la dame de la cour. Il décida de reporter son attention sur son verre, et le termina en laissant les glaçons choir au fond. Involontairement, ses doigts se mirent à battre une mesure en contrepoint de l’éventail, une rythmique qui accompagnait celle de Dame Olenna tout en se permettant quelques envols solitaires.
« Tout cela est bien beau, Lady Belmont, mais l’équilibre du couple royal relève, de fait, en premier et dernier lieu, de lui-même. Mère a décidé que la situation actuelle convenait, et que leur mariage était d’un équilibre appréciable tel qu’il se trouvait, même si elle se retrouve surchargée de travail et que Père s’amuse. »
Il ne put cacher la pointe d’amertume à dire ces mots.
« Le conseil des ministres n’a aucun pouvoir sur ce domaine, et ce n’est de surcroît pas dans leur intérêt : toute décision prise en l’absence du roi et de la reine revient à être prise par eux. Ils n’ont aucune raison de forcer père à prendre ses responsabilités. »
De fait, Aeron restait naturellement méfiant de tous les politiciens et courtisans qui gravitaient autour du pouvoir : ils n’étaient manifestement pas tous là pour le bien du Royaume, ce qui ne les rendait pas moins efficients et indispensables, ou même simplement compétents. Mais ils constituaient toutefois une couche de gouvernance supplémentaire qu’il était nécessaire de contrôler.
« Mais peut-être avez-vous une suggestion, ou disposez-vous d’informations qui me sont inaccessibles, Lady Olenna ? »
Il ne faisait jamais de mal de creuser un petit peu, et contrairement à la boîte à musique, la dame semblait bien davantage en pleine possession de ses moyens. Le Prince avait diablement l’impression que le jeu venait brusquement de changer, et il comptait bien ne pas être pris au dépourvu, habitué qu’il était à l’échiquier politique de la cour.
Le prince Aeron se sentait concerné par la situation, et demandait même l’avis d’Olenna sur le sujet. Il s’était ouvert à elle et semblait la considérer comme source d’informations et de conseils digne d’intérêt. Mais s’il estimait Olenna à sa juste valeur, cela voulait aussi sous-entendre qu’il pouvait la considérer comme une personne dangereuse et c’était tout ce que la couturière voulait éviter. Lady Belmont était déterminée à rester dans les bonnes grâces du prince maintenant qu’elle savait qu’elle n’était pas la seule à ne pas apprécier le roi. Et si elle ne pouvait pas l’avoir dans la poche, elle éprouvait le besoin de s’en faire un allié politique de circonstances. Avec un individu comme le prince dans son réseau, il allait être bien plus complexe de déchirer sa toile… Mais, bien plus que cela, en œuvrant de concert avec lui, elle pourrait frapper subtilement ce si grand ennemi que tout le monde semblait aduler.
- Vous savez, bon nombre de courtisans partagent notre avis sur le manque de sérieux de sa Majesté le roi. Mais vous connaissez ces sycophantes tout autant que moi, ils sont prompts à délier leurs langues derrière portes closes, mais jamais quand il faut… Toutefois, si le conseil des ministres fait passer leur intérêt personnel pour conserver leur pouvoir politique en profitant de l’attitude du roi, c’est qu’il y a effectivement souci à se faire sur les institutions en plus de votre père. Et qu’il est grand temps que l'insouciance cesse.
Le dilemme restait le même : comment forcer le roi à changer sans faire appel aux ministres ni à la reine Allys ? Cette dernière n’accepterait jamais de bousculer les habitudes familiales de la sorte, quand bien même elle assurait la régence principalement seule et quand bien même elle en ressortait épuisée, assaillie sous le poids des décisions. Néanmoins, cela ne voulait pas forcément signifier que la situation était hors de contrôle et qu’il n’y avait strictement rien à faire pour se sortir de ce guêpier.
- Sa Majesté votre père est sans doute quelqu’un de malin, tout comme les ministres sont des gens intelligents. J’ai connu et je connais toujours bon nombre d’intellectuels qui pensent mieux savoir et mieux agir que tout le monde. Et pourtant, je me tiens toujours là. J’ai réussi à trouver ma place pendant que tous avaient le dos tourné et à m’imposer comme l’une des femmes les plus influentes du royaume. Et savez vous comment j’ai fait ? Je les ai tous ignorés.
Olenna avait cessé d’arborer son sourire et adoptait désormais un air plus strict. Elle ne voulait pas que le prince la perçoive comme une autre de ces aristocrates profiteurs qui ne font rien d’autre que concéder et aller dans le sens du plus puissant. Elle avait été sincère avec lui et continuait de le faire, mais il fallait de toute évidence doser son discours pour ne pas le froisser ni paraître comme trop extrême, surtout avec la reine dans toute cette équation. Il fallait qu’Olenna puisse conseiller et aiguiller le prince vers une solution qui ne soit pas trop extrême et n’impacte pas la reine de près ou de loin. Mais il était également nécessaire que si le prince n’agissait pas, alors personne ne pourrait le faire à sa place pour changer l’ordre des choses.
- Vous comprenez le prix et la portée des responsabilités. On ne peut aller dans le sens de tout le monde. Au train où vont les choses, ça n’est plus qu’une question de temps avant que votre mère ne s’écroule de fatigue. Et nous savons que votre père, seul, ne pourrait pas assurer la régence convenablement vu son tempérament. Dans pareille conjecture, les diverses factions politiques s'écharperaient pour avoir leur part du gâteau. Il faut absolument éviter pareil désastre. Cependant… Il n’y a pas moult solutions miracles. Je n’en discerne que trois pour l’instant. La première est celle où sa Majesté votre père réalise son erreur et assume son rôle comme nous le souhaiterions, un scénario qui a peu de chances de se réaliser.
Olenna fit une pause, ralentissant l’allure des battements de son éventail et prit une petite gorgée de jus d’orange afin de s’éclaircir quelque peu la voix. Avec cette chaleur et la teneur de la discussion, les bouches tendaient à vite s’assécher. La couturière continuait d’exposer ses opinions en voulant montrer au prince que leurs intérêts se recoupaient, et qu’ils pouvaient avoir une vision commune. Seulement, Olenna ne pouvait pas être une actrice proéminente dans la solution que cherchait le prince, juste une tisseuse d’intrigues qui agissait en coulisses. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle ne pouvait pas l’aider…
- La seconde solution serait de motiver votre père en se basant sur l’expérience traumatisante qu’a vécu sa Majesté la reine. Je suis persuadé qu’il demeure concerné par sa sécurité, et serait prêt à faire des efforts sur cette base. Quitte à le concentrer sur des responsabilités plus sécuritaires que de gestion ou d’administration.
Cette fois Olenna cessa de faire battre son éventail et marqua un temps d’arrêt, elle inspira avant de continuer :
- L’ultime solution serait que les responsabilités du roi soient assurées par une personne digne et qui en saisit toutes les facettes. Comme vous l’avez souligné, les institutions et fondements peuvent être réformés. Et nous n’avons pas vraiment le choix, la santé de votre mère ne tiendra pas éternellement. Je ne vois qu’une seule personne au palais capable d’accomplir une telle chose et d’assumer cela, la seule personne destinée à monter sur le trône : vous.
De fait, Dame Olenna marquait des points avec lesquels Aeron ne pouvait s’empêcher d’être d’accord. Et il y avait quelque chose d’exaltant à pouvoir exprimer à voix haute les griefs qu’il éprouvait à l’égard de son père, surtout en ces temps difficiles pour Mère. Elle devait après tout assurer la gestion du Royaume, avec l’aide des Ministres et Conseillers, mais sans celle de son mari, qui aurait dû être son soutien le plus féroce et impliqué. Le Prince ne doutait pas que le roi s’affairait en coulisse auprès de la reine, mais au vu de son état de fatigue, ce n’était probablement pas suffisant.
« Il s’agit de leur équilibre, celui qui existe depuis les plus de vingt années de vie commune. Si je suis en phase avec vous sur le fait que la situation n’est pas souhaitable, il me répugne à intervenir plus directement. »
La question réelle était de savoir ce que Lady Belmont cherchait exactement. Elle avait manifestement une idée derrière la tête alors qu’elle détaillait point par point les différentes possibilités qui s’offraient à eux, les réactions de la cour. Bien entendu, les habitués de la politique qui luttaient pour quelques parcelles d’influence parlaient souvent entre eux, et chaque rumeur avait des répercussions sur le commerce, le marchandage, les prêts…
Aeron avait longtemps pensé qu’il s’agissait d’un amas de parasites détestables, visant uniquement à leur enrichissement personnel. Il avait quelque peu révisé son jugement depuis ses jeunes années : si les effets pervers de leur présence étaient facilement visibles, ils servaient également de couloir d’échange entre le monde économique et le Gouvernement, à réagir aux lois et décrets publiés, et à remonter des informations qui pourraient être difficilement accessibles autrement.
Pour peu que l’auditeur parvienne à séparer le bon grain de l’ivraie, en tout cas.
« Je n’ai pas dit que l’objectif du conseil des ministres était d’accumuler du pouvoir personnel, attention, Lady Belmont. Je me sens obligé d’insister sur ce point pour qu’il n’y ait pas d’incompréhension. Simplement, il n’est pas nécessairement dans leur intérêt d’encourager Père à intervenir dans tous les domaines de la vie politique, que ce soit parce qu’il y sera nécessairement néophyte, ou pour tout autre raison. »
L’objectif n’était évidemment pas de répandre des rumeurs sur son géniteur, rumeurs qui trouveraient les bonnes, ou pires c’était selon, oreilles pour se diffuser doucement à toute la cour. Ou bien, l’était-ce réellement ? Aeron rangea soigneusement cette pensée de côté : elle méritait un examen méthodique, quand il serait seul.
Le Prince sourit poliment quand la couturière royale expliqua être devenu une des personnes les plus influentes du Royaume. Il manqua prendre la parole pour questionner cette affirmation, mais cela reviendrait à contredire directement sa vis-à-vis. D’un autre côté, il ne voyait pas vraiment en quoi c’était le cas : la famille royale, les ministres et conseillers semblaient tous jouer un rôle bien plus important, que ce soit dans la rédaction et l’impulsion des politiques du royaume, ou dans les contacts dont ils pouvaient disposer. De fait, la curiosité devint rapidement trop forte.
« Comment cela, Lady Olenna ? De ma compréhension, votre rôle est celui de couturière royale, n’est-ce pas ? Personne ne mettrait en doute votre influence dans le domaine de la mode et du bon goût, comme nous le constatons souvent. Profitez-vous des séances de mesure et d’habillage pour échanger avec les grands du Royaume ? »
Aeron se contenta d’écouter les trois propositions de Dame Belmont. Effectivement, la première paraissait improbable et illusoire, et il n’y avait rien à en tirer. Encore que Père avait toujours eu un grand cœur, alors peut-être changerait-il réellement… Quoique non, Mère le rassurerait et s’assurerait qu’il pourrait continuer à vivre sur son nuage doré, alors même qu’elle aurait le plus besoin d’assistance dans ces moments.
« Nous conviendrons aisément que la première solution semble hélas la moins probable. »
La deuxième hypothèse serait d’encourager Père à intervenir davantage dans les affaires de la Garde. S’il le faisait à titre officieux, en tant que monarque, conseiller, un rôle officiel pourrait faciliter encore davantage les choses. Pourtant, il échangeait fréquemment avec le Commandant Höls, le Ministre des Armées et certains capitaines. Il était dommage que la majeure part de cette activité ait lieu à la taverne et concerne probablement assez peu le travail.
« Peut-être est-il possible de nommer Père Ministre des Armées, mais les remous politiques provoqués par une telle décision semblent difficiles à quantifier à l’instant présent. »
Le conseil des ministres servait après tout également de contre-pouvoir, en tout cas selon les théories de certains philosophes politiques.
« Oui, j’ai bien conscience de mon rôle d’héritier du trône. C’est bien pour cela que je me dépense sans compter pour apprendre tout ce que je dois, afin que Mère puisse se décharger de certaines tâches sur moi, et économiser sa santé. Il lui reste bien entendu moult années de règne paisible, et je ne suis pas encore prêt à devenir Roi, cela me semble patent. De fait, l’inertie semble la solution la moins dommageable. Aucune de ces trois solutions ne résout pleinement les problèmes auxquels nous faisons face, sinon il ne s’agirait justement pas d’un problème… »
Son verre de jus était vide, et les langues s’asséchaient vite malgré la présence de la mer, ou peut-être justement à cause de celle de l’air salé qui rentrait par les portes. Le Prince n’aurait pas refusé une boisson supplémentaire ou, au vu l’heure, quelque chose de plus consistant peut-être. Il ne savait pas ce que Lady Belmont avait prévu, mais même en retournant le problème sous toutes ces coûtures, il ne trouvait pas de solution logique et efficiente.
« Je pense qu’il faut examiner tout cela sous un nouvel angle, un angle qui sort des sentiers battus et de la boîte, pour ainsi dire. »
Ce n’était pas son fort, d’être fantasque et original. Pourtant, en changeant les règles du jeu, peut-être y avait-il un moyen…
Cependant, le manque de coopération du prince intriguait également Olenna. Que voulait-il en réalité ? Il partageait son ressentiment par rapport au roi mais réfutait les propositions qu’elle lui faisait à chaque fois pour altérer son attitude. Mais sur quel motif ? Il prétendait ne pas être prêt à devenir roi, mais il en assumait pourtant tout le rôle en coulisses pendant que son père ne faisait que s’amuser. Il prétendait que le statu quo de leur situation était, pour l’instant, la perspective la moins dommageable. Mais par rapport à qui ? Certainement pas pour le royaume ni pour la politique, mais sans aucun doute pour la reine. Olenna se mettait à penser qu’Aeron voulait rester dans les bonnes grâces de sa mère, ce qui était compréhensible. Mais comment comptait-il agir contre son père s’il restait sans rien faire ? Il cherchait un proxy, un autre moyen pour l’atteindre. Mais pour ça, il avait besoin d’alliés dans son entreprise. Jamais seul il ne pourrait accomplir un tel but. Olenna pouvait le lancer sur ce sujet :
- Nous n’avons pas à trouver une solution dans l’immédiat. Après tout, nous n’allons pas refaire le royaume en dégustant du jus de fruit. Je partageais juste des idées qui m’ont traversé l’esprit dans l’immédiat. Nous pouvons nous montrer effectivement bien plus subtil et inventif. Cependant… Laissez moi vous éclairer sur une ou deux choses qui me concernent, votre Grâce.
Malgré l’attitude compréhensive du prince vis-à-vis des aveux d’Olenna concernant la boîte à musique et son aversion pour Grimvor, le prince avait commis un léger impair en estimant qu’Olenna n’était influente qu’en tissus et robes de bal. L’aristocrate détestait par-dessus tout qu’on la sous-estime. Pire encore, elle ressentait cela comme un manque de respect. La bienséance, l’étiquette et le bon sens stratégique lui imposaient de ne pas l’exprimer tout haut à sa majesté le prince. Mais elle n’allait pas se priver pour lui montrer qui elle était vraiment au sein de sa propre cour. Peut-être qu’après il réaliserait enfin à quel point elle pouvait être précieuse et dangereuse.
- Je suis certes au service de votre famille depuis quelques années et vous confectionne les plus beaux vêtements. Cela m’a permis de devenir l’impératrice de la mode au sein du royaume, mais je ne suis pas restée les bras croisés. Comme je vous l’ai dit, je suis devenue une femme puissante en ignorant ceux qui se pensaient plus intelligents et perspicaces. Afin de pouvoir récupérer le précieux bien dont je vous ai parlé, j’ai noué des liens avec bon nombre de personnes dans bon nombre d’instances pour avoir des yeux et des oreilles absolument partout. Depuis les tréfonds de la Cité Aquatique jusqu’aux égouts de la Capitale, vous seriez surpris.
Les mouvements d’éventail reprirent de plus belle. Dehors, la brise commençait à se soulever légèrement, rendant la température sûrement plus supportable. Le bruit de la houle se faisait entendre plus distinctement, laissant penser que le temps pourrait se gâter en fin de journée. Compte tenu de la chaleur, une averse serait plus que la bienvenue. Olenna laissa au prince Aeron le temps de digérer l’information qu’elle venait de lui transmettre. Cela n’était pas tous les jours qu’une noble de la cour devait lui avouer qu’elle possédait un important réseau d’informations à travers le royaume et était capable d’influencer d’une telle manière. La belle se mit à sourire avant de reprendre :
- Je ne suis pas juste bonne pour enfiler des perles et broder de la dentelle. Je tisse autant de robes que de liens, votre Grâce. Et je peux vous dire que ma toile est très solide. La coïncidence est amusante, vous qui parliez de tissenuits plus tôt…
Portant son verre à sa bouche, un glaçon vint lui chatouiller et rafraîchir les lèvres alors qu’elle prit une nouvelle gorgée de jus d’orange. L’acidité lui piqua les papilles, agréable saveur après sa tirade. Elle avait constaté la flamme d’Aeron, à lui de constater ce dont Olenna Belmont était réellement capable.
Lady Belmont avait raison, Aeron ne devait pas se lancer tête baissée dans le sujet qui les préoccupait visiblement tous les deux, au point d’ignorer ce qui pouvait se trouver autour : il avait tendance à diriger l’intégralité de son attention dans une direction et oublier l’image globale, les impacts qui pourraient naître ailleurs, les effets de bord. Il savait que c’était un défaut qu’il avait, et qu’il espérait fermement gommer en étant méthodique dans sa vision des choses. Mais un problème à résoudre, c’était un casse-tête, une énigme, un défi intellectuel, et il ne pouvait s’empêcher de se sentir motiver à l’idée d’y apporter une solution.
« Effectivement, Lady Olenna. Je suis content d’avoir partagé avec vous sur le sujet, et d’avoir exploré déjà quelques pistes qui peuvent présenter un intérêt certain. Mais nous n’allons pas refaire le royaume aujourd’hui, ou demain. Il faut peut-être également se laisser le temps de la réflexion. Je serais ravi d’échanger à nouveau avec vous, d’ici quelques jours ou semaines, suivant les possibilités de nos calendriers respectifs. »
Puis le Prince appuya son dos contre sa moelleuse assise. Il avait émis des doutes sur le pouvoir dont la couturière royale pouvait faire preuve, et c’était pour lui légitime : sa position d’héritier du trône faisait que les chamailleries, à défaut d’un autre mot, de la haute-noblesse et des magnats financiers, n’avaient généralement que peu d’influence sur lui. Aryon restait une monarchie, et si le gouvernement participait fortement à la politique du Royaume, le fin mot résidait tout de même auprès du couple royal. La conséquence était qu’il pouvait difficilement, en tant que Prince, se retrouver dépourvu de pouvoir.
En écoutant la tirade d’Olenna, le jeune homme considéra les possibilités. Evidemment, la majeure partie de la noblesse faisait appel à des informateurs divers et variés, et la qualité de leurs réseaux avaient une influence directe sur ce qu’ils pouvaient faire et savoir à la cour. Le Royaume possédait lui-même son pôle espionnage, davantage axé sur la criminalité, et des informateurs plutôt présents dans toutes les couches de la population, pour informer les dirigeants sur les évolutions internes du pays. Mais tout ceci était calibré dans un but précis, et celui de la Lady était bien différent.
« Faut-il comprendre que votre réseau concerne davantage les antiquaires et revendeurs divers et variés ? »
Il eut un léger sourire en disant ces mots.
« Il s’agit évidemment d’une boutade, se sentit-il obligé d’expliquer. Je ne mets pas en doute votre réseau d’informations. Peut-être pourriez-vous prouver sa qualité ? Je serais très intéressé, à titre purement personnel, par l’opportunité d’avoir accès à des données qui me sont présentement inaccessibles, pour un ensemble de raisons dans lesquelles il n’est utile d’entrer pour l’instant. »
Le Prince avait commencé à réunir autour de lui un groupe de travailleurs fiables et fidèles, parmi lesquels le Conseiller Callahan, et le chasseur de prime Jin Hidoru. Cela lui permettrait d’étendre également son influence propre, et faciliterait, il espérait, sa transition au pouvoir une fois le moment venu.
« Par exemple, si vous veniez à disposer d’informations sur l’enlèvement de Mère, je serais éminemment satisfait d’en être informé en première instance. De même, et j’admets que cela serait extrêmement difficile, des informations sur l’autre côté de la Frontière attisent fortement ma curiosité… »
Mais les demandes qu’il formulait n’avaient pas vocation à être résolues dans l’immédiat. Il fallait un test plus crédible et logique, auquel Lady Olenna pourrait s’appliquer à répondre rapidement, sur une information qu’il lui était possible de vérifier, ou qu’il connaissait déjà.
« Vous pouvez voir ceci comme un test d’un niveau plus acceptable, cela dit : que s’est-il passé au village d’Ullial il y a environ un mois, avec les conséquences qui ont suivi ? Je pense que vous devriez pouvoir me répondre d’ici deux ou trois jours au maximum. Et, également, pourquoi est-ce que le comte d’Otataral pousse autant pour un allègement des taxes sur le transport de minerais ? De façon précise, je veux dire. »
Il avait la réponse à la première question : le village avait subi des inondations, et le Prince avait lui-même mandaté une mission d’aide avec des fournitures, des vivres, et du matériel de construction et médical. Quand à la seconde, c’était justement une des interrogations qui pesait sur l’étude du dossier en cours.
Après tout, cela revenait à faire d’une pierre deux coups.
Olenna voyait mal comment le prince pouvait ignorer ce qu’il lui demandait. En tant que personnalité royale de haut rang et assumant pleinement les responsabilités de son père, il devait avoir suffisamment de rapports de la Garde ou de la Commission pour savoir ce qu’il se passait de grave sur l’ensemble du royaume. Mais soit, la couturière vit ceci plus comme une manière de prouver sa valeur aux yeux du jeune homme plutôt qu’une réelle volonté d’obtenir des éclaircissements. Au sujet du comte Otataral, Olenna n’aurait pas à fournir moult efforts. La Cour lui mangeait déjà dans la main en raison de son statut, et elle pourrait facilement délier les langues avec de belles promesses et un ou deux pourpoints sur mesure. Quant au village d’Ullial, ses accointances et sa position secrète au sein de l’Ordre des Célanthia allaient s’avérer utiles. Après tout, les informations devaient circuler tout aussi activement que les artefacts mystiques et historiques au sein d’Aryon. Rufio Trivius, son fidèle pantin de la Cité Aquatique pourrait sans doute lui répondre.
Elle aurait ses réponses, de même que le prince, et ils pourraient s’en retourner à leurs affaires. Mais cette fois-ci, Olenna était déterminée à rester proche du prince du prince. Leurs intérêts se recoupaient, et la lady comptait continuer à jouer de cette corde pour son propre agenda. De même, il fallait bien qu’une alliance, même tacite, fonctionne dans les deux sens. Si elle lui fournissait des réponses, il était normal qu’elle en tire quelque chose, autre qu’un rapide goûter à siroter du jus d’orange et grignoter des pâtisseries. De plus, il était grand temps qu’Olenna soit réellement prise au sérieux au beau milieu de la scène du pouvoir, elle qui prenait bien part aux intrigues de cour et au fait de ce qu’il se passait dans ces hautes instances. Partager une faction avec le prince en guise d’allié assurerait certainement une certaine dominance de la part d’Olenna.
Ceci étant, le prince Aeron avait évoqué quelque chose ayant piqué la curiosité de lady Belmont. En effet, ce dernier avait évoqué l’enlèvement retentissant de la reine Allys par un éco-terroriste aux motivations étranges. Comme beaucoup, Olenna fut choquée d’apprendre la nouvelle, et soulagée de savoir que la reine n'eût pas été blessée durant cette fâcheuse rencontre. Cependant, quand bien même la Garde de la Capitale fut sur le coup pour retrouver le criminel, toujours dehors, le prince avait l’air on ne pouvait plus déterminé à faire justice soit même. Du moins, c’est ce qu’Olenna avait compris en écoutant l’héritier royal évoquer l’incident. Allait-il réellement déclarer la guerre contre ce Klarion Brando qui faisait encore parler de lui ? Voilà une nouvelle intrigue qu’Olenna comptait suivre avec attention juste pour en voir le dénouement…
- Je ne voudrais pas vous retarder votre Grâce, il se fait sans doute un peu tard, surtout si vous voulez rentrer avant que le crépuscule ne vienne.
Olenna et le prince se souhaitèrent une bonne fin de journée, les politesses habituelles malgré leur entretien des plus sérieux, comme s’ils remettaient leurs masques de noblesse, comme si rien n’avait pu être dit. Sans doute était-ce l’usage, la formelle étiquette à laquelle aucun lord ni lady ne pouvait échapper. Laissant le prince quitter son domaine, Olenna demeurait on ne pouvait plus satisfaite de cette rencontre. Ordonnant à la servant masquée de contacter immédiatement Rufio et préparer les bagages, la couturière repartirait le lendemain même pour la Capitale.
Beaucoup de travail, si peu de temps.
Mais peut-être le temps pour un bon bain chaud, un bonne bouteille de vin, et de la musique. Pour ce soir, Olenna l’avait mérité.