Queen exécrait le simple fait de devoir se déplacer au milieu des badauds. A la capitale, elle utilisait les transports en voiturette ou en calèche. Si elle n’aimait pas les chevaux, leurs odeurs et les cochers, ils lui étaient toujours plus agréable que le petit peuple. Trop nombreux pour être contenu, ils fourmillaient autour d’elle sans prendre en compte sa présence. Un marchand hurlait que sa poiscaille était la meilleure de toute la jetée. Queen la lui aurait volontiers fait avalé, juste pour le faire taire. Elle s’en abstint toutefois et se contenta de le fusiller des yeux à l’ombre de son capuchon. L’homme n’ayant rien remarqué vociféra de plus belle, elle pressa le pas. Plus loin se tenait une étale de fleurs séchées, leur odeur embauma ses sens puis détendit machinalement ses épaules. Queen aurait pu s’arrêter pour admirer le travail, savourer les senteurs mais la gueuse renâcla comme un poney et cracha presque sur les souliers ; le dernier modèle qu’avait sortie le grand cordonnier Bouloutin. Une paire valait largement plus que deux échoppes comme la sienne. Ravalant des paroles venimeuse la blonde reprit son chemin.
« Qu’ils aillent tous en enfer... » Songea-t-elle avec véhémence. Il était ironique de voir que ses pas la ramenaient au Grand Port. La raison était la même, mais le correspondant différent. Il y avait presque une lune maintenant, sa fratrie s’était réunit au grand complet et Queen avait instillé dans leurs esprits une graine vengeresse. Elle voulait punir ceux qui avaient ainsi souillés son nom, ceux qui avait torturé sa mère. Un monstre torturant un autre monstre, voilà une autre forme d’ironie. Cruelle et morbide, celle-ci. Malheureusement, pour mener ses plans à bien, Queen se devait avant toute chose d’avoir les idées clairs et ça… C’était une autre paire de manche. Yuduar lui avait permit le temps d’une nuit de dissiper ce brouillard de chagrin qui grisait ses sens mais ce n’était qu’éphémère, dès qu’elle avait regagné son univers tout c’était de nouveau assombrit, la brume en était même devenu plus dense. Revenue au palais elle s’était mise en quête d’une potion, d’un enchantement, de n’importe quoi. C’est ainsi qu’elle avait entendu parler de Vepeser Devern. Psychologue ou quelque chose s’en approchant. Peu importait, elle était sa solution.
Avoir un rendez-vous ne fut pas chose aisée, les miracles qu’elle avait déjà accomplie par le passé n’avait pas échappé aux oreilles aiguisées de la petite cour et il fallait jouer des coudes afin d’obtenir une place. Ce qui était parfaitement dans les cordes de Queen, preuve en était la ruelle dans laquelle elle bifurqua et qui la menait droit au domaine Devern.
Queen abhorrait la simple idée de demander de l’aide. Pourtant elle était bien là, déambulant dans les couloirs de cette maison qui lui était inconnu. Tout son être avait une furieuse envie de faire demi tour, mais la détermination dont elle avait toujours fait preuve, son entêtement était bien au-delà d’un simple caprice. Comme pour confirmer ses dires, ses sourcils se froncèrent de ténacité. Loin d’être ébranlée par le grincement lugubre de la porte qu’on lui ouvrit, elle vacilla toute fois lorsqu’elle aperçut la silhouette au galbe quasi parfait de Vesper. D’un coup d’œil rapide elle jaugea et détailla cette nouvelle figure dont elle avait tant entendu parler. Une fois n’est pas coutume, Queen aima ce qu’elle vit. Un sourire étira ses traits, et dès qu’elle fut invité à entrer elle fit glisser sa capuche sur ses cheveux. Blond comme les blés, d’une couleur chatoyante au contraire de ceux de la psychologue qui reflétait la froideur de ses iris gelées. Si d’aucun croyait la jeune Milan polaire, elle l’inviterait à rencontrer Vesper.
- Ma dame. Salua-t-elle avec un signe de tête polie – aucune chance de la voir courber l’échine face à un pair. - Je suis Queen Milan. Et un sourire jovial mais pas moins méfiant sabra son visage dont les auréoles noires soulignaient lugubrement ses iris azurite. Un dessin qu’il n’était sûrement pas rare de croiser dans l’univers de la Devern.
La robe en velours sombre, cintrée et à col montant, qui venait d'être présentée à Vesper par son armoire à choix retourna s'y ranger avec la même promptitude qu'elle en avait été extraite, avant que la penderie ne s'empressât de lui en proposer une autre, avec une diligence toute magique.
« Ah, celle-ci est plus en phase avec les prémices de la saison douce. En revanche, ces tons clairs ne siéent guère à mon teint… »
Les tenues soumises par l'armoire à choix continuèrent de se succéder durant de longues minutes, dans un ballet incessant de volants et de dentelles, avant que Vesper ne finisse par arrêter son choix. Heureusement que son meuble magique se trouvait exempté de toute notion de patience, sans quoi cette dernière en aurait été fortement éprouvée. Mais il en était hélas ainsi… La noble avait beau posséder une garde robe plus qu'étendue, elle avait toujours le sentiment de ne jamais disposer de la tenue opportune aux circonstances, et se trouvait sans cesse en proie aux affres de l'indécision la plus complète.
La tenue finalement sélectionnée conviendrait toutefois pour l'occasion. Il s'agissait d'une longue robe pourpre, qui dégageait sa gorge et révélait ses formes avec une juste mesure, s'arrêtant précisément à l'orée de sa poitrine dans un décolleté qui demeurait pudique. Le but n'était en effet pas de séduire sa future invitée en arrimant son attention sur ses atouts, mais simplement de souligner sa féminité. Par ailleurs, le tissu conservait une certaine sobriété et était faiblement passementé, car Vesper ne souhaitait pas aller dans la surenchère d'ornements ostentatoires.
La suite de ses préparatifs se déroula avec moins d'atermoiements. Notamment grâce au précieux concours de son peigne magique, dont un simple passage lui permit de rehausser sa dense chevelure bouclée en un ample chignon avec une facilité déconcertante. Vesper paracheva finalement son apprêt par une touche de maquillage, également plutôt modérée – guère plus qu'un soupçon de rouge sur ses lèvres, et une ombre de mascara sur ses cils – car les circonstances n'étaient en effet point propices à la débauche de fards et de paillettes.
Elle fut alors fin prête à accueillir lady Milan, son invitée du jour. Et, de par sa légère avance – presque miraculeuse – elle pouvait même s'octroyer… un petit plaisir.
« Son arrivée doit être imminente, à présent… Vérifions que son avancée se déroule sans encombre. »
S'approchant du perchoir de Bréhyr, sa messagerbou femelle ayant éclos plusieurs lunes auparavant, Vesper lui tendit son avant-bras afin qu'elle s'y pose, puis l'amena jusqu'à la fenêtre de son cabinet, dont elle ouvrit les battants. Dans un crépitement de plumes, son familier déploya ses ailes et prit son s'envol vers les rues de Grand-Port. La noble ferma alors les yeux, et activa la magie de partage de sens les liant. Les contours de son bureau sombrèrent dans une chape d'encre, pour être remplacés par les décors animés de la ville, à mesure de la progression de Bréhyr. Aidée par la vue perçante de son messagerbou, Vesper finit par trouver celle qu'elle recherchait, alors que Bréhyr venait de se percher sur un balcon.
Une silhouette élancée et altière, drapée dans une cape brodée d'orfroi, fendait en effet la foule de badauds avec une prestance qui laissait peu de place au doute. Un fin sourire orna les lèvres de Vesper, tandis qu'elle assistait à l'arrivée de son invitée au travers des yeux de Bréhyr, qui la suivait d'encorbellements en balustrades, jusqu'aux portes de son cabinet. Fort bien, lady Milan était donc à l'heure.
Interrompant finalement le partage de sens, Vesper accueillit le retour de sa messagerbou à la fenêtre, puis la gratifia de quelques lambeaux de viande en guise de remerciement. À peine avait-elle achevé son œuvre qu'elle entendit toquer à son bureau, et s'empressa d'aller ouvrir. Dans l'embrasure de la porte se détacha la silhouette, déjà entraperçue mais cette fois-ci bien tangible, de Queen Milan.
Les deux jeunes femmes se sondèrent mutuellement en silence, l'espace de quelques secondes suspendues. Ce qui ne manqua d'interpeller Vesper, au-delà de la beauté incontestable transparaissant dans les traits de la trésorière, furent sans conteste les halos violacés cerclant ses prunelles céruléennes. Ceux-ci étaient évocateurs, et rappelèrent à Vesper les cernes ternissant le visage du Prince Aeron, avant qu'elle ne le soignât. Se rappelant fugacement de leur entretien, elle espéra en son for intérieur que celui qui l'attendait avec l'héritière Milan connaîtrait le même dénouement profitable. Suite à sa présentation, elle lui retourna finalement un sourire en écho du sien.
« Bonjour, et enchantée, dame Milan. Vesper Devern, je suis honorée de vous rencontrer, malgré les tristes circonstances de notre entretien. Mes condoléances pour votre récente perte. »
Vesper n'était en effet pas sans connaître les raisons ayant provoqué ce rendez-vous, à savoir la mort des géniteurs son interlocutrice. Après l'avoir invitée à s'installer sur l'un des fauteuils cossus de son bureau, Vesper lui demanda, loin d'oublier les bonnes manières :
« Avant que nous commencions, souhaitez-vous boire quelque chose ? Nous avons des thés de différentes provenances d'Aryon, tous de la plus haute qualité. Par ailleurs, je peux également vous proposer nos pâtisseries locales, sélectionnées avec soin chez un fournisseur de renom. »
Indiqua-t-elle en désignant le plateau garni de douceurs posé sur la table basse. Un serviteur se rapprocha avec déférence de la trésorière pour lui exposer les choix possibles en matière de thé, et Vesper attendit sa réponse avant d'embrayer :
« Je suis donc à voute écoute. Vous pouvez tout me dire, des tourments qui vous affligent, et je me ferai un devoir de vous aider à les surmonter. Voire… à les effacer. »
Il était agréable à Queen de fréquenter une personne comme la psychologue, une noble dont le port de tête digne de la royauté n’était pas sans rappeler le sien, dont le vocabulaire était aussi riche que son ton mesuré. Entre le capitaine de la garde et la première ministre qui, bien que de noble lignée, était digne des pires charretiers, il ne lui avait pas été donné de fréquenter quelqu’un de cet acabit depuis bien trop longtemps et cela lui donna du baume au cœur. Elle n’en laissa toutefois rien entrevoir, gardant simplement cet air affable comme décorum de son visage avant d’aller s’installer dans l’un des fauteuils à l’allure confortable. Qui n’en avait pas que l’allure d’ailleurs. Puis tandis qu’il lui fut proposé divers mignardises et boissons, elle croisa les jambes.
« Diantre ! » se récria-t-elle intérieurement. « Le thé est-il donc devenu une mode ?! ». Queen ne buvait pas de thé, rarement, seulement lorsque ses pas et le devoir l’emmenaient de force dans la bureau d’Haru. Sa détestable cousine raffolait de ce genre de boissons, lorsque la trésorière, elle, faisait importer du sud du royaume les grains de cafés les plus corsés et les plus amers que l'on pu trouver. Or depuis qu’elle avait établi ses quartiers dans le palais, mais également qu’elle fréquentait son petit personnel – et par petit personnel elle faisait essentiellement référence aux grand pontes tel que les ministres et conseillés – ils ne buvaient tous que du thé. Oh certes des dizaines voire peut-être des centaines différents, mais du thé quand même. - Celui-ci conviendra parfaitement. Dit-elle d’un air affable en pointant du bout de l’ongle l’un de ceux qui avait l’air – l’espéra-t-elle tout du moins – le plus fort. Après quoi elle s’en retourna de nouveau vers Vesper qui l’invitait maintenant à se mettre à table. Non pas littéralement, mais concernant sa venue. Ne sachant par quoi commencer, la trésorière resta silencieuse un moment, sondant le regard de son vis-à-vis avant de le reporter sur le reste de la pièce. Le silence qui s’installa, lourd de secret, n’était pas pour la déranger. Aussi elle ne chercha à le briser que lorsqu’elle fut certaine de ses mots.
- Le chagrin. Décréta-t-elle d’une voix morne. - Voyez-vous, ma dame. Elle se carra sur son fauteuil. - Mon rang aussi bien au palais qu’au sein de ma famille, car si beaucoup avaient tendance à l’oublier, Queen n’était ni plus ni moins que la nouvelle cheffe de famille – à son plus grand désarroi. - Ne me permettent pas de me relâcher. J’ai besoin d’avoir les idées clair, l’esprit vif. Je n’ai pas le temps d’être épuisée par ce genre d’émotion. Pourtant je le suis et cela commence à poser problème. Un rire mauvais lui échappa. - Mes ennemis ne sont pas prêt à attendre que cela me passe, et je ne suis pas prête à leur laisser un temps de répit. Je n’ai pas été élevé ainsi. Et vu les affaires que Nienor avait laissé en suspend, sans parler de toutes les familles à qui elle avait causé du tord en plus de ceux qui les avaient mit à mort, elle et Billus, Queen ne pouvait se permettre de perdre du temps qu’elle n’avait pas. De plus, elle brûlait de réduire en cendre ceux qui avaient osés… Joignant ses mains, entrelaçant ses longs doigts, elle eut un sourire fin mais bien présent. - Je suis prête à payer le prix qu’il faudra, si toutefois vous faites ce dont tout le monde vous croit capable ; Libérez moi. Et elle attendit patiemment, certaine que Vesper ne louperait pas une telle occasion. Sur sa droite le serviteur revint avec leur boisson, agilement et sans jamais perdre son vis-a-vis du regard, elle attrapa sa tasse puis bu une gorgée. « Insipide. » pensa-telle avant de la reposer distraitement.
Toutefois, en tant que noble rompue aux intrigues de cour, force était de constater que Queen maîtrisait à merveille ses paroles et sa posture. Elle ne laissait transparaître qu'une politesse amène, de façade ou sincère, Vesper n'était à même de le savoir. Lucy savait ce qu'elle aurait souhaité pouvoir percer ce vernis d'affabilité, afin de déceler davantage des réelles pensées de la trésorière nichées sous celui-ci. Mais cela demeurait pour le moment hors de sa portée, car Queen était pour l'heure aussi affable dans ses manières que laconique dans ses propos.
La trésorière éprouva par ailleurs sa patience – sans que Vesper n'en laissât rien paraître – en laissant un silence s'installer pendant quelques instants, suite à la question de la psychologue. Un mutisme tissé de secrets et de non-dits, qui emballèrent quelque peu l'imagination de Vesper, alors qu'elle observait son invitée sans mot dire. Sous son calme apparent, les questions se bousculaient en son for intérieur : Queen hésitait-elle finalement à se confier à elle ? Regrettait-elle sa venue ? Vesper fut soulagée d'apprendre que non, lorsqu'elle finit par s'ouvrir à elle, et lui révéler la teneur de ses pensées.
Vesper ne fut pas déçue de ce qu'elle apprit, quoiqu'une certaine surprise vint l'assaillir. Pour souffrir ainsi de chagrin, il fallait aimer. L'étendue de la peine de Queen révélait, en réalité, l'ampleur de l'amour qu'elle portait à ses géniteurs. À présent qu'elle découvrait combien la trésorière se trouvait affectée par leur mort, Vesper nourrissait la curiosité - quelque peu déplacée - de savoir à quel point son chagrin était grand. Ce qu'elle n'allait normalement pas tarder à savoir, au demeurant.
« Je suis en effet à même de vous ôter ce poids qui vous leste et vous entrave, grâce au pouvoir que je détiens. » lui répondit-elle sans détours. « Et je le réaliserai avec plaisir, mon devoir de psychologue étant de vous aider. »
Cela demeurait sincère. Vesper avait toujours éprouvé une certaine fierté à user de son don magique, bien qu'elle ne l'employait jamais de façon purement empathique et désintéressée, mais toujours contre rétribution.
« Concernant mon prix, il repose pour partie sur des cristaux. Sur ce point, je gage que la manne financière de votre famille vous permettra de vous en acquitter sans peine. Il se fonde également, en revanche, sur une rétribution moins… matérielle, pour l'autre partie. Mais je vous propose d'aborder cela plus en détail suite à mon retrait, si celui-ci vous a apporté entière satisfaction. »
Vesper préférait en effet remplir sa part du marché, avant d'exposer des besoins qui auraient pu paraître incongrus, voire disproportionnés, à l'héritière. Ces besoins étaient d'ailleurs reliés à ceux de la Cabale, et la psychologue jugeait que le moment n'était pas encore opportun pour les dévoiler. Elle préférait d'abord s'attirer la sympathie de Queen en mettant à son service sa faculté magique.
« Consentez-vous à me tenir la main ? Je m'excuse pour ces manières quelques peu inconvenantes, mais mon pouvoir nécessite un contact physique pour opérer. Ensuite, il vous faudra simplement vous concentrer sur votre peine, avec la volonté de vous en défaire, pendant que je l'absorberai. Cela ne devrait prendre qu'une minute tout au plus. »
Vesper avança ses doigts fuselés par dessus son bureau et les tendit à la trésorière, espérant que celle-ci accepterait de les étreindre, et de bénéficier de ses services.
Elle rechignait, non pas à l’idée de toucher la noble, mais bien à celle de lui livrer ce qu’elle refusait de s’avouer à elle-même. Également, elle ne savait pas jusqu’à quel point elle pouvait sonder sa conscience. Dénicher son chagrin était une chose, sa haine, son amour, ses affections ou ses craintes en étaient une autre. Levant la main, elle porta sa tasse de thé à ses lèvres sans détacher ses prunelles de la dextre tendue.
- Je pourrais effectivement m’acquitter de la somme en cristaux. C’était une évidence. Toutefois, elle redouta ce qui allait lui être demandé par la suite. Il ne fallait pas sortir de la cuisse de Lucy pour se rendre compte que Vesper était une femme maline. Maline et entourée d’un méandre de secrets impénétrables. En tout cas Queen en avait parfaitement conscience et il aurait fallut être fou pour ne pas craindre le prix de ce service. Cependant la vengeance ne le valait-elle pas ? La réflexion ne fut pas longue et d’un geste aussi assuré que gracieux, elle déposa la main dans la sienne, comme une plume, sans la laisser peser. Ses yeux pour leur part remontèrent rencontrer ceux aussi bleus de son hôte, la défiant de fouiller trop loin.
La psychologue se permit un ténu sourire – guère plus qu'une ombre venant errer sur ses fines lèvres maquillées de carmin, qui adoucit quelque peu la sévérité froide de ses traits ciselés à la serpe – lorsque la main de Queen vint rejoindre la sienne, l'effleurant tout juste avec cette grâce qui lui était propre, teintée d'un soupçon de morgue. Et le sourire de Vesper s'aiguisa imperceptiblement, lorsqu'elle perçut cette étincelle de défi qui brasilla dans l'azur vertigineux des prunelles de la trésorière. Celle-ci cherchait, par là-même, à la dissuader de sonder trop intimement ses sentiments. Malgré l'acuité désarmante et pénétrante de cette œillade incisive, Vesper ne détourna aucunement son regard de givre, soutenant celui de Queen avec l'assurance amusée d'une dame maîtresse de son pouvoir. Décidemment, la psychologue ne pouvait s'empêcher de savourer cet échange silencieux et pourtant si lourd de sens, avec sa patiente écorchée par la vie et pourtant bien loin d'être désarmée.
Tout sentiment de gaieté s'étiola en revanche rapidement en Vesper, lorsque peu à peu, la peine ressentie par Queen vint affluer en elle. D'abord fin ruisseau serpentant à la lisière de sa conscience, celui-ci grossit peu à peu pour devenir rapidement un torrent bouillonnant et dévastateur, qui vint ravager sa poitrine sous une abyssale détresse. Lorsqu'elle fut assurée que l'absorption fut parachevée, Vesper se leva sans mot dire de sa chaise, après avoir rassemblé les plis de sa robe et pris un mouchoir dans le tiroir de son bureau. Conservant une droiture absolue, face à sa fenêtre, elle essuya alors les joyaux salés perlant à ses yeux. La tristesse de Queen l'avait ébranlée, bien au-delà de ce qu'elle avait anticipé. Sans parler du fait que, en bordure de celle-ci, elle avait entrevu un entrelacs complexe d'émotions qui y étaient liées, mais qu'elle n'avait pu ôter.
Revenant finalement à son bureau, elle s'attacha à reprendre contenance tandis qu'elle versait à nouveau toute son attention sur sa patiente. Le chagrin de la trésorière continuait de la suffoquer, en toile de fond, déployant dans sa poitrine des corolles lancinantes de souffrance – il lui faudrait plusieurs heures avant de se dissiper entièrement, au regard de son intensité – mais elle se devait d'honorer la suite de sa séance.
D'autant plus que Vesper avait un objectif bien précis en vue, que son esprit chamboulé n'avait pas pour autant omis.
« Me confirmez-vous l'efficience de mon retrait ? Vous ne devez normalement conserver qu'une réminiscence froide et distanciée de votre chagrin, comme un lointain souvenir. » Sa voix s'était parée d'une grande douceur, allant de pair avec sa terrible tristesse, et elle s'était efforcée d'en supprimer tout tressautement.
Puis, sans perdre davantage de temps, Vesper releva la manche de sa robe d'une main, avec une lenteur délibérée. Le tissu glissa sur sa peau silencieusement et dévoila son avant-bras, sur lequel se dessinaient les contours caractéristiques d'un tatouage. Un crâne reposant sur un livre, se détachant sur un sceau à multiples embranchements.
« Connaissez-vous ce symbole… ? Il est propre à une organisation, appelée la Cabale, œuvrant dans l'ombre et responsable de bien des méfaits… Dont le meurtre de vos parents, Nienor et Billus Milan. »
Les mots de Vesper avaient dû produire l'effet d'un pavé dans la marre, délibérément et à dessein. Prenant le temps de détailler les réactions de son interlocutrice, elle poursuivit, sans se départir de son ton calme et implacable :
« Je peux entrevoir, dans le sillage de cette tristesse que vous m'aviez confiée, le désir de les venger. Sachez que je peux également vous aider dans ce dessein. » Bien sûr, ce n'était pas désintéressé, mais quel était le mal à allier leurs forces ? Elle poursuivit, sur un ton plus énigmatique, mais sans douter que Queen saurait lire entre les lignes : « Quoi de mieux que de pénétrer dans l'antre du loup, pour mieux le débusquer ? »
Vesper l'avait décelé, la muraille de vanité de Queen ne faisait qu'enclore la citadelle de ses souffrances. Et si elle l'avait en partie libérée, en absorbant l'une d'entre elles, elle souhaitait lui offrir bien plus.
Aussi glaciale que les sentiments propre au désespoir, la main de Vesper avait su lui indiquer la marche à suivre. Son pouvoir s’était infiltré en elle comme l’eau chaude sous la glace, fissurant l’ancrage de sa souffrance, lui arrachant sans vergogne. Elle ne la retint pas. Qu’elle s’en aille elle et la faiblesse qu’elle portait en son sein ! Elle n’en voulait pas, elle n’en avait jamais voulu. Une goutte dans l’océan, ses sentiments se diluèrent un peu, les vagues commencèrent à refluer. De manière imperceptible d’abord, si bien qu’elle manqua de demander à la jeune Devern si elle comptait tâter sa peau de glabre encore longtemps, puis peu à peu tout devint plus clair. La chaleur reprit sa place aux creux de sa poitrine, la douleur s’évapora comme neige au soleil. L’enveloppe en verre du bocal s’affina jusqu’à exploser en millier de bris de verre qui retombèrent autour d’elle en une pluie multicolore. Queen eut l’impression de redécouvrir le monde, que soudainement toutes les horloges de l’univers s’étaient remise à cliqueter comme des métronomes. La glace ne la consumait plus. Elle brûlait d'émotion.
Alors que Vesper quittait quelques instants le bureau, Queen prit une grande inspiration. La première depuis bien longtemps. Elle avait enfin atteint la surface et un rire hystérique manqua d’échapper à sa gorge. Elle le retint à grand peine, c’eut été inconvenant. Mais l’air qu’elle arborait, serein, triomphant et déterminé se suffisait à lui même. Même les yeux rougit de son vis-à-vis ne lui firent pas regretter car si cette peine revenait la cueillir elle s’y noierait sans retour possible ; elle préférait laisser ça à quelqu’un d’autre.
- Oui. Répondit-elle d’un air absent, bien trop occupé à apprécier sa nouvelle liberté.
Elle ne remarqua pas immédiatement la manche qui se remonta pour dévoiler sur la peau d’albâtre une marque aussi visible qu’une tache sur du papier. A ce moment là, les quelques restant de glace qui avaient persisté s’embrasèrent.
La sidération était une sensation qui lui était parfaitement étrangère. Même la peur ne l’avait jamais ainsi cloué sur place. Ses grand yeux bleus, baissés sur l’avant-bras aussi fin que pâle qui se reflétait dedans, étaient animés par une flamme qui couvait depuis des jours. Elle n’était jusqu’à lors étouffé que par un sentiment devenu souvenir. Le tatouage avait été un vent de sud, brûlant, vivace, qui l’avait ravivé. Pourtant Queen n’esquissa pas le moindre mouvement. Elle regarda seulement, tentant de se raccrocher aux mots de Vesper alors qu’elle avait l’impression de se perdre dans son propre esprit.
Heureusement, le cerveau de la trésorière avait été conditionner à dévorer toutes les informations qui parvenaient à ses oreilles. La jeune Milan était impulsive et dès qu’elle eut terminé sa phrase, sa main se leva. Semblable à une valse, un tango même, ses doigts s’agitèrent et en un claquement Queen entoura Vesper de myriade de petits piques de sève. Pointus comme des aiguilles, prêt à creuser leur chemin au travers du corps de ce qui semblait extrêmement proche d’un ennemi.
« Ce serait dommage, un si joli visage... » Songea-t-elle alors que son air se renfrognait seconde après seconde.
Naguère elle n’aurait pas fait preuve d’une telle impulsivité. Mais la donne avait changé, plus que sa vie, elle devait laver l’honneur de sa famille. Ses parents s’étaient laissés abattre, elle ne tenait pas à subir un sort aussi lamentable. Si pour cela elle devait être la première à tirer ses lames, qu’elles fussent de sève ou de métal, alors elle le ferait.
- Pourquoi trahiriez vous les votre subitement ? Siffla-t-elle la mâchoire contractée. Sa main droite restait levée, maintenant les petits aiguillons de sève en direction de Vesper sans la mettre dans un danger immédiat. Sa main gauche, elle, se tenait prête à palier au moindre geste qu’elle pourrait esquisser dans l’optique de lui nuire. - Pourquoi voudriez-vous faire de moi votre loup ? Me pensez vous si crédule ? Qui vous envoie ! Son regard flamboyait, lui intimant de répondre, mais bien vite il se baissa de nouveau sur la marque qu’elle portait. Aucun doute, il s’agissait bien de la marque que Andra avait ramené du domaine. Leur seul indice. Et elle l’avait trouvé sans même le chercher. Soit elle était un génie, soit Lucy se jouait une nouvelle fois d’elle.
« C’est une chance » lui souffla soudainement sa conscience. « Une chance de redorer le blason de ta famille, d’écraser tes ennemis et plus encore » poursuivit-elle alors que sur ses traits s’affichait ouvertement un dilemme cornélien.
- Je vous écoute. Dit-elle en relâchant légèrement la tension de ses aiguilles.
Toutefois, si elle avait présagé une défiance de la part de son interlocutrice suite à ses propos – tout à fait légitime, mais qu'elle pensait pouvoir abattre, forte des arguments qu'elle avait déjà soigneusement préparé et répété en amont – Vesper ne s'était aucunement attendue aux conséquences de sa proposition. Elle eut tout juste le temps de voir la main de l'héritière se lever et ses doigts s'animer en un ballet mystérieux. Aussitôt, son sourcil était venu s'arquer, s'infléchir d'une interrogation qu'elle n'eût le temps de formuler. Un battement de cœur plus tard, Vesper était en effet cerclée par une infinité d'aiguilles de sève, orfévrées par la noble et dont les pointes acérées narguaient sa peau, prêtes à la cribler au moindre faux pas.
Le masque de froideur, qui ne quittait d'ordinaire jamais la psychologue, se décomposa. Jusqu'alors modelé par son assurance à toute épreuve, tissée au fil des manœuvres accomplies avec succès et sans guère d'anicroche – jusqu'à ce jour, tout du moins – il ne trouva plus d'ancrage dans sa confiance réduite en lambeaux, et se délita. Dans le regard de Vesper vacillèrent le doute et l'effroi, et sa robe s'imprégna bien vite de sueur, qui perla également en fines gouttelettes le long de ses tempes.
Alors que Queen égrenait ses premières questions, heureusement encore disposée à discuter malgré la menace latente qui sourdait de sa voix et de ses épines de sève, Vesper demeura silencieuse. Elle pouvait lire sur les traits de la trésorière, l'hésitation la tenaillant devant le dilemme qu'elle affrontait. Puis, finalement, lorsque Queen entreprit de dissiper quelque peu la tension des aiguilles toujours dardées sur Vesper, cette dernière s'autorisa un léger soupir de soulagement. L'héritière Milan l'invitait à parler. La sommait, plutôt, tout en la sondant avec cette autorité implacable. Mais c'était déjà beaucoup, aux yeux de Vesper, qui pouvait ainsi possiblement éviter une fatale séance d'acupuncture.
D'une voix calme, mais dans laquelle toute la superbe s'était érodée, Vesper lui répondit alors :
« Je comprends votre défiance, ma manœuvre a en effet tout d'une trahison… En revanche, sachez que celle-ci n'est que partielle. »
Espérant avoir arrimé l'attention de la trésorière, dont le regard semblait rester toutefois plissé de méfiance, Vesper prit le soin de développer ses dires.
« Voyez-vous, la Cabale est actuellement en proie à des dissentions internes. Elle se trouve scindée… en deux camps. L'un voue son allégeance au Marcheur, le créateur de la Cabale et, plus que tout, son berger, tandis que l'autre camp est partisan de l'Amarante, une triade de conseillers régissant chacun des trois cercles de l'organisation. Le Marcheur s'était en effet absenté un temps, avant de réapparaître il y a deux ans. Certains membres ayant prospéré en son absence craignent de le voir retrouver une position de pouvoir, et souhaitent le cantonner à un rôle purement symbolique. »
Cette scission politique était le terreau d'un conflit interne pouvant être vu comme menaçant pour l'avenir de la Cabale, mais aux yeux de Vesper, elle offrait surtout des perspectives de renouveau sans précédent. La psychologue ne cautionnait en effet l'Amarante, ces derniers refusant de lui accorder les fonds nécessaires pour les recherches sur la maladie de Main d'Argent, en dépit de tout ce qu'elle avait déjà réalisé pour eux. De parfaits ingrats.
« Je soutiens pour ma part le Marcheur, pour des raisons qui me sont propres. Il me faut ainsi fragiliser l'Amarante, et vous êtes pour cela ma meilleure opportunité. »
Une opportunité qui risquait peut-être de lui coûter la vie, mais tout n'était pas encore perdu. Après tout, Queen avait accepté de l'écouter jusque là.
« Si vous acceptez d'intégrer la Cabale, vous aurez toute latitude pour vous venger auprès de l'Amarante, qui sont les commanditaires de l'assassinat de vos géniteurs. Je ne m'y opposerai pas, et m'assurerai d'un parfait silence quant à vos desseins, tout en vous offrant mon aide. Bien sûr, il vous faudra employer une certaine adresse pour arriver à vos fins, mais je n'en attends pas moins d'une Milan… Que pensez-vous de mon offre ? »
Il n'y avait plus qu'à espérer qu'avec ces précisions, Queen serait encline à accepter ce partenariat mutuellement profitable.
Elle était assise dans un coin de la pièce non loin de sa mère. Un boudoir qu'elle ne réservait qu’à des invités très spéciaux. Ses jambes, trop courtes, se balançaient d’avant en arrière en signe d’ennuis et faisaient rebondir ses couettes sur son crâne. Un peu plus loin attablée à un bureau de bois sombre, le regard incisive et glacial, se tenait Nienor. C’était une femme de grandeur. Aussi pourrit fut son âme, l’aura qu’elle dégageait était aussi enivrante qu’écrasante.
« - Pourquoi devrais-je vous croire ? Qu’avez vous à y gagner ? » Avait demandé la voix douce comme une plume de sa mère.
« - Ma chère Nienor, vous avez tout à gagner et moi aussi. » Plaidait l’homme, de plus en plus mal à l’aise à cause du regard scrutateur qui dardait sur lui. « - Rejoignez nos rangs. Aidez moi à gravir les échelons et je vous aiderais en retour à vous débarrasser de vos ennemis ! » Certain de son argumentation, il avait sourit chaudement. Trop.
Lui ne l’avait sûrement pas vu venir, Queen si. Elle connaissait sa mère mieux que quiconque dans ce manoir en dehors de son père. Elle avait vu danser dans ses yeux les lueurs de crainte, de paranoïa mais également celles vicieuses, qui caractérisait ce côté de sa génitrice qu’elle redoutait au-delà de tout. Cet homme ne ressortirait pas vivant de leur domaine. Queen savait et elle s’était contentée de baisser les yeux sur ses chaussures au vernis noirs tout en fredonnant la comptine de son enfance.
« - Le petit pimplume marche marche marche
Il rencontre en chemin un terrible gredin… »
Le bruit mat d’un corps qui tombe lourdement se fit entendre.
« - Le terrible gredin, s’enfuit soudain
Car il avait vu… »
Des bruits de pas se rapprochèrent d’elle, lents et sereins. Elle ferma les yeux, fredonnant plus fort que jamais dans son fort intérieur
« Un horrible... »
« - Queen. »
La voix dans sa tête avait hurlée à s’en arracher les cordes vocales.
Les années forgent l’expérience, lui disait sa mère. Et c’était vrai. Grâce à elle Queen avait maîtrisé bien des domaines, bien des paraître que nul n’aurait pu lui enseigner aussi adroitement. Elle avait pu voir de ses propres yeux, entendre, jauger et juger des actions qui lui avaient été soumises jusqu’à se faire sa propre idée. Aujourd’hui était une occasion en or pour mettre ses efforts en application. La jeune Milan n’était pas sa mère ; elle ne souhaitait pas l’être. L’expérience aurait dû lui souffler d’enfoncer ses aiguilles dans le corps de la Devern sans même lui laisser le temps de crier à l’aide. C’est ce que Nienor aurait fait. Ce qu’une personne sensé aurait fait.
- Je ne sais dire si vous êtes une femme extrêmement maline ou folle à liée. Finit-elle par lâcher. Sa main se contracta brusquement. Les épines, au lieu d’avancer, explosèrent en de léger « plop » pour retomber en pluie d’or et d’ambre sur le sol. - Qu’est-ce qui me prouve que vous ne tentez pas de m’approcher pour me faire subir le même sort qu’à mes parents ? Sa voix était tranchante. - Auquel cas vous mettre à mort ici et maintenant serait l’option la plus enviable. Même si, lucide, Queen se doutait qu’elle ne sortirait pas du domaine en vie. Comme n’importe quel noble, elle était prête à parier que Vesper avait ses protecteurs et aussi pratique soit son pouvoir il avait ses limites, au moins autant que ses techniques de combat. Si seulement elle avait pu connaître le nom de l’assassin ou même du commanditaire… « C’est ça… » son esprit se raviva comme des braises sur lesquelles on vient de souffler.
- Je ne suis pas ma mère. Souffla-t-elle plus pour elle-même que pour son vis-à-vis. - Donnez moi le nom de celui à l’origine de leurs morts et je rejoindrais vos rangs. Je vous laisserais vous pavaner et minauder en leur laissant penser que je suis un traitre à mon propre sang. Je leur ferait croire à mon allégeance la plus sincère à votre cause. Et, lorsque viendra mon moment je frapperais. Un soupire las lui échappa puis elle se redressa sur sa chaise avant de laisser son regard couler jusqu’à une fenêtre donnant sur l’extérieur, lâchant Vesper des yeux pour la première fois depuis qu’elle avait découvert sa marque. - Mais si j’apprends ou remarque que vous tentez de me duper, je vous tuerais. Je ne sais comment mais je suis pleine de ressource et je le ferais. Pour l’heure soyons… Amies. Un sourire énigmatique sabra son visage lorsqu’elle lui tendit la main.
Mourir, voilà qui était une perspective bien peu attrayante. Mais à vrai dire, la psychologue craignait moins la mort que l'échec. Si elle devait trépasser, ici et maintenant, dans l'antre de ce coquet bureau au sein duquel elle ourdissait bien – trop – de manigances, elle en tirerait surtout l'amertume d'avoir failli à sa mission. Elle mourrait avec le regret de sceller, par son déclin, le sort de celui dont à elle cherchait à tout prix à préserver l'existence.
Mais, heureusement, ce jour n'était point advenu. Queen lui accordait un sursis. Lorsque ses épines de sève se dissipèrent, ruisselant en une pluie scintillante jusqu'au sol, Vesper sentit un profond soulagement l'éteindre Elle allait vivre, et Main d'Argent également. Enfin, très certainement, car tout ceci la rapprochait plus que jamais de l'atteinte de ses objectifs.
« Vous m'en voyez honorée… et quelque peu soulagée, je dois le concéder. » répondit-elle à son interlocutrice en toute sincérité, un fantôme de sourire abandonné sur le mince ourlé grenat de ses lèvres, alors qu'elle coulait sa main dans la sienne et scellait cette amitié balbutiante mais déjà si prometteuse.
L'adrénaline de ces récents échanges l'ayant exténuée, Vesper dut déployer des efforts pour rester debout, dans cette posture d'une droiture d'apparence sereine et hiératique, et ne point céder à cette prégnante envie de s'effondrer sur l'un des fauteuils grassement capitonnés. Mais elle ne pouvait se relâcher maintenant. Elle se devait de préserver toute sa dignité et sa contenance. Il ne s'agissait pas de faillir maintenant.
« Vous endossez en effet un risque, en prenant pour cristal comptant mes paroles. Je pourrais tout à fait vous tromper, et je n'ai aucun moyen de vous prouver présentement la véracité de mes propos. Mais je suis ravie que vous preniez le parti de me croire, pour l'heure. Je ne peux que vous assurer que vous ne le regretterez aucunement. »
Queen l'avait laissé entrevoir, dans un souffle adressé à elle-même mais que Vesper avait bien perçu : elle n'était point Nienor. En cela, la psychologue avait misé juste. Par ailleurs, l'absence de sa tristesse, depuis que Vesper l'en avait effeuillée, ne paraissait point avoir affecté son désir de vengeance, qui semblait toujours autant l'animer de ce feu insatiable - la détermination perçant dans ses dires en avait attesté. Il était donc temps de lui annoncer le nom tant attendu du responsable…
« L'homme qui a commandité l'assassinat de vos parents se nomme Andreï Sovereign, ou l'Augure. Il est le conseiller de l'Amarante qui dirige le cercle de la Moisson. »
Laissant s'épanouir un bref silence pour laisser à l'héritière le temps d'intégrer cette précieuse information, Vesper poursuivit :
« La Cabale est en effet composée de trois cercles : le Verbe, la vitrine de l'organisation, composée des Parleurs, des membres d'influence tissant des liens profitables pour faire perdurer les ressources de la Cabale ; le Manuscrit, se composant des Scribes, versé dans la recherche de savoirs ; Enfin, la Moisson, dont les membres, appelés les Moissonneurs, exécutent dans l'ombre les plus basses besognes. Il vous faudra choisir l'un d'entre eux. »
Sa position en tant que noble la prédisposait à rejoindre le cercle du Verbe, mais celui de la Moisson lui permettrait sans doute d'approcher plus facilement l'Amarante. Il incombait à Queen de décider quel choix serait le plus opportun pour accomplir ses desseins.
« Par ailleurs, notre organisation exige de la part des nouveaux membres souhaitant la rejoindre, qu'ils accomplissent… un service, pour elle, au préalable. Une épreuve d'entrée, si l'on peut dire, visant à éprouver la loyauté de ceux qui prétendent vouloir la servir. Pour remplir ce pré-requis, il vous faudra me transmettre les données des comptes de plusieurs personnalités influentes, dont je vous fournirai la liste. »
En tant que trésorière royale, Queen avait en effet accès à des données de choix sur certaines sommités ciblées par la Cabale. Son épreuve d'entrée était ainsi toute trouvée.
« Si cela vous paraît acceptable, nous pouvons définitivement sceller notre accord. »
Un sourire, à nouveau, fendit le faciès de Vesper, et il s'agissait sans doute de l'un des plus éclatants qu'elle avait adressé, et ce depuis fort longtemps. L'Amarante allait tomber, grâce à l'héritière Milan, et elle avait déjà hâte d'assister à sa déchéance.
Queen écouta avec attentions les informations que lui distribuait Vesper. Elle avait encore du mal à croire que tout c’était passé aussi facilement. « Ce n’est que le début d’une longue aventure... » lui rappela cependant sa conscience. « L’étape la plus aisée. » Et c’était une terrifiante vérité. En se plaçant au sein même de cette institution, Queen mettait en jeu son titre, son rang mais également sa réputation. Il y avait aussi sa vie. Mais que serait-elle si elle perdait tout le reste ? Que lui resterait-il ? « Rien. Une vie qui ne vaudra pas la peine d’être vécue. » se répondit-elle. Car Queen avait été faite, travaillée, afin de répondre aux attentes du gouvernement. Sa vie entière avait été régit par l’ambition de sa mère. Si demain elle perdait tout, que ferait-elle ? Retourner la terre alors qu’elle n’avait jamais tenu entre ses doigts un outil de jardinage ? Impossible ! Se marierait-elle à un prolétaire qui lui permettrait au moins de manger un quignon de pain rassit ? La mort lui était largement préférable.
- Il y a toujours un prix à payer, n’est-ce pas ? La question rhétorique et l’air faussement hilare qu’elle emprunta le confirma. Toutefois elle ne mit pas longtemps à répondre après s’être levée de son fauteuil. - Qu’il en soit ainsi. Un sourire égal, mais bien moins resplendissant répondit à celui de la jeune Devern.
Il leur restait un long chemin à parcourir, semé d’embûches, d’horreur et de désillusion. Mais c’était la route pour atteindre la rédemption, pour venger ses parents et redorer son nom. Les gens se souviendraient que s’en prendre à un Milan ne reste pas impuni et que Queen n’était pas qu’une simple potiche apte à revêtir sa plus jolie robe afin de compter les cristaux de la couronne. Un jour viendrait où elle tiendrait la cabale dans le creux de sa main et elle les broierait pour n’en laisser que des cendres. Mais pour l’heure elle devait commencer par le commencement et pour cela il lui était impératif de rentrer à la capitale. Une fois les noms en sa possession, le véritable tour de force commencerait.
- Je ne sais pas où nous mènera le chemin que nous empruntons. Souffla Queen après s'être saisie de sa cape pour la passer sur ses épaules. Elle s'était ensuite dirigée vers la sortie. - Je vous dis à bientôt... Vesper... Un sourire se dessina aux coins de ses lèvres avant de disparaitre derrière le tissu.
En s’enfonçant dans les ruelles du Grand Port, Queen songea à tout ce qui allait changer dans sa vie. Mais également aux informations qui venaient de lui être dévoilées. Elle se demanda si elle était en mesure de mettre à mort afin de rejoindre le cercle de la moisson, si elle serait capable de remplir les pré-requis. La réponse fut sans surprise négative. Queen ne se salirait pas les mains. Pas sur de simples badauds. Non. Elle décida de réserver l’ultime flétrissement de son âme à l’Augure et à lui seul. Jusque là la trésorière intégrerait le cercle du verbe.