Son engouement s’était vite éteint quand il était arrivé au village. Il y avait dans cette petite bourgade une montagne de problème et de sentiments négatifs. Aord avait eu un mal fou pour tenir son sermon tellement les gens étaient à cran. Il n’y avait pas prêté plus d’attention que cela, mais à la fin il avait fini par poser la question fatidique. Qu’est-ce qui pouvait autant tourmenter les citoyens ? On lui expliqua de manière assez confuse qu’une sauvageonne avait attaqué à plusieurs reprises des villageois et que tous s’inquiétaient pour leur sécurité. Une histoire surréaliste. Malheureusement, maintenant qu’il avait demandé, c’était comme s’il avait plongé dans cet océan de problèmes la tête la première. Les villageois le harcelaient pour savoir quoi faire, comment prier Lucy pour chasser l’intruse.
Vous êtes un frère, vous pourriez aller lui parler !
Des murmures d’assentiment se firent entendre dans la foule. Aord mourut intérieurement en entendant cette proposition. Il n’avait aucune envie d’aller se faire casser la tronche par une folle furieuse sortie des bois. Cependant, il était coincé maintenant, obligé de suivre les demandes des fidèles, sinon quelle image allait-il donner du temple ? C’était aussi son travail de les rassurer et c’était pour cette raison qu’il avait été envoyé ici.
C’est donc comme cela qu’il s’était retrouvé aux abords de la forêt en soirée avec la désagréable impression de s’être fait avoir. L’orée des bois ne lui disait rien qui vaille, mais il pénétra quand même dans la forêt. Il chercha un bon moment où se trouvait le fameux « arbre à sac » dont lui avaient parlé les villageois. C’était ici que la sauvageonne gardait ses précieux trésors. Il finit cependant par le trouver, mais l’endroit était désert. On lui avait dit qu’elle n’attaquait que quand on s’approchait trop près de ses affaires, alors Aord se garda bien d’y toucher. À la place, il s’assit en tailleur à bonne distance de l’arbre et parla dans le vide.
Cheeko ? Tu es là ? Je suis le frère Svenn. Les villageois m’ont envoyé parce qu’ils sont inquiets pour toi.
Il scruta les environs espérant y apercevoir la jeune fille. C’était tellement désagréable de se sentir observer comme ça…
Même endroit. Mêmes jours. Mêmes horaires.
La marchandise ?
Même endroit. Même disposition. Même contenu.
Si cette routine était suivie à la lettre, peut-être que cette fois-ci, les chose se passeraient différemment.
D'une certaine manière, les choses se passent différemment chaque jours. Parfois, personne ne s'approche. D'autres fois, des gens approchent. A partir de là, d'autres branches possibles naissent, et ainsi de suite. Pourtant, la fin est toujours la même. Les citoyens fuient de peur. Ou alors ils paniquent, ou alors ils se font agresser par la sauvageonne. Personne ne se demande si elle s'est sentie agressée, en danger, ou si elle a réellement de mauvaises intentions comme de nombreux civils s'en laissent convaincre.
Ce soir, Cheeko peut observer un homme tout à fait inédit à sa connaissance. Si lui ne tourne pas en rond pendant des dizaines de minutes au loin ou n'approche pas directement sans faire preuve de la moindre prudence, cet homme-ci s'assied en tailleur. Il fait face au fameux "arbre à sacs", et sans vraiment le savoir, à Cheeko qui l'observe depuis sa cachette.
Il lui faudra peut-être quelques instants mais peut-être que cet homme, comme la plupart de ses prédécesseurs, remarquera ces deux orbes dorés qui sont solidement fixés sur sa personne. Une paire d'yeux qui ne se trouve ni à côté de l'arbre, ni ailleurs au niveau du sol, mais entre les branches et les feuillages de son tronc habituel. Ce n'est pas en regardant un peu mieux qu'il arrivera à définir sa silhouette. Il fait trop sombre pour ça. Quand bien même la lune éclairerait cette nuit en particulier, les feuilles la cachent dans leur ombre.
Frère Svenn : "Cheeko ? Tu es là ? Je suis le frère Svenn. Les villageois m’ont envoyé parce qu’ils sont inquiets pour toi."
Rares sont les personnes qui ont directement tenté de communiquer avec la sauvageonne. La nuit, l'orée de la forêt, le son du vent qui brasse les feuilles des arbres et des plantes dans les environs combiné au son des animaux nocturnes... Une âme mal informée pourrait croire que le Frère est ici pour invoquer un esprit.
*Encore. Client ?* Pensa-t-elle.
Aord attendra quelques secondes. Puis une dizaine de secondes supplémentaires. Et, éventuellement, une petite minute. Ce après quoi, la potentielle menace fait finalement un choix. Elle décide de se dévoiler.
Le prêtre de Lucy pourra observer cette effrayante paire d'yeux commencer à se déplacer dans l'ombre. D'abord lentement, puis à une vitesse telle qu'il aura l'impression de la voir tomber de l'arbre. Heureusement, la vérité est légèrement différente. S'aidant de sa queue animale, Cheeko s'agrippe à une branche plus épaisse et se laisse tomber de sorte à ce qu'elle se retrouve tête à l'envers, tournée vers le Frère. Désormais entièrement visible depuis cette position, elle examine l'homme plus en détail tandis qu'il pourra lui rendre son regard observateur.
Pas un mot.
Pas un son.
Cheeko attend.
Il resta donc assis au même endroit scrutant la pénombre pour essayer de trouver le moindre indice trahissant la présence d’une autre personne. C’est alors qu’il les vit. Deux yeux jaunes luisaient parmi les branchages et semblaient l’observer avec attention. Leur intensité changea aussitôt qu’ils eurent remarqué qu’on les avait repérés. Aord déglutit tandis qu’un frisson lui parcourait l’échine. Il comprenait maintenant pourquoi les villageois étaient si terrifiés en la voyant. Son regard était … dérangeant, presque animal. Cependant, le frère ne se laissa pas impressionner, il avait vécu des aventures bien plus terrifiantes et stressantes, sans compter qu’il travaillait avec des morts-vivants toute la journée, alors une fille mi-homme mi-bête, ce n’était pas grand-chose ! Il se contenta donc de lui adresser son meilleur sourire pour la mettre en confiance, attendant qu’elle fasse le premier pas, maintenant qu’il avait réussi à capter son intention. Difficile de distinguer le reste de son corps dans la pénombre, elle aurait très bien pu rester cachée sans que le frère ne la repère. C’était un peu rassurant de savoir qu’elle n’allait pas l’observer depuis les ombres.
La créature finit enfin par se décider à descendre, intriguée par le silence et la patience d’Aord. Il continua de sourire pendant toute sa descente, ne faisant pas un seul mouvement pour ne pas l’effrayer. Il est à noter, cependant, que le corps du frère se tendit malgré lui pour être prêt à réagir en cas d’attaque. Il avait déjà donné dans les attaques-surprises avec Klarion, maintenant il restait plus prudent. La jeune fille était bien différente de ce qu’on lui avait raconté. Autrefois, ses cheveux étaient si colorés et son visage plus humain. Maintenant, elle ressemblait à un patchwork entre une humaine et un animal. Si Aord avait été un villageois quelconque sans aucune éducation, il se serait sûrement enfui dans la minute, mais il était plus intelligent que ça. Un frère était avant tout un homme de lettres et lui était en plus de ça un voyageur accompli. Il ne s’arrêterait pas aux simples apparences.
Elle s’était arrêtée en bas de l’arbre, n’avançant plus d’un pouce. Elle attendait. Aord réfléchit, il ne savait pas grand-chose sur elle, donc difficile d’inférer une quelconque intention à son comportement. Il s’était présenté donc elle n’attendait pas qu’il en dise plus sur lui. Le frère se gratta la tête en réfléchissant.
Désolé de te déranger à cette heure, je viens juste de finir mes prières avec les villageois. Ils m’ont beaucoup parlé de toi.
Et pas qu’en bien, pensa-t-il. Certes, ils lui avaient parlé de l’époque où la jeune fille n’était qu’une petite vendeuse d’herbe toute charmante qui apportait ses cueillettes au village pour gagner deux ou trois cristaux, mis maintenant ils ne pensaient que du mal d’elle pour la plupart. C’était désolant de voir la vitesse à laquelle les jugements tombaient. Pour l’instant, Aord n’avait aucune raison de penser comme eux, mais alors que devait-il dire ? Il avisa les sacs derrière la jeune fille et eut une idée soudaine. Elle avait été une vendeuse, peut-être l’était-elle encore ? Après tout, pourquoi collectionner autant de plantes pour simplement les admirer toute la journée pendant qu’elles pourrissaient au pied d’un arbre ? Le frère leva lentement le doigt en direction de son trésor avant de continuer.
Je voulais savoir, tu vends toujours tes herbes ? Tu pourrais me montrer ce que tu as récolté ?
À force de parler, le frère se détendait un peu. Le dialogue diminuait toujours un peu le stress, car il vous sortait de vos pensées. Le visage d’Aord affichait toujours un sourire bienveillant dont seuls les religieux avaient le secret. Pour accompagner son geste, il fit teinter sa bourse pas très bien garnie, mais suffisamment pleine pour que le son des cristaux soit bien reconnaissable. Il ne lui restait plus qu’à attendre de voir comment elle allait réagir.
Frère Svenn : "Désolé de te déranger à cette heure, je viens juste de finir mes prières avec les villageois. Ils m’ont beaucoup parlé de toi."
*Prières ? Prières...* Cheeko penche la tête sur le côté, sa curiosité piquée.
Frère Svenn : "Je voulais savoir, tu vends toujours tes herbes ? Tu pourrais me montrer ce que tu as récolté ?"
Prières et envie de commercer... Pour la sauvageonne, rien de ce qu'il dit n'a du sens. Elle comprend les mots, leur signification reste souvent un mystère. Bien plus qu'autrefois. Qu'importe, se dit-elle. Il valait mieux qu'elle se dépêche avant que celui-ci ne parte aussi en courant. Le son des cristaux n'a su échapper aux oreilles de la vendeuse, raison de plus pour se hâter.
Se déplaçant jusqu'à pouvoir atteindre ses sacs avec ses mains, elle desserre une sorte de lacet permettant à l'un des sacs de s'ouvrir, puis le pousse légèrement en avant de sorte à ce que quelques herbes en tombent. Elles ne sont pas de la meilleure qualité, et quiconque s'en approcherait pour les examiner le remarquerait immédiatement. Il fut un temps où elles étaient traitées avec tant de soin... Ceci fait, Cheeko reste en arrière, à moitié cachée par son arbre. Pour la première fois de la soirée, le prêtre allait pouvoir entendre la voix abimée de la sauvageonne, autrefois si mélodieuse.
Cheeko : "Herbe." Dit-elle tant bien que mal pour présenter sa marchandise. "Cheeko pren... Prende cristaux."
La marchande de la forêt était donc prête à échanger sa marchandise contre des cristaux. Combien ? Sait-elle toujours compter ? Se souvient-elle seulement de comment fonctionne un échange équitable ? Au Frère de le découvrir.
- HRP:
- J'ai tiré un gage avatar au tirage d'Aryon et du coup je dos garder cette horreur deux semaines.
Que lui était-il arrivé ? La jeune femme qui se tenait devant lui n’avait rien à voir avec la description qu’en avaient fait les villageois. Comment en était-elle arrivée là ? Il était bien inutile de lui demander, car parler semblait être une tâche trop compliquée pour elle. Aord ne savait pas si elle avait des difficultés à articuler ou si c’était son vocabulaire qui était bien trop limité. Il était certain qu’elle aurait de grandes difficultés à communiquer avec le reste de la population locale dans l’état. Aord réfléchissait silencieusement en la regardant s’approcher des sacs pour vider leur contenu devant ses yeux. Elle ne semblait pas aussi hostile que les habitants le disaient. Il suffisait d’être respectueux de son « espace vital », malheureusement les voyageurs ne pouvaient pas deviner au premier coup d’œil ces sacs étaient une boutique à ciel ouvert. Il pourrait demander à ce qu’on mette une pancarte ? Est-ce que Cheeko accepterait ? Il devrait peut-être gagner sa confiance d’abord afin d’améliorer ses relations avec les autres habitants.
Un sourire radieux se dessina sur le visage du frère quand elle lui proposa de prendre ses cristaux. Voilà qu’ils parlaient enfin la même langue. Il se releva doucement pour s’approcher du tas d’herbe. Le frère prit soin d’approcher le plus lentement possible pour ne pas l’effrayer ou lui laisser penser qu’il allait lui voler sa marchandise. Arrivé à portée des herbes si Cheeko ne le repoussait pas, il s’assoirait devant pour les inspecter. Il se contenta d’abord de les toucher avec le regard pour ne pas la provoquer. Il ne s’y connaissait pas vraiment en herbes, mais il était certain que ce qu’il avait sous ses yeux n’était pas de la première qualité. Certaines pouvaient encore servir malgré tout.
Plutôt que de prendre les herbes à la main et de lui donner les cristaux comme lors d’un achat normal, Aord préféra opérer autrement. Son but n’était pas d’acheter un tas d’herbe, mais de nouer un lien avec la jeune femme et pour cela il allait devoir la faire sortir de derrière son arbre. C’est donc tout naturellement qu’il sortit sa bourse et renversa les cristaux dans sa main gauche. Il en prit deux dans son autre main et la tendit en direction de la jeune fille lui présentant deux cristaux noirs à la lumière de la lune.
Cristaux pour toi. Combien herbes pour moi ?
Il avait volontairement raccourci sa phrase constatant que les phrases trop compliquées n’étaient pas vraiment comprises par la sauvageonne. Aord désigna du menton le tas d’herbes à ses pieds. Son attitude était toujours bienveillante et sans animosité. Même si elle réagissait mal, il resterait calme sauf si elle attaquait bien sûr. Il n’était pas fou à ce point !
Besoin herbe … cuisine !
Il mima l’acte de manger pour bien faire passer son message. Avec ses deux questions, il testait sa capacité à marchander ainsi que ses connaissances sur sa marchandise. Si elle en était capable, établir un lien avec les villageois serait bien plus simple.
A son rythme, il approche des sacs jusqu'à pouvoir s'asseoir juste devant. Là, dans cette position, il n'aurait aucune chance de fuir si un animal sauvage sortait soudainement des buissons pour le dévorer. Mais cela n'arrivera pas, pas ici en tout cas. Qui plus est, il s'agit d'un autre signe de paix pour la sauvageonne. Il n'a pas de mauvaises intenti-*Non. Prudence. Monstre bien caché. Cheeko sent. Cheeko sait mieux.*
Et pourtant, le voilà qui prend même la peine de dévoiler lui-même ses cristaux.
Frère Svenn : "Cristaux pour toi. Combien herbes pour moi ?"
*Cristaux... Combien...?*
Ce seul mot résonne dans l'esprit de la sauvageonne malgré la phrase simplifiée. Jamais n'était-elle arrivée jusqu'ici depuis des lustres. Quelle réussite. Quel exploit. Qu'il est frustrant d'arriver jusque là pour échouer si soudainement. Le prix. Le prix. Le prix. Cheeko réfléchit pendant quelques instants, commençant à légèrement se taper le côté de la tête contre l'arbre en répétant le mot "combien" à voix basse sous un soupçon de panique. Combien fait combien ? Telle est la question. Elle ne fait aucun sens, bien sûr.
Frère Svenn : "Besoin herbe … cuisine !"
Encore un mot important. Un mot qu'elle adorait, qui plus est. Cet unique mot la force à s'arrêter d'un coup.
Cheeko : "Cui... Zinne ? Manger...?"
Rien de tel que la nourriture pour captiver un animal sauvage.
La cuisine, c'est... Bon ? De brefs souvenirs de différents goûts lui reviennent, ainsi que différentes émotions qu'elle ne comprend plus. Rien ne fait de sens dans sa tête, mais qu'importe pour celle qui ne réfléchit plus. Si elle ne sait plus compter, si elle ne sait plus ses prix, elle se souvient encore de ce qu'est le principe de l'échange. Un bien contre un autre. Cheeko a les herbes que le Frère veut, et le Frère à les cristaux, mais la sauvageonne ne sait pas combien elle en veut. La solution à ce problème est donc... Manger.
Pendant la bonne minute qui passe, Cheeko est très occupée dans sa propre tête. Elle continue de fixer Aord, et pourtant, c'est comme si elle n'était plus vraiment concentrée sur lui. Elle marmonne même quelques mots de temps à autres, des mots qui ne veulent rien dire. Elle semble finalement venir à une décision. Quittant de seulement quelques centimètres sa pseudo cachette en guise de premier pas, elle fait plusieurs tentatives afin d'arriver à aligner les bons mots dans la bonne phrase.
Cheeko : "Cheeko pas... Plus vou... Veu... Veuloir... Cheeko plus... Veuloir cristaux." Sa manière de parler est lente et malhabile, il est d'autant plus douloureux d'écouter le son de sa voix. On dirait que quelque chose lui aurait lacéré la gorge de l'intérieur. "Chee... Cheeko veut man... Manger. Un peu."
Son intention était claire, comme son regard et son aura venaient de changer au fur et à mesure qu'elle progressait dans ses paroles. Dans ses yeux, on y retrouve brièvement une sorte de lueur un peu nouvelle... Une sorte d'éclair de lucidité.
Cheeko ce n’est pas grave, on va faire autrem …
Manger ? C’était le seul mot qu’elle avait retenu ? Au moins, il semblerait que cela lui ait permis de se remettre de son dilemme. Aord fut heureux de voir qu’elle allait mieux et lui sourit gentiment pour l’encourager sur cette voie. Si l’argent était trop compliqué à utiliser pour elle, peut-être que le troc serait un moyen d’échanger avec elle plus efficace. Aord doutait que qui que ce soit veuille de sa marchandise, mais ce n’était pas le problème le plus pressant, il devait d’abord trouver un moyen de l’approcher avant de lui expliquer comment commercer.
Oui, cuisine pour manger.
Il hocha la tête de manière affirmative en mimant grossièrement l’action de manger. Le frère cherchait une lueur de compréhension dans son regard pour être certain qu’elle ne parlait pas de le manger lui … Ne dit-on pas que prudence est mère de sûreté ? Grâce à Lucy, la sauvageonne ne parlait pas de le manger, mais ne semblait plus du tout intéressée par ses cristaux. C’était peut-être mieux comme ça. Il la voyait mal utiliser de l’argent pour s’acheter quoique ce soit au village. Il valait mieux rester sur une méthode de commerce à l’ancienne. Il lui fit signe qu’il avait compris et rangea immédiatement ses cristaux dans sa bourse. Elle s’était rapprochée de lui, réduisant cet écart de sûreté entre eux. Était-ce un signe de confiance ou les prémices d’une attaque ? Pour l’instant, elle n’avait rien fait qui pourrait lui faire penser à une attitude agressive, alors il l’accueillit avec le sourire en signe d’amitié.
Une idée lui vint. Les villageois donnaient souvent de la nourriture ou de l’argent aux frères de passages pour les remercier de les avoir écoutés. Aord avait donc quelques victuailles dans son sac qui pourraient intéresser la petite sauvageonne. Il tira lentement son sac jusqu’à lui pour fouiller à la recherche de quelque chose à manger. De quoi était fait son régime habituel ? De proie et de baies probablement. Il allait falloir qu’il trouve quelque chose d’original pour elle. Un produit de la cuisine serait parfait pour piquer son intérêt (et celui de son estomac).
Attends une seconde, je dois avoir un reste de tartes aux pommes quelque part … à voilà !
Le frère sortit une petite boîte offerte par une villageoise qui contenait une part de tarte. Il comptait la manger ce soir, mais puisque Cheeko demandait, il était prêt à lui donner. Il souleva lentement le couvercle libérant les effluves de cannelle qu’elle retenait captives. Le frère prit une grande inspiration pour en profiter avant de la proposer à Cheeko.
Tu en veux ?
Il leva un sourcil curieux en attendant sa réponse. Ce n’était pas un cadeau et il n’était pas sûr qu’elle le comprendrait, alors il rajouta.
Moi avoir nourriture pour toi, toi donner herbes à moi et moi donner nourriture à toi. D’accord ?
Il referma la boîte et la posa devant lui pour bien lui faire comprendre qu’elle ne pourrait l’avoir qu’en échange de ses herbes. Il faisait beaucoup d’histoire pour pas grand-chose, sa récolte ne lui servirait probablement à rien vu sa qualité, mais il désirait vraiment être le premier à réussir un échange avec la sauvageonne. C’était uniquement sur un précédent qu’il pourrait bâtir une relation solide entre la petite vendeuse de la forêt et les villageois inquiets.
Cheeko : "Tart-opom..." Répéta bêtement Cheeko à voix basse.
Le Frère fouilla ses affaires quelques instant avant de sortir une sorte de boîte. Ca n'avait pas l'apparence de quelque chose de mangeable, et pourtant, s'en dégageait déjà une odeur appétissante réveillant plus soudainement l'estomac de la sauvageonne. C'est avec une lueur de surprise dans son regard qu'elle observe Svenn ouvrir le boîtier tandis que cette même odeur se répand rapidement dans l'air. Cheeko ne peut se retenir d'inspirer à de multiples reprises. Une nouvelle odeur, une bonne qui plus est ! Avec cette odeur vient son lot de question, la première étant : "Manger ?"
Frère Svenn : "Tu en veux ?"
La sauvageonne ne peut même pas hocher la tête. Trop occupée à sentir cette odeur, ses mains et ses pieds s'accrochent fermement à la terre sous sa position. Elle s'y accroche pour ne pas bondir en avant et dévorer tout de suite le contenu de la boîte. La tâche reste cependant difficile : Elle aime vraiment beaucoup cette odeur.
Frère Svenn : "Moi avoir nourriture pour toi, toi donner herbes à moi et moi donner nourriture à toi. D’accord ?"
Son regard se concentre de nouveau sur le Frère tandis qu'elle réalise ce qu'il venait de lui dire. Sans attendre une seconde de plus, elle se saisit fébrilement de son sac d'herbe et le pousse en avant jusqu'à ce qu'il se retrouve à une distance raisonnable d'Aord. Une distance suffisante pour qu'il puisse considérer ce sac et son contenu comme sien. Toujours à quatre pattes, Cheeko recule d'un mètre en arrière, son regard désormais fixé sur la boîte ouverte et son contenu.
Normalement, elle aurait sauté dessus et se serait presque enfuie avec, mais il ne s'agit ni de cristaux, ni d'une quelconque proie pour son repas de minuit. Cette tarte aux pommes est un bout d'une vie normale qu'elle aurait tant espéré avoir il fut un temps. Maintenant, elle n'en a plus que des bribes de souvenirs incompréhensifs, et pourtant, les sensations et les émotions persistent et continuent d'influer sur ses actions. Alors, au lieu de faire comme la sauvageonne aurait normalement fait, elle tend ses mains en avant et attend aussi calmement que possible son paiement.
Cheeko : "Cheeko tart... Tart-opom."
La jeune femme sembla ne pas comprendre ce qu’il avait voulu lui dire au début, puis elle se précipita soudainement sur le sac d’herbes, et le lui donna sans faire d’histoire. Le troc semblait être une méthode beaucoup plus simple et efficace. Un sourire radieux se dessina sur son visage.
Merci beaucoup, et voilà pour toi !
Aord se leva et posa la boîte dans l’herbe de la même façon qu’elle lui avait donné le sac. Il l’avait posé assez loin pour ne pas empiéter sur son espace personnel. Puis, il prit le sac qu’elle lui avait donné et s’éloigna pour voir ce qu’elle allait faire. Cela n’avait pas été si compliqué au final. Un peu de patience, pas beaucoup de dialogue, une tarte aux pommes et la bête sauvage de la forêt s’était transformée en la marchande qu’elle était autrefois. Aord savait cependant qu’il ne valait mieux ne pas trop tenter la chance. Il était clair qu’on pouvait interagir avec elle, si on s’y prenait correctement, mais il ne valait mieux pas trop la déranger. Il avait vu dans son regard les difficultés avec lesquelles elle composait pour parler ou comprendre. Trop lui en demander risquerait de la braquer, alors le frère préféra se retirer. Il lui fit un petit signe de la main avant de retourner vers le village.
Merci pour les herbes ! Je te ramènerai le sac demain !
Et sans se retourner, il prit la direction du village, laissant la sauvageonne seule avec sa gourmandise. Il était assez tard et tout le monde devait dormir à cette heure. Lui aussi sentait la fatigue le gagner et il ne dirait pas non à une bonne nuit de sommeil ! En rentrant au temple, il déposa le sac d’herbe dans la cuisine et se jeta sous les draps avec un soupir de soulagement.
Le lendemain, Aord fut assailli par les villageois qui s’étonnaient qu’il soit toujours entier après son escapade nocturne à l’orée des bois. Le frère leur raconta en détail sa rencontre nocturne avec Cheeko. Il voyait bien que ses ouailles étaient impressionnées, alors qu’il n’avait fait que se comporter en être humain, tout simplement. Les gens pouvaient être si … fermés parfois.
Vous pensez qu’on peut aller lui acheter des herbes ?
Non, elle ne se sent pas à l’aise quand il y a trop de monde. Il vaut mieux y aller un par un et surtout ne pas parler d’argent. Je l’ai perdu au moment de négocier le prix. Mais, d’abord, je voudrais que vous attendiez avant de tous vous précipiter à sa rencontre. J’ai encore besoin de discuter avec elle …
Aord voulait une nouvelle fois aller à la rencontre de Cheeko pour lui montrer un autre bout de civilisation. Après son sermon du matin, le frère se dirigea vers l’arbre de la sauvageonne. Il avait pris soin de prendre un morceau de rôti froid, cuisiné avec les quelques herbes aromatiques en bon état qu’il avait rapporté la veille. Il emporta aussi un livre de conte illustré par les frères du temple pour pouvoir attendre la jeune femme tranquillement à l’ombre d’un arbre ,et aussi parce qu’il avait une idée derrière la tête.
Il arriva enfin à destination alors que le soleil commençait à atteindre son zénith. Il posa le sac d’herbe vide pas très loin de l’arbre de Cheeko, sans pour autant s’en approcher. Il ne voulait pas qu’elle le prenne pour un voleur. Puis, il s’assit à l’ombre d’un autre arbre proche et commença sa lecture. Il savait qu’elle l’observait ou qu’elle le ferait si elle n’était pas encore là. Il espérait ainsi piquer sa curiosité et l’amener à se dévoiler. En attendant, il était plongé dans sa lecture.
Ainsi, le Frère se leva du sol pour déposer la boîte de nourriture à un bon mètre de la sauvageonne. Peu importe ses mouvements, peu importe sa gestuelle, les défenses de Cheeko étaient plus que baissées. La seule chose qui pourrait la faire passer à l'attaque serait un obstacle entre elle et sa délicieuse tarte aux pommes.
Cheeko : "Aah~!" Un râle d'appréhension, presque mélodieux.
Sans attendre une seconde de plus, elle se jette sur la boîte et sur son contenu. Impossible de faire preuve de retenue, son contenu devait se retrouver dans sa bouche le plus vite possible. Cette odeur n'a qu'assez attisé sa curiosité et sa faim, maintenant elle devait découvrir son goût et déterminer à quel point une tarte pouvait remplir son estomac affamé !
D'un bond, elle se retrouve presque tête la première dans la tarte. Utiliser ses mains ? A quoi bon ? Ce ne sont pas les mains qui mangent, mais la bouche ! Sans se priver de faire du bruit, croque et arrache ses premières bouchées. Puis les suivantes. Puis... Et bien... Elle ne s'arrête pas pour profiter du goût ! Il faut croire qu'elle avait vraiment, vraiment très faim.
En quelques instants, la tarte avait disparu. Cheeko regarde le fond de la boîte désormais vide d'un air contemplateur. *C'était bon.* se dit-elle.
Non seulement la tarte a disparu, mais le Frère aussi s'était volatilisé. Le Frère aux tartes n'est plus là. Quand est-il parti ? ... Ce n'était quand même pas une autre ombre que l'esprit de Cheeko lui fait voir ? Une autre illusion ? Non, pas possible. Un sac de sa marchandise avait bel et bien disparu, et cette boîte existe réellement. L'esprit de la sauvageonne ne lui joue pas des tours, et son estomac satisfait non plus. Le Frère aux tartes n'était pas un rêve.
Quelle étrange nuit !
C'est sur une pensée similaire que la sauvageonne décide de réunir ses quelques affaire -boîte incluse- avant de retourner dans la forêt. Dans sa petite cachette plongée dans le noir pour y faire sa nuit. Habituellement, elle dort dans la journée, mais avec cette tarte et ce semblant de bonne humeur... Elle devait en profiter. Cheeko reviendra dès demain. Cheeko veut savoir si le Frère de la Tarte reviendra. Il ne le saura probablement jamais, mais cette nuit, la sauvageonne ne fera aucun cauchemar. Grâce à lui, elle ne rêvera uniquement que de tartes aux pommes offertes par un gentil monsieur.
Le lendemain...
Etait-ce nécessaire de prendre ses sacs avec elle ? Oui, toujours. Cheeko ne ratera pas l'occasion d'avoir un éventuel client pour obtenir quelques cristaux. Même si ce n'est pas son heure habituelle. Ce n'est pas vraiment sa faute, elle juste si curieuse ! Curieuse de savoir si le Frère aux tartes viendra encore lui rendre visite. Il avait l'air d'être intéressés par les plantes que la sauvageonne avait récolté le jour passé, alors aujourd'hui tandis qu'elle moins de sacs à sa disposition, elle se garderait d'aller chasser du gibier dans la matinée. A la place, il irait ramasser des herbes en tout genre. Après tout, c'est ce qui s'est le mieux vendu jusqu'à présent ! ... Bon, c'est surtout tout ce qui s'est vendu jusqu'ici. Mais si ça peut de nouveau attirer le Frère aux tartes...!
Sacs remplis d'herbes, Cheeko n'avait plus qu'à retourner à son lieu habituel. Le soleil est bien haut dans le ciel. Il est encore très tôt pour elle, par rapport à d'habitude. La lumière lui fait mal aux yeux, elle se voit trop souvent contrainte de passer d'autres branches d'arbres, les plus feuillus, pour éviter le moindre rayon de lumière. Ca ne lui fait pas vraiment de mal, mais elle pense que la lumière lui brûle le corps.
Malgré le parcours de branches un peu différent, elle parvient tout de même à atteindre son lieu et arbre d'échange habituel sans perdre un seul sac d'herbe sur le chemin. La meilleure partie de l'histoire reste à venir, car à son plus grand bonheur et à sa plus grande surprise, le Frère aux tartes est lui aussi présent. Il est juste là, assit à l'ombre d'un arbre à côté, en train de fixer des papiers colorés. Ce n'est pas tout, le sac d'herbe qu'elle lui avait laissé hier est lui aussi de retour ! Quel sac fidèle !
La sauvageonne décide de rester cachée derrière les feuillages. Non seulement pour se cacher de la lumière, mais surtout pour observer le Frère. Pendant plusieurs minutes, elle le fixe sans faire le moindre bruit. Elle essaie de voir et de comprendre ce qu'est en train de regarder l'homme plongé dans son livre. Pour Cheeko, aucun de ces dessins ne font de sens, sans parler des nombreux traits noirs qui semblent former une sorte d'écriture qu'elle ne comprend qu'encore moins.
Tant pis si elle ne comprend pas. Elle n'est pas là pour les choses qu'elle ne comprend pas !
Décidée, Cheeko décide de révéler sa présence à sa manière. C'est à dire, en faisant du bruit. En secouant un peu la branche sur laquelle elle se trouve à l'aide de sa queue animale, elle se sert de ses mains pour écarter le feuillage derrière lequel elle est cachée. Ainsi, si le Frère tourne la tête et lève un peu les yeux, il remarquera sans aucun mal la sauvageonne perchée sur sa branche. A partir de là, elle ne prononce aucun mot. Elle regarde juste le Frère, en attendant une quelconque réaction de sa part. Sûrement, il n'est pas ici sans raison. Personne ne vient jamais ici sans raison.
L’esprit d’Aord était complètement absorbé par sa lecture. Les personnages de conte prenaient forme dans son esprit et y vivaient leur histoire telle qu’elle était racontée par l’ouvrage. Le frère était totalement inattentif à son environnement et n’importe qui aurait pu le surprendre, mais heureusement pour lui, l’orée de la forêt n’était pas un endroit bien dangereux … n’est-ce pas ? Il tournait les pages une à une attendant de voir un signe de la sauvageonne. Il savait pertinemment qu’elle n’allait pas se montrer d’entrée de jeu, bien que son petit cadeau de la veille eût son effet. En la quittant, il avait pu observer qu’elle avait totalement baissé sa garde pour se goinfrer de tarte aux pommes. Elle était donc totalement capable de faire confiance à quelqu’un pour peu qu’on fasse preuve d’un peu d’humanité et de respect.
Aord commençait à lire le conte d’Ovide quand un bruit bien connu retentit au-dessus de lui. Il sursauta un peu avant de se ressaisir. Sa lecture l’avait vraiment fait quitter le monde réel, au point où Cheeko aurait pu passer devant lui sans qu’il la remarque. Le jeune frère leva les yeux et aperçut la sauvageonne perchée sur une branche. Depuis combien de temps l’observait-elle ? Il n’en avait aucune idée. Une personne normale se serait sentie gênée qu’on ait pu l’observer à son insu, mais c’était tout le contraire pour Aord. Si elle s’était montrée alors qu’il n’avait rien dit, c’était qu’elle l’avait souhaité. Ou alors, son pied avait ripé, mais la connaissant c’était peu probable.
Un large sourire se dessina sur ses lèvres traduisant sa joie de voir la jeune femme se montrer si facilement. Il posa son livre sur les genoux et se tourna vers la sauvageonne.
Bonjour Cheeko, bien dormi ? La tarte aux pommes t’a plu ?
Il se leva, refermant son livre pour le tenir sous le bras. C’était un ouvrage précieux et il ne fallait pas qu’il l’abîme, sinon ses collègues allaient le tuer. Il leva le bras pour faire signe à Cheeko de le rejoindre.
J’ai ramené du rôti qu’on a préparé avec tes herbes hier, tu veux goûter un morceau ?
Se doutant que ses mots seraient bien vides de sens pour elle, il accompagna une nouvelle le geste à la parole. Il sortit une nouvelle boîte de son sac et l’ouvrit pour laisser ses senteurs s’éparpiller dans l’air. Cette fois il ne voulait rien en échange, c’était un présent, mais il était curieux de voir si la jeune fille allait se sentir obligée de lui donner quelque chose en échange. Ce serait le signe d’une certaine intelligence et surtout d’une capacité à vivre en société. Il découpa une tranche et la déposa près de lui sur un morceau de tissu, afin qu’elle ne soit pas en contact avec le sol. Le rôti était froid, mais son parfum d’herbes aromatiques flottait encore très efficacement dans l’air chaud de l’après-midi.
Aord se rassit et rouvrit son livre pour se replonger dans sa lecture l’air de rien. Il était moins concentré dessus, gardant tout de même un œil sur ce que faisait Cheeko. Il avait délibérément placé la tranche juste à côté de lui, de telle façon que Cheeko soit obligée de se rapprocher bien plus que la dernière fois pour pouvoir la manger. Quoi qu’elle fasse, Aord restait le plus silencieux possible, prêtant toute son attention à la lecture. Nulle menace ne se lisait dans ses traits et toute sa posture invitait la jeune femme à se rapprocher. Avec un peu de chance, elle allait s’intéresser à cet objet qui semblait lui prendre toute son attention. C’est là-dessus qu’il comptait.
Frère Svenn : "Bonjour Cheeko, bien dormi ? La tarte aux pommes t’a plu ?"
*Tart-opom... Plu ?*
Si le Frère demandait si il n'y avait plus de tarte aux pommes, alors Cheeko répondit affirmativement en hochant quelques fois la tête.
Il se mit à se lever, accompagnant ses gestes d'un signe destiné directement à Cheeko. Elle parvient à le traduire sans trop de mal. Il veut qu'elle descende ? La sauvageonne hésite.
Frère Svenn : "J’ai ramené du rôti qu’on a préparé avec tes herbes hier, tu veux goûter un morceau ?"
Compréhensif comme à son habitude, le Frère prend soin de trouver un moyen de faire à comprendre ce qu'il raconte à la sauvageonne. Il sort une nouvelle boîte qui capta instantanément l'attention de Cheeko. Tout de suite, elle descend de son arbre en s'attendant à recevoir une nouvelle tarte aux pommes en échange d'un autre sac !
Cependant... Lorsqu'il ouvre la boîte... Ce n'est pas l'odeur de la tarte qui parvient jusqu'au nez de l'intéressée. Qu'est-ce que c'est ?
La sauvageonne reste sur place quelques instants en fronçant les sourcils d'incompréhension. Elle renifle dans les airs pendant un instant, mettant autant d'efforts que possible à comprendre de quel genre d'odeur il s'agit. On dirait de la viande... Mais ce n'est pas la viande à laquelle elle est habituée. Un peu de la même manière qu'hier soir, ce n'était pas les pommes auxquelles elle était habituée non plus mais quelque chose de bien meilleur.
Lorsque le Frère finit de préparer la boîte et même de découper une part de son contenu qu'il dépose sur une serviette juste à côté de lui, Cheeko dépose doucement un sac d'herbes auprès de l'homme qu'il puisse considérer l'échange comme effectué, comme la précédente fois. Les herbes, comme hier, ne sont pas de la meilleure qualité. Pourtant, celles-ci sembles avoir été récoltées avec plus de soin. Il y a nettement moins de feuilles et de fleures déchirées ou mortes. Le type des plantes reste encore assez aléatoire, mais voilà qui est déjà bien plus digne d'être considéré comme de la marchandise d'herboriste.
Maintenant, Cheeko allait pouvoir se pencher sur son paiement. Elle se rapproche doucement de la part qui lui a été découpée, la reniflant sans faire trop de bruit sauvages. Le fait qu'Aord soit juste à côté ne semble pas plus la déranger que ça. Peut-être fait-elle preuve d'un peu de prudence d'abord, mais quand elle constate qu'il est de nouveau concentré sur son bouquin, elle décide de baisser sa garde.
*Viande... Froide. Pourrie ? Non...*
Elle n'a pas l'habitude de viande cuite, mais elle n'a pas l'habitude de viande froide non plus. Elle a plutôt l'habitude de consommer de la viande franchement récupérée d'animaux qu'elle vient de chasser, sans la cuisiner -ce qui doit en partie expliquer l'état de son corps-. La viande que lui a donné le Frère Svenn, elle est froide, et pourtant... Elle n'a pas l'air d'être pourrie d'une quelconque manière. De quel animal est-ce qu'elle provient ? Jamais Cheeko n'a vu de chair de cette couleur, ou de cette texture. Surtout, de cette odeur ! Elle ne reconnaît même pas les herbes qu'elle a donné à Aord la veille, et ne fait donc pas le rapprochement entre les deux.
La sauvageonne se met à tirer sa longue langue pour toucher la viande avec son bout, espérant avoir un aperçu du goût qui l'attend. Malheureusement pour elle, c'est trop peu. Il fallait croquer et mâcher, sans quoi elle ne découvrira jamais le goût de cette étrange chair. Alors, elle tente sa chance. Elle se penche en avant et attrape la nourriture entre ses dents, elle croque plusieurs fois pour en découper une première bouchée. Elle n'a pas l'air bien maligne comme ça mais au moins ça marche sans qu'elle n'ait à se servir de ses mains pleines de terre.
Elle commence à mâcher, et constate de toute nouvelles choses. Cette viande à un goût tout particulier, un goût très agréable qui combiné à sa texture plonge Cheeko dans l'incompréhension la plus totale. Ca a la texture de la viande, mais ça n'a pas le goût de la chair fraiche. Et ça ne se mâche pas pareil non plus ! La sauvageonne remarque que sa nourriture absorbe sa salive, ce qui la force à mâcher plus longtemps. Habituellement, le sang de la chair aide à avaler cette dernière sans soucis, mais là il n'y en a pas !
*Viande, mais pas viande, mais toujours viande... Nouvelle viande !*
Cheeko mâche, longtemps. Ses yeux pétillent encore des milles étoiles qu'elle avait dans son regard le soir passé, mais elle ne saute pas d'enthousiasme cette fois-ci. La tarte aux pommes doit vraiment avoir une place spéciale dans son esprit !
Cheeko : "Ma~!" dit-elle avec la bouche en cœur, lorsqu'elle finit d'avaler sa première bouchée.
Elle en croque alors une autre, puis lorsqu'elle finit sa bouche, elle va pour une autre. Elle a bel et bien l'intention de finir cette part pour entamer le reste du roti, mais vu le temps qu'elle met entre chaque bouchées, on dirait bien qu'elle a le temps de penser à de très nombreuses choses.
Comme par exemple, qu'est-ce que fait le Frère ?
Après tout, hier lorsqu'il avait récupéré ses herbes et donné sa boîte, il ne mit pas longtemps avant de quitter les lieux. Cette fois-ci, il reste là, assit contre un arbre, à lire ses feuilles gribouillées.
La curiosité l'emporte, sans surprise. Finissant sa nouvelle bouchée, Cheeko décide d'attraper le reste de sa part dans sa bouche et de la manger ainsi, ce, pour pouvoir se rapprocher du frère et d'observer avec plus d'intérêt ces gribouillis qui l'intriguent tant.
L’appât fonctionnait à merveille. La jeune femme s’approcha bien plus rapidement qu’Aord l’avait espéré. Il la surveillait du coin de l’œil pour voir comment elle réagissait à son petit cadeau et faillit soupirer quand elle lui donna son sac d’herbe. La notion de présent devait lu être étrangère, mais c’était peut-être mieux comme ça. Tant qu’ils restaient tous les deux sur le principe du troc, ils auraient un terrain d’entente et c’était une première étape sur la voie du dialogue. Le frère interrompit sa lecture un instant pour examiner le contenu du sac. Il n’était toujours pas plus versé en herboristerie, mais il voyait que son contenu était bien meilleur. Alors voilà l’effet qu’une tarte aux pommes pouvait avoir sur la petite sauvageonne ? Intéressant …
Tandis que Cheeko découvrait son nouveau plat, Aord se replongeait dans sa lecture, l’ignorant totalement. Il avait bien vu que cette viande étrange l’intriguait, elle qui ne cuisinait rien. Il lui faudrait sûrement un peu de temps pour découvrir ce petit morceau de civilisation, alors en attendant, le frère jouait le désintéressé. Finalement, une odeur forestière vint chatouiller ses narines, révélant que Cheeko s’était approché. Mauvais comédien, Aord ne put s’empêcher de sourire en voyant le morceau de viande pendouillant de sa bouche : un vrai petit chien. De près, Cheeko avait plus l’air mal en point qu’autre chose. La vie sauvage, les baies et la viande crue avaient laissé des traces. Si Aord pouvait réussir à la faire s’entendre avec les villageois, peut-être arriverait-elle à aller mieux ? Et puis cette odeur … vivement qu’elle découvre le savon, cette invention divine !
Aord tourna une page pour révéler une magnifique illustration d’un petit canard. Le frère tourna les yeux vers la petite curieuse qui mâchouillait son rôti.
Tu as déjà vu des livres Cheeko ?
Il attendit patiemment sa réaction avant de continuer :
Et j’imagine que tu ne sais pas lire non plus ?
Les regards aléatoires qu’elle jetait à la page avaient déjà répondu à cette question. Un vrai lecteur aurait eu ce mouvement d’yeux saccadé si caractéristiques. Elle ne voyait que des symboles sans signification, c’était certain.
Tu voudrais que je te le lise ?
Aord jeta un regard interrogateur à la jeune femme tout en ouvrant un petit peu la boîte contenant le rôti. C’était un piège d’où elle ne pourrait pas s’échapper. Un sourire coupable se dessinait sur ses lèvres, mais il savait qu’elle ne pourrait pas résister à une autre bouchée. Et juste au cas où, il avait une part de tarte bien cachée au fond de son sac. Si Cheeko faisait mine d’accepter, même si plus pour le rôti que pour la lecture, le frère se décalerait un peu pour lui permettre de voir les illustrations et le texte. Il ouvrirait grand la boîte pour qu’elle puisse se servir à volonté et commença sa lecture. Afin de l’aider à comprendre que ce qu’il disait avait un rapport avec les inscriptions des pages, Aord faisait glisser son doigt le long des phrases à mesure qu’il les articulait à l’oral.
L’histoire parlait d’un canard qui vivait en paria loin des autres canards qu’il ne comprenait pas. Un jour, il rencontre un cygne et décide de lui parler. Ils finissent par devenir amis et le cygne va l’aider à s’intégrer aux autres canards. L’histoire était atrocement simple, mais c’était un livre de conte pour enfants pas un roman écrit par le gouverneur de la forteresse. Aord voulait commencer par quelque chose de basique pour ne pas surcharger la petite sauvageonne. Il avait bien vu la veille que trop réfléchir lui donnait des migraines, il faisait donc bien attention à ce qu’elle suive sans en souffrir.
Le Frère tourne une page. Etonnamment, Cheeko trouve quelque chose qui l'intéresse dans ces gribouillis. Moins étonnamment, cette chose qui l'intéresse n'est en fait pas une ligne d'écritures qu'elle ne comprend pas mais un dessin. Le dessin de ce qu'elle croit être un Gloot jaune !
Frère Svenn : "Tu as déjà vu des livres Cheeko ?"
Livre ? Cheeko a déjà entendu ce mot. C'était il y a longtemps, et il était peu prononcé, mais... Elle s'en souvient. Qui parlait de livre...? Une autre ombre qui danse dans sa tête comme dans tout ses autres souvenirs. Tout ce que Cheeko sait, c'est que c'était en rapport avec une histoire de cristaux. Avec ce bug mental, la sauvageonne ne fait que tourner son regard incompréhensif vers celui du religieux.
Frère Svenn : "Et j’imagine que tu ne sais pas lire non plus ?"
Livre, et lire. Cheeko connait le mot lire, mais elle ne sait qu'elle ne sait pas lire. Elle se souvient même ne pas aimer lire. Elle préfère écouter. Il y avait une belle chose qu'elle avait dit un jour, mais... Impossible de se souvenir des mots exacts. En fait... Il n'y avait peut-être même pas de mots, c'était plutôt des couleurs et des émotions... Un peu comme... Ce Gloot jaune dans le livre d'Aord. D'ailleurs, vu la manière dont ce dernier parlait, il devait poser une question. En guise de réponse, Cheeko secoue la tête.
Frère Svenn : "Tu voudrais que je te le lise ?"
Cheeko penche la tête sur le côté. Ca, elle ne l'avait pas comprit. Tout ce qu'elle fait, c'est d'attraper son rôti entre ses mains pour mieux en arracher une boucher pendant que son regard retourne sur le livre. Le Frère avait justement ouvert un peu plus la boîte, raison de plus pour rester à côté. Qui sait ? Il y a peut-être d'autres illustrations dans ce bouquin ? Ca, les illustrations, Cheeko les comprend au moins. Même si en vrai, pas du tout. Quel genre d'esprit malade peut confondre un Gloot avec un petit canard ?
Lorsque l'homme se met à lire son livre, mais à voix haute cette fois-ci. Parfois, il y a des mots que Cheeko semble reconnaître, mais... Elle n'y fait pas attention. Ca ne l'intéresse pas vraiment, les mots. Il y a d'autres illustrations, en effet, mais le temps que le religieux finisse de lire pour ensuite tourner la page... C'est long. Ca ennuie la sauvageonne. Alors, elle se concentre surtout sur son rôti, assez pour ne jamais avoir la bouche vide.
Au bout d'un moment, le Frère pourra remarquer que Cheeko ne regarde plus que très rarement le livre. Quand une illustration passe, elle n'y jette qu'un bref coup d'oeil. S'est-elle désintéressée ? Oui... Et non. On dirait bien que... Elle reste concentrée sur le religieux. Sur les mots qu'il prononce même si elle ne les comprend pas tous. Sur la manière dont il les prononce, la manière dont il parle. Les mouvements de son visage, lèvres, yeux, sourcils, toute les expressions qu'il peut prendre pendant qu'il fait sa lecture à voix haute. Elle semble particulièrement attentive.
Si les mots aident parfois au contexte de l'histoire, Cheeko tente de se souvenir de ce qu'elle aime réellement dans une histoire. Elle ignore pourquoi elle se pose cette question. Une histoire... Ce n'est pas juste des lignes dans un livre qu'elle ne comprend pas. C'est surtout la manière dont sont prononcés ces fameux mots. Cheeko se rend compte qu'elle est plus intéressée dans l'histoire que raconte le Frère, plutôt que le livre dans lequel elle est écrite. Un fait assez basique, mais si Cheeko s'en rend compte, c'est que ça réveille quelque chose dans son esprit.
Les mots eux-mêmes n'ont pas d'importance. Les émotions du lecteur, les intonations de sa voix... Même les illustrations comme celle du Gloot jaune fonctionnent mieux. Tout ces procédés sont tellement plus simples pour comprendre les moments joyeux, tristes, ou intenses. C'est dire, Cheeko réagi en conséquence ! Quand c'est rigolo elle rigole, et quand c'est triste elle tire la tête. Parfois, elle s'arrête même de manger pour écouter Aord en le regardant avec des étoiles dans les yeux, comme si elle comprenait réellement son histoire !
Cheeko se souvient s'être souvent plain de la complexité des mots ! Avoir préféré les couleurs et les émotions au dialogue normal !
Pour la première fois depuis très longtemps, la sauvageonne voit autre chose que des ombres noires qui dansent dans le brouillard qui inonde son esprit... Même si les ombres sont toujours là, même si le brouillard persiste, elle commence à voir des couleurs que l'histoire d'Aord lui apporte. Elles sont lointaines, faibles, mais...
*Couleurs ! Cheeko aime couleurs ! Histoires être couleurs d'émotions, Cheeko aime histoires ! Histoire du Frère, jaune ! Comme soleil ! Comme... Gloot ? Gloot s'appelle soleil ?*
Tout au long de sa lecture, Aord fit de grands efforts pour rendre le texte le plus fidèlement possible à l’oral. Faisant passer chaque émotion avec sincérité comme un grand orateur. Parfois, il jetait un coup d’œil à la jeune femme pour observer sa réaction. Tandis qu’elle avait abandonné la contemplation du livre, le frère eut l’impression que son histoire la touchait d’une certaine façon. Ses mots réveillaient chez elle différentes émotions qui apparaissaient sur son visage. Il semblerait qu’elle soit tout de même sensible à quelque chose dans cette lecture. Aord continua donc son histoire jusqu’à la fin avec un sourire satisfait sur le visage.
~~~
Fin !
Aord referma le livre dans un claquement pour signifier qu’il en avait terminé avec l’histoire du vilain petit canard. Il se tourna vers la sauvageonne avec un large sourire sur le visage.
Ça t’a plu Cheeko ?
Il observa sa réponse, quelle qu’elle soit.
Tu voudrais que je revienne demain ?
Pour dire la vérité, Aord avait déjà l’intention de revenir demain comme à son habitude. Il voulait créer une forme de routine pour mieux la briser par la suite afin de faire accepter de plus en plus de choses à Cheeko et surtout aux villageois. Même si elle refusait, il l’appâterait de nouveau avec de la tarte au besoin. Dans tous les cas, il se releva et ramassa son sac d’herbe du jour. Une inspection de son contenu lui révéla qu’elle avait fait des efforts cette fois-ci pour que la qualité de sa marchandise soit meilleure et il l’en remercia :
Dis donc Cheeko, elles sont bien mieux tes herbes aujourd’hui. Ça me fait plaisir.
Il lui fit son plus beau sourire éclatant. Si elle réagissait aux émotions, celle-ci serait très limpide à identifier pour la sauvageonne. Associer un bon travail avec des émotions positives, allait-elle comprendre le message ? Maintenant que la qualité de sa cueillette valait le coup, Aord décida qu’il était temps de passer à la vitesse supérieure.
À demain, Cheeko !
Il leva la main en guise d’au revoir et repartie au village
~~~
Le lendemain, Aord retourna sous l’arbre pour y lire comme il l’avait fait la veille. Cependant, cette fois quelque chose était différent. Des villageois passaient de temps en temps à distance de la forêt et du frère et celui-ci semblait attendre de voir Cheeko pour commencer à lui faire la lecture. Il avait eu l’idée de l’attirer de nouveau avec ses histoires, sauf que cette fois-ci, il avait donné pour consignes aux villageois de venir l’écouter avec elle. Bien sûr, il leur avait recommandé de rester à distance et d’emporter chacun une part de tarte. On n’était jamais trop prudent. Dès qu’elle se montrerait, ils commenceraient à s’asseoir à une distance raisonnable du religieux pour l’écouter tranquillement.
Un mot unique dont la définition se trouve dans le geste du Frère qui referme son livre. L'histoire avait été lue de la première page jusqu'à la dernière. Cheeko aura la clarté d'esprit de ne pas essayer de demander à Aord de continuer.
Frère Svenn : "Ça t’a plu Cheeko ?"
Cheeko : "Ha~!"
Le visage aussi illuminé qu'on puisse le constater, Cheeko hoche vigoureusement la tête en clapant quelques fois dans ses mains et pas comme une personne civilisée à la fin d'un opéra ou d'une pièce de théâtre, ça non, mais avec les mains à la verticale.
Frère Svenn : "Tu voudrais que je revienne demain ?"
Elle hoche de nouveau la tête aussi vigoureusement que la première fois à s'en donner la migraine.
Le Frère se relève, visiblement satisfait de la réponse de cette réponse. Il n'est pas au bout de ses surprises ! La sauvageonne remarque qu'il va pour vérifier le contenu du sac d'herbes que la fille des bois lui avait apporté. Elle a fait des efforts pour ramener autant de bonnes herbes que possible. Cheeko reste sur place, elle pose ses mains contre l'arbre à côté duquel Aord était assit pour se déplacer légèrement derrière. Maintenant que le Frère s'était éloigné un peu -même si il ne s'agit que d'un petit mètre- la sauvageonne n'a plus son espèce de zone de sécurité. Elle a besoin de se sentir plus à l'intérieur de la forêt, question de confort.
Frère Svenn : "Dis donc Cheeko, elles sont bien mieux tes herbes aujourd’hui. Ça me fait plaisir."
Derrière son arbre, Cheeko sourie sincèrement. On pourrait presque voir une aura d'étoiles de bonheur autour d'elle ! La sensation d'accomplissement ! La vue d'un client satisfait ! Cheeko est contente, qu'y a-t-il de plus à ajouter ?
Frère Svenn : "À demain, Cheeko !"
La sauvageonne le regarde tourner les talons pour effectuer son départ. Elle ne dit pas au revoir, elle n'est pas encore assez civilisée pour ça, ou même pour un geste de la main histoire de rester polie. Elle regarde longuement le Frère partir jusqu'à qu'il quitte son champ de vision. Puis elle reste cachée derrière son arbre encore quelques instants. Elle est si contente qu'elle ne sait pas quoi faire !
Déstabilisée par ces émotions inhabituelles, Cheeko se contente de ramasser le sac qu'Aord avait rapporté de la dernière fois. Suite à ça, elle s'éclipse rapidement dans la forêt. Il était temps d'aller dormir pour passer le reste de la journée. Allait-elle seulement réussir à dormir ? Non, pas cette fois.
Le soir même, elle retournerait à son arbre habituel avec quelques sacs, au cas où quelqu'un viendrait, mais Cheeko s'y attendait: Personne ne vint, pas même le Frère. Après-tout, il avait dit qu'il reviendrait demain. Pour la première fois, la sauvageonne décide de retourner dans la forêt plus tôt que prévu. A quoi bon rester si elle sait que personne ne vient et que Aord ne sera là qu'au lendemain ? Alors elle rentre dans sa cachette où elle dormira aussi paisiblement que possible. Ses nuits sont souvent désagréables, mais cette fois-ci, c'était... Pas trop mal.
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Le lendemain...
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Comme à son habitude, Cheeko avait réuni de multiples choses à vendre. Herbes, viandes... Mais cette fois-ci, la marchandise était traitée avec soin. Les herbes du jour précédent ayant plu au Frère, il fallait renouveler l'acte. Et puisqu'Aord semble apporter de la nourriture à Cheeko à chaque visite, et bien... Autant que la viande que Cheeko vend soit aussi d'assez bonne qualité ! Ou du moins, qu'elle reste en assez bon état ! Peut-être que l'amélioration de la sauvageonne au sujet de ses viandes n'intéressera pas plus le Frère, mais qu'importe. Elle a envie de lui faire plaisir ! Elle se souvient encore parfaitement du son de la satisfaction da la voix du Frère. Ca la rend heureuse !
Finissant de remplir ses sacs récemment nettoyés pour la première fois depuis longtemps, la sauvageonne s'en équipe et rôde jusqu'à son emplacement habituel au bord de la capitale. Avec les efforts qu'elle a fait pour que ce que contient ses sacs rendent heureux le Frère, sans compter l'entretien de ses affaires pour les débarrasser de cette crasse qui abime la peau de la fille des bois depuis trop longtemps et de cette horrible odeur de mort, Cheeko se retrouve en retard.
Encore à quelques minutes de sa destination, quelque chose frappe son nez. Frappe... Non, c'est le mauvais mot. Caresse ? Oui, caresse. Cette odeur a bercé les rêves de la sauvageonne cette nuit comme la précédente. C'est... De la tarte !
Faisant ce constat, Cheeko commence à accélérer. Non seulement, de la tarte l'attendait, mais cela voulait aussi dire qu'Aord était revenu comme il l'avait dit hier !
Un instant...
La sauvageonne se met à ralentir tandis qu'elle se rapproche de la fin de la forêt en passant d'une branche à l'autre. Il y a du monde. Plus de monde que d'habitude. *Que faire eux ici ? Eux pas clients. Eux jamais clients. Ils faire mal à Cheeko ? Cheeko défendra arbre et place.*
...
C'est à ce moment qu'elle remarque la silhouette d'Aord. Un moment d'incompréhension s'installe chez la sauvageonne. *Aord gentil, il se passe gentilles choses autour de lui. Les autres gentils aussi ?* Lui seul allait pouvoir deviner que le bruit de mouvement dans les feuilles d'un certain arbre était le signe de la présence de Cheeko. Lui seul avait pu le constater, les dernières fois. Si il lève les yeux, il trouvera sans mal la sauvageonne cachée sur sa branche, trop prudente pour se montrer aux yeux de tous, trop prudente pour ne serait-ce qu'essayer d'appeler le Frère avec sa voix.
N’ayez pas peur, elle ne va rien vous faire. Vous avez bien vu hier, j’ai ramené un sac d’herbes sans aucune égratignure ! Aller, commençons la lecture en attendant.
Sur ses mots il s’assit en tailleur et ouvrit son ouvrage. Ce n’était pas un recueil de contes pour enfants cette fois si, mais un livre de sermon. Certainement d’un niveau beaucoup trop avancé pour la sauvageonne, mais il n’avait trouvé que ça pour attirer les citoyens jusqu’ici. Il entama sa lecture d’une voix douce et puissante, faisant en sorte qu’elle porte jusque dans la forêt. De temps en temps, il s’arrêtait pour échanger avec un fidèle. Au fur et à mesure de sa lecture, les villageois se détendaient un peu, mais leur nervosité restait toujours présente.
Aord commençait le deuxième chapitre de sa lecture quand il entendit un bruissement familier au-dessus de lui. Il remonta doucement la couverture de son livre pour cacher ses yeux et les leva pour s’assurer que l’invitée d’honneur était bien arrivée. D’un simple coup d’œil, il eut l’impression que la sauvageonne avait changé depuis hier soir. Elle … s’était lavée ? Par Lucy, elle savait faire ça ? Le religieux remercia intérieurement la déesse qui lui facilitait le travail. Les villageois auraient moins peur d’elle, bien que d’autres améliorations esthétiques soient encore requises, mais chaque chose en son temps. Pour le moment Aord lui adressa un clin d’œil discret en posant un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
Il continua sa lecture pendant un moment afin d’être sûr que ses fidèles soient prêts à ce qui allait suivre. Il adressa également une prière silencieuse à Cheeko pour qu’elle se tienne tranquille sur sa branche. Il finit par fermer son livre et le ranger dans son sac tout en récitant une dernière prière, accompagné par les fidèles. Il leur adressa un sourire éclatant tout en leur disant au revoir. Ils partirent tous en laissant une petite boîte dans l’herbe, mais l’un d’entre eux resta avec Aord. Le frère lui fit signe de ne pas s’approcher et alla plutôt à sa rencontre.
Cheeko, tu es toujours là ? Descend, je veux te présenter quelqu’un, cria le frère en direction de la cime des arbres.
Il regarda dans la direction de sa cachette tout en ramassant les boîtes avec l’aide du villageois élu (ou plutôt tiré au sort).
Il voudrait t’acheter des herbes et il a même amené de la tarte aux pommes ! D’ailleurs tous les villageois t’ont apporté un peu de tarte pour te remercier de tes herbes hier. Regarde !
Il ouvrit en grand l’une des petites boîtes laissant le parfum de cannelle emplir l’orée des bois. Si la jeune femme se montrait, le villageois suivrait les consignes d’Aord et déposerait une boîte dans l’herbe tout en restant à bonne distance. Cependant, il n’avait pas la nonchalance d’Aord et on pouvait sentir qu’il était tendu, mais le frère était là pour le rassurer et on sourire sincère apaisait même les esprits les plus tourmentés. Reste à savoir ce que va faire Cheeko, par Lucy, pourvu qu’elle ne lui saute pas dessus.
Elle restera sur sa branche à se poser des questions jusqu'à ce que la situation change.
Et la situation, et bien... Elle ne change pas pendant de longues minutes.
Au bout d'un moment, avec pour seuls sons les bruits de la forêt et la voix d'Aord, Cheeko cesse de réfléchir. Elle s'installe confortablement sur sa branche et attend. Elle reste concentrée sur la voix du religieux, mais ne cherche plus a comprendre ce qu'il raconte. Au rythme de ses paroles, et vu ce qu'il tient entre ses mains, elle comprend qu'il doit être en train de raconter une autre histoire, mais depuis cette branche... Pas facile de voir comment le Frère la raconte. La sauvageonne se contente donc du son de sa voix pour patienter.
Après plusieurs minutes d'absence mentale, Cheeko revient soudainement à la réalité alors que ses sens s'affolent. D'un coup d'un seul, tout les villageois présents se sont mit à répéter les paroles du Frère. Elle ne comprend pas pourquoi, ni quel était l'objectif. Tout ce qu'elle sait, c'est que... Ca l'a surprise. Rien de plus, vraiment, si ce n'est la chair de poule sur le moment.
Après cette étrange événement, tous se lèvent, déposent des boîtes par terre, et quittent les lieux. Tous, sauf deux personnes. Tout d'abord, Aord qui semble rester quelques instants auprès de l'arbre de la sauvageonne, et... Un étranger. Le Frère fit un signe au villageois restant avant de lui-même marcher jusqu'à lui.
Frère Svenn : "Cheeko, tu es toujours là ? Descend, je veux te présenter quelqu’un."
Cette fois-ci, il y avait le nom de la sauvageonne dans les paroles d'Aord. Elle ignore la signification de la plupart des mots qu'il a prononcé, mais Cheeko saura au moins comprendre qu'il fait appel à elle. Ou peut-être demande-t-il à ce qu'elle vienne l'aider à ramasser toute ces boîtes ?
Frère Svenn : "Il voudrait t’acheter des herbes et il a même amené de la tarte aux pommes ! D’ailleurs tous les villageois t’ont apporté un peu de tarte pour te remercier de tes herbes hier. Regarde !"
Cheeko aimerait ne pas hésiter. Elle a parfaitement reconnu les mots "tarte aux pommes", et elle sait qu'elle n'a pas cessé de rêver de ça ces dernières nuits. Mais... Il faut aussi que la sauvageonne se souvienne que ses sacs, quoi qu'ils contiennent, ne sont pas exclusivement réservés à Aord. Il faut qu'elle trouve la volonté de se montrer devant l'étranger. Comme le jour où elle s'est montrée à Aord. La fille des bois se ronge l'intérieur des lèvres pendant de longues secondes avant de laisser l'odeur de la tarte la convaincre. A se laisser convaincre ainsi, faire preuve de prudence pourrait s'avérer difficile. La situation commence à être bizarre dans son esprit perturbé... Comme si deux consciences faisaient s'affronter leur volontés.
S'aidant de sa queue de lézard, elle s'accroche au tronc de l'arbre pour descendre avec ses sacs telle... Et bien... Une sauvage. Malgré la vitesse et la brutalité de la chute, Cheeko atterri dans l'herbe sur ses jambes sans un bruit. Elle reste accroupie sur sa position, tenant fermement ses sacs entre ses bras. Elle n'ose pas les lâcher ou s'avancer du moindre centimètre.
... Est-elle en train de trembler ?
De son bras, il repoussa le villageois en arrière qui se fit un plaisir de s’éloigner de la sauvageonne. Aord ne lui prêta aucune attention et récupéra plutôt sa boîte toujours ouverte et la montra à Cheeko.
Les villageois ont beaucoup aimé tes herbes hier alors l’un d’entre eux est venu avec moi pour en acheter. Tu voudrais bien lui en donner comme avec moi ?
Aord lui sourit. Il avait tellement envie qu’elle soit capable d’interagir avec d’autres personnes que lui. Il savait qu’il ne pourrait pas rester plus longtemps, d’autres tâches l’attendaient à la capitale. Alors il fallait que tout se passe bien ce soir, si Cheeko n’y arrivait pas, il ne pourrait plus rien faire pour l’aider. Il avait lentement gagné sa confiance ces derniers jours et il savait qu’elle n’était pas dangereuse contrairement au villageois derrière lui.
Le frère s’accroupit pour être moins imposant et regarda Cheeko dans les yeux. Son regard s’allumait d’une étincelle de bienveillance, celle-là même qui avait brillé durant leurs échanges. Il fit signe au villageois de s’éloigner encore.
Ecoute Cheeko, je vais devoir partir demain. Je … je sais que tu ne comprends pas vraiment ce que je dis, mais demain de ne serais plus là.
Il se montra du doigt, montra le sol et fit un signe de négation pour essayer de lui faire comprendre.
Je n’achèterai plus d’herbes, mais les villageois eux viendront à ma place. Je sais qu’ils te font peur, mais eux aussi ils ont peur tu sais.
Il lui sourit et jeta un coup d’œil à ses sacs.
Tu as fait une bonne cueillette aujourd’hui à ce que je vois. Ça me fait très plaisir Cheeko et ça fera plaisir à tout le monde j’en suis sûr.
Il fit une pause.
Tu me fais confiance ?
Il s’approcha doucement et lui tendit la main. Il n’avait pas l’intention de la forcer, mais si elle le voulait il serait là pour l’accompagner. Il était resté une enjambée de la jeune femme pour ne pas trop l’effrayer, attendant qu’elle vienne à lui. Si elle le faisait, ils pourraient procéder à l’échange qu’il avait prévu.
Les villageois ? Mais Cheeko avait donné ses herbes à Aord, comment les villageois auraient-ils pu avoir les herbes de-...
*Donner ? Partager ?*
Ces mots firent leur apparition dans l'esprit de la sauvageonne comme dans un nouvel éclair de lucidité. C'est vrai que ces concepts existaient ailleurs qu'aux abords de la forêt. Cheeko donnait des herbes à Aord, mais il n'était pas obligé de toute les utiliser. Il est donc normal que d'autres villageois aient eu vent des herbes de la fille de la forêt. C'est... Normal. Sensé. Logique.
Le Frère se mit à bouger, captant de nouveau l'attention de la sauvageonne qui s'était perdue dans ses pensées. Il s'accroupit, pour être plus précis, et Cheeko ne pouvait plus le quitter des yeux.
Frère Svenn : "Ecoute Cheeko, je vais devoir partir demain. Je … je sais que tu ne comprends pas vraiment ce que je dis, mais demain de ne serais plus là."
Au début, en effet, elle ne comprit pas les mots de la bonne âme. La sonorité de ses paroles l'inquiétent, la suite quant à elle... Elle le comprit. Mot pour mot.
Il était impensable que Cheeko devienne plus pâle qu'elle ne l'était déjà. Il était aussi impensable que quelqu'un vive seul dans la forêt déconnectée de toute civilisation. Les yeux écarquillés, elle cesse de faire le moindre mouvement. Peut-être cesse-t-elle de respirer aussi. Elle continue d'écouter le Frère.
Frère Svenn : "Je n’achèterai plus d’herbes, mais les villageois eux viendront à ma place. Je sais qu’ils te font peur, mais eux aussi ils ont peur tu sais. Tu as fait une bonne cueillette aujourd’hui à ce que je vois. Ça me fait très plaisir Cheeko et ça fera plaisir à tout le monde j’en suis sûr."
*... M-mais...*
Frère Svenn : "Tu me fais confiance ?"
Cheeko baisse les yeux. Elle prit un instant pour se rendre compte d'une chose à la fois inhabituelle, mais aussi nouvelle. Le bruit... Le son du vent qui passe dans la forêt, sur l'herbe... Le son des animaux... Des battements de cœurs, forts, lourds. Comme lors de la chasse lorsque son instinct la charge d'adrénaline. Sauf que... Cheeko n'est pas en train de chasser ! Alors... Pourquoi est-ce si lourd et si fort ? C'est à croire que quiconque présent autour de la sauvageonne peut aussi l'entendre !
Lentement, Cheeko se tourne jusqu'à pouvoir regarder en direction de la forêt derrière elle. Cette forêt qui devient si épaisse, là où Cheeko vie. Si épaisse que le soleil passe difficilement au travers des arbres et de leur branches. Et cette grotte, aussi, dans laquelle elle dort. Dans laquelle elle fait tout ces cauchemars. Ces ombres qui dansent dans son imagination, cette brume qui brouille son esprit.
A la même vitesse, la sauvageonne se tourne à nouveau vers Aord.
*Lumière...*
Une nouvelle réalisation frappe Cheeko. Et frappe fort. Bien plus fort que tout ce qu'elle a pu ressentir ces dernières années.
D'un coup, Cheeko laisse ses sacs par terre. Pour la toute première fois, elle se voyait les laisser derrière elle tandis qu'elle s'approche d'Aord pour attraper sa main avec les siennes, propres, mais toujours abimées.
Le Frère pouvait maintenant lire quelque chose de bien plus clair que précédemment sur son visage, dans son regard : Une peur sincère. Plus intense que celle que la sauvageonne ressent à l'égard de l'inconnu un peu plus loin.
Cheeko : "C-Cheeko veu-veuloir... Veunir. Cheeko p-p-pa-plus veuloir dodo... Dodoter dans forêt... Cheeko... Cheeko"
La respiration de la fille des bois s'accélérait. Elle ferme les yeux pendant quelques secondes alors qu'elle resserre sa faible poigne sur la main d'Aord. Lorsqu'elle les rouvres...
Aord pouvait maintenant voir une lumière de lucidité dans son regard. La sauvageonne se met à prononcer des phrases étonnamment élaborées. Comme si Cheeko venait de se réveiller.
Cheeko : "Les ombres sont partout dans la forêt ! Si nombreuses...! Cheeko est dépassée ! Cheeko est déchirée ! Cheeko ne se souvient plus de qui elle était ! C-Cheeko... Cheeko veut retrouver la lumière...!"
Lorsqu'elle termine, elle est comme... Epuisée. La lumière de la lucidité quitte peu à peu son regard comme elle a quitté son esprit au fil des années. De la même manière, quelques petites larmes quittent le coin de ses yeux fatigués.
Peut-être est-ce cette même Lucy qui a guidé le Frère jusqu'ici. Peut-être est-ce cette déesse qui a donné à la sauvageonne la force de parler. Désormais, qu'il en ait conscience ou non, Aord Svenn est le maître de l'avenir de Cheeko. Ce qu'il décidera de dire, de faire, définira la route de celle dont le vœu le plus cher est de se libérer des ombres de la nature qui la torturent depuis trop longtemps.