Il écouta ensuite le dialogue entre Klarion et Vivenne, qu’il tempéra sans trop donner de détails.
« Le Don est une personne qui n’aime pas perdre, mais une personne de parole. La bonne nouvelle c’est qu’il n’ira pas chasser Vivienne. La mauvaise, c’est que j’y ai laissé ma mise et que je n’ai plus un rond. Donc pour ce qui est de changer de nom, pourquoi pas, mais ce n’est pas du Don dont elle doit avoir peur. Cela ne doit pas lui empêcher de quitter la ville si elle le désire vraiment, cependant. Toutefois j’aimerais qu’on y réfléchisse à deux fois, voir si elle pourrait nous être utile pour certaines tâches ponctuelles et gratifiantes. Cela dépend de vous, Vivienne. »
Son visage s’était encore plus éclairci et elle avait le regard brillant. Arban, quant à lui, écouta la suite des suggestions de l’écoterroriste, ces yeux clairs accrochés aux prunelles du jeune garçon. Il avait de nouveau évoqué cette relique, qu’Arban sorti à nouveau de dessous son manteau, la tendant devant Klarion pour la mettre en évidence.
« J’ai été mandaté par une veuve pour récupérer ce pendentif ; une sorte de vieille relique de famille. À en comprendre l’histoire de Vivienne, le Don aime s’en prendre aux femmes et celle-ci a dû se séparer d’un héritage pour éviter de se retrouver tel un oiseau en cage. Si Vivienne peut attendre que je restitue l’objet pour obtenir ma prime, je peux l’aider, mais pour l’heure, je suis autant fauché que vous et c’est le prix de la liberté. Enfin. Guide-nous à ta planque, j’imagine que tu sauras nous guider pour ne pas attirer l’attention sur nous. »
Il avait tutoyé Klarion pour la première fois.
Ils se mirent en route, marchant aux aguets sous la nuit tombante dans les rues sombres bientôt éclairées de vive lumières scintillantes, comme se mouvant aux aguets dans des endroits de plus en plus improbables. Le duo avait fini par se retrouver, en contrebas au bord d’un quai, une futaie épaisse qui masquait une entrée sombre. Vivienne et lui furent un instant guidés dans l’obscurité par leur hôte, avant d’arriver dans une cavité humide, inhospitalière de prime abord, mais peuplée d’être végétaux. Comme une serre géante domestiquée qui n’en conservait pas moins un aspect sauvage.
Par un réflexe susceptible de le trahir, Arban agrippa discrètement Vivienne avant qu’elle ne piétine une rosacée par inadvertance. Il la saisissait fermement par le poignet, presque au point de la soulever et, lorsqu’elle l’interrogea timidement du regard, il fit un signe de tête vers la fleur qu’elle s’apprêtait à marcher.
« Oh, pardon, souffla-t-elle d’une voix étouffée. »
L’endroit semblait éclairé de végétaux aux noms improbables, capables d’émettre une lumière suffisante pour que les gens se repèrent. C’était donc le repaire de Klarion – ou du moins, l’un des siens. À nouveau, Ahlan était en territoire ennemi et il avait mieux fait de ne pas faire de zèle. Surtout en présence d’une inconnue dont il risquerait inutilement la vie.
Il prit place en s’adossant contre des lianes. Il eut l’impression que celles-ci s’assouplissaient sous son poids, comme pour lui offrir la forme confortable d’un trône. Il croisa les bras, une moue réprobatrice et pensive.
« À bien y réfléchir, je pense que le jeune Klarion avait raison tout à l’heure. Tu ne veux rien fricoter avec nous, Vivienne. Nous ne sommes pas des bandits comme le Don, mais nous ne sommes pas les gens les plus fréquentables du monde non plus. Si tu n’as vraiment nulle part où aller pour l’instant, je te suggère de rester avec Klarion le temps que tu t’éclaircisses les idées. Quant à toi… »
Il planta son regard dans celui de Klarion, se redressant pour avancer vers lui et lui tendre un morceau de papier.
« Tu peux utiliser ça pour me contacter si jamais tu as besoin. Le fait est que je ne compte pas te suivre dans tes pérégrinations, mais j’ai une dette envers toi, jeune homme. Toi seul connais le meilleur moyen de l’acquitter. »
Il soupira longuement. Il sentait, au plus profond de lui-même, qu’Arban, le Commandant peut loquace, avait envie de reprendre le dessus sur Ahlan, cet homme omniprésent, adaptable aux situations les plus improbables, qui lui demandait constamment de sortir de sa zone de confort. Et en l’espace d’une seule journée, des choses, il en avait vécues. Regrettait-il les moments où il était terré derrière son bureau à lire de la paperasse terne ?
« Pour l’heure je vais m’éclipser. Vivienne, si je ne te recroise pas, bon vent. Lucy vous garde tous les deux. »
Il ponctua sa phrase d’un sourire difficilement déchiffrable ; sans doute un sourire affable, quoique empreint d’une tristesse inexplicable, peut-être de celle d’un homme seul qui, abandonné à son devoir ultime de calmer les tensions dans la capitale, semblait avoir joui d’une journée palpitante, en compagnie d’un personnage bien plus intéressant que ce qu’il avait pu penser. Tournant les talons et s’éclipsant, il songeait.
Le pion qu’il était continuait sa route, droit vers les lignes ennemies. Bientôt, avec un peu de chance, il pourrait se transformer en cette Reine que Klarion avait convoitée et enfin passer à l’acte, prendre sa revanche au nom de son camp. L’idée qu’un jeune homme aussi brillant ait pu mettre à mal la garde et s’en prendre à la figure la plus critique du royaume fit soudainement naître en lui une pensée noire et, alors qu’il émergea de la cachette de Klarion, le commandant bougre avait comme retrouvé possession de lui-même. Il s’éloigna, dans l’obscurité, d’un pas calibré, militaire, froid.
Il reviendra.