Les deux hommes arrivèrent dans la planque de l’éco-terroriste, bien moins envahie par la végétation que les cachettes dont il avait l’habitude. Klarion avait dû tout refaire verdir lorsqu’elle fut saccagée par son mystérieux traqueur, ce dernier ayant lâchement détruit et piétiné l’ensemble de ses plantes. Les pauvres que le phytomancien avait retrouvé encore en vie s’étaient avérées dans un sale état. Si bien que plusieurs arbustes avaient été agrémentés de tuteurs, de ficelles et de bandages pour aider leur repousse et laisser leurs sèves soigner leurs maux. Ça et là fumaient des fioles et bocaux remplies d’élixirs et décoctions dont Klarion s’était servi pour accélérer le processus de soin de ses plantes adorées, ou pour renforcer les survivantes en cas de seconde attaque. L’écorce de certaines était plus solide, les spores d’autres plus virulents, les épines plus perçantes…
- Ne touche à rien, elles n’aiment pas beaucoup les étrangers, fit le garçon avant d’enchaîner, à destination des végétaux. Ne vous inquiétez pas mes jolies, ce n’est que moi. Je ramène un invité. Bientôt, un second arrivera, peut-être. Si c’est le cas, n’hésitez pas à vous montrer indélicates, celui-ci ne sera pas le bienvenue.
Arban ne pouvait les entendre, mais Klarion distinguait bien de petits éclats de rire ou de joie partout autour de lui. Les plantes étaient heureuses de pouvoir participer à la prochaine bataille avec leur souverain, tandis que les rescapées de la précédente se languissaient de prendre leur revanche contre l’attaque surprise qu’elles avaient subie. Après leurs petites expression de joie, certaines se remirent à chantonner, plus gaiement cette fois, tandis que d’autres continuaient leurs petits gloussements de manière plus ou moins réservée. Fonçant vers une table sur laquelle étaient étalés plusieurs orbes noirs, Klarion s’empressa d’attraper des fioles de poison et de spores pour remplir les sphères détonantes.
- Les bombes dont je t’ai parlé. Débarrasse les tables derrière toi et installe-les dans un angle mort, en barricade. Je vais m’occuper des pièges. Quand tu auras terminé, il doit y avoir des porte-manteaux et des capes, grime en un comme moi et mets le pas loin d’une fenêtre. Il faut que le tueur pense que je suis bien là et entre pour qu’on puisse le prendre à revers. Et s’ils sont plusieurs, alors mes bombes libèreront leurs spores sur eux. Cet assassin n’a aucune chance, mes alliées m’entourent de toutes parts.
Attrapant un extrait de venin de tissenuit, Klarion en versait savamment dans une des bombes artisanales, enchaînant avec des extraits de moricia pour, en plus d’empoisonner sa cible, le plonger dans un profond état de vertiges. Il fit de même avec les autres avant de les mettre dans deux pots de terre cuite inutilisés. Ceci fait, le criminel attrapa les pots un par un avant d’aller les disposer derrière l’abri de fortune que le commandant bâtissait pour leur servir de cachette. De là, ils pourraient les lancer d’assez loin vers la lucarne ou la porte pour surprendre le potentiel intrus.
- Je n’ai nullement besoin de redoubler d’attention. C’est ce que je me tue à répéter à tout le monde du matin au soir, c’est la raison pour laquelle je suis encore là, c’est la raison pour laquelle on ne peut m’attraper, la raison que personne ne comprend, que personne ne veut comprendre : la nature gagne toujours. Et cette ombre va l’apprendre à ses dépends.
Klarion remit un des pots remplis de bombes à Arban, le piège était tendu ils n’avaient plus qu’à attendre. Le temps serait peut-être long, il ne fallait pas qu’ils s’endorment ou ils risquaient d’être cuits. Le commandant lui avait parlé assez rapidement de son pouvoir sans vraiment lui détailler ce qu’il faisait, la curiosité de Klarion avait été piquée quand bien même ils n’avaient pas eu le temps de s’attarder sur ce point. Quel était le réel pouvoir du Commandant de la Garde ? D’après ses dires, il n’était pas spécialement détonnant. Mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Savait-il juste changer la couleur de ses ongles ou possédait-il un don utilitaire qu’il manquait d’apprécier ? Peut-être pourrait-il lui demander après leur petite aventure. Arban pouvait toujours lui mentir, ceci dit, et inventer un faux pouvoir pour conserver un certain ascendant. Néanmoins, Klarion s’en fichait. Il n’avait pas eu de discussion sur les pouvoirs et la magie depuis bien longtemps. Après tout, déterminer le plus puissant ou le plus utile était un sujet puérile amusant les enfants et les cours d’école.
Klarion soupira, s’accroupissant derrière l’abri avant d’ébouriffer ses cheveux de jais.
- J’aurais peut-être dû préparer plus de parfums entêtants, ou refaire le plein de rouge à lèvres hallucinogène. J’hésitais à m’en servir dans ton bureau d’ailleurs, au cas où tu aurais été hostile…
Il ria silencieusement, esquissant un sourire malicieux. La nuit n’était pas terminée…
Un enseignement quelconque du légendaire Delancy avait ressurgi dans son esprit, alors qu’il écartait ni sans vergogne, ni sans brutalité, l’épaisse futaie qui masquait l’entrée d’un taudis investi par l’exotique végétation qui ornait le repaire de Klarion. Un enseignement qui l’avait souvent permis de venir à bout de certains ennemis, mais aussi de certains alliés, pour la simple et bonne raison que les menaces trahissaient un sentiment d’insécurité, une peur.
Ensuite l’image du capitaine Al Rakija en chemise blanc cassé. Il lui avait dépeint comme une analyse structurée sur le profil psychologique potentiel de Klarion. Il avait eu raison sur un point : Klarion était bel et bien seul, tant il avait souhaité la présence d’Arban – Ou Ahlan, peu importait – à ses côtés. Là où il avait eu tort, c’est qu’il n’était en fait pas entièrement seul. Il s’était adressé à ses plantes comme il se serait adressé à des amis, des sbires parfois. C’en était déroutant, mais ça en disait long.
Höls demeurait ainsi silencieux, ne donnant pas suite à cette petite insécurité qui trahissait une peur certaine et justifiée, alors qu’il s’exécutait aux dires du jeune homme. Il balayait les tables moisies de grands et amples revers de manches, et celles-là, il les renversait sans vergogne, les déplaçant bruyammant, de façon exagérée, de sorte à constituer une barricade sommaire. Les bruits se réverbaient en échos grisâtres, permettant un instant à Arban d’apprécier le volume de l’endroit.
Il prit un malin plaisir à décorer à l’aide des vêtements et du porte-manteau, le disposant sans trop d’ostentation, comme s’il avait été laissé là au hasard et trahissait une présence quelconque. Klarion et lui avaient un avantage certain : ils soupçonnaient être suivis, mais l’assassin ne savait peut-être pas.
Il s’était accroupi derrière les pseudo-barricades après s’être emparé du pot à bombes que Klarion lui avait remis. Il y n’y avait plus qu’à attendre. Il aurait eu envie de les humer, mais se serait signer sa propre défaite, au-delà de as propre stupidité. Allait-il finir paralysé ? Asphyxié ? Son regard, inquisiteur, toisait la silhouette presque féline de Klarion, son visage esquissant une moue réprobatrice en réponse à sa bravade.
« Garde ton humour une fois cet incident terminé, avait-il tranché. »
Il espérait couper court à une discussion stérile, déjà préoccupé à ce qu’il pouvait se passer au dehors.
Le silence dans l’attente était pesant. Arban ne bougeait pas ou peu ; il était suffisamment vieux pour avoir perdu un peu de son agilité du temps où il était Maître-Espion. Il s’en retrouvait acculé, à l’étroit derrière cette table qui saurait de protéger de certains projectiles, mais si l’individu avait eu l’idée d’employer l’artillerie lourde ? Le feu serait leur meilleur ennemi.
Son regard jonglait entre son pot et l’entrée vers laquelle il espérait voir la personne qui chassait Klarion. Le gamin avait l’air sûr de lui, et pourtant, plus le temps passait, plus l’incertitude grandissait au même titre qu’une obscurité un peu plus anxiogène chaque minute… Chaque heure.
Mais cette même obscurité lui avait permis de voir clairement, dans l’obscurité, des tâches dorées, des ondes chatoyantes trahissant des bruits lointains ; quelqu’un débroussaillait le feuillage comme Arban l’avait fait plus tôt. Et les ondes aigues s’entremêlèrent à d’autres ondes, plus diffuses, laissant un écho aigu, un bruit dans lequel on devinait…
« Quatre personnes, annonça-t-il. »
Il s’empara d’une boule de spores tout en incitant Klarion à se baisser quitte à ne rien voir. Bientôt il voyait l’emplacement des silhouettes derrière les tables. Il voyait distinctement les sons de celles-ci. Il les indiqua à Klarion discrètement sur la surface boisée, de leur côté, comme s’il invitait à tirer dans cette direction.
Il hocha la tête, indiquant qu’il allait ouvrir le tir.
Sans même regarder au-dessus, comme s’il voyait à travers la barricade, il envoya une première bombe. Celle-ci fit mouche. Il vit comme une tête s’éclairer d’or : il l’avait reçu en pleine poire…
- Non !
Arban voulut le tirer à nouveau sous la barrière de fortune, mais c’était trop tard, il était déjà debout. Le jeune homme lança son arme droit vers l’intrus qui réceptionna la dague directement sous sa clavicule gauche. Le loubard étouffa un cri de douleur avant de s’écrouler en arrière, le poison de la bombe ayant raison de ses sens. Il titubait lamentablement, inondant ses lèvres de bave et de bile alors qu’il se couchait sur un brin de pelouse poussant sur le plancher, ses jambes et bras pris de spasmes. Klarion sentit son bras se faire tirer par Arban qui le forçait à se rebaisser derrière la barricade, l’invectivant sur son geste, prétextant qu’il aurait pu tuer l’assaillant.
- Je m’en contrefiche, il allait détruire mes plantes ! Siffla Klarion. Et puis ils sont quatre, on en a besoin que d’un… De toute façon, sa blessure n’est pas mortelle. Rah, peu importe ! Le couteau n'était pas empoisonné ! Je crois…
Klarion sentait qu’Arban voulait l’enguirlander davantage, se sentant comme un enfant rabroué par son père. Mais le temps n’était pas aux disputes ni aux reproches. Ils n’avaient pas le luxe de se crêper le chignon et se lancer dans des joutes verbales philosophiques sur l’éthique ou le bien fondé de leurs actes. Il restait trois mercenaires face à eux, et ils avaient clairement pu voir d’où provenait la bombe et où Klarion était caché. Ce qu’ils ne savaient pas, par contre, c’était qu’Arban était là lui aussi. Peut-être pouvaient-ils encore jouer sur cet effet de surprise et les vaincre sans trop d’effort. Un était à terre, les trois autres ne devraient pas poser trop de problèmes. Il fallait qu’il agisse vite avant qu’ils ne s’avancent vers leur barricade…
« Mes jolies, à mon signal… »
Klarion s’était adressé mentalement aux plantes situées tout autour d’eux. Il ne pouvait pas les contrôler, mais il leur avait promis vengeance contre ceux qui les avaient bafoués. Ces derniers étaient présents face à elles, il pouvait la leur donner. Tout ce qu’il avait à faire, c’était leur dire et elles déchaîneraient leur courroux. Il avait saboté son propre piège en lançant son poignard sur le type empoisonné, il allait tenter de se racheter en improvisant un autre traquenard. Dégageant sa manche de l’étreinte d’Arban il se leva pour sortir de la barricade malgré les souffles du commandant.
- Vous vouliez me voir, messieurs, me voici. Dit-il simplement sur un ton solennel. Navré pour votre ami, mais je déteste qu’on arrive à l’improviste… et qu’on abîme mes plantes.
- Ferme la, répondit l’un d’entre eux. Tu sais pourquoi on est là.
Celui qui avait parlé était, étrangement, le plus petit des quatres. Trapu mais néanmoins bien bâti, il arborait une tenue entièrement faite de cuir noir épousant fermement les formes de ses mucles. Son capuchon rabattu sur son crâne, on ne pouvait distinguer aucun de ses traits en raison de l’étrange masque ressemblant au visage écarlate d’un cerhibou. Entre ses mains pendouillaient deux chaînes pourvues de crochets et sur ses bottes luisaient dans la pénombre plusieurs rangées de picots.
- Vous êtes trois, je suis seul. Ayez au moins la courtoisie de vous présenter, que je sache qui est le cavalier de ma mort.
- Tout ce que t’as à savoir, c’est que j’suis l’Assassin de la couronne.
- Hm… soupira Klarion, et moi qui pensais que vous aviez un minimum de charisme… Mes belles ! Maintenant !
« Tuer ! Tuer ! » Criaient des plantes que seul Klarion pouvait entendre.
« Vengeance… Humains, mal ! Vengeance ! » Clamaient d'autres.
Tout autour des tueurs les plantes s’agitèrent pour libérer un nuage de spores de leurs corolles, et de leurs feuilles. Il y avait certaines plantes toxiques mais Klarion espérait que les trois idiots n’en inspireraient pas trop. Il n’avait aucune envie de préparer un antidote pour sauver l’Assassin de la couronne. Ce type, il en avait déjà entendu parler. Un mercenaire obscur qui ne se mettait qu’au service des plus fortunés pour accomplir leurs basses besognes, d’où son nom. Qui qu’était son employeur, c’était quelqu’un qui ne s’embêtait pas en économies et pouvait se permettre de saigner son portefeuille.
Klarion fut prompt, profitant de leur confusion, il plongea de côté pour arracher un bout de rideau et le nouer autour de son visage avnt d’en lancer un deuxième derrière la barricade, pour Arban. L’Assassin, portant un masque, s’était ressaisi plus vite que ses deux sous-fifres, tous deux emprunts à divers maux en raison des spores. Il fonça vers Klarion qui saisit un tabouret avant de le rabattre brutalement sur son assaillant qui esquiva pour rouler de côté, se mettant à mouliner avec ses chaînes.
Le jeune homme avait privé l’Assassin de son escorte, il avait pu faire basculer la balance. Ne restait plus qu’à damer le pion à ce fou…
Sous l’empire de ses émotions, Klarion s’était redressé comme pour sommer à l’un des sbires de ne pas s’en prendre à quelques plantes trônant dans un coin de la grande pièce. Son lien avec la flore semblait plus fort qu’il ne l’eût cru, au point qu’il eut été difficile de le ramener derrière la barricade pour le protéger. Peut-être qu’il existait un lien, un tissu émotionnel fort entre l’écoterroriste et les plantes, qui pouvait le pousser à commettre des actes irréfléchis, des atrocités dans des cas extrêmes. Pour l’heure, le vieil Arban entendit une lame siffler droit jusqu’à la chair de l’individu qu’il avait aspergé de sa toxique.
« Klarion ! étouffa-t-il avant que le garçon ne sorte de sa cachette, exposé aux trois autres malandrins restant. Dont un qui se déclinait sous le nom d’Assassin de la Couronne ; un nom qu’il avait déjà dû entendre de la bouche d’un de ses hommes, peut-être Vrenn, mais il ne s’en souvenait pas bien – un comble pour la personne qui se souvenait sans doute le mieux de cet ineffable atout.
Il ramassa le morceau de tissu qui était tombé à côté de lui, sans doute jeté par Klarion, pour s’en faire un masque d’infortune et ainsi ralentir l’effet néfaste des pores qui embaumaient la pièce. À travers la table, il voyait deux cercles dorés se dessiner, comme envoyant des ondes diffuses et rondes dans l’espace ambiant. L’assassin de la couronne devait faire tournoyer quelque chose, sans doute des chaînes à en croire la nature du son. Il se servit de cette image en écho pour lancer d’autres bombes, un peu plus soutenues celles-ci, espérant déstabiliser l’inconnu avant qu’il ne tente quoi que ce soit sur Klarion. Il vit les chaînes danser avec une maîtrise déconcertante, faisant éclater les bombes au vol. Le vieil Höls vit comme des feux d’artifice derrière la surface boisée, jusqu’à ce qu’une chaîne vint agripper celle-ci pour la renverser et mettre le vieil homme à découvert.
Il se redressa alors que la seconde chaîne visait son tibia, qu’il leva in-extremis, dans un râle de surprise, pour éviter de se faire prendre et faucher. Dégainant sa dague, il se mit en garde, essayant de reprendre contenance alors que l’Assassin ramena ses chaînes pour les relancer à nouveau. Les ondes dorées s’entrechoquèrent devant le cou d’Arban, trahissant leur position future d’un instant à l’autre. Il se baissa, évitant de se faire agripper de sorte à finir asphyxié, roulant sur le devant, reprenant encore contenance, un peu maladroit mais ingambe. Il n’était plus autant en forme que du temps où il était ce maître espion acrobate et meurtrier. Mais il avait conscience de ses capacités physiques limitées, et son adversaire décrivait un schéma coloré assez facile à lire qui laissait prédire la plupart de ses intentions.
L’Assassin poussa une clameur rauque, rouge sang, animant les picots sur ses bottes qui fusèrent droit sur Arban. Il se protégea une partie du corps et son visage, subissant de plein fouet l’offensive de l’assassin qui refit jouer de ses chaînes pour immobiliser le colosse, recroquevillé sur lui-même. Par chance, même si la douleur était aigue, aucun point vital n’était touché. Il était pareil à une momie, les bras condamnés, tirant en arrière pour éviter de lâcher du lest et soit obliger l’Assassin à garder ses chaînes, soit à le maintenir occupé, et donc exposé.
La douleur, elle, semblait plus vive. Si le poignard de Klarion n’était pas empoisonné, qu’en avait-il été des picots ?
« DÉPÊCHE-TOI ! hurla le vieil homme à l’écoterroriste avant qu’il ne fût trop tard. »
Arban cria à Klarion de se dépêcher. Les deux derniers sbires de l’assassin étant à terre à cause de l’attaque surprise des plantes et leurs spores enivrants, Arban avait fondu sur leur grand ennemi pour l’empêcher d’attaquer le jeune homme. Malgré la difficulté de faire face à pareille némésis et les entraves tenaces qu’il lui infligeait, le vieux loup avait réussi à donner à Klarion une fenêtre de tir à la fois pour le sauver mais aussi se débarrasser de leur ennemi. Il fallait qu’il agisse vite pour sauver son allié sans laisser le temps à l’assassin de le blesser. Le hic, c’est qu’il ne pouvait pas traverser la pièce. Les spores de ses plantes étaient toujours dans l’air, et il n’avait pas encore acquis la capacité d’y être immunisé…
- Pourquoi est-ce qu’il ne veut pas sagement tomber comme ses hommes de main ? Pesta Klarion.
Regardant autour de lui, Klarion n’avait pas grand-chose à sa disposition pour asséner un quelconque coup à l’intrus et lui faire lâcher prise. Le phytomancien n’avait plus son poignard, l’ayant lancé plus tôt pour stopper l’idiot de s’écraser sur ses pots de jeunes pousses. Et ce dernier se trouvant aux côtés de ses comparses sous les spores, l’éco-terroriste ne pouvait malheureusement pas aller le chercher. S’avancer pour toucher les chaînes et faire pousser des plantes dessus était également une mauvaise idée. Si l’Assassin était maître dans la manipulation du métal, alors toucher son élément de prédilection pourrait s’avérer fatal. Klarion devait agir vite… et n’avait plus le choix. Il attrapa la première chose qui lui passait sous la main : le porte-manteau qu’Arban avait grimé comme leurre. L’agrippant de toutes ses forces, Klarion le rabattit brutalement vers l’arrière du crâne de l’assaillant. Cependant, le coup ne suffit pas à le mettre hors d’état de nuire et brisa net l’ustensile tout en faisant tomber le masque rouge de leur attaquant.
Rageur, l’assassin releva la tête vers Klarion, son capuchon retombant derrière sa tête, libérant des cheveux cendrés filasses. Le jeune homme distinguait les traits d’un bel homme qui devait avoir une dizaine d’années de plus que lui, au teint hâlé des îles du sud. Les yeux d’un gris électrique, une grosse cicatrice lui barrait une bonne partie de la joue gauche pour remonter jusqu’au milieu de son front, sûrement héritée d’un sale coup de surin. Miraculeusement, son œil avait été épargné par on ne savait quel miracle, à moins qu’il n'eût été faux et magnifié grâce aux talents d’un mage embellisseur. Son nez aquilin et sa fine bouche étaient contractées par l’effort que lui imposait Arban en se débattant ainsi que la rage causée par le coup du souverain floral, laissant apparaître une rangée de dents blanches. Il avait sous les yeux le vrai visage de l’Assassin de la couronne, un beau visage aux traits agréables mais finalement assez banal, l’idéal pour un homme vivant de larcins dans un royaume en constant mouvement. Klarion n’avait plus rien à portée pour lui infliger un nouveau coup et avait attisé la colère du tueur. Arban ne pourrait pas tenir bien longtemps encore.
Klarion soupira, il allait devoir utiliser une solution de secours qu’il ne pensait pas avoir à utiliser ce jour…
- Au moins vous êtes agréable à regarder, ça ne devrait pas être trop déplaisant.
Passant la main dans son manteau, l’éco-criminel en ressortit un petit tube cuivré. Le métal était émaillé par endroits, témoignant d’un usage fréquent depuis de longues années. Ce petit objet n’était pas vraiment à Klarion, il l’avait subtilisé à une marquise et avait décidé de conserver le cosmétique et d’en transformer l’usage. Grâce à un savant mélange de venin de serpent orchidée, de lurgubus hurlant et de diverses fleurs sauvages, le garçon avait réussi à mettre au point une arme aussi puissante qu’inattendue. Débouchant le tube, Klarion constata qu’il ne restait qu’un fond de pâte à lèvres, il n’aurait droit qu’à une seule chance…
Il s’appliqua un peu de rouge à lèvres avant de s’approcher en agrippant la tête de l’Assassin avant de déposer un baiser sur ses lèvres. Ce dernier ne s’y attendait manifestement pas et resta figé quelques secondes avant de commencer à se débattre, tirant à son tour sur les chaînes et calmant son étreinte sur Arban. Pressant encore plus ses lèvres, Klarion sentit de légères touches humides sur sa bouche, parvenant à deviner qu’il s’agissait d’un peu de salive. Il avait réussi à appliquer son poison, relâchant la tête de l’assassin pour admirer la belle marque rouge qu’il gardait sur son visage en raison du baiser. Laissant le tueur sur place avec un regard se faisant de plus en plus vide, Klarion sortit d’une poche intérieure un tout petit flacon pas plus grand qu’un ongle avant d’en avaler le contenu d’une traite.
- Rouge à lèvres hallucinogène, toujours avoir un antidote en cas d’extrême urgence. Dommage, je n’en ai plus pour toi…
Il se tourna ensuite vers Arban, ce dernier toujours enchaîné, l’air triomphal.
- Tu vois ? Ce n’était pas une plaisanterie. Hm… et maintenant, comment démêler tes liens…
D’un geste sec, Arban mût son corps en arrière, comme pour arracher à l’Assassin sa prise alors qu’il était déstabilisé par le geste charnel du jeune garçon. Ses chaînes tombèrent dans un fracas sonore gris, si bien qu’il restait comme paralysé et replié sur lui-même, la douleur progressant au fur et à mesure que l’adrénaline retombait. Il redéploya ses bras parsemés de picots et s’en arracha un sans vergogne, ponctuant son geste d’une plainte douloureuse, inspectant la pointe tâchée d’un rouge sang agressif. Il ne lui était pas possible de déterminé s’il avait été empoisonné ou non. Il était trop tôt pour statuer.
« Tu réagis plutôt bien aux situations de crises… Avoua-t-il, un poil grognon à cause de la douleur. Aide-moi à me rétablir avant qu’on le neutralise. Cela faisais longtemps que je n’avais pas autant frôlé la mort. »
La plaie causée par le retrait du picot n’était pas béante, mais son avant bras se tâchait lentement de carmin. Par chance, s’il ne prévoyait pas de tissu pour se masquer le visage, il prévoyait toujours des bandages de premier secours pour se panser. Il en oubliait les autres picots logés dans sa chair, dans ses bras comme dans ses jambes, fort heureusement salvatrices de points plus critiques tels les yeux ou le cœur.
S’affairant à retirer un second picot, plus lentement cette fois, il poursuivit, toujours grognon.
« On va les enchaîner tous les quatre ici, s’assurer qu’ils ne pourront pas s’échapper, sans doute à l’aide d’un autre tour de passe passe avec tes amis les plantes… Et puis on alertera les autorités pour qu’ils fassent le reste du boulot… »
Une vague de chaleur désagréable parcourut son corps qui devint soudainement poisseux. Comprenant qu’il allait sombrer, esclave d’un malaise vagal en sursis, il s’accroupit avant de tourner de l’œil, de couchant sur le côté, prit de légers soubresauts. Si la course du gaz avait été ralentie par son voile, peut-être que sa blessure, fût-elle solidement pansée, était responsable de son indisposition.
Edmond Delancy, fort, lui asséna une estocade puissante, imparable, ponctuant son invective d’un rire diabolique alors qu’il se retrouva propulsé en arrière, tombant dans un vide sans fond, aspiré dans un ineffable trou noir.
Il dégaina son arbalète et décocha une demi-douzaine de carreaux sur Joeystar qui fonçait sur lui, prêt à le pourfendre. Sa silhouette éclata en une myriade de billes noires pour se matérialiser en un Vrenn agressif qui, saisit de deux lames, vint taillader Arban de toutes parts, alors immobile dans le vide. Il se vidait de son sang, formant d’innombrables sphères parfaites, rouges, qui donnèrent forme à une silhouette sanguinaire à l’image de Zahria qui s’égosillait d’un rire machiavélique.
Au loin, dans le noir absolu, deux citrines luisaient et une silhouette féline semblait se détourner.
« MARQUISETTE ! »
Et puis, par un phénomène physique difficilement explicable qu’on appelait retour à la réalité, il rouvrit les yeux, en sueur, tremblant, agrippant la personne qui se tenait à côté de lui pour l’étrangler. Jusqu’à ce qu’il reprenne totalement conscience de son être pour comprendre qu’il ne s’agissait que de Klarion.
« La planque… L’Assassin… Où sont-ils ? »
La respiration sifflante, il s’était redressé, son état émotionnel vacillant entre conscience et inconscience. Admettant qu’il était hors de danger, il s’effondra à nouveau, de fatigue cette fois, son regard collé au plafond.
Allait-il encore subir un malaise vagal ? Il n’avait même plus la force d’y penser.
Debout face à Arban, un arrosoir vide entre les doigts, Klarion toisant Arban en se massant le cou d’une main fébrile. Tâchant de reprendre sa respiration, il avait été contraint de sortir Arban de sa torpeur en l’aspergeant d’eau avec la première chose qui lui passait sous le code. Par chance, il s’agissait d’un outil de jardinage. Sur l’instant, Klarion n’avait pas envie de blesser Arban en étant contraint de l’assommer. Le Commandant lui avait néanmoins sauté au cou pour l’agripper pendant quelques secondes, pâle comme un linge et suant comme un paysan sous le soleil. Le jeune homme avait réussi à se dégager en l’aspergeant d’un fond d’eau tiède pour le forcer à se ressaisir. Quoi que lui ait infligé l’Assassin, ce qu’il avait inoculé à Arban avait sans doute été plus violent et désagréable que le rouge à lèvres hallucinogène de Klarion…
- On dirait que tu as vu un fantôme. Et, sérieusement, c’est qui Marquisette ? Avec un nom pareil, soit elle est vieille et poudrée, soit c’est un caniche à froufrous. Dans les deux cas, c’est ridicule.
Jetant un coup d’œil derrière lui, il posa son regard sur les mercenaires allongés au sol. Forçant d’ouvrir les fenêtres pour évacuer les spores via courant d’air, le phytomancien avait aligné les intrus avant de les entraver grâce à des racines qu’il avait fait pousser sur leurs vêtements, afin de les empêcher de bouger au cas où ils se réveilleraient. Il avait retiré le poignard planté dans l’épaule de l’idiot qu’il avait blessé, nouant grossièrement un chiffon sale pour éviter qu’il ne se vide de son sang. Rien ne lui aurait fait plus plaisir, mais Klarion voulait montrer à Arban qu’il savait faire les choses correctement. Il n’avait cependant pas effacé la marque de rouge à lèvres du visage de l’Assassin, bien qu’il ait débarbouillé son propre visage pour s’éviter de préparer un nouvel antidote. En voyant l’état d’Arban, il n’eut pas non plus grande envie d’être en proie à quelconque hallucination ou mirage de psychotrope, à en voir des Marquisette et les étrangler à mort.
- Nos invités dorment à point fermé. J’ai dû interdire à mes plantes de les dévorer, je te suggère de les emmener rapidement, ils mériteraient de leur servir de repas. Navré pour la tunique trempée, d’ailleurs, mais il fallait que je te réfrène de m’étouffer. Je n’ai rien contre les petits excès de sauvagerie. Mais généralement, c’est plus intime ! Fit Klarion, l’air chafouin.
S’approchant d’un placard, Klarion l’ouvrit pour en sortir une bouteille poussiéreuse avant de retourner vers Arban, recouvrant ses esprits. Attrapant deux béchers vides, le garçon aux cheveux de jais décacheta la bouteille avant de verser un liquide noir aux reflets de rubis dans les deux récipients gradués. Ceci fait, il prit les deux verres improvisés avant d’aller s’asseoir à côté d’Arban et poser les deux verres sur le sol.
- De l’hypocras, les anciens propriétaires des lieux ont oublié quelques bouteilles. Il est sans doute un peu fort, mais vu la situation j’ai besoin de quelque chose d’un peu… fort.
Klarion en but une gorgée, l’alcool épicé, légèrement sirupeux, lui envahissant le palais et chatouillant ses papilles. Cela changeait du whisky brut d’Arban, plus fruité, plus estival, plus enivrant. Le vin sucré lui conférait une certaine satisfaction, comme un sentiment de réussite, de réconfort, après les peines et épreuves de la journée. Il n’avait pas envie de boire une boisson de soucis, lui rappelant le goût amer de la trahison comme dans la gargote du commandant, ou de l’avidité, comme chez Don Marcel. Pour l’instant, il avait surtout besoin de calme, de confiance et de sérénité.
Klarion soupira. L’Assassin avait été arrêté, mis hors d’état de nuire, et en vie comme le voulait Arban. Mais l’éco-terroriste était désormais libre, hors de la caserne, et dans sa propre antre. Il but une nouvelle gorgée en se tournant vers Arban :
- Que fait-on maintenant ?
En étoile de mer sur le sol, il avait fini par se redresser après avoir repris du poil de la bête. L’air semblait plus respirable et le seuil de fragilité avait été repoussé. Il retira les picots restants, parfois hésitant, parfois relâchant son visage, étouffant des grognements caverneux, s’affairant à panser ses plaies multiples sur les avant bras et le long des jambes alors qu’il regardait les corps inertes des ennemis se faire enlacer par des lianes mouvantes. C’en était glaçant, à croire que Klarion aurait très bien pu infliger la même chose à Arban.
Si la confiance avait été brisée hier, les morceaux se recollaient, pensa-t-il.
Ce qui était fort dommage, c’était que l’humour de Klarion semblait à peine plus raffiné que celui d’Astrid, vulgaire à l’envi. La vérité profonde était qu’il avait un mal de crâne assommant, et s’il n’était pas d’humeur à rire des énièmes piques de Klarion, tant sur sa forme que sur le prénom de sa chatte – qu’il n’avait pas choisi – il accepta le verre sans se faire prier et le leva en direction de Klarion, qui lui non plus ne s’était pas fait prier.
« À la tienne. »
Il but une légère gorgée qu’il grumela. Les aromes enivrant estompaient l’amertume du carnage, il sentit comme un agréable frisson lui parcourir le corps jusqu’à l’arrière du crâne alors qu’il toisa, avec une satisfaction non dissimulée, les corps inertes et figés des malandrins endormis. Avant d’en revenir à Klarion.
« Cet Assassin de la Couronne était plutôt bon combattant, j’ai bien cru que j’allais y laisser ma peau. Il n’est pas impossible qu’on ait du dossier à son sujet, donc je vais le faire extraire d’ici et il va malheureusement falloir que tu quittes les lieux. Les gardes que je ferai venir feront sans doute le lien avec ta personne au vu de l’environnement un peu… “floral”, mais je vais gérer ce détail si cela venait à secouer les instances bureaucrates de la Sacro-Sainte-Garde. »
Il soupira et finit par se relever, son verre toujours en main, marchant en titubant presque à cause de ses jambes mutilées.
« Il m’a pas raté, ce salopard… »
Sa tunique trempée n’était que de moindre impertinence comparé à ses blessures, dont les bandages coagulants prenaient une teinte rouge cerise. Il but une autre gorgée, regardant Klarion.
« Des fois, je regrette l’époque où j’avais la main sur des espions prêts à me suivre dans les plans les plus fous pour mener à bien des missions capillotractées mais qui ont sûrement changé le cours des choses. Je sais que tu ne veux pas remettre ça sur le tapis, mais tu ferais un atout hors pair parmi les espions de la garde. En attendant, je vais me débrouiller pour te couvrir et gagner du temps auprès des mordus de paperasse. Un beau jour ils me demanderont certainement de te coffrer, même si les situations comme celles-ci jouent en ta faveur. Et puis j’ai encore du crédit face à la plupart de ces lâches… »
Il finit son verre d’une traite avant de le reposer sur une commode poussiéreuse, reprenant contenance, secouant son long manteau de vaurien et se recoiffant.
« En parlant de paperasse, j’en aurai moi aussi à faire les prochains jours durant. Si tu estimes que ma compagnie ta été profitable et qu’il est dans ton intérêt de me filer un coup de main, alors on peut gagner du temps. Tu as du matériel d’écriture ici ? »
Il se mit à tirer les placards de la commode sans grâce, baladant son doigt entre les breloques. Il s’arma d’une appendice qui ressemblait curieusement à la plume que lui avait laissé Vivienne. Ce devait être celle que Klarion avait rangée ici. La situation lui fit presque décrocher un sourire tendre, en souvenir d’un si minois qui luisait au loin dans un paysage déjà bien sombre. Naturellement, il y avait du papier vieilli et froissé qui était perdu au fond du tiroir. Celui-ci dégageait d’ailleurs une odeur acide de vieux bois verni. Trouvant enfin un petit flacon d’encre, il le déboucha, s’arrêtant un instant, encore prit de vertiges incontrôlables. Il prit une grande bouffée d’air frais avant d’inscrire sur un morceau qu’il avait déchiré.
Il le plia en deux avant de le tendre à Klarion.
« Peut-être que tu connais déjà cette personne. Peut-être pas. Tout ce que tu as à savoir, c’est que je suis à sa recherche. Je ne peux pas t’en dire plus présentement, mais je te retrouverai à la garçonnière dans quelques jours pour en discuter. En attendant… Fais ce que tu peux pour te renseigner à son sujet, voire pour la retrouver… Et si tu le veux. D’accord ? »
Il tourna les talons, avant de conclure.
« Et quitte cet endroit dès que possible. »
Sans verser davantage dans des formalités d’adieu, le pas lourd et d’or, sous le plancher grinçant, Arban quitta les lieux, telle une ombre à la recherche de l’Ombre, comme rattrapé par un passé tumultueux qui semblait s’être immiscé dans l’espace temps jusqu’à le ramener à une réalité morne et mortifère. La retraite paisible, tant passée que future, semblait déjà hors d’atteinte. Sans parler de la Mort qui, semblait-il, semblait avoir une fois de plus raté de justesse sa frappe, le souffle de sa faux ayant laissé comme un picotement sur l’échine du vieux Commandant.
Il n’était pas repassé à la caserne ce soir-là. S’assurant d’avoir semé le moindre poursuivant éventuel, il s’était retrouvé sur les toits d’un immeuble quelconque, perdu dans la capitale, sur une terrasse qui donnait sur sa mansarde.
Sa grosse main droite flattait avec une tendresse millénaire l’encolure de Marquisette, assise à côté de lui, les yeux mi-clos et ronronnant.
« Ce garçon est passionnant… Peut-être qu’un jour, je te le présenterai, ma douce. »
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