La cacao phonie, ça avait l’air de plaire à l’aventurier-marin-gardien Brent, qui riait au souvenir de celle des hommes du navire. Subjugué par l’amusement du grand, Calixte se mit lui aussi à rire, se souvenant de la dernière en date avec son frère et ses sœurs.

Comme la plupart des cours dispensés aux enfants Alkh’eir, ceux de musique se passaient pour la fratrie avec le même précepteur – ou en l’occurrence la même préceptrice – sur le même temps dédié. Il était cependant bien plus rare que toutes les jeunes pousses de la famille des Alkhaia de Eliëir, même résidant sous le même toit à la demeure principale du Grand Port, partageassent leurs classes. Bien que liés par la Prévoyance, les parents étaient libres de choisir l’éducation de leurs héritiers, et il était presqu’anecdotique que les fratries se croisassent sur ces temps en dehors des répétitions artistiques prévues à diverses occasions. La plus régulière et respectée était l’animation de l’équinoxe du printemps, où les festivités célébrant celui-ci s’enroulaient entre chaque pierre du domaine familial et où rien ne semblait plus compter que l’unité du sang autour de la Prévoyance. Un faste à huis clos mettant en scène repas gargantuesques, divertissements d’une splendeur habile, et tenues somptueuses. Mettant en scène, aussi, l’éclat de chacun des membres et de leur progéniture. Pensée qui, chez Deveen, au-delà de tout aspect compétitif, avait revêtu le voile de la honte si ses enfants devaient alors présenter moins que le meilleur. Les répétitions musicales, puisque c’était cela que leur jeune âge faisait montrer au reste de la famille lors de ces rassemblements, étaient ainsi rapidement devenues un point constant et régulier sur leur emploi du temps commun. Alors qu’elle assistait usuellement à leurs cours, nourrice Eurydice cédait très souvent sa place à nounou Minh qui semblait bien mieux tolérer leur cacophonie. La dernière fois, Enora s’était mise au violon, Gwen-Aël à la flûte, Kenneth au xylophone, et Calixte au piano. Les mélodies de leurs instruments avaient, une nouvelle fois, fait pleurer Minh, et le blondinet soupçonnait que c’étaient là des larmes de joie.

Le rire de Brent se mua en toux, et Calixte leva un regard inquiet vers le grand. Il n’eut cependant pas le loisir de trop s’attarder dessus, car l’aventurier-marin-gardien reprit la parole pour lui expliquer que non, la bague ne servait pas à faire de la musique. Fronçant légèrement les sourcils, essayant de bien suivre les propos de Brent, l’enfant mit un moment à en comprendre le sens. Et encore, il eut le sentiment de ne pas tout avoir saisi.

C’était comme cette fois où, avec Enora, Gwen-Aël et Kenneth, ils étaient tombés sur nourrice Frila dans le cabanon garde-manger derrière les petites cuisines du bâtiment des domestiques. Ils avaient échappé à la vigilance de nounou Minh, et couru dans un ensemble de rires étouffés loin dans les passages extérieurs du domaine des Alkh’eir. La jeune femme, absorbée par le contenu du sac qu’elle vérifiait dans l’ombre de la petite cabane, n’avait pas tout de suite remarqué leur présence. Ou, tout du moins, pas assez rapidement pour qu’ils n’observassent les cristaux éclatants entre ses doigts. De cette couleur-ci, Calixte n’en avait jamais vu ; assurément valaient-ils très très cher. Dans le fracas courroucé du moloch rocheux protégeant son précieux petit, Frila leur avait révélé un visage furieux et rangé d’un geste preste les cristaux dans les profondeurs de leur tissu protecteur. Calixte avait toujours beaucoup aimé nourrice Frila, mais ce jour-ci, il en avait eu peur. Il y avait eu là, dans ce moment de surprise impromptue enchâssée de mystères, quelque chose dont aucun d’eux quatre n’avait saisi toute la portée, mais qui, il le sentait, faisait encore terriblement sens.

- Est-ce que vous, vous avez quelqu’un que vous aimez très fort ? demanda Calixte pour se sortir de ces sombres reviviscences.

Il reposa la bague là où il l’avait trouvée, et chercha dans l’obscurité de la cale d’autres trésors à se mettre sous la dent.

- Est-ce qu’il y a des livres ? Des livres magiques ? Ou avec de bonnes histoires ? Oh, et des images ?

Attrapant de nouveau la main de Brent pour le tirer un peu plus loin, il se figea néanmoins alors qu’ils dépassaient une tour de cageots bien ficelés.

- Ca a bougé, là-bas ! fit-il dans un murmure mi-curieux mi-effrayé, pointant du doigt les ténèbres de la soute.

Apparemment, Brent n’aimait personne très fort, ou en tout cas pas au point de faire naitre des enfants avec. C’était un peu étrange, d’ailleurs, cette notion d’amour. Parce qu’à bien y réfléchir, Calixte comprenait que Deveen et Joaness étaient ses parents, et que c’étaient donc eux qui avaient dû le faire naitre. Mais de cet amour, dont parlait l’aventurier-marin-gardien, le blondinet n’était pas très sûr d’en avoir vu grand-chose entre sa mère et son père.

L’amour était un luxe que la branche principale des Alkhaia de Eliëir ne semblait vouloir s’accorder. Depuis que la Prévoyance était devenue centrale dans leur vie, les mariages étaient de connivence plus que d’émoi, et Deveen et Joaness n’avaient pas dérogé à cette règle. Elle, première fille de Célestin Alkh’eir, lui-même chef de famille et gestionnaire pour la quatrième génération de cette entreprise, n’avait jamais vécu que pour celle-ci. Et Joaness, issu de milieu modeste mais d’une relation bien plus intense avec les cristaux qu’avec toute autre forme de sujet, s’était rapidement accommodé de leur alliance pratique plus que sentimentale. Chacun avait rempli son devoir conjugal en offrant à la lignée quatre enfants, puis leur attention s’était définitivement tournée vers des préoccupations plus professionnelles, et lucratives. Nourrice Frila, lorsqu’elle les amenait hors des murs de la demeure familiale et qu’Enora, Gwen-Aël, Kenneth et Calixte la pressaient de leur raconter quelques histoires, aimait à leur conter ce mariage des plus pragmatiques. Elle leur expliquait alors que, pressés de se débarrasser de toute forme de fioriture, Deveen et Joaness avaient passé vingt jours à travailler le contrat qui les lierait, et vingt minutes devant l’autel pour échanger leurs vœux et sceller leur entente. Qu’en dehors de leurs témoins, personne d’autre n’avait jamais vu la couleur de la cérémonie, pourtant bien mentionnée – et contractualisée – dans les archives de la Prévoyance. Calixte, lorsque Frila leur narrait en rigolant cet étrange mariage, n’avait jamais pu s’empêcher de penser qu’il fût étrange que, dans leur famille traditionnelle au-delà de l’amour des cristaux, ce mariage n’eût donné lieu à davantage de festivités. Mais comme ça n’étaient pas ses parents qui risquaient d’en parler, alors riait-il lui aussi aux paroles de Frila, et lui demandait-il en plus d’histoires. Souvent, la nourrice embrayait alors sur les noces qui, elles, la faisaient rêver. Ses yeux clairs, du vert des prairies ondoyant sous le soleil printanier, scintillaient alors de milles feux et son visage rayonnait d’un espoir immense. Elle leur parlait alors de larges salles de réceptions aux apparats pouvant rivaliser avec ceux du Palais Royal, de banquets fournis par les meilleurs cuisiniers d’Aryon, et d’une belle compagnie parée de ses plus beaux atours pour entretenir les festivités des jours durant. Une musique à faire chanter l’âme, des plats à tomber en pamoison, une opulence à faire rougir de jalousie les plus riches. Et Calixte, qui trouvait alors que nourrice Frila était drôlement gentille et jolie, songeait qu’elle méritait bien d’avoir tout ça. Une fois, d’ailleurs, Kenneth avait alors déclaré qu’elle pourrait bien s’octroyer ce mariage en grandes pompes avec tous les cristaux qu’ils avaient vus dans son sac. Les traits fins de la jeune femme s’étaient alors vilainement décomposés, et un éclat mauvais s’était installé sur les prairies verdoyantes. Jamais plus, par la suite, ne les avait-il vraiment quittées.

L’ombre prit bientôt la forme d’un ribou, et Calixte poussa une exclamation de ravissement. Dans un sursaut d’enthousiasme, il lâcha la main de Brent et franchit les derniers mètres les séparant du familier en courant. Le roulis du navire ne cessait de le projeter d’une caisse à l’autre, mais enhardi par la créature qui les regardait avancer vers elle, il poursuivit son chemin en rigolant. Sa main s’arrêtant à une vingtaine de centimètres de la tête de l’oiseau, tandis qu’il se rappelait les règles élémentaires de bienséance.

- Bonjour, Fact. Je peux ? demanda-t-il avec ferveur en se tournant vers l’aventurier-marin-gardien.

Son approche pataude ne semblait pas avoir effrayé le ribou, et Calixte chercha du regard les noix mentionnées. Des cerneaux tapissaient le sol sous les pattes du volatile, mais le jeune regard du blondinet, un peu fiévreux de joie, ne discernait rien d’autre.

- Peut-être a-t-il faim ? Est-ce qu’on peut lui donner à manger ? Est-ce qu’il mange autre chose que des noix ? Oh, peut-être n’est-ce pas bien qu’il cherche à manger ici, ce sont des trésors à d’autres personnes, réfléchit l’enfant en fronçant les sourcils.

Le ribou n’était pas très grand, et il avait une bonne tête. Assurément plus que la chouettours du domaine des Alkhaia de Eliëir, songea Calixte.

- Il est plus mignon que la chouettours chez nous, commenta-t-il d’ailleurs.

Elle les observait toujours de loin, de son œil vigilant, sévère. Et ils la redoutaient comme ils la respectaient. Elle l’avait regardé grimper dans la cariole qui allait les descendre, avec Deveen, au niveau des quais où ils embarqueraient pour ce voyage déjà trop retardé. Et elle avait tourné un œil perçant vers le bâtiment des domestiques, où nounou Minh prenait soin de Gwen-Aël et Kenneth. Enora était encore en convalescence, et une petite poignée de soignants avait été grassement payée pour rester auprès d’elle. Calixte s’était alors demandé où était passée nourrice Frila, mais seul le visage austère de la chouettours lui avait répondu. Et puis, elle était montée dans la dernière voiture.

Avec ravissement, savourant la découverte des sensations du plumage sous ses doigts, Calixte passa ceux-ci dans une caresse maladroite sur les ailes du ribou. Avant d’acquiescer rapidement aux propos de Brent. Le grand avait raison, cela ferait désordre de se servir des trésors de la cale pour nourrir la petite bête. Les sourcils froncés de détermination et le bout de la langue sorti de concentration, avec l’aide de l’aventurier-marin-gardien il recueillit Fact au creux de ses mains et ils prirent le chemin pour remonter vers le pont, avec un passage dans les cuisines.

Ces dernières n’étaient pas très grandes, et bien que les casseroles frémissent toujours de concoctions diverses et variées – bien plus grossières que celles des cuisines du domaine des Alkhaia de Eliëir – l’ambiance à distance des heures de repas y était relativement calme. Avec l’habitude des lieux, Brent récupéra de quoi satisfaire l’appétit du ribou – et la curiosité de Calixte – et ils poursuivirent leur route pour gagner le pont.

L’air frais des embruns et la chaleur des rayons de soleil estivaux les accueillirent comme une pleine bouffée d’oxygène après le temps passé dans le bocal des entrailles du bateau, et ils crapahutèrent encore jusqu’au gaillard arrière pour se trouver un coin de tranquillité sous l’œil vigilant des matelots s’affairant toujours de la poulaine à la dunette. Partagé entre l’admiration sans équivoque des jeunes gens grimpant le long des cordages pour gagner les hauteurs des différents mâts et l’attention amusée que commandait Fact, Calixte laissa son regard rebondir d’élément en élément, heureux de cette multitude de curiosités.

Saisissant dans la coupelle en osier une des noix que Brent avait récupérées, le blondinet s’escrima de longues secondes dessus avant que l’aventurier-marin-gardien ne le prît en pitié et ne lui montrât comment en retirer la coque. Peu habile de ses dix doigts et d’une force de crevette, Calixte se résigna cependant bien vite à ne préparer qu’une friandise pour le ribou tandis que son compagnon faisait un sort au reste de leur emprunt. Cela n’empêcha guère l’enfant de piocher dans la pile des noix décortiquées pour les tendre en gloussant à Fact. Ni d’en profiter pour en grignoter lui-même.

Du mouvement à l’orée de son champ de vision, en camaïeu familier de gris, appela son attention et ses doigts se figèrent à quelques centimètres du bec du ribou comme il appréhendait la chouettours venant à leur rencontre. Oh, bien évidemment qu’en pleine journée et sous le regard d’inconnus, elle n’exposait pas ses atours les plus bestiaux. Mais même sans cela, son profil de rapace la découpait comme une épine menaçante dans le paysage.

- Nourrice Eurydice, voici monsieur Brent, aventurier-marin-gardien bientôt capitaine, présenta solennellement Calixte en sautant de la caisse sur laquelle il avait posé son séant afin de rejoindre la femme aux courbes austères. Et Fact, le ribou du navire.
- En voilà une position fort complexe, nota Eurydice en dardant son regard perçant sur le jeune homme. J’espère, jeune maître, que vous ne l’avez pas importuné sur son quart, poursuivit-elle en défroissant d’une main experte les habits de l’enfant.
- J’ai été son assistant ! On…
- « Nous ».
- Nous sommes allés vérifier les « marches qui en disent », et les trésors du bateau. Et vérifier l’absence de fantôme. Il n’y a pas de fantôme ici, Brent fait bien son travail !
- Les « marchandises », le reprit à nouveau la nourrice avant de laisser son regard acéré aller à la rencontre du matelot puis de son employeuse, qui venait d’apparaitre sur le pont en compagnie de ses conseillers. Je n’ai aucun doute que monsieur, comme ses collègues, réalise un travail adéquat en réponse à ses engagements pécuniaires. En avez-vous terminé avec cette expérience d’assistant ? demanda-t-elle d’un ton rendant la question rhétorique.

Hochant néanmoins du chef, Calixte revint d’un pas sautillant vers l’aventurier-marin-gardien et lui tendit la main. Il était plus friand des démonstrations d’affection moins guindées, mais il savait qu’il était de son rang d’offrir une poignée de main en salutation solennelle.

- Merci de votre temps, monsieur Brent, fit-il en suivant sagement l’étiquette qu’on lui avait inculquée. J’ai beaucoup appris avec vous, et je me suis beaucoup amusé, aussi, ajouta-t-il rapidement à voix basse.

Et puis, il effectua une dernière volte-face pour retourner auprès de nourrice Eurydice qui l’accompagna à l’escalier menant sur le pont.

- Il faudra que l’on reparle de ces fantômes, jeune maître, nota d’un ton sévère la femme alors qu’ils poursuivaient leur chemin jusqu’à Deveen et ses conseillers.
- Il y en a à la maison, grommela Calixte en gonflant les joues d’une manière boudeuse avant de vite retrouver une allure plus présentable sous le regard altier de sa mère.
- Bien sûr. Aussi vils que leur commanditaire.
- Nourrice Frila n’est pas vile.
- Ce sera à votre mère de trancher définitivement, lorsque l’escale nous permettra, entre autres, d’appréhender la famille de celle-ci. Les petites souris ont leur utilité, mais lorsque leurs yeux deviennent plus gros que leur ventre… Gardez à l’esprit que si vous ne pouvez garder de contrôle sur vos nuisibles, il est souvent plus sain de s’en débarrasser. Votre sœur, si je peux me permettre de vous le rappeler, est actuellement alitée de par ce fait. Et d’autres incidents ont dû être désamorcés.
- En tout cas je n’ai pas vu de fantôme ici, murmura le blondinet attristé en jetant un ultime regard vers le gaillard arrière, où Brent et Fact semblaient être prêts à se mettre, eux aussi, en mouvement.

L’acquiescement vint de sa mère tandis que nourrice Eurydice se fendait d’une révérence écourtée par les circonstances, et ce fut aussi elle qui poursuivit :

- Madame Parly, veillez à laisser auprès de ce jeune homme – Brent, selon ses pairs – le gage de notre reconnaissance, même ténue. Il est toujours intéressant d’observer la jeunesse évoluer, peut-être même davantage lorsqu’elle semble aussi intelligemment ambitieuse.

Calixte ne savait pas de quelles informations, en plus de sa promenade accompagnée, sa mère pouvait bien tirer ces conclusions ; mais il y avait toujours tout un tas d’éléments qui lui échappaient du raisonnement des grands de sa famille. Peut-être, encore une fois, s’était-elle renseignée auprès des autres membres de l’équipage. Se renfrognant, le blondinet se dit qu’il ne pouvait vraiment échapper au radar vigilant de ses parents. Ou de ses nourrices.

- L’expérience vous a-t-elle indisposé ? lui demanda Deveen en dardant sur lui ses prunelles enflammées.
- Heu non, répondit-il surpris.
- Alors veuillez radier cette moue misérable de votre visage ; elle ne vous sied guère. Nourrice Eurydice, vous aurez la bonté de le préparer pour l’escale à venir.

Et sans plus de palabres, Calixte se laissa guider vers l’obscurité du navire en direction des couchettes privatisées, afin que nourrice Eurydice exécutât les ordres de son employeuse.

Sur le gaillard arrière, suivant elle aussi les indications de Deveen, madame Parly avait remis à Brent la carte aux armoiries des Alkhaia de Eliëir, mentionnant leurs coordonnées comme la Prévoyance, indiquant brièvement au jeune homme que si d’aventure il montait sa propre affaire et devait être intéressé par une solution d’assurance, les Alkh’eir l’entendraient avec intérêt.