Soleils miniatures

En équilibre précaire sur un escabeau, Luz se dévissait la nuque, les bras tendus, accrochant la dernière ficelle à une poutre apparente. La journée portes ouvertes de l’Astre de l’Aube débutait après tout dans un instant seulement ! Les lieux avaient été décorés pour l’occasion, repoussant un tantinet son aspect d’ordinaire austère pour des couleurs festives et une omniprésence de guirlandes, cotillons, tableaux d’exposition en tout genre et tableaux d’explication, qui recouvraient présentement l’espace disponible. Un parcours avait ainsi été créé afin de guider les visiteurs au travers d’un historique complet, mais également d’affiches traitant de médecine vulgarisée dont le but n’était autre que de sensibiliser la population à leurs objectifs. Ce chemin de témoins lumineux entrainait les curieux vers la cour intérieure de l’Astre puis vers la grande salle du réfectoire joliment apprêtée à cette heure. Les nombreux bancs avaient été repoussés pour donner naissance à un immense buffet sur lequel une kyrielle de victuailles patientaient encore, agrémentées de boissons plus ou moins alcoolisées – le but n’était certainement pas de lâcher des visiteurs ivres morts à travers des bâtiments médicaux. Luz avait également fait renforcer la sécurité aux alentours des escaliers, de sorte que ses invités du jour ne soient pas tentés de gagner les étages réservés aux patients en état grave, ou de contourner la zone pour atteindre les urgences…

Tout ceci constituait vraisemblablement un évènement fort délicat à gérer. Néanmoins, après une longue période passée à écumer le pays à la recherche de talents à recruter, Luz s’était aperçue que cette explosion partielle et territoriale de l’équipe les conduisait peu souvent à se rencontrer. Pour un organisme censé reposer sur l’entraide, le respect d’autrui et la communication, voilà qui ne facilitait pas leurs affaires ! L’idée, évoquée brièvement à l’origine par Chrystielle au sein de leurs échanges de courriers réguliers, avait finalement fait son chemin dans l’esprit de la praticienne : peut-être était-il temps, à présent que les températures de la saison chaude se faisaient plus clémentes et doucement ensoleillées, de profiter de la cour centrale pour organiser une fête d’ouverture magistrale. Et tant pis si cette fête se déroulait de nombreux mois après le lancement réel de l’Astre.

Bien entendu, l’idée n’était pas de contraindre les différents professionnels de l’Astre à cesser leurs activités pour venir participer à cette journée portes ouvertes. Elle avait par conséquent demandé la rédaction et l’envoi de plusieurs lettres d’invitation, envoyées par le biais de la Compagnie Althair, mentionnant que cet événement restait absolument facultatif. Les déplacements seraient remboursés par l’organisme, car certains de leurs collègues opéraient dans des endroits très reculés du continent. Qui plus est, Chrystielle et elle avaient jugé judicieux d’ouvrir le quartier général au grand public. De sorte que les professionnels se mêlent aux curieux et que chacun profite s’il le souhaite du buffet dressé pour la journée. Cette visite participerait peut-être à désacraliser ce lieu de médecine, à le rendre plus accessible au tout venant…

Pour une fois habillée convenablement, véritable miracle pour Luz dont la crinière finissait invariablement détachée sur ses épaules tant elle s’agitait toujours au préalable pour finir une multitude de dernières tâches, la praticienne s’était saisie de boissons chaudes et attendait désormais à l’entrée du bâtiment. C’est que sa première invitée n’était autre que Chrystielle elle-même, la Directrice de la deuxième branche de l’Astre. Luz espérait pouvoir lui faire visiter un tantinet les nouveaux locaux, grandement aménagés depuis son dernier passage ! Sa rousse amie apprécierait sans doute également les musiciens enrôlés et la piste de danse aménagée dans la cour… ?

Ce faisant, son regard croisa l’éclat désormais prégnant du soleil à travers les larges fenêtres du couloir, rappel non négligeable que l’heure avait avancé. Elle se rapprocha instinctivement de la vitre et jeta un court regard à la foule qui s’épanouissait dans la cour intérieure.

« Nom de… ! »

Elle retint juste à temps l’effroyable juron qui avait manqué franchir ses lèvres et se retourna vivement vers… Hé bien, elle ne savait plus trop quoi. Chrystielle ? Ah oui, Chrystielle !

« Chrys ? Chrys ! »

Oh par Lucy, cesserait-elle un jour de sursauter en redécouvrant la présence de sa jeune collègue à ses côtés, qui s’était heureusement immédiatement signalée ?

« Je crois que je me suis un peu trop emballée avec cette visite, que dirais-tu d’aller recevoir nos invités ? »

Elle lui offrit son plus beau sourire, désireuse de motiver la jolie rousse dans une tâche qui n’était pas son fort… Chrystielle avait toutefois considérablement progressé depuis qu’elle la connaissait et parler en public n’était plus aussi difficile qu’auparavant pour elle : et quel délice c’était que de surprendre de temps à autre ses joues rougies par l’effort ! Marchant d’un pas assuré dans l’allée, saluant ici et là le personnel tout autant que d’illustres inconnus, Luz ne tarda pas à accrocher la couleur rouge et or d’une silhouette familière…

« Andra ?! »

L’exclamation lui avait échappé, évidemment ravie de revoir son ancienne partenaire d’expédition dans un événement aussi aléatoire que ces portes ouvertes. Les deux nobles n’étaient cependant plus dans les caves poussiéreuses d’une cité enfouie depuis des années et la praticienne dut se rappeler qu’elle avait affaire à non moins que la cadette des Milans : elle s’immobilisa à quelques pas d’elle, courbant succinctement la nuque dans un geste de salutation parfaitement exécuté.


Elle se tut pourtant, saisissant l’atmosphère étrange qui auréolait la blonde, juste avant de se pencher pour découvrir à ses pieds un drôle de chat bousculé.

« Qu’est-ce que… … … Nema ? »

La bouche ouverte sur un « Oh » fort peu gracieux, Luz eut pour réflexe de chercher l’appui de Chrystielle, qu’elle ne trouva bien évidemment plus à ses côtés. Maudit pouvoir !

Les doigts à quelques millimètres du crâne duveteux de Nema, Luz dut se faire violence dans un micro sursaut pour se rappeler qu’elle tenait un individu adulte entre ses bras. Gnn… Comment résister quand votre cerveau persistait à vous dire qu’une adorable boule de poils chaude se tenait sagement entre vos bras ?! Une boule de poils sacrément indépendante, au museau tourné vers les autres convives. Et qui parlait. Sans doute allait-elle protester si la praticienne se mettait distraitement à lui gratouiller le dessous du cou. C’est une jeune femme, pas un animal de compagnie commença-t-elle à répéter mentalement à la manière d’un mantra, rencontrant la pire épreuve psychologique de son existence. Surtout, ne pas s’adresser à elle avec la voix gaga qu’elle adoptait si aisément en compagnie de ses familiers ou de tout autre animal pelucheux…

Au regard que lui retourna Andra, Luz ne peut qu’hausser les épaules avec un relatif air d’impuissance. Voilà qui devait bien changer la jeune héritière Milan, cette salve de question construite en duo n’ayant pas manqué de toucher des points délicats chez la blonde. Il était en effet de notoriété publique que la famille Milan ne vivait pas un long fleuve tranquille, leurs relations étant aussi épineuses que délicates. Preuve en était du célèbre tempérament difficile de la Trésorière royale… Fort heureusement, Luz avait rencontré Andra en-dehors d’une soirée mondaine, dans une situation où la politesse et les faux semblants n’avaient pas lieu d’être : elle connaissait donc la véritable valeur de la jolie blonde et sa capacité à faire preuve de pragmatisme. Désireuse néanmoins d’encourager Chrystielle à s’ouvrir à ses trois interlocutrices, Luz lui offrit un franc sourire tout en dents blanches, un léger mouvement de menton appuyant respectueusement ses propos :

« Je suis heureuse de vous présenter l’une de mes plus proches collaboratrices. »

Laissant le loisir à Chrys de poursuivre elle-même les présentations, la praticienne parvint à attraper le regard de l’un des serveurs qui s’empressa de rejoindre leur groupe à grandes enjambées.


Pouvait-elle consommer sous son apparence animale ? Ou escomptait-elle reprendre forme humaine ?


Au vu de la spontanéité de la vétérinaire, le dénommé Fauve devait lui avoir fait forte impression. Possédait-il la langue acérée de ses deux sœurs ? La quiétude tranquille que l’on prêtait à Primus ? Ou un caractère bien à lui, susceptible d’avoir chamboulé la petite rousse ? Peu importait le résultat de cette histoire : Luz entendait la savourer avec une délicieuse gorgée de ce champagne, cuvée confiée par un riche donateur de l’Astre. Plaçant sa senestre en renfort sous les charmants coussinets de Nema, la praticienne libéra sa dextre pour récupérer le verre qu’on lui tendait.

Nemue était en retard et elle le savait bien. Vivre à une telle distance de la Capitale pouvait parfois lui faire défaut, mais cette fois-ci ce n’était pas à cause de la distance! Elle avait pourtant prévu le coup. Après avoir fait sa valise, elle s’était rendue, depuis les plaines, jusqu’au Grand-Port accompagné de son familier et avait finalement pris le portail de téléportation jusqu’à la Capitale. Par la suite, elle avait fait appel à une diligence pour la conduire jusqu’à la demeure de ses parents et comme elle n’y passait que très peu, sa mère avait insisté pour passer du temps avec cette dernière. Sa planification était parfaite à un détail près. Emma avait voulu s’occuper personnellement de Nemue afin de la préparer pour l’occasion qui l’avait amené à la capitale.

« Ce n’est pas tous les jours que je prendre soin de ma famille et ce n’est certainement pas ton père qui va me laisser faire! »

À cette idée, Nemue eut un léger rire et n’eut donc pas le choix d’obtempérer.

Sauf que maintenant, elle était déjà bien en retard pour le début de l’évènement et elle n’aimait pas spécialement attiré l’attention à cause de cela. Elle espérait simplement qu’on ne lui en tienne pas rigueur, après tout, cela ne reflétait en rien la réalité.  

C’est donc vêtu d’un chemiser de satin ainsi que d’un pantalon propre qu’elle s’était présentée aux portes de l’hôpital laissant à la demeure familiale son familier en bonne compagnie. Pour une étrange raison, il s’était mis à grêler arrachant ainsi un frisson de froid à l’apothicaire qui n’était pas spécialement vêtue pour résister à l’attaque des grêlons tombant dans le collet de sa chemise. Courant jusqu’à la porte, Nemue entra dans l’établissement pour venir s’y réchauffer.

N’ayant jamais réellement mis les pieds dans l’hôpital, l’apothicaire s’accorda un certain moment pour observer les lieux. Elle savait que la compagnie Murmevent avait aussi eu de son importance pour meubler l’endroit et un petit sourire naquis sur ses lèvres lorsqu’elle repensa à sa rencontre avec Monsieur Alkh’eir.

Suivant les petites pancartes d’indication, Nemue trouva enfin la cour intérieure où se trouvaient déjà quelques personnes. Il y avait la belle rousse pour qui elle vouait une profonde reconnaissance pour l’aide qu’elle lui avait fournie afin de chasser le jeune usurpateur qui utilisait son nom pour vendre de faux remèdes. Il y avait Nema, la jeune femme qui avait demandé à travailler avec elle une journée, puis si elle ne disait pas de bêtise, Faolan. Un grand ami d’Aslander qui avait travaillé ensemble et pour elle afin de récupérer des œufs de crapaureau. Pour les autres, elle ne tardera pas à les rencontrer!

Mais bon, décidément, elle n’était pas la seule en retard.

« Bien le bonjour. Veuillez m’excuser pour mon retard, s’enquit-elle à dire en regardant avec bienveillance chacun d’entre eux.  Enchanté pour ceux dont nous nous croisons pour la première fois. Je suis Nemue Lynella, propriétaire de l’Apothicarium à Manillam et membre de la troisième branche. »

Elle n’avait malheureusement pas assisté à la chute du jeune père et ne savait donc pas que la raison de cette grêle était due à son pouvoir, mais étant le plus proche, il était sa première cible.

« Bonjour Faolan, un plaisir de vous revoir. Votre fils et vous-même vous portez bien? »

C’était Apolline qui l’avait trouvé en premier, évidemment. Alors qu’iels reprenaient la route pour l’hôpital de l’Astre de l’Aube, la trousse de cuir avait saisi un nouveau moment de liberté pour baguenauder joyeusement le long des terrasses surplombant la Luisante – dans un effort de contorsions aidées par Ashae la shupon, toujours présente pour aider les folles escapades de l’âme artificielles – et avait trouvé le chemin de l’artiste. Ou, plutôt, son oasis de tranquillité à distance appréciable que de ce qui devait l’inspirer ce jour, à savoir les déambulations au niveau de l’un des ponts de la Capitale. Peut-être. Rien n’était moins sûr car, entre les mains du jeune homme aux traits encore juvéniles, la peinture semblait garder des libertés que les âmes engoncées dans leurs habitudes quotidiennes ne paraissaient avoir. Bien évidemment, si la petite trousse avait su d’où venait l’inspiration de l’inconnu, elle aurait trouvé ce parallèle d’une bêtise remarquablement cocasse.

Apolline était bavarde, et d’une indiscrétion terriblement indécente. C’était un fait. D’aucun avait tendance à oublier que sous ce grossier trait de caractère résidait encore celui, plus ténu mais pas moins immuable, d’une curiosité solennelle et d’une bienveillance singulière. Aussi, un temps, silencieusement, l’âme artificielle avait-t-elle gagné la proximité du jeune peintre dans un silence religieux pour mieux le contempler à l’œuvre. Pour mieux appréhender l’essence qui se déversait à chacun de ses gestes déterminés ou hésitants, pour mieux écouter les bribes songeuses passant l’orée de ses lèvres. Ce n’était pas pour rien que la trousse aimait tirer ses compagnons d’infortune jusqu’à quelques expositions plus ou moins farfelues – même si, effectivement, il y avait une saveur particulière à celles qui dérapaient sous le coup d’une magie incontrôlée – et elle avait trouvé là, dans le ballet des pinceaux – et des doigts, et des vêtements – se drapant de couleurs, la sérénité bienvenue d’une poignée de minutes. Car, bien évidemment, son exubérance n’était jamais loin.

- CAL ! avait hurlé Apolline après avoir finalement poursuivi ses roulades pour dépasser l’artiste et se percher sur le rebord de la terrasse surplombant le passage.

Probablement avait-elle alors fait sursauter celui-ci, ajoutant une touche supplémentaire d’explosion de pigments imprévue.

- ICIIIIIII ! avait-elle ajouté de sa voix fanfaronnant alors que l’intéressé-e levait la tête, mais aussi un certain nombre des passants.

Calixte, qui était alors sous des traits féminins en raison de sa visite de contrôle plus tôt dans la journée à l’hôpital, et qui se rendait à nouveau sur le lieu de soins mais pour, contre toute attente, y faire la fête, s’était rapproché-e de la façade. Son regard inquisiteur avait d’abord trouvé la silhouette inconnue du jeune homme, puis celle de la trousse à ses côtés, puis à nouveau le premier avec un sourire contrit.

- C’est ce que je constate, malgré ta plus grande discrétion, avait répondu lo soldat-e à son âme artificielle. Je vous présente mes excuses, si elle vous a dérangé, avait-iel ajouté à l’adresse de l’artiste.
- Oui, oui, oui. On s’excuse, tu t’excuses, je m’excuse, Zahria s’excuse d’être absente, Liory s’excuse de planter sa graine partout, l’île volante s’excuse de consommer une infinité de temps, et le monde entier s’excuse de courir à sa perte en se satisfaisant de planter des arbres pour se donner bonne conscience, mais surtout REGARDE ! avait embrayé Apolline en se mettant à tournoyer autour du peintre avec enthousiasme. C’est éclatant ! C’est poétique ! C’est grandissime ! Quel est ton nom mon ange ? C’est toi que je veux pour mes premières de couverture ! J’avais un contrat avec un autre ange, Michel, mais depuis son illustration dans A.M.I.S. de la chapelle six-pine primée dans le magazine JeuMasculin, il a pris le melon. Vraiment, ses tarifs sont indécents.
- Eeeeet c’est beaucoup trop d’informations. A nouveau, pardon. On y va, Apo, ne m’oblige pas à venir te chercher.

Evidemment, elle l’avait obligé-e à venir la chercher. Et alors que Calixte défusionnait sur la terrasse grâce à son pouvoir, quelque peu échevelé-e et une grimace agacée étirant ses lèvres, l’ambre de son regard avait balayé les lieux à la recherche de la petite silhouette de son âme artificielle fugueuse et s’était arrêté sur le travail en cours du peintre. Oubliant rapidement son objectif premier, iel s’était approché-e d’une curiosité gondolée de familiarité innocente pour mieux apprécier celui-ci. Ses yeux avaient longuement suivi les courbes proposées, dérapant ici et là sur les empreintes colorées en cours de formation, et sa tête s’était légèrement inclinée dans une appréciation féline de ce bout d’œuvre en devenir. Il n’en avait pas fallu davantage pour que ses pensées ne fissent un aller-retour vers son amie médecin et gérante de l’Astre de l’Aube, connaisseuse amatrice et consommatrice aguerrie d’art. C’était, certes, un style bien différent des Ukiyo ornant les murs de la Volière mais, l’œil formé par sa noble éducation, Calixte était certain-e qu’il y avait là tout le potentiel pour séduire et plaire à Luz.

Iel avait alors rivé sur le jeune homme un sourire de chat pour l’inviter à l’accompagner aux portes ouvertes de l’hôpital, avant de changer de stratégie, comme il lui babillait son refus, et de lui adresser son visage le plus dépité de lapillon battu. Ses prunelles rapidement émues sous le joug des hormones de la grossesse scintillants de milles cristaux de déception, ses traits perdant leur joie naïve alors que l’émerveillement laissait place à la fatalité, ses lèvres se tordant sur une moue déconfite comme iel murmurait alors quelques excuses pour le dérangement occasionné. Apolline avait alors sauté sur l’occasion pour astiquer la fibre coupable du jeune peintre, et il n’avait fallu qu’un mot, qu’une phrase maladroite, que la naissance d’une timide acceptation résignée, pour que son vis-à-vis ne se transformât à nouveau, et qu’en à peine une expiration son matériel fût rangé – délicatement malgré tout – et que lui-même ne se fît fermement embarquer sous le bras enthousiaste de Calixte. Et sous les commentaires encore plus jouasses de sa trousse.

Par égard pour l’arrondi de plus en plus pénible du ventre de lo coursier-e, et afin d’éviter de secouer davantage le pauvre peintre qui avait déjà dû regretter ses gentils propos à peine formés l’ayant propulsé dans cette situation, ils n’avaient pas quitté la terrasse en sautant de celle-ci ni en usant du pouvoir de lo premier-e, mais avaient emprunté le chemin détourné, discret, qu’Apolline avait précédemment pris pour s’égarer jusque-là.

Présentement, l’étrange trio – lo coursier-e homme sous forme féminine enceinte tenant sous son bras le jeune artiste un peu désarçonné portant lui-même sur son épaule une Apolline bien décidée à ne pas se faire déloger de son perchoir pour le moment – arrivait aux portes de l’hôpital de la Capital, fief de l’Astre de l’Aube. Sur le court trajet entre leur point de rencontre et celui-ci, Calixte avait pu apprendre que l’intrigant être à son bras se prénommait Nuziel, et semblait tout de même assez réticent à poursuivre l’aventure en sa compagnie. Ou celle de l’âme artificielle. Ou les deux.

- Juste un petit tour, promis, reproposa-t-iel au jeune homme en dardant sur lui son regard de biche le plus élaboré. Regarde : il y a un passage balisé exprès pour les intéressés par les portes ouvertes. Ca doit passer dans un corridor avec des tableaux informatifs ou décoratifs, mener à la cour intérieure réaménagée pour les festivités, et il y a même un accès au réfectoire avec les plats concoctés par Faolan Sealtar. Ses mets son excellents, il faut absolument que tu y goûtes avant de repartir !

D’ailleurs, au voile de grêle légère se déplaçant au-dessus de l’hôpital alors que partout ailleurs le temps de cette fin de saison chaude était clément, le cuisinier devait être sur les lieux.

- On y va ? fit Calixte d’un ton plein d’espoir à son captif peinturé.

Lorsqu’iel avait entendu les échos de cet évènement le matin même alors qu’iel vaquait sagement à sa consultation de suivi de grossesse, iel s’était souvenu-e des propos de Luz à ce sujet. Mais alors qu’iel avait initialement prévu de revenir plus tard dans la journée pour en profiter d’un point de vue d’explorateurice et non de patient-e, seul-e – ou au mieux accompagné-e de ses âmes artificielles voire de quelques familiers – iel se trouvait finalement bien plus ravi-e de vivre cette expérience avec la talentueux Nuziel qu’iel comptait bien, à un moment ou un autre, présenter à son amie médecin. Assurément les murs de la Volière pouvaient-ils encore accueillir quelques tableaux, ainsi que ceux plus sévères de l’hôpital.

Elle avait sursauté ce faisant, manquant de peu d’envoyer valser son champagne sur ses doigts. Fort heureusement, le jeune papa s’était d’ores et déjà relevé et s’il paraissait quelque peu chamboulé, ne présentait aucun signe de souffrance particulière. Luz put donc laisser filer l’air contenu dans ses poumons, ses épaules retrouvant dans l’instant leur ligne épurée. Son sourire ne s’accrut que davantage lorsqu’elle reconnut Nemue à sa suite, levant immédiatement son verre à son encontre :


La journée était splendide -hormis les aléas climatiques provoqués par le talentueux cuisinier- et Luz escomptait bien chasser toutes les ombres de ce tableau. Il ne serait pas dit qu’elle laisserait place à la moindre remontrance à l’occasion de cette inauguration, aussi se tourna-t-elle de trois quarts vers Andra, quelque chose d’un tantinet plus subtile et d’aiguisé dans les prunelles.

« Aux grands projets les meilleures personnalités. Le Royaume ne s’est pas construit avec des banalités et j’ai ouïe dire que ce n’était pas non plus le cas des grandes familles nobles. »

Elle haussa un sourcil équivoque. La famille Milan était plus que réputée pour ses tempéraments tranchés et particuliers, hauts en couleur. Malgré les souvenirs du bon vieux temps au sein de la Cité enfouie, Luz n’escomptait pas permettre le moindre jugement sur ceux qui avaient si gracieusement accepté de prêter leurs forces et leurs atouts à l’Astre de l’Aube, par trop louve maternelle qu’elle était souvent. Elle perçut à cet instant le signe de l’un de ses employés, l’immense table enfin apprêtée devant lui des nombreux cadeaux qu’ils devaient distribuer à la foule aujourd’hui. Rien d’incroyable, bien entendu, auquel cas le budget de l’Astre n’aurait pu suivre. Le paquet contenait toutefois une poignée de mignardises, du papier à courrier décoré de l’emblème de l’Astre, un animal miniature aléatoire en bois sculpté à collectionner ainsi qu’un prospectus sur l’organisme qui servait tout autant de prévention médicale à l’égard du plus grand nombre.


Elle parvint à la table en trois enjambées, se saisissant derechef de quatre paquets. Car elle avait aperçu une tignasse Ô combien familière à la sortie des couloirs, brûlant d’ores et déjà de prendre dans ses bras l’âme qui était tour à tour homme puis femme, mais toujours individu primordial de sa famille. Chargée comme un talbuk, elle n’eut cependant d’autre choix que de ralentir à leur approche, prenant le loisir de détailler plus largement la personne qui l’accompagnait. Un jeune homme, au demeurant, dont elle ignorait parfaitement l’identité. Ce qui lui était absolument totalement égal dans la mesure où il avait l’heur d’accompagner Calixte : rien ne pouvait empêcher Luz de l’accueillir avec la même chaleur ce faisant.


Son regard dériva ensuite sur Calixte, l’once d’une inquiétude dans la voix :

« Tes examens de ce matin se sont bien passés ? Rien à signaler ? »

Encore un peu, et on aurait pu la croire compagne de Calixte, parente ou mère inquiète, portant elle-même cette grossesse singulière par procuration.

« Mais venez donc, j’ai du monde à vous faire rencontrer ! Vous mangerez bien un morceau… ? »

Et puisqu’elle faisait volte-face et qu’il s’agissait vraisemblablement de l’heure des arrivées théâtrales, elle ne manqua pas de repérer le fauteuil roulant du Directeur de la morgue, en passe de re-disparaitre dans un recoin sombre de l’hôpital.


Elle n’ignorait pas qu’il récupérait tout juste d’un grave accident et qu’il était ardu de lui faire trouver le sourire ces temps derniers. Malheureusement, son acte de bienveillance ne serait sans doute pas vu comme tel par les deux anciens amis en présence…