Autant le dire tout de suite, je suis pas là pour m’en enfiler plusieurs. Même pour un moi, il y a toujours un moment où il faut savoir dire non à la bière. Ça vous pèse trop sur l’estomac et puis, il faut permettre à sa vessie d’arrêter de trop de travailler. Une petite quantité pour une durée tout aussi longue, c’est là tout le principe des alcools forts. Avec une assurance que je ne garantis pas dans mes jambes épuisés et mon corps enivré, Morgane vient me servir, se réservant à nouveau en rhum. Je la lorgne d’une œil éreinté par la soirée, cherchant à déceler si elle fait semblant ou si elle encaisse vraiment sans broncher. Je sens clairement la fatigue s’insinuer dans chaque fibre de mon corps pourtant athlétique, alors que moi, j’ai pas bossé toute la soirée derrière un comptoir et garantissant boissons, couverts et divertissements à une salle comble. Clairement, elle est hors norme. Elle coucherait facilement les trois quarts des tenanciers de la capitale haut la main. S’il existait un concours, elle serait probablement une des championnes. Concours de quoi ? Aucune idée. Mais il y a matière à avoir une vingtaine d’épreuves dans ce métier, non ?
Je suis servi. Je bois. C’est bon. C’est tout ce qui importe finalement. Ça se vide, petit à petit, ne laissant que ceux qui resteront toute la nuit. C’est le moment choisi pour un groupe d’individus de rentrer, toquant à la porte comme s’ils souhaitent qu’on leur autorise l’entrée. Etonnant de faire ça dans un établissement de ce genre où tout le monde est le bienvenue. Ils doivent peut-être penser qu’il va bientôt fermée.
-Excusez-nous ?
Le type en tête parle d’une petite voix fluette, dans le genre un peu timide. On voit pas trop son visage qu’il dissimule sous une capuche. Sur ses bras nus, des tatouages bizarres. Encore un jeune qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie, surement, alors que la grande et belle Guilde des Aventuriers sauraient lui trouver une place dans notre société. Il est accompagné d’une grande femme à la peau très blanche, tenant une flûte dans une main aux longs doigts. Il y a aussi un gars trapu portant une grosse boite avec plein d’ustensiles à mi-chemin entre les instruments de musique et le petit nécessaire de bricolage. Le gars de tête porte lui un étui à luth. Je le reconnais parce qu’il finit par le sortir alors que Morgane s’approche leur demander ce qu’ils veulent, comme si le Luth doit renforcer leur argumentaire.
-Alors… euuuh … voilà… nous sommes un groupe de musique amateur et… euuuh… on s’est dit qu’on pourrait faire une représentation ici… Nous venons d’arriver en ville. On voudrait tester … un peu…. Euh… la réception de notre musique…
-Vous aviez du succès dans votre campagne ?
-Euuuh… plutôt oui… mais peut-être que les gouts des citadins ne sont pas les mêmes que ceux de nos campagnes….
-C’est bien vrai. Vous vous appelez comment ?
-Igor.
-Je voulais dire votre groupe.
-Ah. Igorrr.
-Jamais entendu parler.
-On est plutôt connu du côté d’Ollainbourg.
Je suis obligé de réagir.
-Ah ! Je connais ! Ils ont de la bonne bière !
-Oui… peut-être…. Je ne vois pas d’alcool…. C’est que c’est…. Mauvais pour ma voix. Voyez ?
Quelle idée saugrenue. Mais bon, les artistes, faut pas les contrariés. Je fais plus si souvent de la gratte et chanter des chansons, mais ça n’a jamais impacté mon timbre grave et sensuel. On pourrait même dire que ça l’a bonifié. Comme le vin. Voyez ? Bref. Morgane, bienveillante et comme il ne reste que le cercle des initiés du Sillage qui semble intéresser par cette expérience auditive de la campagne, accepte que ce groupe s’installe dans la grande salle. On vient s’installer autour d’eux tandis que le gars trapu installe une vingtaine d’objets devant lui à défaut d’appeler ça des instruments de musique tandis que la grande femme se met face à l’assemblée, sa flute entre les mains. Igor, lui, s’assoit sur une chaise et installe son luth.
-Notre premier morceau s’appelle Canasson.
Ça sent bon la campagne. Je m’attends à un truc bien de la campagne qui sent bon les chants. Je commence à m’inquiéter quand le percussionniste se saisit de deux marteaux tandis qu’il a placé différents trucs métalliques devant lui. Puis la chanson commence.
-AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !
A gorge déployé, Igor crie. Il est accompagné dans un rythme effréné et un tantinet cacophonique de coup de marteaux du percussionniste sur les différents ustensiles. Avec eux, la musicienne libère des notes incroyablement discordantes de sa flûte, semblant faire totalement exprès de ne pas couvrir totalement les trous de son instrument comme pour s’assurer à cent pour cent d’obtenir une fausse note. Puis, en relais d’Igor, elle se met à faire le même son que sa flûte, mais avec sa propre voix. C’est surement l’alcool, mais je commence à avoir mal à la tête. Igorrr, de son côté, se met à jouer frénétiquement de son luth, ses longs cheveux gras se balançant dans tous les sens au rythme de sa tête allant d’avant en arrière, suivant les coups de marteaux de l’autre et faisant clairement concurrence dans la non-justesse des notes de sa voisine. Après un temps comme ça, il finit par enchainer à la voix sa comparse qui reprend la flûte, toujours avec le talent qui la caractérise. De sa voix sort alors des sons graves, limite gutturales, prononcer dans une langue étrange, presque morte, tel un sort que l’on prononce quand on est un vilain magicien.
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Et ça continue comme ça pendant plusieurs minutes, alternant les cris, les sons gutturaux et un brouhaha de bruits métalliques et de chocs sur différents trucs. Puis le groupe s’arrête sur une dernier cri. Il y a alors quelques secondes de silence puis un garde passe la tête dans l’établissement.
-Excusez-moi ? Il y a un problème ? J’ai cru entendre qu’on égorgeait quelqu’un.
-Ah non mon brave. Il n’y a pas de ça ici. Juste de l’art.
-Ah. Bon. D’accord. Hésitez pas si y’a besoin, hein.
Il repart. Du côté assistance, on applaudit. Les gens semblent avoir apprécier. En tout cas, tout le monde s’accorde à dire que c’est assez innovant. Il ne faut pas brider la création artistique. Ça tombe, ils deviendront célèbres dans le pays entier et on pourra dire que leur première taverne, c’est le Sillage. Prestige. Intrigué, je m’approche pour les féliciter de leur performance. Igor me répond, le soulagement sur le visage et à nouveau la petite voix fluette dans les mots.
-Merci. C’est gentil. Faut dire que les gens sont pas tous comme vous.
-Ah bon ?
-On a eu des problèmes… en arrivant ne ville. On fait un spectacle dans la rue, mais on s’est fait embrouiller par la Société protectrice des animaux.
-Comment ça ?
-Nous sommes quatre normalement. Il y a notre amie Patoulidou. Son instrument, c’est une poulor. Elle s’appelle Martine. C’est que ces parents sont éleveurs. Elle connait parfaitement son animal. Elle arrive à faire des sons extraordinaires pour notre musique avec Martine. Une virtuose. Mais ça n’a pas été au gout de ces gens. Ils ont un fait un scandale. Elle est en pleine dépression vis-à-vis de son art, là. On espère que vous lui remonterez le moral quand elle voudra refaire du spectacle.
-Mais bien sûr ! N’hésitez pas à passer à la Guilde des Aventuriers. Je suis sûr que vous ferez un malheur à la buvette des aventuriers.
-Oh. C’est gentil ça. Vous êtes sympathiques.
-Je sais.
Malheureusement, je ne me sens pas capable d’en écouter davantage. L’alcool fait clairement son effet et il serait criminel de pas écouter leurs œuvres avant-gardiste sans la pleine possession de mes moyens. Surtout que j’ai du travail demain. Vous avez déjà entendu parler de la colonisation du Désert Volant ? Peut-être pas encore, mais c’est quelque chose qui nécessite beaucoup d’énergie, déjà. Bien sûr que la Guilde ne peut pas être tenu à l’écart. Alors, je finis mon verre, faut pas gâcher et je fais signe à Morgane qu’il va être temps de mettre les voiles.
-Si je pars pas maintenant, j’arriverais plus à partir. Et même si la compagnie est agréable, je préfère dormir dans un lit que sur une table.
C’est tout de même plus réparateur comme sommeil. Je règle ce que je dois, en plus de payer une tournée de verre de lait à Igorrr. Une petite somme, mais on peut pas dire que Conseiller, ça ne paie pas. Et puis, c’est payé à une amie, maintenant, alors, c’est tant mieux.
-Toute façon, on se revoit prochainement.
Si j’avais su, à l’époque.