Voilà plusieurs jours que Frey allait et venait depuis la cité, indécis quant à la décision à prendre, oscillant d'une manière incertaine entre le sauvage tranquille et presque intemporel de paysages montagneux grandioses et les odeurs intempestives des rues encombrées, détrempées et bruyantes de la Forteresse. Il y avait là un contraste saisissant entre les deux qui tranchait radicalement. Il suffisait de quelques heures pour être coupé de tout et livré à soi-même dans un environnement rude et souvent hostile. Un environnement où on ne pouvait compter sur personne d'autre et où l'effort de survie accaparait totalement les ressources de l'esprit et du corps. Il n'y avait pas d'approximation possible, pas de providence sur laquelle compter. La montagne était intransigeante et la conquérir demandait une rigueur et une anticipation où l'erreur pardonnait rarement. Mais cette astreinte permettait à Frey de s'enfermer dans une introspection contemplative où l'effort et la rudesse du climat laissaient à son esprit tout le loisir de se focaliser en se défaisant des distractions inutiles.

Il avait délaissé, plusieurs fois, sa peau d'humain pour revêtir cette forme vive et libératrice qui lui permettait de glisser sans entraves absolument partout où il le désirait. Il était retourné visiter l'arbre sacré des soots gardé par le griffroid, avec l'apparence de dragon qui leur était bien plus familière, y apportant de rares fleurs, quelques pommes de pin et baies persistantes en cadeau. Il avait passé du temps en cet endroit, suspendu entre les branches de lumière pour observer l'organisation chaotique et pourtant efficace des petites créatures. Quelque part il aimait à se penser également gardien des lieux, mais il savait qu'il n'était pas présent assez régulièrement pour vraiment protéger l'endroit si un malheur devait survenir. Non, ce territoire n'était pas le sien et il n'y était qu'un invité mais le lieu était propice pour réfléchir à sa rencontre avec l'enchanteur et ce qu'il lui avait raconté.

Paradoxalement, son esprit ne cessait de sans cesse dériver vers l'activité humaine locale, et il était revenu plusieurs fois à la Forteresse sans réellement savoir ce qu'il cherchait exactement. Il s'était surpris à passer une fois ou deux du côté de l'établissement où résidait l'enchanteur, et à déambuler devant les étals des différents marchands simplement mû par la curiosité. Mais ces grandes cités n'étaient pas faites pour lui et il saturait rapidement de tant de présences. La Forteresse, surtout, était massée dans une architecture étroite et compacte, oppressante, là où le Village perché se fondait bien plus harmonieusement dans la forêt et laissait le vent filer librement.

Quoiqu'il en était, il ne pouvait que se heurter à un constat amer : il n'était plus qu'un ersatz de ce qu'il prétendait être, une ombre projetée par un fantasme. Malgré les absences qu'il avait il se souvenait parfaitement de ces moments où il avait été libre, où il pouvait glisser sur le monde sans contrainte ni de temps ni de fatigue, et où il ne faisait qu'un avec les nuages dans un ciel ensoleillé. Ça lui revenait par bribes, par tranches d'une précision aiguë, et parfois il arpentait certains chemins et il se souvenait d'être passé par ici dans une autre vie. Ces souvenirs, au moins, étaient une certitude - ou voulait-il le croire - et s'il avançait à une allure bancale sur la mémoire de son propre passé c'était là des éléments précieux auxquels il se raccrochait dur comme fer, car c'était les seuls qu'il avait d'avant. Aujourd'hui, malheureusement, il n'était plus rien de tout ça, à peine un substitut, et si Henya lui avait raconté comment elle l'avait trouvé et ce qu'elle avait fait, parfois, il ne pouvait s'empêcher de douter, de se demander si c'était vrai et en même temps de nier l'idée d'un mensonge. L'enchantement qu'elle lui avait imposé était une prison et il luttait vainement à l'encontre de celui-ci. La violence de cet échec amer se rappelait sans cesse à lui et il ne voulait pas atteindre le point où il serait un jour lassé, finissant par baisser les bras et abandonner.

Aujourd'hui il ne savait pas s'il était prêt à tout raconter à l'enchanteur, certains sujets restaient compliqués à aborder, mais il savait qu'il ne voulait pas rester immobile au début du chemin si celui-ci s'ouvrait devant lui. Le rôdeur tentait de ne pas se faire de faux espoirs mais il ne pouvait s'empêcher de penser aux paroles d'Almassar, à cette possibilité qu'il puisse influer sur les lois qui étaient tracées dans sa chair. Aussi était-il revenu dans l'établissement où il avait accompagné l'enchanteur l'autre soir, dans l'espoir de le croiser de nouveau. Sa recherche infructueuse, l'aubergiste lui avait dit qu'il était parti en expédition de plusieurs jours sans lui donner plus de détails. Alors, prenant son mal en patience, Frey était revenu deux jours plus tard. S'ils avaient pu discuter un peu l'autre jour, la fatigue les avait rapidement saisi et Almassar dormait encore le lendemain lorsque Frey avait quitté les lieux. Il aurait pu rester plus longtemps, c'est vrai, mais il était une créature guidée par ses instincts et en cet instant il avait senti le besoin de solitude.

De nouveau parvenu devant l'établissement, donc, il s'était enquit du retour de l'enchanteur auprès de l'aubergiste et celui-ci lui avait confirmé la chose. Toutefois sorti en ce milieu d'après-midi, Frey prit son mal en patience et alla s'installer dans la salle commune, prêt de la cheminée, là où il pouvait embrasser d'un regard presque la totalité du rez-de-chaussée. Il en avait profité pour demander du pain, du lard, du fromage et des œufs. Il était vêtu du même attirail que la dernière fois, bien qu'il eut ôté cape et écharpe pour profiter de la chaleur. Son arc était emmailloté dans une fine protection de cuir, son carquois fermé et son épée courte reposait contre le mur. Enfin, ses deux gantelets de cuir renforcés par de petites griffes métallique au bout des doigts étaient posés à côté de lui sur la table.

Il levait les yeux, attentif, à chaque fois que le bruit d'ouverture de la porte donnant sur l'extérieur se faisait entendre.

Frey rencontra des yeux l'enchanteur au moment où celui-ci se dirigeait vers sa table pour le saluer. Un instant surpris, son visage s'adoucit néanmoins, le vert de son regard s'éclairant soudain d'intérêt et de l'appréciation qu'il avait gardée en mémoire suite à leur rencontre fortuite mais mémorable. Ayant la délicatesse d'essuyer grossièrement aller retour sa main sur son pantalon au cas où il resterait des traces de gras du fromage précédent, il lui serra la sienne en retour.

_ Sage décision.

Il ignorait où et pourquoi il était allé, mais ce n'était pas forcément quelque chose qui préoccupait le rôdeur considérant que ce n'était pas ses affaires et que lui-même disparaissait souvent dans la nature. Cela dit, il était content de savoir que l'enchanteur n'était pas parti seul mais l'homme semblait doté d'un éveil intellectuel prononcé et il eut paru étonnant qu'il répète deux fois la même erreur. Frey observa avec un intérêt marqué l'agitation de son vis à vis tandis que ce dernier sortait de quoi prendre des notes. Fixant un instant l'objet, il y avait comme une distance entre le rôdeur et l'érudition écrite, un mur issu de sa large ignorance de la lecture et il percevait toujours ces petites pattes de mouches d'un œil légèrement sceptique, quoi qu'indéniablement intrigué.

Recentrant bien vite son attention sur l'enchanteur, il aurait fallu être aveugle pour ne pas percevoir son enthousiasme et cet éternel optimisme qui ne semblait pas vouloir décrocher de sa figure. Déteignant sur Frey, ce dernier se sentit s'éveiller un peu plus, sortant désormais pleinement de la torpeur chaleureuse dans laquelle la collation et la cheminée l'avaient placé. Il partageait volontiers un moment de sympathie avec les autres, d'autant plus lorsqu'il sentait que sa présence était appréciée, mais la perspective de la discussion à venir modérait toutefois un enthousiasme d'habitude débordant. Sa curiosité, toutefois, était bel et bien présente. En cet instant Almassar semblait particulièrement actif et Frey ne s'était pas attendu à ce qu'il entre aussi directement dans le sujet.

Se redressant, il prit quelques instant pour s'éclaircir la gorge, laissant son regard aller et venir autour d'eux pour jauger de la proximité des autres clients. Sous ce coup d’œil en apparence anodin put se lire une fraction de seconde cette acuité prédatrice et presque hors de ce monde, habituée à inspecter le danger. Il se méfiait en réalité des oreilles indiscrètes, car... Tout simplement car c'était personnel. Il finit par répondre à voix basse, se penchant légèrement en avant pour se faire entendre.

_ J'ai réfléchi à ce vous m'avez dit. Sur l'enchantement, sur ce qui existe, sur... Tout ça.

Frey dévisagea Almassar un instant, comme s'il percevait quelque chose d'invisible mais de pourtant évident, avant de sauter du coq à l'âne le plus naturellement du monde.

_ J'vous aime bien vous savez. Je sais pas, y a un truc dans ce que vous m'avez dit, sur comment vous voyez les choses, sur pourquoi vous voyagez. Un peu comme si... Un peu comme si vous aviez pas encore perdu un truc que plein de gens finissent par oublier.

Il haussa les épaules comme si ça pouvait aider à figurer de quoi il parlait. Englober ce « truc » sous le terme de curiosité ne satisfaisait pas Frey et, à la place, il faisait ce qu'il avait la manie de faire dans ces cas là : peindre une image aux contours flous mais étrangement adéquate, au lieu de disséquer les mots pour trouver le bon. En l'occurrence, sans leur aventure commune, probablement que Frey n'aurait presque rien partagé avec Almassar même en connaissant son statut d'enchanteur.

_ Je veux bien vous expliquer certaines choses que je sais, je veux bien vous laisser faire vos trucs magiques sur ça là...

Il agita quelques doigts sur la table pour désigner les lignes blanches qui y étaient tracées, pour dire qu'il pouvait au moins le laisser l'examiner si nécessaire.

_ Mais y a sûrement des questions où j'aurais pas de réponse.

Parce qu'il ne les connaissait pas ou parce qu'il ne voudrait pas les donner. Il ne l'avait précisé oralement mais la subtilité était induite et Frey était à peu près sûr qu'elle tombait sous le sens pour Almassar également.

_ Je ne sais pas combien de temps je reste dans la région. Et même si j'aime pas réduire les gens à des chiffres je préfère être honnête avec vous : j'ai sûrement pas les moyens pour les services d'un enchanteur, en tout cas pas actuellement. Je sais que ça se fait pas en claquant des doigts et que ça demande des ingrédients rares, mais je peux vous en échanger si vous en cherchez en particulier.

À vrai dire, le rôdeur était capable de trouver des ingrédients qui pouvaient se revendre assez chers selon de quoi il s'agissait exactement, la quantité, la qualité, et tout un tas d'autres facteurs, mais il ne conservait que peu de possessions avec lui et il devait préparer ce genre de chose.

Laissant Almassar intégrer tout ce qu'il venait de dire, ce n'était pas tant des conditions qu'il posait, mais plutôt un constat. Son instinct et le comportement de l'enchanteur le poussaient à lui faire confiance, mais il avançait quand même pas après pas.

De nouveau Frey se fit la remarque que l'enchanteur était, décidément, bien arrangeant et dégageait un quelque chose de presque trop gentil. Il comprenait ses raisons, bien sûr, mais il y avait au-delà de ça qu'il radiait une humeur chaleureuse mettant du baume au cœur. Il semblait sincèrement heureux de lui tendre la main pour lui apporter son aide et, dans un univers où la solitude composait quatre vingt pour cent de son quotidien, c'était une attitude rafraîchissante qui le poussait vers l'avant. Le rôdeur avait ses réticences, certaines expériences passées pas toutes faciles - comme tout le monde - et les marques laissées sur sa psyché d'une vie déconstruite puis reformée. Pourtant, l'attitude d'Almassar le mettait en confiance et il sentait fondre petit à petit l'appréhension farouche de confier des choses précieuses à un étranger. Un étranger qui aurait le contrôle sur la magie qui imbibait son corps. Mais en cet instant il sentait s'ouvrir un chemin sur lequel on ne l'obligeait pas mais qu'il aurait été pourtant dommage de refuser. Est-ce qu'il se sentait forcé de le suivre ? Non.

_ C'est très généreux de votre part. Merci.

Almassar s'en serait-il sorti sans l'intervention de Frey ? Peut-être, peut-être pas. Dans tous les cas, il ne venait même pas à l'idée du rôdeur de considérer son aide comme devant être compensée d'une quelconque façon et il ne lui devait rien. Aussi, la proposition de l'enchanteur sonnait-elle à ses oreilles comme généreuse et il en éprouvait une certaine gratitude. D'instinct Frey avait une nette préférence pour fournir l'enchanteur en ressources naturelles plutôt qu'en cristaux, bien que ce fut également possible et que ce serait probablement nécessaire. Après tout, tout ne se trouvait ni dans les montagnes ni en saison fraîche, mais il lui était plus intuitif - plus symbolique ? - de rétribuer Almassar avec quelque chose qui avait, à ses yeux, un sens plus profond que celui pécuniaire. Il était curieux de savoir ce qui lui ferait plaisir mais il relégua ces questions dans un coin de sa tête pour plus tard.

Quant à la suite, ils en venaient au moment où Frey devait bien finir par aborder le sujet pour lequel il était venu. Il laissa s'échapper un instant de silence au bout duquel il hocha la tête pour signifier qu'il avait bien compris ce dont l'enchanteur avait besoin. Jetant un coup d’œil distrait dans la salle, il était reconnaissant qu'il lui propose une alternative plus intime.

_ Si ça ne vous dérange pas, oui, je préfère un endroit plus... Isolé. Je vous suis.

Il ne leur fallut pas longtemps pour déménager, Frey les bras encombrés par ses affaires qu'il n'allait pas laisser sans surveillance et Almassar avec ses trouvailles du jour. Après avoir rapidement signifié à l'aubergiste ce qu'il en était afin qu'il leur fasse porter leurs plats quand ils seraient prêts, ils grimpèrent les escaliers étroits et grinçants menant au couloir desservant les chambrées. Laissant l'enchanteur ouvrir la voie, ils furent bientôt dans ce qui ressemblait plus à un bureau qu'à une chambre. L’œil curieux, le rôdeur laissa glisser son regard sur ce qui était un capharnaüm en formation, y apercevant plusieurs livres, des parchemins, de quoi écrire, quelques plantes et... Un tas de peaux ? Penchant légèrement la tête sur le côté, curieux de savoir de quoi il s'agissait, Frey fut toutefois bien vite recentré sur la situation présente. Il ne voulait pas trop s'imposer dans ce qui était l'espace d'Almassar, aussi prit-il garde de ne rien renverser avant d'aller déposer le fardeau de ses affaires contre le mur du fond, près d'une petite fenêtre donnant sur la rue adjacente.

L'atmosphère était tout de suite plus calme, plus propice au genre de discussion qu'ils s'apprêtaient à avoir. Un peu plus fraîche, aussi. S'arrêtant une seconde, Frey observa l'agitation qui se déroulait dans la rue. D'ici, on avait un bon poste d'observation et n'importe quel chat ou mist pouvait apprécier le surplomb discret qui permettait de voir sans être vu. Il fut comme absent une seconde avant de s'en détourner pour faire face à Almassar. Ça ne servait à rien de tourner autour du pot. Laissant ses yeux déambuler sur le bazar hétéroclite qui s'étalait ici et là, il passait d'une curiosité à une autre sans que son esprit ne s'y accroche nécessairement. Maintenant qu'ils y étaient, il ne savait pas par quel bout aborder la chose. Il finit par se lancer maladroitement.

_ J'ai jamais voulu ces marques.

Une seconde où il fronça les sourcils, insatisfait. Ces termes ne sonnaient pas juste.

_ Mais... J'ai jamais refusé.

Il choisissait ses mots avec incertitude, presque tâtonnement, comme s'il peignait par à coups les contours d'une forme plutôt que d'en dessiner précisément la silhouette. Une partie de lui regardait vers l'intérieur, pour discerner ce qu'il devait saisir et retranscrire à l'enchanteur. Il n'était pas analytique comme Almassar et circonscrire la chose d'une manière succincte qui lui permette de saisir les enjeux tout en évitant de trop s'exposer en toute vulnérabilité était un exercice difficile.

Plissant les yeux, il pencha légèrement la tête de côté.

_ Je sais pas. J'étais juste... Content de le faire ? La personne qui a créé ça, je lui faisais confiance. C'est toujours le cas. Je crois. Mais... Maintenant, avec les années qui sont passées, après avoir voyagé et parlé à des gens...

Il n'avait jamais vraiment mis ce sentiment en mots, il n'avait jamais effleuré ce qui paraissait problématique. Il y avait souvent pensé, l'avait souvent ressenti, mais pourquoi évoquer à soi-même à voix haute ce qu'on pouvait déjà éprouver ? Un instant il sembla lutter, contrarié, par l'absence de formulation correcte.

Ses yeux finirent par retrouver ceux d'Almassar avant de tenter de lui faire comprendre.

_ Imagine que tu dises à un enfant qu'il doive tuer une bête pour la manger et survivre. Il va le faire et il va vivre. Mais plus tard, quand il aura appris la valeur de la vie, il regrettera d'avoir tué cette bête même si c'était nécessaire.

Pour Frey, à défaut de pouvoir affirmer que ce qu'il disait était clair, c'était une analogie où il réussissait à reproduire ce paradoxe qui le troublait. Il devinait bien qu'il risquait de perdre Almassar, mais il essayait quand même. Une certaine fébrilité parcourait ses membres. Posant son regard sur la paume de sa main, il la retourna en la levant devant lui, observant avec un air à la fois fasciné et amer les lignes blanches qui la parcourait. Les mêmes que ceux qui se dévoilaient dans son cou. Une partie de son être avait glissée, prise malgré lui dans un élan teinté d'émotion qu'il contenait mais qui restait prenant à supporter. Des regrets, une certaine rancune. La tristesse, aussi, d'avoir perdu quelqu'un qui ne pourrait plus jamais être retrouvée.

_ Cet enchantement, il m'a... Construit comme je suis aujourd'hui, mais il a presque entièrement détruit ce que j'étais avant. Quand il a été forgé, je pouvais être ce que je voulais, mais maintenant je ne peux presque plus choisir, je suis devenu faible. Ce que tu vois là, c'est la forme qu'il m'impose, qui... M'enferme...

Ce dernier mot, surtout, lui coûtait à prononcer. Serrant la mâchoire avec plus de force que nécessaire, il eut le début d'une sensation de vertige, comme si donner corps à ces mots rendait tangible une réalité qu'il voulait pourtant nier.

_ Sans ça...

Il s'arrêta. Il ne savait pas. Il ne voulait pas se demander s'il aurait la force de conserver une intégrité sans cet enchantement. S'il serait faible et lâche au point de tout laisser tomber.

Il laissa échapper un profond soupir. En cet instant, il parut vieux et las pendant une seconde.

_ Je suis fatigué de lutter contre. Un jour, j'ai peur de tout laisser tomber.

C'était un aveu qu'il connaissait déjà, mais qu'il semblait avouer pour la première fois.

_ Je voudrais pouvoir m'en débarrasser, ne plus devoir subir la pesanteur qu'ils m'imposent et redevenir comme j'étais avant, être libre.

Il se sentit soudain bête, planté là au milieu de la chambre d'Almassar qui ne devait probablement pas tout saisir et à la fois mourir d'envie de poser certaines questions. Ou peut être que les sous entendus que Frey faisait l'inquiéterait. Il serait heurté si tout ceci ternissait les échanges qu'ils avaient eu jusque présent, mais il avait commencé à lui faire confiance, il voulait continuer.

_ Si ce n'est pas possible... Je ne sais pas. Peut être qu'il vaudrait mieux que je ne le sache pas.

L'espace d'un instant le cœur de Frey manqua un battement tandis que le cognement à la porte le surprit, bruit sourd au milieu de tout ce calme. Ses yeux glissèrent subrepticement mais il redescendait déjà d'un cran lorsqu'il comprit que ce n'était que l'aubergiste. Il suivit du regard l'humain qui apportait les plats commandés par Almassar, accompagné un instant plus tard par les effluves malgré tout alléchantes de ce qui avait été préparé. En cet instant précis le rôdeur n'avait pas l'esprit à la ripaille, mais il ne pouvait empêcher ses narines de frémir une fois ou deux tandis qu'il se faisait chatouiller l'odorat. Fumantes, les assiettes ne perdaient rien à refroidir quelques minutes, ou du moins c'était un bon prétexte et il se tint immobile, impassible le temps que leur hôte ne les quitte. Il sentait une interrogation muette dans les gestes du tenancier, un quelque chose qui tenait du froncement de sourcil intrigué. Déjà la deuxième fois qu'il était venu quérir la présence de l'enchanteur il l'avait senti légèrement réservé, presque méfiant. Tant mieux, quelque part.

Par la suite, Frey écouta attentivement la synthèse d'Almassar, concentré sur les subtilités de ses notes. Il avait conscience qu'il ne prenait peut-être pas les choses par le bon bout mais il ne se sentait pas de dérouler le fil de sa vie comme on disséquait une existence, ça lui paraissait... Ne pas montrer les choses sous le bon angle. Et puis, par où - par quand - aurait-il commencé ? Faisant un effort pour imprimer chacune des questions, il essayait de suivre le chemin tracé par l'enchanteur pour mieux les faire parvenir à la même longueur d'onde. Hésitant sur la suite à donner aux questions clairement plus directes de son singulier compagnon, son focus se fit plus aiguisé à la mention des possibilités qui existaient. Un peu plus agités, ses yeux allèrent de l'un à l'autre de ceux d'Almassar, s'interrogeant sur la forme de la réponse à donner. Quelque part, il avait l'impression qu'il devait décider, là maintenant, de la réalité qu'il allait façonner entre eux. Un instant l'instinct du rôdeur inspecta en silence celui qu'il avait en face de lui, jaugeant presque selon des normes d'équilibre et de chances de survie le niveau de confiance qu'il pouvait engager. Il ne fit rien pour le cacher, bien que l'intention ne soit ni hostile ni faite pour mettre mal à l'aise. Y en avait-il vraiment d'autres comme lui ?

_ Ces tatouages existent pour... Me donner forme humaine.

L'hésitation marquait chacun de ses mots. Henya lui avait toujours dit qu'il ne devait pas se comporter comme une bête, qu'il n'en était pas une à l'intérieur mais, pourtant, c'était tout ce qu'il avait jamais vécu avant, lentement tiré vers la raison et l'éveil de la conscience, vers la parole et la critique. Tout en étant, paradoxalement, son compagnon animal.

_ C'est tout.

Il avait l'impression de rater quelque chose, comme si l'enchanteur s'attendait à ce qu'il explique d'étranges arcanes lui permettant de commander aux éléments ou autre. Essayant de se souvenir des questions précises qui lui avaient été posées, il en avait déjà déformé la moitié.

_ Ça marchait avant. Je pouvais prendre cette forme et la quitter. Peu importe quand, peu importe pourquoi. Je le voulais et mon corps m'obéissait. C'était très bien comme ça et je pouvais vivre...

...Avec ses semblables ?
...Avec les humains ?
Soudain, la frontière est floue, il ne sait plus exactement où est la vérité. Peut-être ne s'en rend-il compte que maintenant qu'il est forcé de mettre des mots sur sa condition. Difficile, désormais, de tenter de dissimuler la nature de ce qui se cachait en lui.

_ ... Sans problèmes.

En étant capable d'avoir des interactions sociales serait plus juste. L'autre jour, Almassar l'avait interrogé sur ce qui faisait l'humanité. Il n'aurait pas pu tomber plus juste. Se déplaçant légèrement jusque  vers la fenêtre, il y jeta un coup d'oeil comme si les secrets qu'il cherchait se cachaient dans les motifs invisibles dessinés par la foule.

_ C'est arrivé d'un coup. Un jour, elle est morte, et depuis j'ai perdu presque toute puissance.

Il se détourna de cette distraction pour revenir à l'instant présent. Il voulait observer la réaction d'Almassar, tenter de percer ses pensées pour deviner s'il pouvait vraiment le réparer ou pas. Il voulait lui affirmer fièrement, sans reculer, ce qu'il s'apprêtait à lui dire, comme une gifle faite au destin. Il n'allait pas fuir, non, pas cette fois-ci, il allait rester solide et droit et la distance qui les séparait lui parut bien ténue soudainement.

_ Avant ça, j'étais un dragon.

Il y avait, dans le folklore humain, cet étrange fantasme qui les poussait, irrémédiablement, à massacrer ceux de son genre. Pour la gloire, pour l'ivresse, par cruauté. Peu importe, dans le fond, car à la fin les siens finissaient toujours par mourir.

Frey observa avec une acuité intéressée le panel d'émotions qui s'imprimait sur la figure de l'enchanteur, fixant avec soin ce qu'il voyait dans sa mémoire et saisissant au vol ces choses échappées avant qu'Almassar ne reprenne contenance. Il s'attendait, bien sûr, à ce que sa déclaration ne soit pas sans effet, d'autant plus qu'il y avait une large variété d'espèces de dragons. Et si Frey ne tenait ni du blizzard ni de ces monstres à l'envergure gigantesque qui terrorisaient principalement les étendues sauvages du nord, il se garda de donner plus de détails permettant de l'identifier en tant que mist. Cela lui permettait de garder une petit marge de manœuvre et, qui sait, si le mot dragon pouvait faire frémir, la crainte de se retrouver en présence d'une bête entourée d'une aura de destruction pouvait retenir certains humains de commettre des gestes qu'ils seraient amenés à regretter plus tard ou qui pouvaient nuire au rôdeur. En somme, ce n'était pas tant qu'il souhaitait faire peur à Almassar, mais plus que la réputation était une forme de protection, de même que le secret. Et puis, oui, il était fier de ce qu'il était, même s'il avait honte de l'infirmité qui l'affligeait, ternissant l'éclat farouche qu'il renvoyait au soleil et au vent. À la lumière de cette révélation, beaucoup des propos échangés lors de leur première rencontre acquéraient un sens nouveau désormais.

Il ne fit pas de commentaire sur la suite, laissant à Almassar le temps qu'il voulait pour digérer la chose et ses implications. Il devinait, dans son regard, la pointe d'une curiosité brûlante chauffée à blanc. Cela ne dérangeait pas le rôdeur, du moment qu'il ne se faisait pas traiter comme une bête de foire ou qu'il ne discernait pas l'ombre de l'avidité dans les intentions de son vis-à-vis. Cette perspective lui provoqua malgré tout une inquiétude légère mais présente. Imaginer devoir laisser partir au vent l'étrange accointance qu'ils avaient formée tous les deux jusque-là n'offrait qu'une perspective de morosité et de déception. Mais ils n'en étaient pas là et l'intuition de Frey le portait pour le moment sur une voie qui le faisait glisser lentement mais sûrement dans l'entourage immédiat d'Almassar. Au vu de la façon dont les choses tournaient, il devinait qu'ils allaient être amenés à se revoir plusieurs fois et sur une longue période. Le dernier indice qui confirmait cet instinct étant le passage soudain au tutoiement, qui marquait une étape.

Quant à ce qu'Almassar écrivait, il n'en savait absolument rien. Il griffonnait bien trop vite pour lui permettre de ne serait-ce que tenter de discerner quelque chose et il était trop loin pour ça de ses yeux d'humain. De toutes manières il lui aurait probablement fallu de longues minutes pour lire quelques phrases de ses écrits. Écrits qu'il imaginait d'ailleurs être un capharnaüm infernal, en ce que tous les génies, disait-on, étaient incapables de rédiger les mots clairement. Frey était toutefois curieux de voir tout ce que posait sur papier son vis à vis, écrivant dans tous les sens comme par peur de manquer alors que Frey s'exprimait à une vitesse normale. Pour le reste, le rôdeur conserva ce regard impassible mais immanquablement précis dans son attention lorsqu'Almassar évoqua le secret et le danger lié aux chasseurs et autres avides. En lui il observait comme de loin la scène, à la recherche d'il ne savait trop quoi dans ces propos. Il avait décidé de faire suffisamment confiance à l'enchanteur pour évoquer certaines choses très personnelles. Il n'avait pas tout dit, façon de se ménager une porte de sortie, mais à l'heure actuelle il avait assez d'espoir de voir la direction des possibilités évoquées.

Une chose après l'autre cependant, la confiance se construisait avec le temps et s’effondrait dans la précipitation, disait le vieil adage.

_ Si je dois subir cette extrémité...

Il évoquait, naturellement, le fait de retirer les marques et l'avertissement sur la douleur donné par l'enchanteur. Frey ne souhaitait pas en arriver là mais il savait, d'une manière résignée, qu'il y serait peut-être obligé s'il n'avait pas d'autre option.

_ Alors soit.

Aucune bravache cette fois-ci, ni détermination exagérée. Simplement un constat forcé et net, ce qui soulignait cette perspective d'agonie d'une nuance sinistre. Il n'aurait simplement pas le courage de le faire lui-même. Il faudrait quelqu'un pour lui infliger ça.

_ Je suis pas sûr de tout mais je peux essayer de me souvenir ou de retrouver des traces. Je sais qu'elle a utilisé des cristaux clairs, réduits en poussière, pour construire le support de la magie. Ça en a demandé... Beaucoup.

Il y avait une subtile nuance dans ce dernier détail, bien qu'il préférait ne pas l'exposer directement à Almassar : il serait faux de dire qu'il n'avait pas été envoyé dérober certains de ces cristaux. À l'époque il obéissait sincèrement et naïvement aux demandes d'Henya.

_ Je me fiche de la solution, tant qu'elle existe. Je vis déjà avec, alors les faire partir ou en rajouter, ça ne changera pas grand-chose pour moi. Je veux juste ne plus être contraint, c'est tout. Certains sont en effet prêts à me tuer, pour l'ambition ou des fantasmes, mais ils peuvent continuer d'essayer.

Subtile, la menace tenait un peu de la fierté, un peu de l'audace trop poussée, et pouvait s'entendre sous de multiples interprétations. Il n'avait, d'ailleurs, pas utilisé le présent pour rien.

_ Il y a un truc que je comprends pas. Si cette magie s'affaiblit avec le temps ou la mort, pourquoi les effets se sont renforcés ?

Car, pour lui, les choses étaient très claires ainsi : cet enchantement s'était renforcé au point de devenir une malédiction, il ne s'était pas délabré. Mais c'était probablement une question de point de vue.

Frey ne saisissait pas très bien les subtilités que faisait Almassar. L'enchantement dont il était question le figeait progressivement comme dans une gangue de chair aussi rigide que de la pierre. Une fossilisation, littéralement, qui pour lui emprisonnait ce qu'il était. C'était comme de manquer d'air mais de ne jamais pouvoir respirer à fond. Il n'eut cependant pas le loisir de se pencher plus sur ses réflexions quand l'enchanteur posa les mots exacts qu'il ne voulait pas entendre : un effet permanent et définitif. Ce fut difficile de ne pas paraître affecté, mais en lui il sentait cette pulsation qui montait et descendait à un rythme régulier, faisait presque vibrer le sang dans ses oreilles avec l'adrénaline soudain libérée dans ses veines. Une bouffée de chaleur le prit à la gorge un instant avant de se dissiper. La perspective qui venait d'être évoquée était difficile à encaisser. C'était comme d'avoir eu conscience d'un problème pendant très longtemps, de l'avoir laissé s'empirer en dénigrant son existence tant qu'il était encore possible de le contourner pour finir par se faire entendre que c'était presque trop tard. Le rôdeur imposa un rythme forcé à sa respiration. Ça n'avait rien avoir avec de la colère, c'était un sentiment plus proche de la peur. Il n'avait pas l'air enchanté des paroles d'Almassar mais il ne dit rien, s'efforçant d'avaler cette vérité comme on ravalerait une couleuvre.

Le reste, toutefois, sembla creuser une distance entre les deux hommes. La concentration de Frey se fit plus fragile, moins ordonnée. Son regard avait du mal à rester fixé au même endroit sur l'enchanteur, à conceptualiser les mots qu'il prononçait en idées. On eut dit qu'il y avait entre eux un espace de mélasse qui engourdissait le sens de ce qui le traversait. Oh il avait entendu, ça oui, mais son esprit se contractait lentement sur lui-même, dans un repli subtil mais présent. Sa mâchoire serrée ne se décollait pas et il avait cette sensation haïssable d'être pressé dans un coin, mis en lumière par les questions de l'enchanteur qui tentait de regarder là où il n'avait pas de réponse, pas de certitudes. Il n'en savait rien. Il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait, ni de ce qu'il était. Si l'individu se définissait par la somme d'expériences et de mémoire qu'il avait accumulées, alors Frey n'existait pas au-delà d'un certain temps dans le passé. Peut-être qu'il était un humain perdu, peut-être juste une expérience ratée. Le doute insinuait profondément ses racines dans les incertitudes de l'esprit et il n'y avait aucune preuve, aucune qui puisse lui permettre de se raccrocher à un début de vérité. Ce qu'il était ? Ce qu'il voulait ? En cet instant, tout semblait se mélanger dans un flou aux contours imprécis et sans fondations solides. Il parvint à articuler une réponse, sans toutefois qu'il ne soit clair d'à quelle question il répondait.

_ J'en sais rien.

Il commençait à devenir évident que quelque chose était sous tension chez lui, un peu à l'image de ces statues de sable qui ne tiennent debout que parce qu'elles sont humides, et qui peut à peu s'effritent à mesure que le soleil les abîme. Une tension qui luttait pour ne pas faire se désagréger une intégrité durement acquise. Il n'avait pas envie d'être là. Il n'avait pas envie d'être dans cette situation. Un grognement s'échappa de sa gorge, un poil trop long, qui semait un doute terrible quant à savoir s'il avait été volontaire ou instinctif. On pouvait deviner, dans la posture et la réaction de Frey, ce quelque chose d'extérieur à la raison qui avait déjà transpiré quelques fois lors de leur précédente rencontre, sous-jacent.

Il ouvrit la bouche pour répondre puis la referma à deux reprises. Il n'avait rien dit. Il n'y avait que l'absence dans ces mots avortés. Une absence qui, paradoxalement, était la conclusion la plus explicite.

Il inspira profondément, semblant faire refluer une part de la tension qui roulait dans sa chair, sous la peau. Il se déplaça comme pour se dégourdir, presque à l'étroit dans son enveloppe, d'une façon qui n'exposait pas ses arrières, puis croisa les bras, sourcils froncés.

_ Y a rien eu à convaincre. J'étais qu'une bête qu'elle a apprivoisée !

Un grondement silencieux tournait en rond à l'intérieur de Frey. Il ne regardait plus vraiment Almassar, déjà bien occupé à faire un effort contre lui-même. Une rancune tenace était présente, teintant ses mots un cran de plus vers une expression brute et déconstruite, moins bien articulée.

_ Elle m'aurait mis une laisse, c'était pareil. On demande pas à un chien s'il veut quelque chose. Elle voulait le faire, elle l'a fait.

Il avait honte de parler comme ça. Honte d'écorcher sa fierté et de s'en prendre à cette relation qu'il regrettait aujourd'hui. Il esquivait une partie de la question, il le savait pertinemment, mais il était incapable d'avancer plus sur ce sujet. Incapable d'avouer qu'il n'en savait rien. Est-ce que c'était très sage ? Probablement pas.

Il devait donner une bien piètre image de lui en ce moment, loin du mystérieux rôdeur bienfaiteur qu'il avait été voilà quelques jours auparavant. Tentant de contenir l'agitation qui remontait, il ne voulait pas s'en prendre à l'enchanteur, pas lui infliger ça. Tout ça ne lui ressemblait pas. Une longue hésitation où, un moment, on pouvait se demander s'il avait déjà réfléchi à cette question alors que pour la première fois de sa vie il avait le choix d'exprimer son désir sur la question. Mais, comme disait Almassar, difficile de rester dans le flou sur ce coup.

_ J'veux plus être forcé. Je veux changer de forme autant de temps que je veux. Et...

Ça allait commencer à devenir compliqué. Avant, il pouvait devenir de la brume, plus maintenant. Mais s'il se mettait à dire qu'il voulait changer deux fois de suite de forme... Ça n'aurait plus aucun sens pour le pauvre enchanteur. Les possibilités, une fois encore, étaient multiples.

_ Avant je pouvais devenir comme les nuages. Maintenant... C'est à peine si je flotte. Est-ce  que tu peux me réparer ?

Réparer. C'était bien le mot.

Un instant durant, Frey ne sut pas trop ce qu'allait faire Almassar, qui se dirigeait vers lui avec la chope de bière qu'il n'avait pas encore touchée. Il y eut une seconde de flottement, une sorte de frémissement où, sans parler, dans le geste comme dans l'intention, Frey devina cette précaution que l'enchanteur prenait tandis qu'il entrait dans la zone de fuite du rôdeur. Une précaution bienvenue en ce qu'elle parlait bien plus à Frey que des mots et, s'il suivit attentivement la trajectoire de son compagnon, il ne bougea ni ne dit rien. Il était comme un flux constamment en mouvement, qui se tortillait et convolait, s'enroulant et se dérobant. En cet instant, la tension dans son instinct restait méfiante, mais il restait encore loin d'avoir basculé dans un état de non raison et il s'imposa une immobilité contrôlée, presque farouche dans ce moment de silence. Il se laissa faire, laissa l'autre approcher, ne résista pas quand il lui mit le récipient entre les mains. Le geste parlait plus qu'un long discours et il y avait dans cette tentative une sorte d'élan de l'un à l'autre - d'empathie ? - qui n'était pas sans atteindre le rôdeur, qui observait la bière presque sans trop savoir qu'en faire maintenant, mais ce qui permit de le remettre un tantinet sur les rails. De faire retomber un peu la pression comme on laisserait échapper un soupir après une longue journée.

Il ne répondit pas à la remarque de l'enchanteur sur l'animalité et sur ce qui faisait l'humanité. Quelque chose sonnait terriblement faux, en ce que Frey avait cette impression de mentir en ne disant pas tout. D'habitude, ça ne le gênait pas vraiment d'enjoliver la vérité, de botter en touche avec des affabulations farfelues dont on pouvait douter mais qui pourtant sonnaient assez véridiques pour semer le trouble. Qu'il lui dise qu'il était une bête ou un homme, dans les deux cas ce malaise persistait. Observant la mousse de la bière tourner à sa surface, la chose lui offrait une étrange distraction apaisante.

Quant à la suite, Frey releva les yeux quand il entendit le mot mist. Ce n'était pas brusque, pas soudain. C'était mesuré et déterminé, dans un sous-entendu qui se passait de mot, un éclat à la fois confiant et défiant dans le regard. Il n'y avait pas besoin de confirmation, Almassar avait bien deviné et Frey, par cette façon de le regarder et de ne pas le contredire, laissait cet aveu se révéler. Il n'y avait pas beaucoup de monde au courant de sa véritable nature, ou qui du moins pouvait lier ses deux faces. Il avait ses raisons de ne pas le dévoiler, certaines légitimes, d'autres plus irrationnelles. Les choses allaient presque trop vite avec Almassar et il était forcé de faire confiance à un chemin encore très flou qui s'ouvrait devant lui. Frey aurait besoin d'un peu de temps avec lui-même pour réfléchir mais, avec le recul, il devinerait que c'était plus ses propres blocages qu'une question de confiance envers l'enchanteur qui posaient problèmes. Après tout, avec les circonstances de leur rencontre, le rôdeur avait été enthousiaste à l''idée de revoir Almassar, mais en cet instant précisément la tâche était ardue.

Ses dernières paroles appelaient à la raison, et Frey retrouva encore une fois cette espèce d'abnégation positive qui animait l'enchanteur. Un instant, il fut frappé par sa jeunesse et par sa détermination.

Inspirant longuement avant de pousser un soupir, un peu plus de la tension qui habitait le rôdeur sembla s'échapper. Maintenant qu'il avait lâché prise, c'est comme s'il ça ne faisait plus de sens de rester les doigts crispés sur quelque chose qu'il ne voulait pas laisser s'échapper.

_ Je sais.

Ses yeux dérivant de nouveau vers la fenêtre, voir le ciel et la grandeur des montagnes s'étaler dans le fond du paysage de la cité avait un quelque chose de grandiose, invitait à l'échappée et à plonger dans cette mer de nuage.

_ Peu importe si c'est long, j'ai tout le temps qu'il faut.

Il y avait un sens caché à cette phrase, mais il était surtout confiant car il était libre. De choisir sa destination, de décider où et quand aller. Il n'avait pas d'impératifs, pas d'attaches handicapantes.

_ Que tu me dises que c'est possible rend déjà les choses beaucoup plus faciles. Le reste... La douleur, la fatigue... Peu importe, ça passera. N'importe quelle amélioration sera déjà une victoire. S'adapter pour survivre, c'est la seule chose que je sais faire de bien.

Quant à ce qu'il voulait en premier, il hésitait. Beaucoup. Une question, toutefois, le taraudait.

_ Tu saurais me permettre de voler ? Je veux dire... Comme les blizzards ?

Il se retourna, balayant les états d'âme précédents avec une facilité déconcertante. Ou alors était-il simplement parvenu à se redonner contenance. La tension semblait soudain disparue, enfouie sous cette impression un peu étrange et incertaine que dégageait usuellement le rôdeur. Une impression de laquelle transpirait une détermination calme mais qui témoignait en cet instant de sa confiance presque inconsciente à être capable de partir à l'assaut de n'importe quoi.

_ Qu'est-ce qu'il te faut ?

Frey fronça les sourcils un instant, tentant de suivre les embranchements de pensées de l'enchanteur. Il n'était pas certain d'avoir tout saisi et il sentait dans la conversation un subtil quiproquo. Observant la plume aller et venir, le bruit de celle-ci contre le papier était étrangement apaisant, son irrégulier et doux, un peu à la manière de l'eau qui court et crée des turbulences dans un ruisseau. À vrai dire, Almassar ne regardait même pas ce qu'il faisait et Frey émit certaines suspicions quant aux notes qu'il prenait. Est-ce que c'était comme ça qu'on faisait ? Rien à faire, le secret des lettres lui échappait.

_ Je... Je ne comprends pas. Qu'est-ce que c'est un sceau ?

S'il avait bien intégré le fonctionnement d'un tatouage magique - après tout ! - et que son ancienne maîtresse avait des talents d'enchanteresse, il n'était familier qu'en surface avec les choses et il ne s'était jamais véritablement penché sur la façon dont celles-ci marchaient ni même pourquoi elles était construites comme elles étaient construites. Non, lui, sa spécialité, c'était les plantes et les bêtes. Les constructs auxquels faisait appel la pratique d'Almassar étaient trop rationnels et dans une logique calculatoire pour qu'il puisse s'y retrouver facilement.

Mais il poursuivit avant que son vis à vis ne puisse enchaîner, répondant dans le désordre et sans transition, bien que l'enchanteur devait commencer à s'y habituer petit à petit désormais.

_ Et non. Enfin, si, mais je ne parle pas de ça. Vous les gens du sud, vous avez donné ce nom aux tempêtes de neige qui soufflent sur les montagnes, mais ce vent est porté par autre chose.

Il s'arrêta une seconde, comme s'il réalisait que ce qu'il disait n'avait pas beaucoup de sens ou, du moins, qu'il avait oublié d'imaginer la chose depuis la perspective d'Almassar. Après tout, même ici à la Forteresse, dans ce que les gens imaginaient être le plus au nord ou presque, il y avait encore quelque chose au-delà, une terre de légendes.

_ C'est le nom donné aux dragons qui soufflent ces tempêtes et qui vivent au nord, plus loin que les humains. Ils sont... Presque comme moi dans la forme mais en plus grands. Beaucoup plus grands. Et ils parcourent le ciel et la neige.

Cela faisait de nombreuses années mais il se souvenait de cette rencontre, un été pas fait comme les autres, dans ces limites que l'humain ne cartographie presque plus. C'était un temps révolu et il lui serait impossible, aujourd'hui, de ne serait-ce qu'envisager d'entamer le chemin vers le nord. Devoir reprendre forme humaine était un handicap mortel pour ça et il n'avait plus les armes pour affronter un tel périple. Ce qu'il racontait-là était un mélange de ce qu'il avait vu et interprété.

Soudain, il percuta. Un détail d'une phrase dont le sens se fit nouveau dans sa tête. Il hocha subrepticement la tête sur le côté, ses yeux se plissant imperceptiblement. Il observa Almassar d'un regard qui n'avait plus rien de fuyant ni de distrait. Il ne le lâchait plus, cette fois-ci. La chose n'était pas hostile à proprement parler mais on devinait qu'il avait accroché quelque chose qui le faisait se focaliser entièrement dessus. C'était comme d'être inspecté sans détour. Peut-être était-ce juste lui qui avait mal compris et qu'il parlait d'une façon plus générale ?

_ Attends...

Il était enclin à une certaine confiance envers Almassar, son instinct et les actes de ce dernier le poussant dans cette direction. Le doute, néanmoins, était tout à coup là et n'était pas sans souffler sur la méfiance naturelle du rôdeur, encline à resurgir aussitôt.

_ En découvrir pour tes travaux... Sur les mists ?

Coïncidence ?

Frey avait délaissé l'observation des enfants en pulls moches jouant dans la neige depuis la fenêtre et écoutait attentivement les explications d'Almassar. D'emblée, la chose partait à un niveau qu'il était difficile d'estimer à partir du moment où le mot âme était prononcé. Il n'a cependant que le temps d'une gorgée pour s'interroger et assimiler ce que l'enchanteur vient de lui dire avant que la révélation ne tombe. Une âme de mist ? Dans un corps d'humain ? Lié à quelqu'un ? Qu'est-ce que c'était que cette sorcellerie encore ? Et pourquoi un mist ? Parmi toutes les espèces de dragon il avait fallu que ce soit la même que la sienne. Fascinaient-ils donc à ce point les chasseurs et les enchanteurs à cause de toutes ces histoires sur les ingrédients et pouvoirs qu'ils pouvaient fournir et octroyer ? Il y avait là, dans cette histoire, des éléments qui laissaient Frey sceptique et son visage afficha clairement l'expression de sa dubitativité, fronçant les sourcils, d'un air de se demander qu'est-ce que c'était que cette histoire. S'il y croyait ? Difficile à dire. Almassar avait l'air d'une personne honnête et sincère, dans sa curiosité et sa volonté de bien faire, mais là en ce moment très précis et ajouté à tout le reste de la discussion ça commençait à faire beaucoup pour le rôdeur. Pourtant, son interlocuteur semblait prendre cette affaire très au sérieux dans la manière dont il l'exposait, ce qui semait encore plus le trouble dans l'esprit de Frey.

Ce dernier ne sut pas quoi dire pendant un moment, essayant de percevoir la logique à tout ça sans pour autant la trouver. Il y avait des trous qu'il n'arrivait pas à combler.

_ Mais...

Ça n'avait rien de naturel à ses yeux, même si ce mot pouvait englober tout un tas de nuances différentes. Rien d'intuitif serait plutôt le mot.

_ Comment tu peux être sûr que c'est vrai, si personne ne peut le voir ?

La question paraissait peut être bête, mais c'était par là qu'il semblait utile de commencer. Il mit alors le doigt sur ce qui le dérangeait dans cette histoire, cet élément qui pour lui n'avait pas de logique. Il enchaîna directement :

_ Je ne comprends pas comment c'est possible. Cette personne est née avec ? Si oui, comment ça pourrait être un mist ? Pourquoi ça en serait un ? Pour que ça en soit un, il faudrait qu'il soit né mist, non ? Je veux dire... Tu nais avec un corps.

Il avait du mal à exprimer cette idée, il regarda autour de lui, cherchant visiblement une façon de retranscrire tout ça.

_ J'ai l'air humain, mais est-ce que j'en suis un ? Si elle est née avec, alors, c'est un bout d'elle, non ?

La situation qu'on lui décrivait semblait ubuesque à ses yeux. Naître avec l'âme de quelqu'un d'autre, qu'est-ce que ça sous entendait ? Que les âmes existaient ? Qu'elles pouvaient se tromper de corps ? Qu'on pouvait être deux à l'intérieur ? Alors, bien sûr, il n'avait très probablement pas tous les détails et juger sur cette base était très certainement audacieux, mais il n'avait pas assez de recul en cet instant pour penser à ça. Il y avait toujours, en filigrane, la tendance à une méfiance farouche, mais on parlait en cet instant de transfert d'esprit, de corps, et de choses qui pouvaient facilement mettre mal à l'aise. Est-ce qu'Almassar était vraiment capable d'autant de prouesses ? Est-ce que la personne dont il parlait n'était pas juste... Mentalement déficiente ?

_ Tu... Tu cherches un corps de mist pour lui donner ?

Obtenir un corps si on lui demandait la signification réelle de cette phrase, Frey répondrait sans hésiter voler un corps. Après tout, qui s'emmerderait là où il suffisait d'aller chercher ce qui existe déjà dans la nature ? Il ne savait pas s'il devait s'attendre à une réponse terrifiante de la part de l'enchanteur. Il avait du mal à croire à tout ça et, de fait, à assimiler un potentiel danger. Mais le sujet en son cœur touchait à quelque chose de très sensible et, en cet instant, il y avait un sous-entendu tendu dans la question qu'il venait de poser. Immobile, il fixait Almassar en tentant de contenir ce changement dans la direction du vent, mais il était près à quitter - s'enfuir - cette chambre sur le champ s'il apercevait l'ombre d'une menace. Et pourtant, il se doutait bien que cet homme en face de lui ne lui dirait pas forcément la vérité si c'était le cas. Voilà soudain que Frey se mettait à regretter d'avoir dévoilé autant de vérités sur lui. Il avait l'impression d'être une sucrerie tombée à pic pour noël.

Frey devait se rendre à l'évidence : son interlocuteur et lui vivaient dans deux mondes différents. Lui, forestier qui rechignait à utiliser ne serait-ce que des outils magiques pour remplacer une compétence de survie cruciale et qui avait appris à composer avec les impératifs des lois dictées par la nature, et Almassar, l'enchanteur pour lequel rien ne paraissait impossible ou presque, laissant apercevoir des perspectives aussi fantastiques que terrifiantes. Il y avait une part de lui qui était désemparée, bien qu'il ne voulait pas l'avouer, face à ce qui était dit là avec la - presque - banalité d'une discussion d'un sujet ou d'un autre. Il se souvint des quelques bribes d'informations qu'il avait récupérées lors de leur première rencontre, à propos des âmes artificielles. Est-ce qu'il était vraiment en mesure de créer un corps ? De donner la forme, les membres, les attaches entre la... Conscience Et le matériel ? Un léger vertige le prit, tandis que cette situation lui faisait l'effet de la découverte d'un lointain horizon. Il devinait, à mesure qu'ils progressaient, à quel point il ignorait les spécificités magiques d'un monde dans lequel il évoluait pourtant. Si l'idée de créer un corps s'évoquait aussi facilement, quelles autres possibilités étaient à portée de la main de l'humain, là-dehors, Affectant des règles qui lui avaient pourtant toujours parues immuables .

Ses yeux suivaient toujours l'enchanteur mais ses pensées avaient du mal à rester fixées sur la signification des mots qu'il prononçait. Il décrocha, par instants, et s'il comprit qu'Almassar venait de rebondir sur ses remarques d'une façon qu'il ne saisissait pas, Frey finit par se reposer sur la seule chose qui lui parlait vraiment : l'instinct qui vivait dans ses tripes, sa capacité à observer et à jauger, à sentir, presque, l'élan de la survie dans un moment difficile. Et, chez son vis à vis, il y avait une effervescence fascinante à regarder, une profusion de création qui jaillissait dans tous les sens - il aurait fallu être aveugle pour passer à côté - qui, doublé à cette sincérité qui transparaissait, donnait une impression de fraîcheur candide.

Un instant, il y a cette hésitation, qui avise de cette main tendue au-dessus du gouffre d'ignorance et de méfiance qui peut séparer Frey d'Almassar, et qui pourtant patiente, sereine, sans forcer ni flancher. Le rôdeur renvoie son regard aux touches dorées à l'enchanteur, y cherche dans le fond tout ce qu'il peut tenter de trouver, mais fait face à ce mur blanc qui diffère de beaucoup des tours et détours qu'on peut trouver ici. S'il hésite ? Bien entendu, et il est même dommage, à vrai dire, qu'il en vienne à jauger les risques qu'il prend là de la même façon qu'il partirait affronter une bête coriace à la chasse.

Est-ce qu'il ne forçait pas un peu sa chance, devant l'opportunité qu'il avait de tomber sur un enchanteur aussi désintéressé ? Il y avait eu ce courant qui était passé entre les deux la première fois, cette intuition positive à mesure qu'il se découvrait. Frey avait poussé Almassar dans la fatigue pour le sortir du sauvage, peut-être était-ce là à ce dernier de maintenant apprivoiser le rôdeur pour lui montrer ce qu'il pouvait gagner à faire confiance. Il ne voulait pas vivre avec le regret de ne pas avoir osé, avec la perspective de s'être englué dans la peur et l'immobilisme. Cette dernière pensée fut peut-être finalement ce qui décida le forestier à abandonner cette lutte, à expirer doucement et en silence la tension qui restait encore. Ça ne voulait pas dire qu'il était soudain le plus à l'aise du monde, mais il était comme une bête qui acceptait, finalement, de se laisser toucher.

_ Je te crois.

Finit-il par dire. Ce qui équivalait à lui dire qu'il acceptait de lui faire confiance.

_ Peut être qu'il ne sait pas.

Il répondait, passant du coq à l'âne, aux remarques d'Almassar sur l'esprit mist.

_ Ou que c'est un mensonge.

L'hypothèse avait été émise en la posant sans détours ni pincettes, mais sans insistance. C'était là la simple expression de ce qui était possible, et qu'il aurait été peu sage d'écarter sans certitude. Qui sait, peut-être quelqu'un tentait d'utiliser Almassar pour trouver un corps de mist ? Mais il s'engageait-là sur des perspectives extrêmement hasardeuses et infondées, faute de détails.

Déplaçant légèrement son corps, comme s'il s'était engourdi à rester figé, il regarda la mousse de la bière fraîche flotter sur le liquide. Il aurait juré qu'il venait, en cet instant, de frissonner de l'intérieur. Portant la chope à ses lèvres, il en but une quantité non négligeable, ce qui lui gela à moitié la tête, avant de reposer le verre sur le rebord de la fenêtre. Il secoua un instant la tête, momentanément étourdi.

_ Pour ta question, je sais pas. C'est déjà écrit sur tout mon corps qu'il y a des trucs magiques, alors... Est-ce que les gens vont voir la différence entre un sceau et le reste ? Je sais même pas comment je fais pour flotter, ou si c'est...

Il ne finit pas sa phrase. Ce n'était peut-être pas le moment de parler d'organe à l'origine de pouvoir juste après l'expression de méfiances liées à la traque des dragons et aux ingrédients qu'on en tirait.

_ C'est plus comme une bulle, ou un champ, où la chute n'existe pas. Comme les poissons qui s'entourent d'un voile sur lequel l'eau glisse naturellement, et que tu peux pas sentir car ils font un avec le courant. Tu vois ?