Il fallait dire que le régiment Al Rakija avait pour le moins mauvaise réputation, ce qui avait beaucoup inquiété Amaryllis dans un premier temps. De ce qu’elle avait pu voir, la plupart semblaient encore assez droits dans leurs bottes malgré quelques écarts à la conduite et peut-être un petit dédain de la Commission. Mais certaines gazettes n’hésitaient pas à dire que le régiment était complètement corrompu et qu’une majorité de la garde locale fricotait avec le côté sombre du Grand Port. Désinformation organisée ou alors vérité, dans les deux cas, la consultante avait une carte à jouer. Il fallait dire que la mauvaise presse avait de quoi profiter à ses réformes et à son poste, mais si elle voulait bien récupérer ce genre d’événements, elle devait aussi bien les comprendre, et savoir à qui ils servaient. Simple presse à sensation inventant la moitié des histoires pour captiver leur audimat avec des faux scoops? Ou bien véritable travail d’investigation visant à faire éclore au grand jour toute la corruption d’une organisation censée être respectable? Ou si c’était des journalistes obtus qui allaient juste invoquer le fait de protéger leurs sources, ça n’allait pas être du gâteau.
La consultante, vêtue d’un large manteau bordeau et d’une écharpe rouge assortie à sa chevelure flamboyante, se dirigeait vers le bastion en essayant de préparer tant bien que mal une approche. Le Grand Port était assez calme en cette période de l’année, le froid avait l’air de dissuader la plupart des badauds de s’attarder dans les rues, et aucune neige n’était au sol pour faire le bonheur des enfants prêts à aller faire des bonhommes de neige à la moindre apparition de cette pellicule blanche. Les cheminées rejetaient dans le ciel grisâtre de discrets panaches de fumée pour ceux qui n’avaient pas le luxe d’avoir des cristaux magiques de chauffage. Seuls les pas réguliers de l’ancienne mercenaire semblaient vraiment résonner dans les rues du Grand Port, et trouvaient un écho uniquement dans le passage discret d’un autre passant bravant le froid.
De ce qu’elle avait lu, elle serait accompagnée d’une garde, de la navale. Un peu comme un poisson hors de l’eau, donc. Mais c’était assez dommage, puisque cela ne la laisserait pas négocier tranquillement, elle allait sûrement devoir être irréprochable. A moins que ce soit une garde corrompue qui ait été affectée à ce genre de mission…
Elle se présenta donc au bastion du Grand Port, le cœur du régiment Al Rakija, histoire de retrouver son acolyte de la journée. Elle s’approcha donc d’une personne se trouvant visiblement déjà au point de rendez-vous. La consultante était à l’heure - elle respectait toujours autant que possible les rendez-vous avec une rigueur martiale, et seul un imprévu et une bonne excuse pouvaient la mettre en retard.
« Kemenes Biezdań? Amaryllis Tylawaen, consultante à la Garde. »
Peut-être littéralement un poisson hors de l’eau, si c’était la bonne personne. Il ne resterait plus qu’à se rendre au lieu de rendez-vous avec les journalistes des six gazettes, en espérant qu’au moins ceux des deux les plus véhémentes soient présents. Même si elle doutait qu’ils soient tous là. De sombres histoires de liberté de la presse… Quelle stupidité.
- Spoiler:
Enquête: Mauvaise-presse Niveau: 2 CÔTES Récompense +35C Régiment Al Rakija Bonus +10C Groupe @Amaryllis Tylwaen & @Kemenes Biezdań (Al Rakija) Il a toujours existé des rumeurs peu élogieuses concernant l’autorité en place, et ce quelle que soit la bannière de celle-ci, mais depuis quelques lunes les voix de la dissidence montent le ton dans les contrées méridionales. Deux gazettes locales, de forte influence, se montrent notamment d’une véhémence étonnamment poussée contre le Régiment Al Rakija et son Capitaine. Dépeignant avec une ardeur assidue leur oisiveté et incompétence, voire leur implication dans certains domaines complètement illégaux. En effet, elles mettent en avant de nombreux signalements de la présence de gardes malhonnêtes sur des marchés noirs, dans des maisons de jeux et de passes clandestines, et au cœur d’activités sinistres. Si une partie des enquêtes de vos collègues a effectivement permis d’évincer quelques camarades véreux parmi vos rangs, la grande majorité n’a pas retrouvé les flammes à l’origine de la fumée. Les journalistes ont-ils accès à des sources qui vous échappent? Sont-ils volontairement de mauvaise foi? Ou subissent-ils la pression d’une quelconque entité? Dans la plus grande discrétion, grâce au travail de vos collègues, un rendez-vous a été organisé pour la rencontre en terrain neutre d’un publiciste de chacune des six gazettes distribuées au cœur du Grand Port. Rien ne permet cependant d’affirmer que tous viendront, ni qu’aucun ne se montrera opposant à votre enquête.
+ Objectif : interroger les journalistes, voire les accompagner sur leur lieu de travail, pour obtenir une piste sur l’origine des titres polémiques toujours plus nombreux sur le Régiment.
+ Informations supplémentaires : afin d’éviter d'entacher davantage la réputation de votre Régiment, la diplomatie et la discrétion vous sont recommandées. Selon le déroulement et les résultats de votre enquête, elle pourra donner lieu à une assignation suivante.
Elle avait appris qu’elle ne serait pas seule pour cette enquête, ce qui la rassurait un peu. Elle espérait tomber sur une personne avenante, et plus à l’aise qu’elle avec les étrangers. La personne en question était une certaine Amaryllis Tylwaen, une consultante. Elle n’en savait pas plus. Elle avait cru voir certains collègues du Grand-Port sourire d’un air désolé quand elle avait prononcé ce nom, ce qui avait piqué sa curiosité. “Bha, elle travaille à la garde, elle ne peut pas être une mauvaise personne.”
Kemenes s’était levé très tôt pour aller nager. Elle n’avait pas perdu cette habitude depuis petite, qu’importe la météo. Elle avait ensuite pris une douche, son petit déjeuner, s’était occupée de finir quelques rapports. En bon amiral, elle était allée payer une petite visite surprise à son équipage avant d’aller sur le lieu du rendez-vous. La mer était calme, pâle et le ciel était laiteux. Elle huma l’air marin hivernal. Un léger frisson parcourut le dos de la garde, qui admirait les bateaux quittant le port. Elle avait oublié ses gants à la caserne, ses mains commençaient à lui picoter légèrement. Une bourrasque vint lui ébouriffer les cheveux, le froid lui mordit le visage. Kemenes se délecta de ses sensations, car elle savait qu’avec cette nouvelle enquête, elle ne remonterait pas sur un bateau avant quelques jours. Une neige légère tombait en parcimonie sur la ville du Grand-Port, étonnement calme. Kemenes longea les quais et se rendit paisiblement sur le lieu du rendez-vous, devant le bastion du régiment. Elle serait certainement en avance, mais ce n’était pas un problème, elle préférait l’être.
Elle n’attendit pas bien longtemps. Il n’y avait guère de monde à cette heure-ci devant le bastion lorsqu’elle entendit une voix sévère lui demander :
- Kemenes Biezdań ? Amaryllis Tylawaen, consultante à la Garde.
La jeune femme qui s’était présenté devant elle avait une superbe chevelure rouge, un regard froid. Les lèvres pincées, elle semblait examiner Kemenes, pas seulement physiquement. L’amiral avait l’impression que la consultante essayait d’analyser sa personne entière. Kemenes remarque deux cornes étranges au sommet de son crâne. Étranges, car elles semblaient faites de bois, Kemenes n’en avait jamais vu de pareilles. Elle évita de s’attarder trop sur ces cornes, ne voulant pas paraître impolie avec sa future coéquipière. Elle ne put s’empêcher de penser qu’elle ressemblait à un petit dragon renfrogné, avec sa chevelure et ses cornes, et failli même le lui dire, mais se ravisa bien vite. Elle était au travail. Et au travail, elle devait être normale. Elle fit claquer ses talons entre eux et salua Amaryllis.
- Enchantée Miss Tylawaen, je suis l’amiral Biezdań. J’espère que nous ferons bonne équipe.
“Je l’espère honnêtement.”
« De même. Ne perdons pas de temps, et allons-y. »
L’heure de rendez-vous avait été fixé, et, même si très peu de gazettes avaient directement répondue, le courrier avait été reçu avec certitude par chacune d’entre elles. Le coursier s’en était bien assuré. Même si aucun des journaux n’était obligé de venir, sans mandat officiel, ils pouvaient parfaitement ignorer la chose. Cela forcera peut-être Amaryllis et Kemenes à aller directement à leur siège.
« C’est une mission très différente de vos habituelles, je suppose. Vous avez une idée de comment l’aborder? »
Amaryllis en avait de son côté, un petit paquet, mais elle allait devoir la jouer fine. La dernière chose qu’elle voulait était de braquer des journalistes et d’avoir des gens racontant des conneries sur elle. Y aller de façon énervée n’allait certainement mener à rien d’intéressant. De là à les convaincre de ne pas écrire des choses diffamant la garde, ça allait être difficile : Tant que ça faisait vendre, le journalisme jaune avait encore de beaux jours devant lui. Dans tous les cas, Amaryllis ne comptait pas leur faire de cadeaux, comme ils ne comptaient certainement pas lui en faire non plus.
Avançant d’un pas rapide dans l’air froid qui donnait envie de s’emmitoufler dans une couverture, elles avaient encore quelques minutes de marche avant d’arriver à destination. Le regard d’Amaryllis balayait lentement les échoppes à moitié abandonnées en ces heures de travail, quelques employés moroses tenant le comptoir de diverses boutiques, de l’échoppe de pain d’épices aux armureries.
« Le fait est que cette corruption qu’ils décrivent dans leurs articles, réelle ou pas, leur permet sûrement de vendre leurs torchons. Et puisque évidemment ils sont libres d’écrire ce qu’ils veulent, il se peut qu’ils inventent ou exagèrent beaucoup de choses. Mais on va devoir tout de même essayer d’aller jusqu’à leurs sources, même s’ils vont sûrement jalousement les garder. Après tout, c’est leur gagne-pain. Il y a bien une journaliste qui a interviewé Klarion Brando sans pour autant le livrer, juste pour se faire un coup de pub monstrueux. »
Pariza, ou quelque chose du genre, pour le Chantelune Voyageur. Amaryllis pouvait-elle réellement s’en plaindre d’utiliser ainsi l’éco-terroriste? La rousse le faisait bien elle aussi, à sa manière, dans les ombres, échangeant des informations avec lui. Enfin, cela ne l’empêchait pas de condamner publiquement la pratique de ce journal. Qui risquait bien de lancer une mode sans précédent dans tous les papiers du Royaume. Et c’était ça, qui était inquiétant.
« Je doute que les menaces soient la meilleure solution, ça risque juste de les encourager à faire encore plus de tels articles. »
Clairement, s’il y avait bien une profession avec laquelle on ne plaisantait pas en tant que personnalité publique, c’était bien les journalistes.
- Effectivement, c’est une mission plutôt éloignée de mon champ de compétence. Pour ne rien vous cacher, je n’ai été mise au courant qu’hier de mon assignation, je ne sais même pas où nous allons en premier lieu de rendez-vous. Mais ne vous affolez pas, j’ai eu le temps de parcourir le principal du dossier.
L’amiral marqua une pause quand elles croisèrent un jeune porteur de journaux. Il préparait ses paquets de papiers avec un air consciencieux, tirant légèrement la langue.
- Ils peuvent certes écrire ce qu’ils veulent, mais il y a une limite à tout. Surtout que ces accusations de corruption sont très graves. Histoires de gardes pourris, mêlés aux marchés noirs, maisons de jeux et passes clandestines : ce ne sont pas des allégations à prendre à la légère. Si elles s’avèrent être vraies, même si j’ai un mal fou à y croire, cela provoquerait un tollé au sein du régiment. Surtout après avoir été révélées de cette manière via des quotidiens. Pour tout vous dire, ce qui me gène, c’est leur manière de procéder. Pourquoi choisir ce vulgaire moyen d'accusation si corruption il y a, plutôt que d'en informer directement les grandes pontes ? Ils attirent alors l'attention sur eux, plein phare, sans rien y gagner à part l'animosité de tout un régiment.
Kemenes avait parlé d’une voix grave, incisive. Ce n’était absolument pas contre la consultante. Elle était scandalisée par le peu qu’elle avait pu lire dans les dits médias. Ceux qui avaient écrit ça risquaient gros. Heureusement qu’ils ne citaient pas directement de noms, car ils auraient pu se retrouver avec plusieurs plaintes sur les talons. Mais les soit-disants gardes n’avaient aucune identité concrète dans leurs canards. Ce n’était que des ramassis de on-dit et des rumeurs, de la voisine du cousin de la bouchère du fond du port qui avait vu que machin avait fait bidule. La garde poussa un soupir navré. Elle devait tout de même admettre que suite aux premiers tirages bien salés sur le régiment, on avait fait lumière sur certains agissements peu reluisants de certains collègues. Kemenes en avait été très déçue, et en avait ressenti une sorte de trahison. Elle supportait déjà assez mal que le Régiment puisse voir sa réputation entachée, mais qu’en plus ce soit l'œuvre de ses propres membres. Elle ne pouvait le concevoir. Elle pensait que suite à l’enquête qui avait été faite, le problème avait été résolu et les racines du mal totalement arrachées. L’amiral craignait qu’en enquêtant plus profondément, elle ne découvre quelque chose de plus déplaisant encore, et elle ne le souhaitait pas pour tout l’or de Lucy. Elle s'attelait donc à se persuader qu’il n’y avait rien de plus derrière ces potinières que des écrivaillons ratés qui avaient, Lucy savait pourquoi, une dent contre Al Rakija.
- J’entends bien qu’il faudra faire patte de velours avec ses énergumènes, mais je ne veux pas jouer les hypocrites non plus. Ce sont des mes hommes dont ils parlent dans leur revue criarde. Si ils ont autant de choses à nous reprocher, qu’ils nous les disent en face, je suis toute disposée à les entendre. Si tant est qu’elles soient recevables.
Elles déambulaient dans une des rues principales du Grand Port. La ville commençait à s’activer un peu plus, on entendait au loin les clameurs des marchands en tout genre, le battement des sabots sur le pavé, le bruit des bottes de l'amiral martelaient le sol. En temps normal, c'était un son que la garde appréciait. Etre garde, ce n'était pas juste enfiler un uniforme ou manier une arme. La jeune femme avait un air grave imprimé sur le visage. Elle tournait et retournait la possible possibilité que ces journaux puisaient leurs informations dans des sources aux eaux bien réelles. Non. Impossible.
Kemenes ressentit une sensation désagréable dans le ventre. La Garde, c’était tout un symbole pour elle, encore plus le régiment Al Rakija. Ces histoires n’avaient aucun fondement, aucun. Et si jamais, si jamais, au nom de Lucy, il s’avérait que certains s’amusaient à salir l’uniforme de son régiment, elle se chargerait personnellement de ces gardes aux valeurs stériles et factices.
- Bon...Qui sera donc notre cher interlocuteur ? Demanda Kemenes d'un ton sardonique.
« Je ne pense pas qu’ils n’en aient quoi que ce soit à faire de l’animosité de la garde, ils sont bien plus intéressés par leurs ventes, et les cristaux que ces ventes rapportent. »
Après tout, ce n’était pas parce-que quelques gardes grognaient devant leur journal que cela allait forcément leur porter préjudice, tant qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Enfin, cela ne serait pas étonnant que certains de leurs informateurs soient des criminels s’ils tiraient des informations du marché noir. Après tout, elles verraient bien ce qu’elles allaient trouver là bas, alors qu’elles approchaient du lieu de rendez-vous.
« Six gazettes ont été invitées, enfin, leur rédacteur en chef ou l’un de ses représentants. Mais sans mandat, aucune n’est forcée de venir, donc on aura certainement à composer avec quelques absents. »
Voir uniquement avec des absents, à vrai dire. Même si Amaryllis se disait que certains devraient sûrement répondre à une telle invitation officielle. Cela ne voulait pas dire qu’ils allaient se montrer parfaitement coopératifs par la suite. Surtout que l’ampleur des éléments révélés dans les gazettes dépendaient grandement du journal : Seules deux étaient extrêmement véhémentes. Certainement que cela dépendait aussi de leurs orientations politiques… Certaines ne se plaignaient que de la oisiveté de certains gardes, d’autres peignaient un tableau bien plus inquiétant de l’état du régiment.
Finissant par tourner au coin d’une rue - si Amaryllis avait bien lu le plan - elle arriva en vue du lieu de rendez-vous. Elles étaient à l’heure, et, pour le moment, une seule personne se trouvait déjà sur place. Cheveux plaqués en arrière, sombres, plutôt petit et bedonnant avec une paire de lunettes ronde et une tenue assez chic, il releva un menton assez volumineux à l’approche des deux demoiselles.
« Oh, bonjour, Shen Bartelemy, de la Tribune du Grand Port. »
Hochant doucement la tête, Amaryllis se chargea de faire rapidement les présentations. Le petit homme semblait assez pressé, parlant d’un rythme rapide, même s’il n’avait pas l’air particulièrement stressé. C’était un peu comme si c’était son rythme habituel de ne pas pouvoir attendre. Il reprit assez vite la parole d’ailleurs.
« J’ai été pour le moins surpris par cette convocation, mais je peux comprendre! Sachez que la Tribune du Grand Port prend toujours soin de vérifier ses sources et les informations qu’elles nous transmettent, et, assurément, qu’aucune fausse accusation ne saurait être publiée sans vérification préalable! Bien contrairement aux papiers de nos… lointains collègues, dirons-nous, qui ne font que dans le sensationnel! »
Et en effet, dans le dossier, ce journal n’était pas parmi les deux pires. C’était même peut-être l’un des meilleurs. A vrai dire, Amaryllis n’avait même pas posé de questions qu’il s’était déjà à moitié livré et débuté une explication qui n’était, d’ailleurs, pas des plus intéressantes. Mais dont la consultante pouvait déjà en tirer quelques accroches. Surtout qu’elle pouvait bien en profiter en entrevue réduite ainsi, sans aucun représentant d’un autre journal. Enfin, elle devait encore faire assez vite, d’autres viendront sûrement avec un peu de retard.
« Oh, nous ne doutons pas de la rédaction de la Tribune du Grand Port, mais plusieurs articles édités ont tout de même fait rapport de quelques activités suspectes de la Garde. Notamment d’oisiveté lors de leur service, dans des tavernes et également leur présence dans d’autres établissements clandestins. »
Pas grand chose dans le cas de ce journal, principalement des maisons de passe ou de jeux illégales, mais rien qui ne soit extrêmement choquant. Peut-être n’était-ce pas le moment d'abattre ses cartes maîtresses aussi rapidement pour un journal qui semblait - en apparence - assez honnête. Il avait même pris la peine de venir à cette entrevue avec enthousiasme et coopération. Ce n’était sûrement pas une façade dans son cas.
« Si vous êtes libres de publier des informations vérifiées dans votre journal, n’oubliez pas qu’en tant que rédacteur en chef de journalistes d’investigation, vous avez aussi la possibilité de fournir des preuves ou des éléments probants au Bastion du Grand Port. Et cela même de façon anonyme. Cela permettra à nos enquêteurs d’orienter leurs recherches et de mieux détecter une potentielle corruption de rares éléments. Même s’il ne s’agit que de faits mineurs. »
Certains avaient bien été attrapés, d’autres étaient certainement passés sous le radar. D’une façon ou d’une autre. Après, déjà, mettre un bon coup de fouet à ceux allant picoler dans une taverne en plein service, c’était déjà positif.
« De la même façon, si vous savez où vos concurrents vont chercher leurs racontars d’une gravité encore plus grande, nous serions heureuses d’en savoir plus. »
Le petit homme, pas vraiment intimidé et plutôt coopératif, hocha un peu fiévreusement la tête, avant de reprendre toujours d’un ton assez proche.
« Oui oui oui, bien entendu! Nous sommes toujours ravis de fournir à la Garde les éléments que nous découvrons pour certains cas! Je ne connais pas vraiment les méthodes de mes collègues des autres gazettes, mais assurément que certains d’entre eux n’hésitent pas à mettre le nez dans des endroits complètement illégaux, ou de publier des ragots ou autres rumeurs infondées! »
N’était-il pas en train juste de se montrer trop coopératif? Amaryllis n’était pas du coin, à vrai dire, donc la lecture des gazettes locales et leur contenu lui était un peu étranger. A quel point ce journal coopérait-il vraiment avec la garde? Avait-il vraiment donné des informations sur ces endroits illégaux ou encore sur ces gardes oisifs? Elle ne le savait pas vraiment. Mais elle n’avait pas amené toutes les archives du Grand Port avec elle non plus. Dans tous les cas, il n’avait pas l’air contre le fait de tirer sa concurrence vers le bas. Même s’il avait l’air de manquer un peu d’éléments à première vue, peut-être y aurait-il tout de même une piste à en tirer. Surtout tant qu’il était encore seul. Sûrement qu’il ouvrira moins sa bouche en face des autres gazettes.
Bien-sûr, elle n’avait que partiellement réussi. Le domaine professionnel était important certes, mais quid de la vie privée et de ses codes bien spécifiques ? Kemenes s’était concentré sur un seul aspect, qui lui semblait le plus important puis ce que devenir garde était un objectif qui ne pouvait rencontrer d’échec.
L’amiral se concentra sur ce qu’avait dit l’examinatrice. Six rédactions, certaines de ses rédactions n’avaient pas écrit grand-chose de si réprimandable. En revanche, pour ce qui étaient des deux journaux brandissant accusations et diffamations, Amaryllis avait sans doute raison. Il y allait certainement avoir des absents. Ces peigne-culs n’oseraient certainement pas montrer leur trogne, après les papiers orduriers qu’ils avaient osés publié. Cela dit, s' ils osaient apparaître au rendez-vous, Kemenes était forcée d’admettre qu’elle aurait un peu plus de respect pour eux, et serait même encline à leur pardonner. Elle ne fut cependant pas bien surprise, lorsque sa compagne d’enquête et elle arrivèrent au lieu du rendez-vous, pour ne trouver qu’un seul petit bonhomme, bien habillé et manifestement nerveux. Il se présentait comme Shen Bartelemy.
Kemenes se demandait qui il pouvait être, un représentant ? Un journaliste ? Elle laissa Amaryllis mener en premier temps la conversation, pour enfin avoir sa réponse. Ainsi ce petit homme rubicond était le rédacteur en chef de la Tribune du Nord. “Bien, bien, bien.” La garde admirait la diplomatie de la jeune femme aux cheveux de feu, qui flottaient toujours dans la brise hivernale. Elle surprit d’ailleurs Bartelemy à admirer lui aussi l’examinatrice qui dégageait une aura autoritaire certes mais était loin d’être vilaine. Le rédacteur sentant le regard de l’amiral, rosit légèrement et se tourna vers Amaryllis pour se confondre en justifications. Se disant surpris de la convocation et expliquant que son journal vérifiait toujours ses sources. Kemenes serra les dents pour ne pas sortir une réblique de but en blanc, et fort heureusement Amaryllis répondit avec tact sur la légitimité de telles publications. Encore une fois, la jeune femme ne put qu’admirer le doigté conversationnelle de Miss Tylawaen. Kemenes hocha la tête en guise d’acquiecement quand la jeune femme expliqua au rédacteur qu’il avait la possibilité de contacter le Bastion à n’importe quel moment pour donner l’alerte sur les comportements déviants de certains gardes. Le rédacteur appela encore à la coopération, ce que Kemenes avait du mal à croire. Car encore une fois, accuser via un média était une chose, mais prévenir la structure principale concernée en était une autre, et clairement pas la priorité de tous ces journalistes.
- Vous comprenez bien que si nous avions eu les preuves et autres “sources” dont vous parlez, ailleurs que dans vos écrits, mais en mains propres, il n’y aurait pas eu de convocation en premier lieu. Asséna Kemenes.
Sa voix était calme, son visage impassible. Elle se calquait sur le comportement de sa partenaire du mieux qu’elle pouvait. Entendant la voix de la jeune femme pour la première fois, Shen Bartelemy daigna enfin lever les yeux vers elle, et forcé de constater qu’elle avait raison, d’épongea nerveusement le front avec un petit mouchoir en soie.
- J’entends bien, j’entends bien…Mais…Ma foi…Vous comprenez que nous n’étions pas à l’aise de donner des preuves à une infrastructure peut-être corrompue…Shen Bartelemy semblait en difficulté.
- Vous concédez alors que vous suspectez une corruption hiérarchiquement plus élevée que vous ne le laissez prétendre dans vos articles ?
- Pas moi voyons !
- Mais vous êtes d’accord avec ce qu’on écrit la Voix du Port et le Marin Déchaîné ? Kemenes avait fait exprès de citer les deux gazettes qui avaient exprimé les accusations les plus graves à l’encontre du Bastion.
De plus en plus mal à l’aise, Bartelemy avait perdu son expression avenante pour une bien plus paniquée. Il semblait chercher ses mots, et on pouvait presque le voir penser à toute allure. Kemenes jeta un coup d’oeil discret à Amaryllis, lui disant du regard “Il ne nous dit pas tout.”
- Monsieur Bartelemy, vous êtes le seul à être venu au rendez-vous, pour le moment, et je vous en remercie. Je ne suis pas là pour juger vos prises de positions sur le Bastion, mais si vous avez ce serait-ce qu’un indice à nous fournir pour aider notre enquête à avancer, et surtout pour contribuer au bien-être de la cité du Grand-Port, je vous prie de nous en faire part.
Kemenes avait dû toucher une corde sensible en parlant du bien-être du Grand-Port, et elle avait fait plus ou moins exprès. La tribune du Grand-Port n’était pas aussi connue que les deux autres gazettes évoquées plus tôt, et si jamais ce petit monsieur contribuait à une enquête soldée par une fin heureuse, certainement qu’il en gagnerait quelques célébrités et crédits. Il semblait peser le pour et le contre, pensif. Puis, au bout de quelques minutes, il se pencha vers les deux gardes, enclin à la confidence.
- Bon, vous m’êtes sympathiques alors…Mais je ne vous ai rien dit hein ? Pour ce qui est de la Voix du Port, je ne sais rien. Par contre…Pour le Marin, c’est une autre histoire. Apparemment, un des journalistes aurait un contact direct à la source. Avec un garde, quoi et pas un petit troufion. Oui, oui ma petite dame ! - Dit Bartelemy en voyant les yeux de l’amiral s’écarquiller. - C’est comme je vous le dit !
Il parlait aussi bas qu’il le pouvait, en regardant autour de lui comme s’il craignait d’être vu par une tierce personne. Il semblait avoir hâte d’en finir avec cette entrevue. Alors qu’il allait certainement prendre congé, pensant qu’il avait déjà donné assez de renseignements comme ça, Kemenes le retint sans grand mal, en lui posant une question qu’il redoutait certainement.
- Et le nom de ce journaliste ?
Le rédacteur émit un bruit de gorge étouffé, comme si sa voix ne voulait pas sortir. Puis ses joues naturellement roses virèrent au pâle, et dans ses yeux brillèrent une légère panique. Des pas résonnèrent derrière le petit groupe. Amaryllis se retourna la première, suivit de Kemenes. Shen Bartelemy reprit bien vite de sa contenance, et s'avança chaleureusement vers le nouveau venu.
- Ah...Ah cher Fabricio ! Vous êtes un peu en retard !
Le dénommé Fabricio était plus jeune, milieu de la trentaine environ, que son compère journaliste. Il était bien fait de sa personne, avait l'air sûr de lui et surtout plus combinard. il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait de la personne dont Bartelemy parlait il y a juste un instant.
"Quelque chose me dit que celui-là sera beaucoup moins bavard." Pensa Kemenes en lançant un regard entendu à sa collègue.
Amaryllis, tranquillement et passivement, en profita pour prendre secrètement quelques notes dans son fidèle carnet. Fabricio, donc? Il était arrivé avec une expression bien plus maîtrisée et un comportement sûrement bien plus composé. Puisque l’autre journaliste semblait bouche-bée d’une telle arrivée, Amaryllis se tourna vers celui-ci, avant de faire à nouveau rapidement les présentations.
« Je suis Fabricio Montani, de la rédaction du Marin Déchaîné. C’est pour quoi, cette petite entrevue? »
Un air un peu froid, peut-être un peu agacé, ignorant presque complètement le vieux Shen. Mais il était sûrement plus dangereux. Les yeux améthystes de la consultante lui disaient que ce type avait quelque chose de peu commode. Certainement dangereusement calculateur, ce n’était pas dit que les mêmes stratégies fonctionnent deux fois.
« Vous vous en doutez certainement, mais vos dénonciations véhémentes de la Garde et de ses éléments ne passent pas inaperçues. »
« Encore heureux, ça veut dire que des gens lisent, et se tiennent informés des travers inadmissibles de la Garde. Mais donc, vous êtes venus pour? Des menaces? De vous qui êtes dans ce système? »
Typiquement pas le même genre d’interlocuteur que le précédent, mais pas de quoi faire flancher la rouge qui resta parfaitement passive. Pas de raisons de s’énerver ou de le prendre mal, ça n’aiderait sûrement pas à déterminer s’il disait vraiment vrai dans ces articles ou bien s’ils n’étaient, au final, qu’un ramassis de conneries.
« Au contraire, il est de l’intérêt de tout le monde que ces éléments corrompus soient évincés de leur rôle et punis en conséquence de leurs actes. Tant pour nous que tous les citoyens du Royaume, et vous avez l’air de disposer de beaucoup d’informations sur ces sujets, alors, pourquoi ne pas les partager avec la garde? »
« Et me mettre tous ces éléments corrompus immédiatement à dos? »
« Ce n’est pas déjà ce que vous faites en publiant ce genre d'articles? »
Touché sur ce point là, le coup verbal ne sembla pas plus le destabiliser que cela. Il se reprit même assez rapidement, visant un petit changement de sujet pour se tirer de cela. Même si ce petit faux pas était mineur, Amaryllis avait peut-être un peu trop éveillé sa méfiance, peut-être à tord. Mais elle savait bien qu’il avait certainement des choses à cacher.
« Il y a une différence entre dénoncer les pratiques dans un article, et agir directement contre eux. Surtout que ce n’est pas mon travail que de nettoyer votre organisation. Vous avez déjà entendu de la protection des sources journalistiques? Je n’ai aucune obligation de vous dire quoi que ce soit, ni même d’être là en ce moment, à vrai dire. Mais je ne vous savais pas si désespérés au point d’effectuer ce genre de d’entrevues. »
Il continuait d’observer la rouge pour l’instant, mais elle n’avait pas énormément de sentiments à afficher de tout de façon. Non pas qu’elle s’en fichait complètement - même si ça pouvait un peu en donner l’impression - mais plutôt qu’en étant qu’une coquille vide, elle pouvait rester parfaitement calme et analyser la situation plutôt que de s’emporter et de trahir ses pensées. En tout cas, s’il était venu, c’était bien qu’il comptait tirer quelque chose de cette rencontre. C’était bien ce genre de personnes là. S’il cherchait des alliés, il était mal tombé, mais certainement qu’il cherchait plus des ennemis, ou plutôt de nouvelles histoires pour son torchon de journal.
« Et donc ça ne vous dérange pas de garder ces éléments pour vous plutôt que d’améliorer l’état du Grand Port et de sa garde? »
« Non. Qu'est-ce-que j'aurais à y gagner? »
Il avait sûrement tout son chiffre d’affaire de journal contestataire à perdre, surtout. C’était certain qu’il ne donnerait aucun élément de lui-même, et qu’il crierait immédiatement à une atteinte à la liberté de la presse si quelqu’un essayait de lui tirer les vers du nez. Au final, c’était surtout ça le problème. Maintenant, est-ce-qu’il fallait essayer de mettre sur la table les éléments de Shen, ou non?
« Pour être parfaitement honnête? Pas grand chose. Peut-être une exemption de peine pour association de malfaiteurs si jamais vos associés ont, peut-être, des choses à se reprocher. Après tout, certaines de vos informations semblent provenir d'établissements illégaux, certains ayant même été récemment fermés. Enfin, évidemment, vous ne faites que votre métier, et je suis certaine que vous n’avez rien de tout ça à vous reprocher? »
Évidemment, cette dernière question était purement rhétorique et pleine d’ironie. Elle n’avait rien contre lui, aucun élément, aucune preuve, mais avait cette impression qu’il trainait dans des affaires louches. Peut-être uniquement dans le cadre de son métier. Peut-être plus encore. Après, il aurait certainement du mal à lâcher quoi que ce soit comme informations. Il n’allait pas vendre ce qui faisait son chiffre d’affaires, après tout.
« Évidemment que oui, je n'ai rien à me reprocher. Je vais chercher les informations là où elles sont mais jamais sans dépasser mon cadre légal. Mais cette discussion ne mènera à rien, à part à me faire perdre mon temps, à ce que je vois, donc je vais m’éclipser. »
Elle n’avait pas grand chose à redire à ça. Shen, lui, était resté silencieux pendant tout ce temps, observant l’échange avec un mélange de panique et d’intérêt, alors que les deux camps essayaient chacun d’extraire le plus d’informations possibles de l’autre sans en donner lui-même. Par contre, comment creuser cette piste? Fallait-il tenter une filature parfaitement illégale de Fabricio? Cela allait certainement surtout leur attirer des problèmes. Peut-être faudrait-il trouver un autre moyen de découvrir des choses sur lui, et ses fréquentations. Si ça ne dépendait que d’Amaryllis, elle aurait certainement recours à des méthodes un peu moins légales pour cela, comme une bourse de cristaux bien placée ou bien quelques menaces peut-être. Là, en tant que consultante, elle devait rester droite dans ses bottes, surtout avec une garde qui avait l’air honnête à ses côtés.
- En tout cas, vous perdez votre temps. Les autres ne viendront pas. Soupira Fabricio d'un air faussement embêté. - Je vous le dis-
- Qu'entendez-vous par là ? Le coupa Kemenes. Le brun se tourna vers elle, découvrant peut-être qu'elle existait.
- J'entends par là, Mademoiselle, que les autres journalistes ne viendront pas à votre petit rendez-vous. Ils ont d'autres chats à fouetter voyez-vous ? Je suis d'ailleurs étonné que Shen ait assez de temps à perdre pour s'être donné la peine de venir. Répondit l'homme en jetant un regard en coin au rédacteur bedonnant.
Traduction : "j'ai fait passé le mot que personne ne devait se rendre à votre rendez-vous de merde et toi Bartelemy, tu vas déguster." Shen semblait de moins en moins à l'aise, et s'épongea une nouvelle fois le front. Kemenes ne se laissa pas démonter et fit un grand sourire à l'homme, dévoilant sa dentition pointue. Elle n'allait pas relever sa petite pique qui consistait à l'appeler mademoiselle alors qu'il voyait bien qu'elle était garde.
- Oh mais je vois parfaitement, Monsieur. Susurra-t-elle d'une voix très polie. Elle appuya plus légèrement sur le "Monsieur" pour découvrir un peu plus ses dents, tout en restant subtile.
Le sourire de Fabricio se figea un instant, décontenancé par la dentition de l'amiral. Elle le fixa du regard, laissant toujours ses dents dévoilées. Il détourna enfin le regard, et Kemenes le vécu comme une petite victoire sur le mental du journaliste. Elle jeta un coup d'œil rapide à sa collègue, s'assurant qu'elle n'était pas contre une légère intimidation de la sorte. de toute façon, elle n'avait fait que sourire, et était restée parfaitement polie.
- B...Bon eh bien ce n'est pas que je n'ai pas apprécié cet interlude, certes infiniment inutile et ennuyeux, mais en compagnie de deux charmantes créatures, mais j'ai d'autres occupations que de répondre aux élucubrations du régiment. Il s'était repris bien vite.
Alors que Fabricio allait prendre congé, et que Kemenes ne savait pas comment faire pour le retenir, une voix féminine se fit entendre ainsi que des bruits d'escarpins martelant le pavé. L'amiral sentit d'abord son parfum, entêtant, très fruité. Puis elle vit enfin la femme apparaître dans son champs de vision. Superbe, bien coiffée, bien chair et aux formes généreuses, elle marchait avec un déhanché de diva. Elle ne pouvait pas passer inaperçue, elle était vêtue d'un manteau cintré bordeaux et d'une robe fuchsia avec un chapeau assorti. Ses escarpins à bride étaient de la même couleur que son manteau et Kemenes se demandait comment elle pouvait marcher aussi vite, avec autant de classe et sur le pavé qui plus est, sans se casser la binette. La femme devait avoir une quarantaine d'année, brune aux cheveux ondulés, rouge à lèvre prune et mascara au point. Bartelemy était totalement hypnotisé par cette apparition tandis que Fabricio, même si il essayait de le cacher, semblait agacé ? Comme dérangé dans ses plans.
- Salut les petits choux ! Shen, tu as encore pris du poids mon grand, tu devrais faire attention. Eurk, Fabricio toujours cet air perfide, tu devrais vraiment faire un travail sur toi-même avant d'essayer de t'improviser journaliste. Mais qui voilà ? C'est vous les soldats de sa majesté qui nous ont sonné le clairon ? Deux femmes ! Et jeunes en plus ! Ah ça, par exemple ! J'en suis bien contente ! Enfin, vous êtes bien une femme vous, hein ? Elle s'était adressée à Kemenes - Non parce que les cheveux... Le prenez pas mal ahaha ! Ca vous donne un style c'est sûr. Puis se tournant vers Amaryllis - Hanlala mais elles sont si étranges vos cornes ! On ne voit pas ça tous les jours. Non, mais c'est bien, c'est original. La vampe gloussa. - Ils vous ont désignées en fonction du code couleur ? Une bleue, l'autre rouge ? C'est mignon ! Elle éclata d'un rire cristallin, mettant une main parfaitement manucurée devant sa bouche en coeur.
Kemenes un peu déroutée par ce tourbillon humain, réussit cependant à lui demander de se présenter. La femme cligna plusieurs des yeux, faisant battre ses longs cils. Elle posa un poing sur la hanche, prenant une pose mettant en valeur sa silhouette en sablier. L'amiral ne pouvait s'empêcher de se dire que malgré les apparences, ce n'était pas une femme qu'il fallait sous-estimer. Déjà car elle était à un poste important, de plus elle semblait énerver Fabricio au plus au point, ce qui en plus de faire secrètement plaisir à Kemenes, lui indiquait aussi qu'il y'avait quelques eaux troubles entre ces deux-là. Cette impression se fit plus forte lorsqu'elle surprit la femme à l'examiner d'un œil bien plus sérieux qu'elle ne l'avait montré à son arrivée en fanfare. Se sentant repérée par l'amiral, elle redevint bien vite la tournade pétillante qu'elle était quelques secondes plus tôt.
- Qui suis-je ? Mais ma pauvre vous ne lisez donc pas les journaux ? Oh je plaisante, je taquine voyons ! Je suis taquine hein ! Je suis Cerise Mercier, rédactrice en chef de la Voix du Port. Enchantée mes petits lapins ! Ferme la bouche Bartelemy, c'est malpoli.
Néanmoins, ce bon vieux Fabricio n’était visiblement pas le plus dominant dans les journaux locaux. Voilà qu’une diva venait de faire son apparition avec ses commentaires de mode et son attitude… étincelante. Le genre de personnage que quelqu’un de rigoureux et de carré comme Amaryllis n’appréciait pas vraiment. Les fantasques, ça n’avait jamais trop été son truc. Même si elle n’avait jamais rencontré Le Fantasque pour autant. Amaryllis, de son côté, garda le calme olympien qui la caractérisait alors qu’elle cherchait à interpréter la situation et la façon de gérer cela au mieux, pendant que Fabricio grognait.
« Amaryllis Tylwaen, et voici l’Amiral Biezdan. »
Nette, précise, comme à son habitude. La Voix du Port, Cerise était certainement tout aussi problématique, mais son attitude détendue et relaxée faisait que lui tirer les vers du nez était bien plus difficile. Surtout parce-que l’entendre glousser risquait d’être très usant nerveusement, et de faire apparaître une veine sur le front de la consultante assez rapidement.
« Je vois que vous vous connaissez bien. »
Simple petite remarque, éviter de passer directement au vif du sujet pour une fois.
« Mais bien sûûûr qu’on se connaît! Cela fait des années, n’est-ce-pas mon petit chou de Fabribri? C’est un tout petit monde après tout, et, même si on est parfois rivaux, c’est essentiel de se connaître! Je regrette de ne pas avoir été Aux Bulles Troubles, ils y font des petites préparations très très sympathiques et colorées, cela aurait une entrevue bien plus sympathique que sur ces pathétiques pavés tout gris. Pfouah… »
Loquace, ce qui pouvait être un atout, même si elle essayait de noyer le poisson dans d’autres sujets. Amaryllis n’aurait effectivement pas été contre un petit verre en même temps, elle ne pouvait pas dire le contraire. Mais comme elle s’en doutait, chacun avait sûrement des dossiers sur les autres. Et si quelqu’un avait l’air d’avoir le plus d’influence dans leur petit cercle de grattes-papiers, c’était Cerise. Certainement celle qui avait le plus de choses compromettantes sur eux. Et eux qui avaient le moins de choses compromettantes sur elle. Peut-être bien celle à l’origine de tout cela, même.
« En effet, mais c’est le terrain le plus neutre possible. »
« Pouah mais la neutralité, quelle horreur! Il faut du piquant dans la vie, du sensationnel, sinon tout est si teerne et morne. »
« La même philosophie que pour vos articles, donc? Piquant est sensationnel? »
« Exaaactement ma bichette, tu as tout compris! C’est que tu es une petite maline toi aussi. Personne n’a envie de lire des articles mornes et moroses comme ceux de Shen. Non Shen, n’ouvre toujours pas la bouche, ça vaut mieux, merci. Vous voyez, il faut du mouvement, de la couleur, c’est pour ça que la Voix du Port est la meilleure gazette de la région! Et oui Fabricio! Meilleur que toi. »
Roulant des yeux, ce dernier ne laissa échapper qu’un gromellement, se retenant visiblement de cracher tout son fiel. Devinant sûrement qu’il risquait d’avoir des soucis sinon.
« Mais donc, d’où proviennent les informations de vos articles si colorés? »
« Ohh, si froid, si direct! Mais évidemment, les informations viennent de mes petits oisillons chéris. Vous en avez certainement aussi, à la garde, des petits oisillons. Qui sait, on en partage peut-être même certains? Mais soyez sûrs que dans le contenu, nous nous basons sur de vrais faits, mais comme tout bon bonbon, l’enrobage varie, mais le sucre est le même! C’est ça, l’art du journalisme, mes belles. »
Amaryllis jeta un petit coup d’oeil en coin, ne sachant pas exactement comment s’en sortir avec Cerise. Elle avait l’air pour le moins honnête, répondait aux questions sans donner trop d’informations non plus. Elle passait pour quelqu’un de bien moins louche que Fabricio, et aussi de beaucoup moins atteignable. Si Fabricio se montrait défensif, c’était certainement pour une bonne raison. Cerise, elle, donnait l’impression de ne rien avoir à se reprocher, tout au contraire même. Ou du moins, rien qu’ils n’arriveraient à prouver, comme si elle était inatteignable. Impression ou réalité? Devaient-ils essayer plutôt d’atteindre Fabricio? Elle demanderait sûrement ça à Kemenes une fois cette entrevue terminée et qu’ils devront faire le point sur la suite des évènements.
- Bon, c'était charmant. Mais certains ont du travail, du vrai travail. Je n'ai pas le temps pour vos simagrées et je vous serais gré, Mesdames que la prochaine fois que vous avez des accusations à proférer envers mon journal, d'au moins avoir la gentillesse d'avoir des preuves solides avant de me faire déplacer pour nenni. Je vous salue. Shen. Mercier. Fabrizio se passa une main dans les cheveux, avec un air de colère contenue. Il opina du chef et tourna les talons, se dirigeant rapidement vers les faubourgs.
L'amiral se demandait si c'était une bonne idée de l'avoir laissé filer ainsi, alors qu'elle allait s'adresser à Amaryllis, Cerise sortit un éventail et le fit claquer dans l'air. Son expression changea du tout au tout et son regard se fit plus froid.
- Bien ! Maintenant que l'autre abruti est parti, parlons sérieusement les filles. Dit-elle d'un air glacial.
Kemenes et l'examinatrice échangèrent un regard interrogateur. Un tel revirement était entre le logique et le prévisible, quand bien même cela restait impressionnant à voir. Shen Bartelemy n'était quant à lui, plus que de l'ordre du figurant à ce stade, et il l'avait bien compris. Surtout quand il reçut un regard pleins de sous-entendus de la rédactrice, il se ratatina sur lui-même et ne pipa plus mots. Enfin, encore moins qu'il n'en disait auparavant. La garde ne put s'empêcher d'en admirer encore plus Cerise Mercier.
-Vous avez autre chose à nous dire à part des conseils capillaires, Miss Mercier ? Demanda Kemenes avec toute la politesse du monde.
-Je vous en prie, ce n'est pas le moment de faire de l'esprit. Je vais aller dans le vif du sujet. Oui j'ai des informateurs dans la Garde. Et oui, c'est grâce à eux que vous avez pu faire vos arrestations, il y a de cela quelques temps. Mes informateurs sont des gens biens, et je ne vais pas m'écheveler à vous expliquer pourquoi ils le sont, bref ce sont des gars sûrs. Mais, depuis que l'autre foutriquet à commencer à sortir ses articles sur le marché noir et les autres histoires glauques, mes sources ne veulent plus parler. La rédactrice referma d'un geste sec son éventail. L'amiral ne put s'empêcher de penser que la diva avait dut le renforcer avec un métal de quelque nature pour se défendre avec.
- Comment ça ?
- C'est qu'ils ont peur pardi ! Et ils ne veulent pas me dire pourquoi ! Certains se sont même plaints d'avoir été suivis ou d'avoir reçu des lettres de menaces ! Fabrizio a mis le bazar dans mes relations, et ça c'est passable de la potence dans le milieu, c'est moi qui vous le dit. Je ne sais pas avec qui il s'acoquine mais depuis qu'il fait ses articles qui ont des relents d'égouts, personne n'ose s'élever contre lui.
- Personne sauf vous. Il n'avait pas l'air très ravi de vous voir tout à l'heure. Objecta Kemenes avec un sourire.
- J'en sais trop sur cette chiffe molle pour qu'il me fasse quoique se soit. Répondit Cerise en souriant d'un air entendu. Son visage s'assombrit cependant - Enfin pour le moment. Je vous le dit mes petites nanas, si vous cherchez quelque chose, il faut creuser de son côté. Le monde journalier est en chaos constant depuis cette affaire. Et moi je n'ai plus mes petits oisillons ! Et ça c'est grave. Cerise se tortilla sur elle-même, furieuse. Elle resserra sa main sur son éventail et Kemenes imaginait parfaitement qui la rédactrice voulait frapper avec son accessoire.
- Est-ce que vos sources vous ont communiqué les lettres de menaces ?
- Oui, mais franchement mon petit poisson, tu n'auras rien à te mettre sous la dent. A part leur dire d'arrêter ce qu'ils font sur le champs ou de les menacer de mort, il n'y a pas d'indice qui pourrait vous mener à l'autre empaffé.
- Tout de même, ce sont des preuves.
- Soit, je vous les ferais parvenir dès que je rentre à la rédaction. Cerise se massa nerveusement les tempes. - Bon, je dois vous laisser, avec tout ce drama c'est la panique à la rédac'. Si vous avez besoin de quoique ce soit vous savez où me trouver. Elle tendit sa carte à Kemenes. - J'ai toujours eu une bonne relation avec la Garde, croyez-le ou non. Il fallait s'occuper de la petite corruption présente, et vous vous en êtes chargé. Pour le reste, je ne sais pas ce qu'il se passe et ça m'embête autant que vous. Shen !
- Ou...Oui Cerise ? Le petit homme avait sursauté, étonné qu'on se rappelle qu'il existait.
- Pas un mot sur cette conversation, sinon je dis à ta femme ce que tu fais de tes vendredi soir. Dit Cerise d'un ton doucereux, en mettant une main séductrice sur son épaule.
- Tu...Tu n'oserais pas...Bartelemy était devenu blanc comme un linge.
- Je vais me gêner tiens. Tu as juste à tenir ta langue. Sur ce, Mesdemoiselles, je vous souhaite bon courage.
Cerise Mercier partit alors comme elle était venue, dans un tourbillon de froufous et de parfum entêtant, martelant le sol de ses escarpins de sa démarche de diva.
-Mesdames. Shen Bartelemy les salua bassement, évitant leur regard après la dernière menace de la rédactrice.
La place était redevenue calme. L'amiral poussa un soupir. Elle avait l'esprit embrouillé après le déferlements d'informations obtenus en si peu de temps. Elle se tourna vers sa partenaire.
- Je vous propose qu'on aille décortiquer toutes ces informations autour d'un déjeuner, et surtout d'un verre si vous n'êtes pas contre.
La rouge, n’ayant pas grand chose de plus à agiter, salua simplement Cerise Mercier qui s’en allait de sa démarche oscillant entre le superflu et le ridicule aux yeux de quelqu’un comme Amaryllis. Elle avait au moins le mérite d’être particulièrement remarquable.
« Tu as raison, posons-nous pour mettre un peu tous ces éléments au clair. »
Après une petite marche, elles trouvèrent sans souci un café-restaurant en bord de mer avec une petite terasse. Même si vu la saison il était bien préférable de s’installer à l’intérieur, derrière la baie vitrée et dans le confort des cristaux de chaleur. Elle s’installa tranquillement, profitant un bref instant de la vue avant de rediriger sa vision vers l’Amiral.
« Je m’attendais pas à ce qu’ils soient amis, mais la situation a l’air bien plus tendue et complexe que ce que je pensais. En tout cas, ils ont l’air tous assez d’accord que le souci est Fabricio. Ils en ont ou bien peur, ou bien ils le détestent. Voir les deux. »
Sûrement les deux. Mais dans tous les cas, ce n’était toujours pas une raison suffisante pour l’arrêter. Néanmoins, Cerise avait bien parlé d’activité un peu plus louches et sûrement bien moins légales auxquelles son compère journaliste semblait s’adonner. Visiblement en allant récupérer ses informations vers des sources encore moins sûres. Amaryllis réfléchit un court instant.
« Le fait est qu’ou bien Fabricio récupère ses informations auprès de sources n’hésitant pas à lui mentir - ou conspirer avec lui pour bafouer l’image de la garde… Ou bien ses informations sont vraies et les petits oiseaux de Cerise ont des choses à se reprocher. Ce dont je doute sûrement, elle-même avait l’air convaincue que c’était des gens bien. Même si d’un côté, elle n’allait pas leur faire du mal s’ils collaborent avec elle. »
Parlant à mi-voix dans l’endroit qui n’était pas très bruyant, elle si’nterrompit quelques secondes avant qu’un serveur ne vienne prendre leur commande. Amaryllis de son coté se contenta donc du plat du jour, de la lotte rôtie au beurre demi-sel, avec un verre de vin blanc. Si cela ne tenait qu’à elle, elle serait plus partie sur un demi, voire la bouteille, mais picoler en assignation, ça ne se faisait pas. Aussi tentant que ce soit. Enfin, elle pourra toujours prendre un autre verre un peu plus tard. Elle prendra sûrement un autre verre un peu plus tard…
« Pour moi c’est lui notre meilleure piste. Donc on va devoir sûrement faire une petite filature ou une surveillance des locaux de son journal, en toute discrétion. Voir si on voit des individus notables rentrer dans ses locaux, ou bien s’il va chercher ses informations lui-même… Et on a aucune idée d’à quel point les autres gens bossant dans son journal sont impliqués dans ses manigances… Je ne sais pas à quel point ce serait une bonne idée d’en interroger l’un ou l’autre, ça risque de remonter à Fabricio s’ils sont de mèche. »
Par contre, il y avait bien un souci de taille maintenant qu’ils avaient rencontrés Fabricio. Cela n’empêchait pas d’effectuer une filature, mais c’était aussi et surtout qu’elles avaient désormais besoin d’être discrètes. L’une comme l’autre étaient assez reconnaissables.
« Par contre il va sûrement falloir se changer et se déguiser. Surtout que cela dépend sûrement des endroits qu’il fréquente… Peut-être qu’il va falloir prévoir de quoi se changer et se déguiser un minimum. Ou bien attendre qu’il reparte d’un endroit pour enquêter sur l’endroit aussi. Même s’il aura des chances d’être hostile à la garde, du coup, il va falloir la jouer fine… »
Parce-que se précipiter dans un coupe-gorge n’était que rarement une bonne idée. Surtout qu’elle doutait qu’elles ne puissent vraiment y venir armées. Cela éveillerait peut-être bien trop les soupçons. Enfin, elle ne savait pas du tout où allait les mener cette enquête.
« Ce que je te propose, c’est qu’on profite de l’après-midi pour préparer potentiellement plusieurs déguisements, et dés qu’on est prête, on va se poster en vue de la sortie de la rédaction de Fabricio. On juge à ce moment là si on interroge un de ses journalistes ou bien si on le suit lui. Va falloir déduire ça à leur tête, je suppose… »
- Amis, amis, c'est vite dit. Fabricio a l'air d'abhorrer Cerise Mercier et traite Barthelemy comme un sous-fifre. Pour ce qui est de Bart' et Mercier, là je ne saurais dire. Kemenes prit une gorgée de sa bière. "Je préfèrerai être dans ses petits papiers à cette nana." - En tout cas, tous les trois, ce sont des sacrés personnages.
La rédactrice avait l'air d'avoir des informations plus ou moins juteuses sur le pauvre Shen. Elle devait avoir des infos sur à peu près tout le monde, au vu de l'hostilité que lui porte ouvertement le journaliste du Marin Déchaîné. Il fallait voir jusqu'à quel point il était aussi "déchaîné" que son torchon de journal.
-Mh, je ne connais pas le bougre mais au vu de ce qu'on a pu apercevoir de lui aujourd'hui, il ne serait pas étonnant qu'il ait pu faire pression sur les sources de Cerise pour qu'elle n'ait plus accès aux infos sur Al Rakija, faisant de lui le seul journal à traiter sur la Garde du GP. Méthode simple et efficace, on élimine la concurrence.
Les deux gardes furent servies en même temps. L'amiral avait bien demandé a avoir l'entrée et le plat ensemble, elle n'en pouvait réellement plus. C'était assez rare pour elle d'avoir autant faim, elle était bien contente que sa partenaire avait accepté de prendre une pause. Biezdań dégusta son saucisson en croûte, elle ne voulait pas l'engloutir, sachant très bien que plus vite elle mangerait, moins elle se serait rassasiée. Elle tourna une fourchette dans le vide en réfléchissant à voix haute.
- Ce qui me chiffonne, c'est que les sources de Mercier semblaient lui avoir dit que nous avions réussi à éradiquer les problèmes soulevés anonymement par ces dernières. Il y a eu les arrestations le mois dernier, et tout semblait être rentré dans l'ordre. Et voilà que des accusations encore plus graves tombent, et les informateurs qui avaient contribué aux arrestations sont menacées et réduites au silence. Cela peut vouloir dire plusieurs choses : soit les gars qui ont cafté ont retourné leur veste et sont partis vers le plus offrant. Soit, ils sont menacés par plus influents qu'eux et n'ont vraiment pas eux d'autre choix que de se taire sous peine d'avoir de gros ennuis. Seulement, si c'est la possibilité numéro deux
Kemenes se coupa un morceau de pain, indécise. elle n'aimait pas trop ce qu'elle allait supposer, mais elle n'avait pas le choix que le dire.
- Si c'est effectivement la possibilité numéro deux, alors c'est certainement quelqu'un de hiérarchiquement plus avantagé. Du genre...Un gradé, un ponte... La garde se tortilla sur son banc, mal à l'aise. - Dans tous les cas, comme vous dites, il va falloir le surveiller l'énergumène, ça c'est sûr. Seulement, il sait à quoi nous ressemblons...
Malgré le sujet désagréable évoqué, la jeune amiral continuait de manger de bonne appétit. Elle avait déjà presque fini son suprême de poulet et sauçait avec gourmandise la sauce au chorizo. Bien qu'elle ne le faisait pas comme ça, Kemenes mangeait avec une certaine élégance, cadeau de son défunt père. Elle humecta ses lèvres avec sa bière et poussa un soupir. Se rendant compte qu'Amaryllis le tutoyait à présent, elle en fit alors de même.
- Je suppose que tu as raison, un déguisement me parait une bonne solution. Seulement, le quartier où se trouve la rédaction du Marin est plutôt cossu, donc exit l'idée d'un mendiant ou d'une fille de rue. On ne pourra pas jouer la carte de la lavandière car le lavoir est à l'opposé et le crieur de journaux, ce n'est pas possible non plus, ils se connaissent tous dans le métier. Après toi...Peut-être en demoiselle noble ? Il y a une brasserie un peu chic, pourvu d'une terrasse presqu'en face du journal. Je peux éventuellement me grimer en valet de pied. Voilà déjà une idée. Cela nous permettrait de voir si Fabricio y a ses habitudes. Un restaurant non loin d'une rédaction, au moins une partie de l'équipe devrait y aller pour déjeuner...
Biezdań attaqua son plateau de fromage, commençant par le Saint-Nectaire.
- Je ferais un plutôt joli garçon, je suis sûre. Dit-elle pour détendre un peu l'atmosphère.
La question qui semblait hanter les esprits pour le moment restait celle de la corruption - ou non - de la garde locale. A quel point Fabricio touchait-il juste avec ses articles, et à quel point touchait-il faux? Ne donneraient-ils pas plus de liberté à certains gardes pourris s’ils rassemblaient aveuglément des preuves contre Fabricio? Il fallait rester vigilant, et surtout juste, même si leur cible était peut-être un connard fini. Après, cela ne servait à rien que d’élaborer de grandes théories tant qu’ils manquaient d’informations. La question était aussi de savoir comment s’y prendre. Et sûrement que le restaurant bar en face de la rédaction serait un bon point de départ. C’était l’avantage d’avoir une locale dans le groupe, elle connaissait plutôt bien les lieux.
« Ne nous attardons pas sur ça tant que l’on a pas plus d’informations sur les sources de Fabricio. Il faudra agir différemment en fonction de ce qu’on pourra apprendre. »
Amaryllis croisa les jambes, ayant déjà fini son verre et son plat là où Kemenes continuait de se goinfrer. La rouge pouvait aussi avoir un grand appétit, mais maintenant qu’elle limitait ses exercices martiaux, elle en avait perdu une bonne partie. Elle avait toujours beaucoup d’expérience derrière elle et continuait par habitude de pratiquer l’art de la lame, évidemment, mais beaucoup moins assidûment qu’à l’époque.
« Je vais plutôt viser dans la catégorie de noble marchande, je serai bien plus à l’aise en tant que femme d’affaire que d’aristocrate. Ça n'empêche pas d’avoir un suivant ou un serviteur pour autant… »
Elle connaissait bien les usages des nobles, mais ça n’avait jamais été son grand fort de faire des courbettes trop appuyées. Si elle maîtrisait parfaitement les mots et la négoce, le comportement de cour et toutes les autres frivolitées qui allaient avec étaient assez loin de ce qu’elle était. Et elle n’avait assurément pas de quoi imiter la démarche de diva de Cerise Mercier. Amaryllis sourit légèrement à la remarque de Kemenes.
« Si c’est ton truc de te travestir... Vrai que tu as de quoi rendre ça plutôt convaincant, contrairement à moi. Mais bon, une suivante, ça fonctionne aussi. »
Amaryllis n’avait jamais vraiment abandonné son apparence féminine, surtout parce-que ce n’était pas si facile au niveau de sa poitrine, et ensuite qu’elle préférait ses cheveux ainsi également. Cela ne l’empêchait pas d’avoir des tenues assez “garçonnes” en général, vu que les robes n’avaient jamais été bien pratiques pour manier la lame de tout de façon. Et elle préférait donner une image stricte d’elle-même, très carrée, peut-être un peu froide et militaire.
« Enfin, ne traînons pas trop, on a encore des courses à faire, je n’ai pas amené ma garde robe avec moi. »
Une fois que l’Amiral eut fini son repas, elles purent se mettre en route jusque dans le quartier du Marin Déchaîné. Amaryllis prit donc le temps de prendre une nouvelle tenue, assez noble et chère, mais tout de même un minimum réutilisable pour son travail ou des réceptions quelconque. Pas de grosses robes à froufrou, évidemment. Elle ressortit donc avec son achat, avant d’aller se grimer dans cette nouvelle personnalité dans des toilettes hors de vue. Elle s’était également débarrassée de ses cornes en les coupant, avait réarrangé sa chevelure en attachant plus ses cheveux. Elle n’était pas méconnaissable pour autant, mais l’illusion avait surtout besoin d’être efficace de loin.
Se dirigeant ensuite vers l’endroit indiqué par Kemenes, elle profita donc de son arrivée pour balayer la terrasse et la salle du regard à la recherche d’un visage connu, ou de gens pouvant possiblement être des journalistes du coin, assez habitués. Cela n’avait pas spécialement été le meilleur plan que de manger et boire avant, en y réfléchissant. Mais il fallait bien commander quelque chose.
S’installant à une table proche du bar, Amaryllis croisa tranquillement les jambes avant de sortir de ses affaires le journal du jour - Le Marin Déchaîné, justement - qu’elle était passée acheter, et se plongea dedans, non sans lever les yeux de temps en temps pour examiner la salle. Plusieurs tables avaient l’air d’être plutôt des habitués, mais le brouhaha l’empêchait de bien entendre chaque discussion. Amaryllis décida donc de faire jouer son côté faussement friqué, et envoya donc sa subalterne fouiner à sa place.
« Tiens, vas appeler le serveur par là bas, et vérifie si les toilettes sont en bon état, je compte y aller après. »
Juste une excuse pour qu’elle puisse un peu écouter les discussions sur le chemin.
Le serveur ne tarda pas à aller la trouver à sa table, et elle releva les yeux avec un fin sourire de son journal.
« Les nouvelles du jour sont particulièrement croustillantes, vous ne trouvez pas? On peut toujours compter sur le Marin pour ça. »
« Je ne vous le fais pas dire, ce n’est pas n’importe quel papier. Qu’est-ce-que je vous sers? »
« Un Kir Royal, s’il vous plaît. D’ailleurs, il me semble que la rédaction du Marin est juste à côté d’ici, je me trompe? Je ne suis pas une habituée du quartier. »
« Tout à fait madame, d’ailleurs, ils comptent parmi nos meilleurs clients! Ils ne manquent jamais de petites anecdotes palpitantes à raconter. D’ailleurs, ils sont à la table là bas! Ce sont des lurons pour le moins sympathiques, et ils aiment bien parler à leurs lecteurs en général. »
Il désigna une table un peu plus loin, une de celles qu’avait repéré Amaryllis, qui hocha la tête. Fabricio n’y était pas, ce qui était une situation idéale. La rouge sourit un peu plus.
« Je n’y manquerai pas, merci à vous. Ils écrivent vraiment des articles toujours intéressants. Les autres papiers sont pâles à côté. »
Le patron de l’endroit reparti ensuite derrière son comptoir pour préparer la boisson demandée, acquiessant simplement aux derniers mots d’Amaryllis, un peu avant que la bleue ne revienne.
« Ah, te revoilà. Alors? D’ailleurs, le patron m’a indiqué que la table là bas était celle des journalistes du Marin Déchaîné. On pourrait aller leur rendre une petite visite, plus tard. J’ai très envie de rencontrer les auteurs de mon quotidien favori. »
A priori, plus énormément d’oreilles indiscrètes, mais elle préférait rester dans son rôle, son ton, et ses mimiques au cas où. Maintenant, restait à laisser le temps un peu passer pour ne pas directement sauter sur l’opportunité : ce serait peut-être un peu trop étrange. Au moins, leurs cibles étaient identifiées, et maintenant, la collecte d’informations pouvait commencer. Du moins, la première phase.
- Je ne nourris pas une passion pour le travestissement, si c'est ce que tu insinues. Et même si ça l'était je ne vois où est le mal, je parlais surtout de crédibilité. Je serais bien plus discrète déguisée en homme de main ou valet, qu'en dame de compagnie ou gouvernante. Avec mon apparence, crois-moi que je ne passerais jamais pour une suivante oeuvrant pour une famille de bonne réputation. Répondit-elle d'un ton sec en reposant ces couverts.
Elles n'avaient pas le temps pour une transformation intégrale avec perruque magique et tutti quanti, Kemenes devait allier avec ce qu'elle avait déjà, à savoir une allure svelte, des cheveux courts et des traits androgynes. Elle passerait pour un jeune domestique sans trop de problème, avec un peu de chance, elle pourrait même être prise pour le mignon de sa patronne. Les jeunes nobles et bourgeois, tous sexes confondus, d'Aryon s'amusaient d'une nouvelle tendance en ce moment. Le but était bien simple : de s'acoquiner avec un ou plusieurs de ses domestiques à la jolie figure, et d'en faire leur faire-valoir et de les balader à la vue de tous en ville pendant leurs emplettes. Amaryllis et elle pouvaient voguer sur cette mode, somme toute superficielle mais bien pratique pour leur enquête.
Elles prirent chacune un chemin différent pour aller se changer. L'examinatrice partit vers les quartiers plus chics, l'amiral vers ceux plus modestes. La garde se gratta un peu la tête, se demandant où elle pourrait bien trouver des habits de valet, de bonne qualité mais qui pouvait passer pour modestes. Elle passa par quelques rues au hasard, pour arriver dans une petite rue qui ne payait pas de mine, avec plusieurs magasins de couturiers pour ouvriers et quelques repriseurs. Kemenes décidé de rentrer dans celle qui lui paraissait la plus populaire parmi les roturiers, et se fit accueillir par deux jeunes adolescentes et une vieil homme. Elle expose rapidement ce dont elle avait besoin, en comptant sur la discrétion de ses interlocuteurs. Les deux fillettes étaient aux anges, ravies que quelques choses d'excitant leur arrivent dans cette vieille boutique, quand au vieil homme, il se contenta d'accepter en pestant qu'il ne voulait pas avoir d'ennuis. Ils la firent passer dans l'arrière boutique, une des adolescente prit ses mesures tandis que l'autre se chargea de cacher ses affaires de garde dans un coffre à l'étage. Elle n'était pas bien loin de la brasserie, et garderait sur elle sa dague. Si ils leur prenaient l'envie d'embarquer ses affaires, ils ne gagneraient qu'un manteau de marin et un caleçon tout usé.
Le vieil homme, pressé par le temps et pris de court par la demande pour le moins originale de Kemenes, se contenta de reprendre une chemise de coton abandonnée par un client, des bretelles et un pantalon de tweed gris taupe. Pour les chaussures, cela fut difficile, cependant une des petites eut l'idée ingénieuse ou criminelle, de chiper une paire à leur grand frère parti travailler. Pour la touche finale, la deuxième enfant dépouilla le fit grand frère d'une casquette plate légèrement abîmée. Et...Voilà. L'amiral était fin prête. Elle avait plaqué ses cheveux en arrière et poudré son visage pour amoindrir ses pommettes bleutées. En guise d'accessoire, et un peu pour la frime, elle enfila des mitaines de cuir souple noires. A la vue de cette transformation plus que réussie, les fillettes paillèrent de joie et tapèrent dans leurs mains. Le vieillard quant à lui hocha de la tête, marmonnant qu'on aurait pu mieux faire, mais son sourire en coin trahissait sa satisfaction. L'amiral les remercia chaleureusement et les paya grassement, plus parce qu'elle les trouvait fort sympathiques que pour le service rendu. Les adolescentes lui demandèrent de revenir vite, pour qu'elle puisse leur raconter la raison de ce déguisement. La militaire maintenant transformée en parfait petit homme à tout faire leur décrocha un sourire malicieux et partit en direction de la brasserie.
En route, elle se fit saluer chaleureusement par plusieurs jeunes hommes, habillés de la même manière qu'elle. Recevant tape dans le dos et se faisait souhaiter bonne journée, elle sentit une bouffée de confiance en elle montée dans sa poitrine, se disant que leur plan allait certainement marcher du tonnerre. Elle ne savait pas ce qu'il en était pour Amaryllis, mais pour elle en tout cas, il n'y avait pas photo. Quand elle arriva à hauteur de la brasserie Le Trou Aryonnais, quelques jeunes aristocrates étaient assises en terrasse. Elles lui lancèrent des œillades, et quelques gloussements se firent entendre. Décontenancée, Kemenes senti le rose lui monter aux joues. Où était Amaryllis ?
Elle la vit enfin, habillée élégamment, coiffée d'un tresse et...Sans ses cornes. Surprise, l'amiral resta d'abord interdite, puis se reprit bien vite, pour rentrer dans le rôle qu'elles avaient toute deux convenu. Elle alla à sa rencontre, l'examinatrice ne semblait pas encore l'avoir remarquée ou reconnue, faisant mine de lire Le Marin Enchaîné.
- Mademoiselle Tylwaen, me voilà. Veuillez excuser mon retard, votre père m'avait convoqué dans son étude. Dit-elle en prenant une intonation plus grave qu'à l'habituelle.
Le jeu de piste pouvait commencer.
Le temps de se déguiser, de récolter quelques informations, et les voilà à nouveau réunies. Elle ne savait pas exactement par quelle approche passer pour rejoindre les journalistes. Un jeu qui pourrait être dangereux tant certains étaient sûrement bien informés sur de nombreux sujets. Il ne faudrait pas trop éveiller l’attention, parce-que soyons honnête, si les gens avaient leurs journaux préférés, les groupies de ces papiers étaient inexistants. Profitant de sa lecture précédente, Amaryllis put retenir quelques noms de journalistes et de thèmes en rapport avec ceux-ci. En espérant qu’ils n’aillent pas la questionner sur d’anciennes éditions qu’elle n’avait - évidemment - pas lues.
Après, est-ce-que l’approche de la fan était réellement le moyen d’en savoir plus? S’ils inventaient la moitié des articles ou se renseignaient auprès de sources prêtes à mentir selon leurs propres intérêts ils n’en parleront jamais ouvertement à quelqu’un aimant bien lire leur journal. Néanmoins, ce qu’elle pouvait faire, c’était de les lancer sur le sujet puis de laisser Kemenes en écoute - peut-être se moqueront-ils de la naïveté de la rouge ou révéleront-ils des choses intéressantes en parlant entre eux. Elle fit donc part du plan à son associée, même si elle n’avait pas particulièrement de plan pour lui permettre d’espionner leurs conversations ensuite. L’idée était de laisser les journalistes mentir à Amaryllis le plus possible pour qu’ils en rigolent le plus possible ensuite. Ou bien faudrait-il glisser quelques cristaux au tavernier qui avait déjà dû entendre quelques dossiers? Toujours était-il qu’il fallait trouver une planque pour Kemenes. Peut-être dans la rue, derrière la fenêtre? Il ne manquait qu’à l’ouvrir un tout petit peu discrètement.
Dans tous les cas, elle alla les aborder, se présentant comme une lectrice assidue et une grande amatrice de leurs articles les plus dénonciateurs et caustiques - surtout parce-que l’on ne trouvait pas ça ailleurs à une telle qualité dans les environs. La rouge arriva à esquiver les questions trop poussées sur ce qu’elle faisait, prétextant tenir un grand élevage de chevaux et de montures de la Capitale - l’occasion pour elle de donner un faux nom et une fausse activité où elle pouvait se défendre sans problème puisqu’elle était elle-même cavalière. Et assez éloignée pour ne pas qu’ils la connaissent, à priori. Sa raison de sa présence ici? Un potentiel accord avec un éleveur du Grand Port.
Plutôt sympathiques à vrai dire, elle se demandait même par moments s’ils ne la draguaient pas un peu. Même si elle refusait poliment les verres, elle essayait d’entretenir les discussions au mieux, sans malheureusement trop en apprendre. Oui, leurs sources étaient particulières, et la rédaction aussi, pour faire quelque chose d’original, de différent, de vrai, de non contrôlé par la bien-pensance, et ce genre de choses. Elle sentait bien les petites influences un peu complotistes derrière tout cela, et joua avec, plutôt bonne actrice de son côté. Profitant de l’arrivée d’un serveur, elle entrouvrit très légèrement la fenêtre, laissant le son de la table un peu mieux se faufiler dehors. Néanmoins, avec le temps et les sujets qui commençaient bien trop à tourner autour d’elle, et n’oubliant pas qu’elle avait tout de même affaire à des journalistes, elle décida d’invoquer l’incroyable excuse du temps qui passe et qu’elle avait encore des papiers à remplir en préparation de cet accord potentiel. L’occasion pour elle de s’éclipser.
Elle avait fait ce qu’elle pouvait, maintenant restait à voir ce que leurs lèvres à moitié ivres allaient bien pouvoir débiter…
- Je vais essayer de trouver un moyen d'accéder à la fenêtre que tu as ouverte. Elle donne sur une petite cour, peut-être celle des propriétaires de la brasserie. Dis-moi où est-ce qu'on se retrouve et je m'en vais espionner du journaliste poché à la bière !
Une fois le lieu de rendez-vous confirmé avec Amaryllis, la marin observa la structure du bâtiment de la brasserie et trouva rapidement où pouvait se trouver la fameuse fenêtre entrouverte. Elle avait vu quasiment juste en pensant qu'il s'agissait de la cour des propriétaires : c'était celle des voisins, le mur de la brasserie jouxtait leur arrière cour. La jeune femme escalada sans mal le petit mur de pierres roses qui menait à la fenêtre. Se laissant retomber souplement sur le pavé, la militaire s'assura que personne ne se trouvait dans les parages, et par un hasard heureux, découvrit que les voisins devaient gracieusement autoriser la brasserie à utiliser leur petite cour comme lieu de livraison car des caisses de bois imposantes étaient posé à même le sol, et permettraient à la jeune femme de se dissimuler pendant qu'elle espionnerait la rédaction. Se glissant derrière un de ces dit boîtes, elle se colla contre le mur de la brasserie et constata avec soulagement que la fenêtre n'avait pas été refermée. Biezdań tendit alors l'oreille et sorti consciencieusement un carnet et un crayon pour noter ce qu'elle serait amener à entendre. Elle n'allait pas à avoir à attendre longtemps. Le journaliste le plus ivre, celui qui avait lâché l'information sur Fabricio et ses sorties du vendredi, engagea le premier la conversation.
- Elle était plutôt mignonne la demoiselle. Partie trop tôt, dommage, dommage.
- T'as dû lui faire peur avec ta tronche d'empaffé ! Lui répondit un collègue. Kemenes reconnu sa voix graveleuse, c'était celle d'un des imprimeurs.
- Ta gueule, Hans. T'aurais dû la fermer sur Fabricio. La militaire ne reconnut pas cette voix, qui était plus dure, plus froide que celles plus échevelées des autres journalistes.
- Quoi ?! J'ai dit quoi ?!
- Oh ça va, cool raoul. Il a rien dit de bien grave.
- Je suis sérieux les gars. Vous savez que le boss aime pas qu'on aille raconter ses affaires, déjà qu'entre nous il aime pas ça. Vous voulez finir comme Tomick ?
Il y eut un silence général, puis quelques clameurs offensées.
- Parle-pas de Tomick comme ça ! C'est un très bon journaliste ! S'écria Hans, manifestement en colère.
- C'était. Fab l'a viré je te rappelle. Et a fait en sorte qu'il puisse plus jamais exercer dans le métier, et pour quoi je te rappelle ?
- Parce que Tomick, c'était un fouineur. Fit une voix jusque là restée silencieuse.
De nouveau, des clameurs outrées, avec quelques grognements agressifs.
- Exactement, parce que c'était un fouineur de première et voyez où ça l'a mené. Je veux pas finir comme lui alors tu me feras le plaisir de pas balancer des trucs sur Fab, la rédac ou le Marin à la première paire de nibards venue.
Des rires fusèrent, quelques grognements encore. Apparemment le mot "nibards" avait eut un effet de paix universelle au sein de l'équipe.
- Et quels nibards. Aaaaah partie trop tôt, j'aurais pu lui faire sa fête à la petite.
- Bahaha, incorrigible voilà ce que t'es. Personnellement, je me serais plutôt régaler sur son mignon. Avec sa petit casquette là eheh...
- Je juge pas, je juge pas...
- Tous les goûts sont dans la nature comme on dit, pahahaha !
- D'ailleurs en parlant de nature...
Des rires gras éclatèrent bruyamment, et des choppent de bière qui s'entrechoquèrent.
Kemenes dût réprimer une grimace de dégout. Elle se demandait si elle écoutait toujours les journalistes appartenant à un des journaux les plus réputés du Grand port ou à une bande de pourceaux en rut. Elle regardait les notes qu'elle avait prise. C'était maigre, mais ce fameux Tomick valait peut-être la peine d'être rencontré. Elle allait s'éclipser lors qu'une main aux ongles noircies par ce qui semblait être de l'encre apparut dans l'encadrure de la fenêtre.
- Il devient quoi Tom au fait ? Murmura un homme, en allumant une cigarette.
- Aux dernières nouvelles, il a ouvert un bouiboui près des quais. Genre un truc d'intello avec que des textes anciens et des objets bizarres. Il a un peu perdu la boule depuis...Fin' tu vois quoi.
- Ouais, pauvre boug'
Biezdań attendit patiemment que les hommes eurent fini leur petite cigarette et s'empressa de rejoindre Amaryllis pour lui faire part de ses découvertes.
« Bon travail, la piste a l’air assez solide. Après leur comportement ne m’étonne qu’à moitié, c’est un groupe de mecs bourrés… J’aurais pu essayer de leur tirer un peu plus les vers du nez mais certains semblaient avoir encore l’esprit assez clair pour sûrement se rendre compte qu’il y avait quelque chose de louche. »
C’était le gros problème des groupes, certains tenaient mieux l’alcool, ou bien en consommaient moins, et étaient en général bien plus difficile à manipuler efficacement. Alors oui, elle aurait certainement pu en prendre un en tête à tête, le saouler, lui soutirer les infos, mais une telle affaire ne valait pas le coup de de devoir subir des confidences sur l’oreiller. Et puis, Amaryllis n’aimait pas particulièrement mélanger pro et perso - même si ça lui arrivait, de temps en temps. Et si la garde aux cheveux bleus avait indéniablement ses atouts, elle semblait un peu trop sérieuse et dédiée à son travail pour que leurs interactions se dirigent dans une telle direction. Dans tous les cas, le travail d’abord. Mieux valait-elle ne pas laisser ses pensées dévier vers ce genre de sujet, déjà que la présence de tant d’alcool au bar n’aidait pas…
« Allons lui rendre visite, à ce Tommick, il a certainement des choses à nous apprendre. Mais en tant que gardes, plutôt, on aura certainement plus d’autorité et d’arguments ainsi… »
Et par arguments elle n’entendait pas sa poitrine, cette fois-ci. Elle prit donc le temps de retourner se changer, avant de se diriger vers les quais où la boutique était à priori. Arrivant en vue des “Bibelots de Tom”, elle poussa la porte pour se retrouver dans une boutique déserte de tout client. Un bric-à-brac aussi mal rangé qu’il était éclairé se trouvait disposé sur de nombreux étals légèrement poussiéreux, rien ne semblait réellement magique mais chaque objet semblait assez élaboré, même si Amaryllis n’avait aucune idée de l’utilité de la majorité d’entre eux. Elle reconnu tout de même quelques instruments de navigation, astrolabes ou longues-vues, mais beaucoup lui restaient parfaitement étrangers. Un homme se trouvait derrière le comptoir, masqué par une barbe broussailleuse. Penché sur un mécanisme en bronze, semblant l’ajuster de divers coups de tournevis, il releva un œil vif et perçant, abritant un grain de folie, qui balaya les deux nouvelles visiteuses presque instantanément.
« Bonjour, Tommick, je présume? »
Décalant l’objet sur le côté, plissant rapidement les yeux, suspicieux, il posa des mains légèrement calleuses sur le bois sombre du comptoir.
« C’est bien moi. Vous n’êtes pas des clientes, je me trompe? Je n’ai pas grand chose à vous raconter sinon, vous savez. Il ne se passe pas grand-chose sur ce quai… Pas de crimes. Rien. »
Ponctuant sa phrase d’un léger rire un peu étouffé dans sa barbe désordonnée, indiquant qu’il avait déjà une bonne idée de qui elles étaient, il pouvait aussi sûrement se douter de pourquoi elles étaient venues. Et ce n’était effectivement pas sur un crime s’étant déroulé sur ces quais.
« Non, en effet, et nous sommes bien de la Garde. Mais nous venons vous parler à propos du Marin Déchaîné, vous y avez travaillé, non? »
« Oh, oui, mais c’était il y a bien longtemps, je n’ai plus rien à vous dire là-dessus! Je ne veux plus être mêlé à tout ça, c’est bien derrière moi! Bien bien derrière moi! Même si c’est plutôt un mur, derrière moi, actuellement. Oui, un mur. Hihihi. »
Pas vraiment affectée par cet humour à moitié fou, Amaryllis analysait aussi de son côté ses mimiques, ses postures, remarquant que l'œil encore vif de l’ancien journaliste en savait certainement plus qu’il ne voulait bien le dire. Il était certainement bien familier des mots et de ce genre de jeu, ce ne serait pas une cible bien facile, alors la plus facile des solutions était encore de foncer et d’exploser ce mur de non-dits.
« On enquête sur le Marin Déchaîné, et plus exactement ses sources parfois douteuses, notamment celles de Fabricio. Où disparaît-il tous les vendredi soirs? Qu’est-ce-qu’il cache? On sait que c’est ce qui vous a attiré des problèmes - de vouloir faire votre travail convenablement. »
« Justement, j’en veux pas plus. Partez. »
Sa mine s’était assombrie au fur et à mesure des mots d’Amaryllis, pour finir sur une réponse froide, mais loin d’être suffisante pour rebuter la rouge qui serra brièvement les dents, avant de s’avancer vers le comptoir et d’y poser d’un coup sec ses mains.
« Tommick, on est de la garde, on enquête sur eux, s’il y a un moment pour régler cette affaire, c’est maintenant. Je ne sais pas si la vengeance vous intéresse, ou si vous souhaitez vous relancer dans le journalisme, mais si cette affaire éclate au grand jour, vous pourrez certainement exercer à nouveau, dans un autre journal. Et si rien de tout ça ne vous intéresse, dites-vous au moins que c’est pour le bien des pauvres gens qui se font arnaquer par des inepties et des mensonges. Pour que la vérité triomphe enfin au Grand Port. »
Un grognement, quelques secondes de silence alors qu’une tempête semblait régner brièvement dans son crâne. Après quelques secondes, il remarqua qu’Amaryllis s’en était aperçue, visiblement un peu rouillé dans ses capacités. Il plaça sa main dans ses cheveux bruns et les ébouriffa un court instant.
« Comme dit, je veux pas d’emmerdes. Ça a à voir avec la pègre, il m’feront payer bien plus fort que Fabricio si ça s’apprend. »
« On a de quoi protéger les témoins importants, une protection peut vous être assignée jusqu’à ce que tous les responsables soient mis hors d’état de nuire. »
Le temps de négocier quelques modalités sur comment garantir sa sécurité, même face à la pègre du Grand Port, ce qui n’était certainement pas simple, et il était enfin prêt à parler. A priori, ça ne sera certainement pas suffisant pour la faire tomber ou bien mettre la tête des opérations derrière des barreaux, mais cela porterait certainement un grand coup à la portée de leurs agissements. Heureusement pour Amaryllis, ce n’était pas avec eux qu’elle avait l’habitude de traiter.
« Bon, c’est assez simple. Fabricio prend ses ordres, et ses informations, de la Pègre. D’un certain Sieur Loran, dans un club privé clandestin, tous les vendredi soirs, rue de la Tisserande, le numéro 23. J’ai pas trouvé comment y entrer, il y a un mot de passe pour y accéder, mais vu les informations qu’il y récupère, c’est un moyen pour la pègre de mettre certains gardes sur leur cas hors d’état de nuire pendant quelques temps suite aux inspections que ça implique. Ou bien ça détourne le regard de la Garde ailleurs pour qu’ils puissent faire leurs affaires à un autre endroit. Ce genre de trucs. La plupart des trucs qu’ils récupèrent là bas sont volontairement faux. »
Prenant le temps de fouiller dans un tiroir du comptoir, sous clé, puis dans une boîte blindée avec un code et quelques protections magiques, puis un cryptex - peut-être un peu paranoïaque le bonhomme - il en sortit une petite collection de feuilles, contenant des notes scribouillées à la va-vite dans une écriture quasi illisible.
« C’est ce que j’ai réussi à garder de mes vieilles enquêtes. C’est des vieilles affaires. Mais ça vous donnera une bonne idée de ce qu’ils font. Ils n’ont certainement pas arrêté leur petit manège… »