« J’me suis endormi ? marmonna-t-il. »
Sa main parcourut mollement le bureau devant lui à la recherche de quoi allumer sa lampe. Il frappa le cristal de lumière qui sembla d’abord clignoter avant de diffuser une lueur familière. La slime bougea sur ses genoux, émettant un petit cri d’indignation. Le frère souleva son familier avant de la poser par terre.
« Désolé Naya, mais on ne dormira pas ici. »
Il remit un peu d’ordre dans ses notes. Son bureau était un bordel sans nom, recouvert de feuilles, de traduction et de livre de conjugaison divers et variés. L’ordre des Célantia lui avait donné un travail assez conséquent à faire. Tellement de textes à interpréter, de code à craquer … mais au milieu de ce bazar, un dessin attirait son œil. Une splendide pierre bleue était représentée sur un vieux morceau de parchemin. Aord parcourut la page du regard, essayant d’en comprendre le contenu.
« Ça pourrait le faire … »
Oui, cet objet avait les propriétés qu’il recherchait, mais est-ce qu’il pourrait l’utiliser ? Devait-il le modifier ? Aord reposa la page et fixa les étoiles d’un air pensif. Il n’avait pas envie de le revoir, pas du tout même, mais il ne pouvait pas faire comme s’il n’avait rien vu. Il courait probablement toujours dehors, tuant pour survivre et ne rien faire était un crime. S’il y avait une chance que sa marche …
Le frère se leva pour s’effondre dans lit. Naya accourut pour se blottir contre lui. Demain, il essaierait de le contacter.
« J’espère simplement que ça ne va pas me coûter la vie … »
Il ferma les yeux en adressant une prière à Lucy. Demain, il allait donner ce qu’il avait toujours voulu au pire assassin d’Aryon. Il ne crachait pas sur un surplus de chance …
~~~
Aord fixait la ruelle quasiment vide. Seule la lumière blafarde des lampadaires magiques lui permettait de distinguer les silhouettes des passants derrière le rideau de neige. Son regard était vif et perçant. Il attendait quelqu’un, quelqu’un qui n’avait pas envie de voir, mais il lui avait donné rendez-vous quand même. Il n’y voyait rien et pourtant il n’eut aucun mal à reconnaître celui qu’il attendait. Il était commun, semblable à tout le monde, mais Aord savait quoi regardé. La brume, la légère brume qui se dissipait dans l’air à chaque souffle. Lui, il n’en avait pas, car il ne respirait pas.
« Bonsoir Khepra … l’accueillit Aord sans réellement y mettre de la chaleur. »
Il lui fit signe de le suivre à l’abri des regards sous une arche, les cachant des observateurs de la ruelle. Aord semblait ne pas avoir trop dormi et sans un mot, il sortit une feuille pliée en rouleau de sa poche et la lui tendit.
« J’ai fait mes recherches comme promis et je crois avoir trouvé quelque chose pour ton … problème. »
Il laissa le non-mort parcourir la page avant de continuer.
« La larme de béatitude est une pierre sacrée qui serait capable d’insuffler une nouvelle vie à ceux qui la possèdent. J’essaye encore de déchiffrer les légendes autour de cet objet, notamment sur son fonctionnement, mais je pense qu’il pourrait être la solution à ton dilemme. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il aura un effet sur un … cadavre comme toi. Il faudrait faire des tests … »
Il laissa un instant de silence avant de continuer.
« J’ai également des informations qui indiquent la présence de cet objet dans un temple au Nord de la capitale, à trois jours de marche. »
Aord regarda autour de lui avant de retourner ses yeux vers les orbites morbides de son interlocuteur.
« On va aller enquêter dessus, mais au moindre cadavre je lâche l’affaire c’est clair ? »
Aord le défia du regard. Il n’avait pas complètement accepté d’aider le meurtrier, et un rien pourrait le faire changer d’avis.
Il était d'ailleurs bien amusant de constater que, si les quelques traînards du coin ne rêvaient que d'échapper à la morsure du froid et s'empressaient de braver le vent pour retourner à leurs couches, c'était tout l'inverse que désirait Khepra. En ce jour à marquer d'une pierre blanche, c'était pour redécouvrir ces sensations jugées déplaisantes qu'il œuvrait. Autre nouveauté : le trac. Bien incapable d'avoir la boule au ventre, étant donné qu'il ne disposait pas d'un estomac fonctionnel, le monstre n'en demeurait pas moins anxieux pour autant. Cela faisait près d'un siècle qu'il attendait ce moment et maintenant qu'il était là, le mort-vivant ne savait presque plus comment l'aborder.
Véritable loup déguisé en agneau, l'assassin éternel se mouvait rapidement, bravant le souffle aveuglant de la nature avec détermination. Pour l'occasion, il avait revêtu son armure de fonction, surmontée par un manteau de fourrure grise extrêmement épais qui masquait aisément sa silhouette cadavérique. Son visage était partiellement dissimulé par une capuche de toile sombre ainsi qu'un foulard de la même teinte, ce qui lui conférait l'apparence d'un simple aventurier endurci parti en mission au delà des murs de la Capitale. Sous le tissu qui cachait son faciès se trouvait le même visage sous lequel son rendez-vous du jour l'avait rencontré la fois précédente.
Malgré sa folie, Khepra avait bien compris les intentions bienveillantes de celui qui lui offrait la chance de retrouver les sensations des vivants. Peu adepte des meurtres gratuits et du sordide mode de "vie" de la créature maudite, le thanatopracteur s'était montré plus qu'explicite quant aux conditions de leur collaboration. En échange de l'artefact, le Non-Mort devait se montrer raisonnable et ne plus s'adonner aux carnages qui avaient permis à sa triste réputation de voir le jour. Etrangement, Khepra n'y voyait que peu d'objections. D'une certaine manière, le monstre qu'il était devenu savait pertinemment que la frustration et la colère qui l'habitaient avaient donné naissance à ses pulsions meurtrières, il supposait donc assez naïvement qu'un retour aux plaisirs des mortels ne pouvait qu'apaiser son courroux.
Il atteignit enfin un carrefour, ce qui le tira aussitôt à ses réflexions. Le point de rendez-vous était juste ici et il ne fallut à Khepra qu'un simple regard en biais pour distinguer la silhouette d'Aord, dissimulé parmi les ombres au bout de la ruelle adjacente. L'Immortel s'y glissa à son tour, marchant d'un pas lent jusqu'à retrouver l'homme à qui il allait bientôt devoir une fière chandelle, si tout se déroulait comme prévu. Les salutations d'Aord se firent dans la courtoisie, mais néanmoins sur un ton qui ne laissait aucune place au doute : il n'y avait rien d'amical dans leur relation. Khepra abaissa son masque, révélant une trogne encore reconnaissable mais partiellement détruite par le froid et l'humidité. Au moins, la température avait le mérite d'étouffer le parfum déplaisant qui émanait de sa carcasse.
"Bonsoir, Aord."
Ses mots furent accompagnés par un sourire qui se voulait aimable, mais le nécromancien ne semblait pas vouloir perdre davantage de temps en courbettes et décida de passer au vif du sujet en tendant à l'assassin une feuille contenant de précieuses informations. Khepra s'empara du document et le déplia rapidement avant d'en analyser en profondeur le contenu. La larme de béatitude ? Lui qui était pourtant expert en profanation n'avait jamais entendu parler d'un tel artefact.
Tout en continuant de scruter le bout de papier, Khepra écoutait d'une oreille attentive les informations complémentaires que lui offraient son interlocuteur. Il ne put s'empêcher cependant de froncer les sourcils lorsqu'Aord réitéra ses mises en gardes et ce fut en dévoilant une mine renfrognée qu'il bougonna :
"Eh oh, je suis un professionnel. Je me farcis pas tous les dindons que j'croise, d'accord ? On survit pas trente piges dans ce métier en massacrant tous ceux qu'on croise."
Survivre, un bien grand mot en vue de sa situation. Dans le contexte, c'était d'autant plus comique. A tel point d'ailleurs qu'il ne put retenir un éclat de rire qui sonnait davantage comme un son de métal froissé. Ce sujet-ci écarté, il passa enfin au plat de résistance :
"Trois jours à bourlinguer sous la neige ? Ca me fait ni chaud ni froid -au sens premier du terme- mais toi ? Tu vas tenir le coup à pince ou t'as prévu un moyen de locomotion ?"
Puis, portant une main à l'une des poches intérieures de son habit, il vint extraire une bourse copieusement remplie de cristaux qu'il fit jongler entre ses doigts squelettiques.
"Je suis pas venu avec toute ma tirelire, mais j'ai de quoi financer le voyage si ça te chagrine."
« Je suis né à la forteresse et j’étais frère itinérant avant de m’installer à la capitale. Je survivrai à trois jours de voyage dans le froid. Et puis je suis équipé, garde ton argent. »
La façon dont il avait prononcé la fin de sa phrase tenait plus du dégoût que d’un refus poli. Aord semblait extrêmement tendu en la présence de Khepra, peut-être parce qu’il doutait encore de ce qu’il était en train de faire. Ce doute était si présent dans son esprit qu’il créait une frustration qui le tourmentait jour et nuit. Plus vite ils seraient arrivés au village et plus vite il serait débarrassé de ce cadavre ambulant. En parlant de cadavre, le sien commençait sérieusement à sentir la décomposition malgré le froid ambiant. Aord était assez expert pour le remarquer d’un premier coup d’œil.
« Ton corps ne tiendra pas longtemps, tu va ressembler à un nid de vers dans quelques jours, surtout si tu marches toute cette distance. Avant de partir passons à la morgue … discrètement … je te trouverai une enveloppe de voyage que personne ne viendra réclamer. »
Le dégoût d’Aord s’intensifia. Ce n’était pas les cadavres qui lui faisaient cette impression, mais plutôt de voir à quoi il était contraint pour aider ce type. Il secoua la tête pour évacuer ces émotions négatives. Il avait bien le corps d’un homme, encore un brigand, qui était destiné à la fosse commune. Il n’était pas trop amoché et ferait parfaitement l’affaire.
« Viens avec moi … »
Aord s’avança dans la ruelle, guidant Khepra vers le grand hôpital de l’astre de l’Aube. À cette heure, le personnel était en effectif réduit et Aord n’eut aucun mal à faire passer le non-mort jusqu’à son lieu de travail. L’endroit était bien plus riche que la morgue où ils s’étaient rencontrés. Les moyens étaient aussi bien plus abondants. Aord poussa la porte des salles réfrigérées. Les cristaux de glaces luisaient sourdement dans la pénombre, jusqu’à ce que le directeur allume la lumière. Plusieurs caissons étaient encastrés dans le mur et dégageait une aura de fraîcheur encore plus intense que celle de l’extérieur. Aord ouvrit l’un d’entre eux et tira le corps pour que Khepra puisse le voir. C’était un homme d’une quarantaine d’années, qui avait reçu un coup de couteau malencontreux à l’abdomen qui avait résulté en une hémorragie mortelle. C’était assez cynique de le remarquer, mais il avait eu une mort propre. De quoi contenter son macabre invité.
Le thanatopracteur sortit la dépouille pour la déposer sur un chariot roulant. Elle était dure et recouverte d’une fine pellicule de givre. Il allait falloir attendre un peu pour qu’elle dégèle. En attendant, Aord se dirigea vers une armoire et revint avec un flacon d’un litre.
« Tu peux simuler une activité cardiaque ? »
Il avait brisé le silence sans prévenir. Il posa le flacon devant lui.
« C’est un fluide d’embaumement, il t’aidera à conserver ton corps pendant une bonne semaine si tu restes dans le froid, tu ne devrais pas te détériorer outre mesure. Je ne pourrais quitter mon poste que pendant une semaine et seulement dans trois jours. Une fois que tu auras pris pleinement possession de ce corps, je te conseille de partir faire un peu de repérage au village, mais ne t’approche pas du temple. J’en ferai mon affaire. »
Il posa une seringue d’injection à côté du flacon et fixa Khepra droit dans ses yeux décomposés.
« Cela te convient ? »
Aord espérait qu’il dise oui, car il n’avait aucune envie de faire ce long voyage en compagnie d’un assassin démembré.
Pour l'heure, Aord venait de faire un cadeau bien morbide à son vis-à-vis, à savoir une carcasse en parfaite condition. Khepra s'approcha lentement de la dépouille, venant analyser à sa condition avec le manque total d'humanité que l'on lui connaissait. Changer d'enveloppe était devenu si trivial pour lui qu'il se comportait comme s'il s'apprêtait à changer de chemise. Alors que le monstre observait paisiblement son futur vaisseau, il fut tiré à ses réflexions par son bienfaiteur qui lui posa une question singulière. Une activité cardiaque, disait-il ?
"Oui, j'en ai la capacité. C'est assez limité, en revanche."
L'origine de la question d'Aord paraissait bien étrange, mais ce dernier vint joindre à l'ensemble de ses cadeaux un fluide permettant de limiter la détérioration du cadavre. Le zombie comprit enfin et salua silencieusement l'ingéniosité de son interlocuteur. Après tout, les morts étaient sa spécialité. Khepra saisit le flacon qu'Aord venait de poser sous son nez, c'était une formule que l'assassin avait d'ailleurs toujours rêvé d'utiliser dans le cadre de ses missions d'infiltration, mais qu'il n'avait jamais été à même de produire en quantité convenable.
"Très malin."
Aord donna ensuite quelques directives concernant le déroulement idéal de leur opération et Khepra se contenta d'acquiescer tout en tâtant certaines parties du corps qui allait bientôt être le sien. A défaut d'être capable de définir s'il se sentait reconnaissant ou non, le Non-Mort savait au moins qu'il admirait avec quelle astuce le thanatopracteur s'était organisé pour leur permettre de réaliser cette excursion. Pourquoi était-il si investi dans cette quête ? Etait-ce uniquement par bonté d'âme et par simple volonté de protéger la veuve et l'orphelin d'un assassin rendu fou par sa triste malédiction ? Cela paraissait impensable du point de vue de Khepra, mais il se contentait de suivre le rythme imposé par Aord, du moins pour le moment.
"T'as fait un super boulot. Je vais m'changer du coup. Tu peux jeter un œil si tu veux satisfaire ta curiosité scientifique mais je doute que ça te plaise, à tes risques et périls."
Sans attendre une réponse de la part de l'intéressé, le monstre procéda. La pudeur était une notion totalement étrangère pour Khepra et ce fut sans la moindre forme d'embarras qu'il se débarrassa des haillons qui lui servaient de vêtements. Il inspecta un instant son actuel vaisseau et constata sans mal qu'effectivement, il était temps de passer un coup de neuf. Depuis sa dernière virée à la Capitale, l'état de la dépouille s'était dégradé à une vitesse fulgurante du fait de l'absence totale d'entretien par son nouveau propriétaire. L'odeur était d'ailleurs nauséabonde et la chair putride ne tenait presque plus sur les os, il était temps d'offrir à ce corps d'emprunt un repos final bien mérité.
Les préparatifs accomplis, Khepra se munit de sa dague et s'allongea tranquillement sur l'une des tables d'opération qu'utilisait le praticien lors de ses travaux. D'un geste vif et brutal, il inséra la lame sous sa mâchoire et vint percer son crâne d'un seul coup, libérant son âme dans un intense nuage de brume bleue. La fumée magique sembla se perdre un instant dans les locaux, se faufilant entre les meubles et ustensiles avant de trouver son nouveau réceptacle, à savoir le corps prévu à cet effet.
En un éclair, le crâne de la future enveloppe absorba l'intégralité de l'étrange manifestation et Khepra ouvrit les yeux, se redressant difficilement.
"Et voilà le travail. Saisissant, pas vrai ?"
Si ce spectacle pouvait sembler déroutant pour autrui, il constituait le quotidien de l'immortel, c'était donc sans cérémonie qu'il s'y livrait face à Aord. Comme à chaque nouveau corps, le zombie prenait lentement ses marques et ce fut au prix d'un grand effort de contrôle qu'il parvint à s'assoir dans une symphonie de craquements de chair congelée et de givre froissé. De toute évidence, maintenir cette enveloppe en bonne condition jusqu'au jour J allait constituer un défi en soi, mais il allait bien falloir s'en accommoder.
Boitillant jusqu'à son ancien corps, Khepra vint d'abord récupérer la Relique du Sépulcre, qu'il fixa entre ses deux pectoraux. Cela fait, il enfila ses vêtements et se prépara à quitter les lieux. Aord était certes maître de ses propres locaux et contrôlaient les visites comme bon lui semblait, néanmoins chaque seconde qu'ils passaient ensemble constituait un risque non-négligeable pour l'un comme pour l'autre, aussi Khepra décida de lui-même qu'il était temps de se retirer. Après s'être convenablement rééquipé, le zombie qui peinait toujours à garder l'équilibre offrit au thanatopracteur une révérence en guise de salutation et disparut dans la nuit.
La semaine de repérage s'écoula lentement et fut pauvre à tous les niveaux, en émotion comme en informations. Se languissant de découvrir quel formidable secret était caché entre les murs du temple, Khepra rêvait déjà de mettre la main sur l'artefact sacré auquel les documents d'Aord faisaient allusion. Les schémas explicatifs accaparaient totalement son esprit et, comme souvent lorsque quelque chose l'obsédait à ce point, il sombrait durant de longues heures dans ces états d'apathie totale où il cessait toute activité, plongé au plus profond de lui-même.
Le village situé à proximité du temple était lui-même parfaitement dénué d'intérêt, chose peu surprenante en réalité car, malgré la nature extraordinaire de l'artefact tant convoité par l'immortel, il n'avait jamais eu aucune idée de l'existence d'un tel objet. C'était d'ailleurs étrange, en vue des compétences de l'organisation dont il faisait supposément partie et qui, trente années plus tôt, avait juré de l'assister dans sa quête de résurrection. Et au final, que lui avait valu cette allégeance pour la Cabale ? Rien de plus que des années à gâcher à tourner en rond, pour au final trouver l'objet de ses désirs dans les connaissances occultes d'un nécromancien de la Capitale.
Malgré son profond désintérêt pour le petit village des plaines dans lequel il était supposé effectuer son repérage, Khepra tâcha cependant de faire preuve de professionnalisme et ce fut avec minutie qu'il nota les emplacements de chaque petit commerce ainsi que les éventuels passages de gardes. S'il ne faisait rien de mal en traînassant dans le coin, il avait l'habitude de se montrer prudent en présence des forces de l'ordre depuis qu'il en avait décimé les rangs une année plus tôt. Fort heureusement, il n'avait d'ailleurs nulle besoin de faire allusion à ces faits d'arme là en présence d'Aord.
D'ailleurs, le jour de leur réunion était enfin arrivé et c'était avec impatience que Khepra se tenait sur la bordure du chemin principal reliant la Capitale au village. Sans réellement éprouver d'inquiétude, il espérait néanmoins que la première partie du périple de son compagnon s'était faite sans mal...
Le froid restait un obstacle, Khepra s’était un peu moqué de lui, mais il n’avait pas non plus complètement tort. Le voyage était difficile par un froid pareil et Aord était bien content de s’arrêter la nuit pour jeter sa tente magique à côté d’un bon feu. Aord réfléchissait à ce qu’il allait faire une fois arrivé. L’objet qu’il avait trouvé était un héritage sacré, relié au culte de Lucy. Avait-il le droit de le confier à un monstre ressuscité qui considérait les morts comme des manteaux ? Il l’avait bien vu l’autre soir, il avait changé de corps comme on change de sous-vêtement. Le thanatopracteur avait récupéré son ancien corps pour le faire incinérer tellement son état était mauvais. C’était cet individu qu’il comptait aider … Peut-être n’arriveraient-ils qu’à mettre un peu de glu sur un sceau percé de toute part et que sa vie misérable resterait un échec total …
Le temps ne lui avait pas donné de réponse ni ses prières à la déesse. Il savait qu’il n’y avait que lui pour décider de ce qu’il allait faire et pour l’instant, il n’avait en tête que sa promesse. Celle de lui redonner le goût de vivre au sens propre. Rougi par le froid, Aord aperçut les toits des chaumières derrière les arbres enneigés. Il était enfin arrivé, il n’était plus temps de réfléchir, mais d’agir. Une silhouette l’attendait sur le bord de la route. Aord fit tomber sa capuche, révélant son visage et sa barbe parsemée de flocon. Son visage était neutre, un peu comme la couleur de sa palette émotionnelle en ce moment : grise. Il n’était ni heureux ni malheureux de voir Khepra, il avait simplement envie d’en finir.
Le frère se planta devant lui. Son souffle formait de longs nuages de buée en l’air après l’effort de la marche. Il ne sentait ni le bout de ses doigts ni ses oreilles. En somme, toutes les extrémités de son corps étaient gelées. Il savait que Khepra ne ressentait rien de tout ça, et d’une certaine manière, il était un peu jaloux, mais si tout se passait bien, lui aussi souffrirait des affres de la mortalité.
« Bonjour … on dirait que ton corps a bien survécu au voyage. La saison froide a dû aider, j’imagine. Tu as repéré un endroit où l’on pourrait discuter à l’abri des regards. J’aime pas trop l’idée de parlers sur le bord de la route. Mais pas un endroit trop chaud, sinon ton corps risque de dégeler avec toutes les bonnes odeurs que ça implique … »
Aord se laissa guider en soufflant sur ses doigts pour essayer de récupérer un peu de chaleur vers l’endroit que Khepra voudrait bien lui montrer. Cela faisait trois jours qu’il était là, il avait bien dû faire du repérage ? Ils se retrouvèrent donc un peu à l’écart du village, dans un endroit caché par plusieurs chaumières. L’endroit parfait pour se faire égorger.
« Bien, tu t’en es tenu à ce qu’on a dit ? Tu ne t’es pas approché du temple ? dit Aord avec un regard inquisiteur. Il est encore tôt dans l’après-midi, je pense que je vais y faire un tour et voir ce que je peux trouver. Avec de la chance, l’objet qu’on recherche sera exposé comme une relique. »
Aord vérifia que cela lui convenait et d’écouter ses remarques où ses infos avant de prendre la direction du temple. Un petit village comme celui-là n’avait pas u temple de grande envergure. Quelques pierres posées pour former un ersatz de chapelle avec quelques bancs. Même le frère qui s’occupait des cérémonies n’habitait probablement pas sur place. Aord s’arrêta devant la porte, une foule s’était formée devant le bâtiment. Aord cru d’abord qu’ils étaient en train de prier, mais vu le capharnaüm de voix, cela ressemblait plutôt à un regroupement de curieux. Aord regarda Khepra et accéléra le pas pour savoir de quoi il en était. Plusieurs gardes empêchaient les villageois de s’approcher.
« Tu devrais pas trop t’approcher, je vais voir ce qu’il se passe, dit-il à Khepra. »
Le frère fendit la foule et tomba sur un garde taillé dans le marbre qui le repoussa avant qu’il ne fasse un pas de plus.
« C’est une scène de crime, personne n’entre.
- Une scène de crime ? répéta Aord sur le coup de la surprise.
- Ouai, alors dégage, le frère s’est fait tuer dans la nuit. »
Le visage d’Aord blêmit et instinctivement, son regard glissa vers Khepra. Non, il ne serait pas assez bête pour faire ça … pas maintenant. Aord se ressaisit et attira l’attention du garde.
« Je suis le frère Svenn, directeur de la morgue de l’Astre de l’Aube. Puis-je voir le corps ? J’ai quelques compétences en médecine légale. »
Le soldat sembla réfléchir un long moment avant d’aller demander à son supérieur. Ce dernier vint à la rencontre d’Aord. Un homme moustachu d’une quarantaine d’années qui semblait n’avoir jamais vu un tel incident dans sa campagne profonde.
« Caporal Poiritrot, enchanté frère Svenn. Pour l’instant nous examinons la scène de crime, mais nous déplacerons le corps ce soir. C’est une bénédiction de Lucy que vous soyez là. Le frère Tom était le seul frère du coin, nous ne savions pas comment lui donner une fin digne. Vous pourrez vous en occuper ?
- Bien sûr Caporal. »
Le soldat salua le religieux et retourna faire son travail morbide. Aord regarda par-dessus son épaule et remarqua un écrin sur l’autel assez grand pour y contenir une pierre, mais il était vide. Comme il le pensait, la pierre avait disparu …
Aord s’éloigna, mais un garde le rattrapa.
« Attendez frère Svenn, le caporal m’a dit de vous accompagner à l’auberge pour que vous puissiez vous restaurer.
- Merci bien, dit Aord avec un sourire. »
Le soldat l’accompagna donc à l’auberge. Au moment où ils passèrent à côté de Khepra, le frère lui souffla quelques mots dans le vent.
« Rejoins-moi ce soir. »
~~~
La nuit était tombée. Aord faisait les cent pas dans la petite bâtisse qu’on lui avait allouée pour faire office de morgue. Il contemplait le corps du frère étalé devant lui, couvert de blessures. Le pauvre avait visiblement été torturé à mort. Il ne fallait pas être un génie de la médecine pour dresser un tableau des causes de la mort. Aord était horrifié et en même temps, une colère sourde bouillonnait en lui. Il vit une ombre passée devant la fenêtre et l’ouvrit pour laisser entrer Khepra.
« C’est ton œuvre ? cracha Aord comme seule salutation, tout en désignant le cadavre derrière lui du pouce. »
Aord pénétra enfin le champ de vision de la créature qui s'éveilla aussitôt. D'un mouvement presque mécanique, Khepra pivota la tête pour faire face à ce dernier, laissant choir sans y faire attention un tas de neige accumulé sur ses épaules. Il abaissa d'une main l'écharpe qui masquait partiellement son faciès blanchâtre, révélant ainsi son expression inhabituellement grave. S'amusant un peu des remarques d'Aord quant au soin qu'il avait apporté à cette enveloppe, il laissa un faible sourire lui échapper.
"Et toi je vois que tu t'es pas fait bouffer sur la route, c'est déjà pas mal."
Les retrouvailles ainsi complétées, les deux individus se mirent en route et Aord tâcha de s'assurer que Khepra n'avait pas manqué à ses engagements et obligations, chose que le mort-vivant accueillit en levant ses yeux au ciel. Tout en réajustant son écharpe avant de chasser encore un peu de cette neige dont il réalisait enfin qu'il était recouvert, il reprit la parole avec agacement :
"Ecoute, je sais que t'es pas habitué à composer avec des types comme moi mais 'va falloir te faire à l'idée. Je suis un tueur, on est d'accord, mais pas une bête sauvage. Non j'ai pas approché le temple et non, j'ai bouffé personne."
Avant même qu'Aord n'ait l'occasion de rétorquer, leur conversation fut brusquement interrompu par le brouhaha généré par une foule curieuse qui s'était accumulée devant leur objectif. Khepra fronça les sourcils, très surpris de découvrir un tel engouement pour ce vieux temple qui n'était supposé attirer qu'une poignée de pèlerins occasionnels. Alors qu'il s'apprêtait à se mettre en marche, le thanatopracteur le stoppa net et l'encouragea à ne pas s'approcher davantage. Le Non-Mort soupira lourdement, croisa les bras puis lança d'un air boudeur :
"Va, va."
Aord s'éloigna de lui et disparut dans la foule, occasion que Khepra décida de saisir pour aller à l'encontre des directives que l'homme de foi venait de lui donner. Que croyait-il, après tout ? Un assassin était tout de même capable de passer inaperçu, cela faisait plus ou moins partie du métier. Le mort-vivant s'avança donc avec mesure, tâchant de rester à bonne distance d'Aord afin de glâner quelques informations sans risquer de se faire répérer et ce qu'il entendit eut le don de le surprendre.
Un meurtre ?
Voilà qui compliquait leurs affaires. Khepra parvint à entendre la voix de son collaborateur qui s'élevait par dessus celle des autres et comprit bien vite que ce dernier s'apprêtait à s'impliquer dans l'affaire. C'était un choix judicieux, en vue de la situation, mais l'immortel n'avait aucun rôle à jouer dans cette histoire pour le moment. Il décida donc de s'éloigner furtivement, attendant patiemment le retour de son camarade pour décider de la suite des opérations.
A nouveaux rassemblés en de sordides circonstances, les deux hommes semblaient être revenus au point de départ de leur rencontre : dans une morgue et à deux doigts de se faire la peau. Pas loin d'envisager l'éclat de voix, Khepra manqua de perdre patience mais tâcha de rester aussi diplomate que ce que son mauvais caractère lui permettait en vue de la situation. Il ne pouvait se permettre de se mettre Aord à dos, sa présence étant pour ainsi dire essentiel au bon déroulement de la suite des opérations.
"Par pitié, fais l'effort de me croire deux minutes : J'ai-suivi-tes-instructions. J'ai refroidi personne. Ca va rentrer ?"
Le mort-vivant contourna ensuite le nécromancien, détaillant avec dédain l'apparence du cadavre qu'on leur avait mis sur les bras. Khepra était tout aussi en colère que son vis-à-vis et rêvait de mettre la main sur le rat qui s'était permis de faire ce coup au moment où ils en avaient le moins besoin. Pour l'heure, il s'agissait surtout de rassurer son collaborateur. Non sans effort, le monstre parvint à se calmer et reprit avec plus de délicatesse :
"Soyons cohérent, Aord : j'ai besoin de toi pour trifouiller cette relique. Pas que ça m'enchante, mais j'ai pas le choix. Quel intérêt j'aurais eu à tuer ce pauvre gars et à le laisser bien à la vue de tout le monde juste pour nous coller la Garde sur le dos ?"
Accordant un dernier regard au macchabé en question, il laissa une grimace dédaigneuse se dessiner sur son faciès blafard avant de conclure :
"Et en plus, ça a été fait sans élégance. Quand je bosse, je fais ça plus proprement."
Ce n'était pas un argument qui allait dans son sens, mais c'était tout ce qui lui venait sur le moment. Le mort-vivant s'approcha ensuite de la fenêtre par laquelle il était entré, s'assurant qu'elle était bien fermée puis sembla soudainement frappé par une grande révélation. Effectivement, ce meurtre n'avait aucun sens, un peu comme un coup monté. Il se figea brusquement puis, d'un coup, il se retourna vers Aord :
"Oh, les salopards."
Il fila à vive allure jusqu'au corps, qu'il se mit à trifouiller frénétiquement, analysant chaque plaie qu'il découvrait. Cela ne lui révéla malheureusement aucun indice particulier et ce fut alors un élan de frustration qui le frappa, le poussant à abattre violemment son poing sur la table où était entreposé le corps. Après un bref silence, il expliqua avec hésitation les raisons de cette soudaine colère à son compagnon :
"Ecoute, je vais pas entrer dans les détails mais je connais plutôt bien une organisation qui a tendance à s'intéresser aux artefacts tels que celui qu'on recherche. Le savoir sous toutes ses formes, les secrets bien gardés, c'est leur tasse de thé."
Il hésita encore, essayant de choisir ses mots avec intelligence. Il en disait déjà trop.
"Tout ça pour dire que je m'entends plutôt bien avec eux en règle générale mais en ce moment, on est un peu en froid, disons qu'on s'est perdus de vue. Et les connaissant, ils seraient capables de foutre leur vilain museau dans nos affaires juste pour m'emmerder. Ca, ce serait le genre de la maison."
Assurément, il espérait se tromper. Il préférait cent fois avoir un simple tueur à gérer plutôt que la Cabale sur les côtes.
« Techniquement tu avais pas besoin de moi, le frère qui est allongé là en savait énormément sur cet objet. Tu aurais pu essayer de le faire parler avant que j’arrive pour te passer de moi vu qu’on ne se fait pas confiance. »
Et c’était entièrement de la faute d’Aord, il le savait. Intérieurement il ne faisait plus confiance à personne et encore moins les criminels. Il en avait marre de se faire avoir, kidnapper ou blesser. Khepra pourrait bien faire ce qu’il veut, Aord garderait toujours un œil sur lui.
« Donc si je résume t’as une bande de … de … d’assassins au cul ? Et moi je trempe là-dedans maintenant ? Super … »
Aord leva les yeux aux ciels. De mieux en mieux, voilà qu’il trempait malgré lui dans un règlement de compte entre gangs. S’il n’était pas aussi froid que son collègue à la fin de la soirée, il en remercierait presque la déesse.
« Et ils veulent quoi ? Parce que je compte pas me mettre en travers de vos affaires moi, donc si tu pouvais les régler sans que je sois impliqué, je t’en saurais gré. »
Aord réfléchit un instant et se pencha sur le cadavre du pauvre frère de Lucy. Ses marques étaient clairement dues à une lame et pas des griffes, excluant toute attaque animale. Il aurait beau espérer, il était dans la merde. Le frère hésita avant de reprendre :
« La pierre a disparu donc tes supers copains ont dû se servir … »
Le religieux s’arrêta de parler et se tourna vers son sac pour en sortir son livre. Khepra le connaissait bien maintenant, alors il ne le présenta pas.
« Avec ça on devrait trouver quelques indices. »
Il posa la main du cadavre sur la couverture et laissa la magie s’opérer, puis il ouvrit le grimoire et posa les doigts dessus. Ses yeux blanchirent immédiatement et il se plongea dans les souvenirs du mort. Ses doigts glissaient sur la page, comme pour faire défiler les bribes de son passé plus rapidement. Ce petit manège dura 5 minutes avant qu’Aord s’écarte du grimoire totalement essoufflé.
« Putain de cinglé … »
Le frère prit un peu de temps pour récupérer son souffle visiblement, ce qu’il avait vu l’avait profondément choqué. Il désigna le bouquin posé devant lui.
« Vas y regarde si tu le connais, tu poses la main et tu insuffles un peu de magie. »
Aord s’assit sur un tabouret, incapable de rester debout. Khepra s’avança et posa lui aussi la main sur le livre.
~~~
Tu es attaché à un mur, dans ce qui semble être un sous-sol froid et humide. Tu as peur, tu es terrifié. Devant toi, une silhouette impossible à distinguer prépare des ustensiles de tortures sur une table.
« …. Lucy … prêtre …. »
Il se tourne alors vers toi, son visage semble si pâle, mais une tache noire t’en cache une grande partie. Seuls ses yeux luisants d’une lueur violette sont visibles. Le souvenir n’est pas clair, il est déformé par la mort. L’homme parle, une voix caverneuse, d’outre-tombe. Un peu comme celle de Khepra. Il s’approche de toi et …
~~~
Quand Khepra ouvre les yeux, son visage est tout proche de celui d’Aord, front contre front. Le frère est allongé sur le sol et un mince filet de sang coule sur sa joue depuis l’endroit où il a été assommé. Derrière lui, le cadavre du frère mort se tient debout, essayant d’essuyer le sang qu’il y avait sur le tabouret avec lequel il avait assommé le frère. Il tourna alors son regard vers le crâne qu’habitait l’âme de Khepra. Pendant qu’il était plongé dans les souvenirs, il lui avait promptement tranché la tête qui se trouvait maintenant par terre à côté du corps inconscient de son partenaire nécromancien.
« Ah on émerge enfin ! »
Le cadavre se déplaça, posa le tabouret devant Aord et ramassa la tête de Khepra pour la porte au niveau de son visage. Un sourire macabre se dessina sur les lèvres.
« Je pensais pas qu’un autre cadavre ambulant se pointerait ici. T’es aussi à la recherche d’un peu de vie ? T’as entendu parler des légendes ? Tu sais comment elle marche ? »
Il plongea la main dans sa gorge et en sortit une pierre lumineuse qui n’était pas sans rappeler l’artefact qu’Aord et Khepra poursuivaient depuis quelques jours. Il le fit rouler dans sa main.
« Tu vois, j’ai essayé de cuisiner le petit prêtre du temple pour savoir comment on l’utilisait, mais il passait son temps à prier Lucy. »
Les yeux mauves glissèrent sur Aord, toujours évanoui sur le sol.
« Le tiens à l’air d’en savoir un peu plus, tu veux pas partager ? ricana-t-il. »
Après avoir exploré avec quelle violence le malheureux s'était fait éviscérer par un mystérieux bourreau, l'Immortel reprit connaissance et ce fut par réflexe qu'il tenta de reprendre le contrôle des membres du corps dont il était actuellement l'hôte, il fut donc très surpris de découvrir qu'il ne parvenait plus à exercer son emprise sur ce dernier. Reprenant peu à peu ses esprits, il réalisa finalement toute l'horreur de sa situation : le voilà décapité, à la merci du premier venu. Devant lui se trouvait un Aord visiblement malmené et inconscient, probablement lui aussi victime du même agresseur.
Incapable de se mouvoir, le monstre éternel parcourut la pièce des yeux et put vaguement discerner qu'elle avait été passablement saccagée. Plus étonnant encore, le cadavre qui faisait l'objet de tous leurs questionnements s'était volatilisé. Encore incapable de conceptualiser la réalité de la chose, Khepra tenta d'émettre diverses hypothèses quant à l'identité de son tortionnaire mais ce fut une voix tout aussi macabre que la sienne qui vint le tirer à ses interrogations. Il fit rouler ses yeux jaunâtres dans leurs orbites en direction du son, découvrant alors l'agresseur avec effroi et incompréhension.
"Attend... quoi ?"
Soulevé du sol comme une vulgaire sacoche, la créature privée de corps se retrouva dans une position impensable, car ce fut face à une autre âme damné qu'il crut se retrouver. Les yeux de l'étranger étaient animés d'une lueur mystique mais, plus important encore, il possédait l'enveloppe corporelle du fameux prêtre assassiné. Khepra voulut répondre aux moqueries de son vis-à-vis, mais le choc était si grand que les mots ne lui venaient même plus. Lui qui était pourtant toujours porté sur la moquerie se retrouvait bouche bée, incapable de la moindre vocalisation.
"Bah alors, t'as perdu ta langue ? Bouge pas, elle doit traîner quelque part. Je vais bien finir par te la retrouver..."
Tout en ricanant de plus belle, celui qui arborait le faciès de l'homme de foi fit mine de fouiller un instant, avant de reprendre son sérieux pour faire à nouveau face à Khepra qui n'en revenait toujours pas de s'être découvert un jumeau maléfique. Si la simple existence de cet être était déjà extraordinaire car Khepra s'était toujours cru seul au monde, le fait qu'il soit parvenu à doubler le Non-Mort et à le coincer dans une telle situation l'était d'autant plus. L'imposteur toqua sur le crâne de l'éternel pour le ramener à lui, ce qui n'eut pour effet que de le faire loucher. Tout en lui jetant un regard désapprobateur, le faux prêtre reprit :
"He ho, y'a du monde là-dedans ? Je t'ai cassé en t'coupant la tête ou quoi ?"
Khepra fronça les sourcils, laissant ses yeux traîner dans le vide avant de bafouiller une réponse :
"Mais... mais t'es qui toi ?"
Visiblement lassé de ne rien obtenir via cette interaction, l'inconnu soupira avant d'entamer une brève explication :
"Bah j'suis comme toi mon vieux. T'as quand même pas cru que t'allais être le seul à te taper une malédiction comme celle-ci non ? Immortel, paumé, on s'accroche au peu de vie qu'il nous reste. On cherche, on fouille à droite à gauche et on finit par trouver une piste, pas vrai ?"
Il s'esclaffa à nouveau, puis reprit :
"Ma piste, pour le coup, c'est toi. Je sais que tu te crois invisible mon grand, mais t'as toujours laissé traîner des merdouilles derrière toi. D'ailleurs méfie-toi, j'suis pas le seul que t'as sur le cul. Enfin bref, ça fait un moment que je tourne autour de ton pote le prêtre mais il m'a esquivé juste avant que je le chope, justement pour venir te rejoindre. Depuis, j'te colle au train."
L'expression de Khepra se fit alors plus grave mais étrangement plus apaisée. Ces explications ne le rassuraient pas le moins du monde, mais lui permettaient toutefois de reprendre pied avec la réalité des faits. Ce zombie semblait tout aussi fou que lui, à en juger par ses méthodes plutôt drastiques. Il allait falloir collaborer pour survivre, c'était une évidence, mais certainement pas avec ce sadique.
"Il suffisait de demander, petit blagueur. C'était pas la peine de me raccourcir. Quand y'en a pour un zombie, y'en a pour deux. Réveille le religieux, j'espère que tu me l'as pas abimé parce qu'on en a besoin entier pour le rituel."
"Le rituel ?"
"Bah évidemment, tu crois qu'on est là pour quoi ? Il faut un homme de foi pour une résurrection, c'est la base. Comme quoi, t'es pas super malin d'avoir refroidi le tien, tu l'avais sous la main. Et puis joue pas trop avec la relique, tu vas l'exploser."
Mensonge éhonté, mais nécessaire; il était absolument hors de question de concéder quoi que ce soit à ce petit empafé de voleur de relique. Tout en gardant le crâne de Khepra dans sa main gauche, l'imposteur s'empara d'un seau d'eau glacée normalement dédié au nettoyage, dont il vint projeter sans ménagement le contenu en plein dans la poire d'Aord. Faisant mine de vouloir coopérer avec son faux frère, le Non-Mort tâcha ensuite de se montrer aussi dédaigneux et moqueur que ce que ses talents d'acteur lui permettaient.
"Debout là-dedans ! T'as gagné un deuxième client mon vieux alors filoche ! Y'a du pain sur la planche et des morts à ranimer !"
Il fallait qu'il comprenne, il fallait qu'il sache qu'il avait encore un allié dans cette pièce. Avant même d'être convaincu qu'Aord ait pu reprendre possession de ses moyens, le menteur enchaîna aussitôt dans l'urgence :
"Bon, on traîne pas. Pas d'objection à faire le boulot deux fois ? Y'a mon copain ici présent qui a aussi besoin d'un coup de neuf, tu lui fais la même formule qu'à moi ?"
Allez Aord, fais marcher tes méninges ou on y passe tous les deux. T'as pas intérêt à déconner.
« Arrête de crier une sec … »
Le visage d’Aord vint croiser le regard cadavérique de leur nouvel ami et il blêmit. Ses neurones engourdis finirent enfin par se reconnecter et il comprit la situation. Une vague de dégoût passa sur son visage quand il réalisa que le corps du frère était ainsi parasité par cette chose. Il n’avait jamais vraiment tiqué en voyant Khepra, mais voir un frère de Lucy ainsi traité, cela lui soulevait le cœur.
« Espèce de fils de p …
- He oh ! N’insulte pas ma mère. C’était une sainte femme morte bien avant ta naissance, ricana le cadavre. »
Les yeux d’Aord glissèrent sur le crâne de Khepra qui n’avait pas l’air d’en mener large dans cette position. Au mois, il savait que son ennemi semblait aussi être celui de Khepra, mais après ce qu’il lui avait dit tout à l’heure, c’était probablement aussi la faute du non-mort si Aord se retrouvait ainsi menacé.
« Mon nouveau pote me dit qu’il faut un rituel pour utiliser ça … »
Les yeux d’Aord s’écarquillèrent quand il sortit la gemme de sa poche pour la lui présenter. Évidemment qu’il l’avait, s’il avait enlevé le frère du temple ce n’était pas sans raison. Les pièces du puzzle commençaient à se mettre en place dans sa tête.
« C’est un objet sacré que les sales zombies dans votre genre ne pourront jamais utiliser. »
Son vis-à-vis eut l’air contrarié.
« L’autre frère m’avait aussi dit la même chose. Tant pis, je trouverai sûrement un érudit au marché noir qui saura en faire quelque chose. Tu passeras le bonjour à Lucy de ma part ? »
Il envoya le crâne de Khepra rouler sur le sol avant d’attraper l’épée qu’Aord avait laissée dans un coin juste au cas où Khepra deviendrait ingérable, ce qui se retournait contre lui en cet instant. Aord recula, mais il n’ait nul par où fuir. Une attaque d’estoc et il rejoignait ses ancêtres. Le religieux leva la main en essayant de gagner du temps.
« Attends, attends, ça veut pas dire qu’on ne peut rien y faire ! »
La lame s’arrêta à mis chemin et le regard du cadavre lui indiquait qu’il était tout ouïe.
« Pour l’utiliser il faut … il faut prier la déesse avec toute son âme et la charger d’énergie de foi !
- Tu veux que je me mette à genoux et que je prie Lucy, sérieux mec ?
- C’est l’idée oui … »
La lame s’abaissa et Aord souffla de soulagement. Le cadavre ambulant regardait la pierre comme si un monceau d’insultes était gravé à sa surface. L’idée ne semblait pas lui plaire. Après tout, il était très très loin de la rédemption. Tout d’un coup, son regard s’illumina et il tourna ses yeux vers le frère qui essayait de l’embobiner.
« Pourtant, elle n’a pas réagi quand ton copain priait corps et âmes l’autre fois. Je doute de pouvoir faire preuve de plus de piéter que lui … Tu te foutrais pas un peu de ma gueule le prêtre ? »
Son visage se déforma sous l’effet de la colère et il brandit son épée au-dessus de sa tête près à en finir avec ses deux branlots qui lui faisaient perdre son temps, mais c’était trop tard. Aord souffla de toutes ses forces et son pouvoir vint cueillir l’assassin au moment où son épée s’abattait. Il s’arrêta en pleine action comme paralysé sur place. Aord le fixait sans cligner des yeux, le visage rouge écarlate sous l’effort qu’il déployait pour prendre le contrôle du corps. Ce type était bien plus fort que Khepra, sûrement plus vieux aussi ou alors il avait un renfort magique, car Aord ne pouvait pas détourner les yeux sans risquer qu’il prenne le dessus.
« Putain Khepra, si tu as un atout dans ta manche, c’est le moment de le sortir … Il est vraiment très … fort, marmonna le frère en serrant les dents. »
Le bras armé du cadavre entama alors un mouvement très lent, mais qui s’approchait dangereusement d’Aord. Ce dernier recula d’un pas et une petite goutte de sueur froide lui coula dans le dos. D’un mouvement de la tête, il obligea le cadavre à lâcher son épée qu’il fit glisser plus loin d’un mouvement de pied. Soudain, les yeux du cadavre s’illuminèrent à nouveau de leur éclat violet et Aord émit un grognement. Le cadavre se mut à une vitesse folle et plaqua le frère contre le mur, le soulevant par le coup au point qu’il ne touchait plus le sol avec ses pieds. L’assassin l’obligea à lever la tête en lui pressant le menton, empêchant Aord de le regarder pour reprendre le dessus. Il se débattit, donnant autant de coups qu’il pouvait, mais comme son adversaire ne sentait rien, cela ne lui faisait ni chaud ni froid.
« Putain de merde, c’était quoi ce truc ? J’ai eu l’impression de me faire violer. Ah, j’en ai encore les muscles qui tremblent brr … cracha leur ennemi. T’as bien failli m’avoir, mais je suis trop vieux pour céder face à un gamin, alors fais-moi plaisir petit prêtre et meurt bien gentiment, toi et ton pouvoir à la con ! »
Il resserra sa main autour du coup d’Aord qui se débattit encore plus quand il réalisa qu’il avait du mal à respirer. Un épais filet de brume s’échappa de sa bouche et glissa sur son agresseur sans rien lui faire.
« Petit ça ne marche plus ton truc, t’as laissé passer ta chance ! »
Mais ce n’était pas ce qu’Aord cherchait à faire. La brume continua sa route dans le dos du mort-vivant et alla cueillir la tête de Khepra qui observait la scène depuis le début, impuissante. Le pouvoir d’Aord fit alors son office et progressivement, le crâne s’éleva pour rejoindre le reste de son corps afin d’y être soudé de nouveau par la magie du nécromancien. Aord observait cette scène qui allait beaucoup trop lentement pour lui, alors que des taches lumineuses commençaient à envahir sa vision.
« Khe … pra … souffla-t-il avec le peu d’air qu’il lui restait. »
"Dans ma manche ? J'ai pas de manche, j'suis qu'une tête ! 'Va falloir que tu trouves une astuce ou sinon on va y passer tous les deux, garçon !"
Le combat contre l'éternel semblait perdu d'avance et c'était avec un effroi absolu que Khepra observait en silence son seul allié qui se faisait malmener. De toute évidence, l'assassin n'allait pas lui laisser la moindre chance et, une fois le frère hors d'état de nuire, il n'allait certainement pas s'arrêter là. Tout dépendait d'Aord et, malheureusement, tout espoir semblait déjà perdu. Khepra trouvait bien ironique de succomber de la main d'un autre mort-vivant, d'une part, mais il trouvait surtout inadmissible de perdre la vie alors qu'il entrevoyait enfin le terme de sa quête.
Alors que tout paraissait terminé, une vague de brume défila à toute allure et vint englober son crâne. Il absorba malgré lui la manifestation magique et reconnut sans la moindre peine son auteur, car la sensation glaciale qui parcourut sa boite crânienne ne laissait aucunement place au doute. Il se sentit rouler et fut ramené en un éclair jusqu'à son corps d'emprunt, auquel il se fixa sans encombre. Le zombie sentit qu'il reprenait le contrôle de son enveloppe et ce fut avec un sourire malfaisant qu'il comprit que c'était à lui de jouer. Entre ses crocs, il marmonna :
"Là mon vieux, tu vas pas être déçu du voyage."
L'imposteur pivota légèrement, apparemment surpris d'entendre à nouveau la voix de son semblable mais il fut bien trop lent. Avant même qu'il ne puisse envisager une riposte, une dague acérée se planta solidement sous sa clavicule. L'immortel sembla vouloir prendre la parole mais fut brutalement coupé dans son élan lorsque Khepra fit levier sur sa prise, détruisant une poignée d'os par la même occasion et forçant son ennemi à lâcher la gorge d'Aord.
"Commence par laisser mon pote tranquille, d'une."
Une fois l'homme d'église libéré, Khepra releva la lame toujours profondément enfoncée dans la carcasse de son adversaire et força ce dernier à reculer de quelques pas, l'éloignant ainsi de force d'Aord et le contraignant donc à un duel entre zombies. Se sachant en danger, Khepra ne laissa pas la moindre opportunité à son opposant de reprendre ses moyens et fit surgir sa seconde main armée de l'ombre. Avec une vivacité féline, il vint planter sa deuxième dague en plein dans la joue de son ennemi qui ne sourcilla évidemment pas, étant lui-même immunisé à toute forme de douleur. Non sans difficulté, le mort-vivant parvint toutefois à s'exprimer malgré l'acier qui obstruait sa gueule tordue :
"T'fas le re'vretter 'fa."
L'épée du monstre vint s'abattre verticalement, manquant de peu de s'écraser en plein sur le crâne de Khepra qui esquiva l'assaut d'un bref pas de côté. L'acier s'enfonça dans son épaule, creusant certes un sillon dans sa chair putride mais le laissant indifférent. Ce fut alors qu'une scène absolument surréaliste s'entama car, dans un élan de colère partagée, les deux morts-vivants entreprirent de s'embrocher mutuellement à divers endroits dans ce qui semblait être une curieuse valse sanguinaire. Tous deux insensibles à la douleur, ils s'acharnaient à viser les vertèbres de leur ennemi mais aucun ne parvenait à prendre l'ascendant sur l'autre.
Fort heureusement pour Aord, ce fut Khepra qui eut en premier la présence d'esprit de sortir de ce cycle d'imbécilité. Il abandonna l'une de ses dagues au dessus de la clavicule de son opposant puis vint agripper le scarabée qu'il stockait dans l'une de ses sacoches. Lorsqu'il extirpa l'artefact de son étui, l'adversaire eut tout juste le temps de lui jeter un regard incrédule car Khepra se montra excessivement vif et vint plaquer l'insecte mécanique contre son torse. Les pattes s'enfoncèrent aussitôt dans sa chair et le rire dément de son porteur s'éleva tandis que la brume bleue l'enveloppait de toute part.
"Et un truc comme ça, t'en as un ?"
Sa voix rendue fantomatique par sa propre magie conférait à Khepra une aura si effroyable que même son terrible opposant parut ressentir une vague de crainte à son égard. Il ne se laissa néanmoins pas abattre et parvint à décoincer son épée, qu'il enfonça d'un geste expert en plein dans l'orbite de Khepra, ce qui arracha à ce dernier un rugissement de colère. Contre toute attente, il était parvenu à percer le crâne, et toute la substance de Khepra s'en échappait lentement dans un mince filet azur.
Rendu extrêmement habile par son artefact, le zombie blessé vint se mouvoir tel un serpent et extirpa l'acier de là où se trouvait son oeil percé, avant de se tordre de manière surnaturelle pour asséner à l'imposteur un uppercut si sauvage qu'il lui en décrocha aussitôt la mâchoire. Profitant d'avoir momentanément incapacité l'ennemi; Khepra enchaîna finalement par un assaut à la dague en plein centre de la gorge. Il entama enfin une vertèbre et vint amplifier son mouvement d'un geste du poignet parfaitement surhumain, ce qui marqua enfin la rupture osseuse qu'il espérait obtenir depuis le début de leur altercation.
En l'absence de connexion directe entre la tête et la colonne, l'imposteur perdit aussitôt tout contrôle sur l'organisme qu'il parasitait et sa carcasse vint s'abattre violemment sur le sol dans un fracas assourdissant. Visiblement apeuré, le malheureux tenta de raisonner son confrère immortel tant bien que mal tandis que ce dernier levait sa botte avec une lenteur mesurée.
"Nonononon ! Khepra, Khepra, calme-toi. On peut en discuter, d'accord ? T'es comme moi, tu sais ce que c'est, on peut trouver un arrangement, hei..."
Le pied de Khepra vint s'abattre tel une masse sur le visage de l'adversaire, lui coupant la parole et lui brisant le crâne dans une série de craquements abjects. Un épais nuage de fumée violette s'en échappa avant de se concentrer en une sphère vaporeuse qui voleta aux quatre coins de la pièce à la recherche d'une enveloppe. Après quelques secondes, elle perdit en substance en s'évapora dans un dernier hurlement fantomatique, restituant enfin le calme dans la pièce. Aord était à bout de souffle, mais Khepra réalisa enfin qu'il s'affaiblissait lui aussi. Ses jambes squelettiques cessèrent de le porter et il tomba lourdement sur son derrière tel un mannequin inanimé. D'une voix faiblissante, le monstre tenta d'appeler son allié à son secours :
"Aord ? J'suis en train de crever là."
Etonnamment neutre malgré l'urgence de la situation, le zombie dont l'âme partait littéralement en fumée se contentait de jeter un regard inquiet à l'homme d'église.
Le frère se précipita pour boucher le crâne de Khepra avec un linge fourré avec de la paille ramassée à la va-vite. Son corps était complètement foutu, même si Aord lui recousait la tête sur les épaules, ça ne tiendrait pas longtemps et il n’avait pas assez de jus pour utiliser son pouvoir en permanence. Bientôt, Khepra redeviendrait une tête parlante. Une fois le mort-vivant sauvé, Aord s’effondra sur une chaise et contempla la catastrophe. Le cadavre qu’il était sensé examiner était dans un sal état, percé de partout et le crâne défonce. Le corps de Khepra allait bientôt devenir un problème, car il n’y avait qu’un cadavre au départ dans cette pièce et la garde attendait toujours son rapport. Il était dans la merde … jusqu’au cou.
Toutefois, il n’oubliait pas ce que Khepra avait fait. Son regard croisa ses orbites lumineuses et pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontré, il lui sourit. Ce n’était pas un sourire éclatant, mais un ersatz de sourire en coin. Au moins, on pouvait sentir une émotion positive derrière.
« Merci de m’avoir sauvé … parvint-il à articuler d’une voix rauque et cassée. »
À peine avait-il prononcé ces mots qu’une lumière éclatante emplit la pièce. Aord, curieux, chercha son origine du regard. Elle semblait provenir de dessous une armoire. Il se coucha sur le sol et étendit son bras à l’aveuglette et tâtonna à l’aveugle. Il sentit alors un objet qu’il sortit de dessous la commode. La larme de béatitude étincelait de mille feux dans la paume de sa main. Le regard d’Aord glissa vers Khepra puis vers la pierre.
« On dirait qu’on vient de trouver comment l’activer. »
Le frère rangea la pierre dans sa poche et se leva.
« Il faut qu’on parte d’ici. Il est hors de question que je fasse mes tests maintenant. Il nous faut un environnement contrôlé. En plus, je dois remettre de l’ordre dans ce bordel avant que la garde me tombe dessus.»
Il écarta les mains pour désigner le carnage qui l’entourait. Si la garde revenait maintenant, il n’aurait aucune idée de comment expliquer cette scène surréaliste. Il se mit donc à la tâche.
« Reste près de moi Khepra, dans 30 minutes mon pouvoir va cesser de faire effet et ta tête va ses décrocher. Il faut qu’on trouve un endroit pour enterrer ton corps et ne pas éveiller plus de soupçon. Donc t’éloigne pas. J’en ai pour une heure ou deux … »
Aord se mit à la tâche en commençant par nettoyer le sol de la pièce qui était recouvert de choses innommables. Puis, il récupéra le corps du frère et l’allongea sur la table pour terminer l’autopsie que la garde avait demandée. Il en profita pour masquer le plus de coups de couteau posthumes que la dépouille avait reçus. Il parvint également à redresser quelque peu le visage écrasé, mais sans son pouvoir, c’était impossible de le rattraper. Aord eut une idée, il utilisa son pouvoir pour reconstruire le visage puis alla chercher un peu de plâtre pour réaliser un masque mortuaire qu’il peignit à la va-vite et d’une main experte. Il enveloppa ensuite la tête à l’intérieur et le colla à même le crâne pour dissuader quiconque de l’enlever.
À un moment, la tête de Khepra roula à ses pieds, signe que son pouvoir ne faisait plus effet. Il le déposa sur un coin de la table en attendant de finir sa besogne pour la garde. Lorsqu’il eut terminé, le soleil pointait déjà à l’horizon. Aord souffla pour la quatrième fois, et Khepra récupéra son corps temporairement. Le frère clignait des yeux pris de vertiges et de nausées, mais aussi parce qu’il avait passé toute la nuit à travailler après une journée de marche complète. La fatigue alourdissait ses paupières et ses muscles.
« Mon pouvoir fera pas effet bien longtemps. On va aller cacher ton corps dans les bois, une fois cela fait j’irai faire mon rapport à la garde et puis j’irai dormir à l’auberge. On partira demain quand tout se sera tassé et une fois à la capitale on regardera pour ton objet. Je te transporterai tout le voyage. Ça te va ? »
De toute façon, il n’avait pas bien le choix, d’ici 20 minutes il redeviendrait une tête qui chouine.
La situation désormais calmée ou du moins pour le moment, Khepra et Aord profitaient de l'accalmie pour se ressaisir. Le mort-vivant était toujours sous le choc de s'être découvert un semblable, et de surcroit un ennemi de cette trempe. De toute évidence, il allait devoir se montrer plus prudent à l'avenir car, s'il venait réellement de mettre la main sur un artefact aussi puissant qu'il le croyait, il valait mieux s'attendre à un second tour. D'autres viendraient, probablement pas moins préparés que celui-ci.
Après un moment de silence propice à ces réflexions, Khepra fut surpris d'entendre ce à quoi il n'avait pas été habitué depuis un paquet d'années, à savoir les remerciements sincères d'Aord après son sauvetage. Incapable de répondre convenablement à une honnête manifestation de la reconnaissance d'autrui, le monstre se contenta de lui jeter un regard en biais et hocha machinalement la tête en esquissant un vague sourire en coin.
Subitement, une lueur aveuglante fit son apparition sous un meuble. Craignant un tour de passe-passe de leur ami immortel, Khepra porta une main au fourreau de l'une de ses dagues mais Aord ne se fit pas prier et s'empressa de récupérer l'objet caché, qui n'était autre que la fameuse relique tant convoitée ! Non sans une once d'amusement, Aord releva qu'ils venaient sans doute de découvrir par hasard le fonctionnement de l'artefact, chose à laquelle Khepra répondit d'abord par un haussement de sourcil plein d'incrédulité, avant de prendre la parole :
"Attend, le bidule s'illumine parce que tu m'as dit merci ? C'est ça le truc ?"
Effectivement, cela semblait être le cas. Ne sachant pas encore que faire de cette nouvelle, les deux hommes décidèrent de se concentrer d'abord sur l'aspect plus urgent de la situation, à savoir les quelques gardes qui risquaient fort de se demander pourquoi le cadavre qu'Aord était supposé inspecter se retrouvait par terre, les vêtements déchirés et le crâne broyé. Le prêtre intima à son compagnon qu'il était temps de prendre la poudre d'escampette, chose que le mort-vivant confirma aussitôt.
"Ouais, on ferait mieux de remballer. Sans compter que j'ai aucune envie de finir en pièces détachées."
S'il était à l'abri de la plupart des angoisses ressenties usuellement par les mortels, Khepra n'était pas un grand amateur de l'idée de se retrouver privé de corps. En effet, il avait subi cette torture pendant des dizaines d'années et c'était partiellement pour cette raison qu'il avait perdu la raison peu à peu, alors réitérer l'expérience contre son gré n'entrait évidemment pas dans ses projets. Il allait devoir se résoudre à faire confiance, une fois encore, en la bonté aveugle d'Aord.
"J'ose espérer que t'as pas dans l'idée de m'écrabouiller la tronche."
Les mots étaient prononcés sur le ton de l'humour, mais une infime part d'inquiétude subsistait dans l'esprit de la créature maudite. Khepra s'installa dans un coin de la pièce, les bras croisés et le regard vide, tandis qu'Aord s'affairait à maquiller la scène pour dissimuler les traces de l'altercation qui venait de se produire. La tâche n'était pas bien mince, aussi l'homme d'église dut redoubler d'ingéniosité afin de camoufler les preuves de leur passage.
Cela prit certes un temps record, néanmoins ce fut suffisamment long pour que l'effet de la magie d'Aord ne s'estompe. Khepra perdit subitement le contrôle de son corps et sa tête vint rouler brusquement sur son ventre, glissant le long du cadavre devenu macabre toboggan. La surprise lui arracha un cri étouffé, mais il tâcha de ne pas faire de manière lorsque son compagnon décida de le poser sur un meuble comme un pot de fleur plutôt que de lui rendre l'usage de ses membres.
Une fois les soucis techniques écartés, le prêtre permit au zombie de reprendre le contrôle du corps une énième fois puis exposa la suite de son plan, ce à quoi Khepra acquiesça non sans émettre quelques réserves. D'un ton grincheux, il glissa entre ses dents :
"Tu penses pas qu'il vaut mieux faire un détour par un cimetière pour que je récupère un corps en bon état ? Je sais que t'es pas un grand amateur de mes méthodes et que le concept de profanation doit te plaire qu'à moitié, mais si y'a un autre loubard comme celui-ci qui nous tombe dessus alors que tu me trimballes dans ta sacoche, on est marron non ?"
Après un instant de silence, il ajouta enfin :
"Je dis pas qu'ils sont 150 hein, je savais même pas qu'il y en avait un seul comme moi alors que ça fait plus de trente piges que je bourlingue, mais j'essaie d'être prudent, tu vois c'que je veux dire ?"
Inquiétude légitime, au demeurant.
Aord s’essuya le front alors qu’il venait enfin de terminer tout le rangement de la pièce. L’aube pointait à travers les volets et la seule chose à laquelle il pensait c’était son estomac qui criait famine et ses yeux qui se fermaient contre sa volonté. Même si Khepra avait un peu raison, il ne préférait pas déterrer une tombe en plein jour, voir même déterrer une tombe tout court.
« Non, on ne déterrera pas de cadavre et encore moins en plein jour alors que la garde est sur le qui-vive. J’ai déjà assez trempé dans tout ça merci bien. »
Il prit la Khepra-tête et la posa dans un coin, puis il releva le corps décapité avec son pouvoir et lui ordonna d’aller se terrer là où personne ne le trouverait. La dépouille sans tête se drapa avec un linge et sortit pour courir en direction de la forêt.
« Allez, on y va et tiens-toi tranquille. »
Il fourra Khepra dans un sac et sortit de la morgue improvisée. Il fit d’abord un crochet par le poste de garde pour leur faire son rapport. Il prit soin de cacher Khepra dans une botte de foin avant d’entrer, il n’était pas stupide. Puis, il alla récupérer l’infortuné mort-vivant et l’emmena avec lui jusqu’à l’auberge. Il avait à peine mis le pied dans l’établissement que son ventre se mit à gronder. Il fallait absolument qu’il mange quelque chose. Il tapota le sac.
« Je me prends juste de quoi manger et je te sors de là. »
Aord s’approcha du comptoir, commanda une assiette de ragoût et réserva une chambre. Puis, il prit sa pitance et gravit les marches pour rejoindre sa chambre en demandant à ne pas être dérangé. Une fois à l’abri des regards, il posa sa gamelle et la tête de Khepra sur la table, balança ses affaires à côté du lit et s’effondra sur la chaise. Sn regard semblait fasciné par les morceaux de viande gélatineux qui flottaient à la surface. Quelle soirée, il avait eu. La douleur sourde qui lui barrait le cou, lui rappelait encore qu’il avait failli mourir ce soir. Son regard glissa vers la tête réduite qui lui faisait office de compagnon.
« C’était toujours aussi risqué ta vie de squelette ? Parce que j’ai l’impression, le pauvre mortel que je suis ne va pas tenir le coup très longtemps. »
Il prit une première cuillère qui faillit lui arracher une larme. Le ragoût était immonde, mais en même temps il voulait pleurer de joie tellement sa saveur infâme lui réchauffait quand même le cœur au bout de cette journée interminable.
« Les gardes m’ont demandé de faire la cérémonie pour l’enterrement du frère. Je m’en occuperais demain et ensuite on pourra s’occuper de ça. »
Il sortit la pierre brillante qu’il posa sur la table, juste sous les yeux de Khepra. Sa lumière bleue éclaira son visage blafard et écorché lui donnant une apparence assez effrayante. Heureusement pour lui, Aord en avait vu d’autres. Ce n’était pas ça qui allait le dégoûter de son repas.
« Je dois t’avouer que je ne sais pas si j’arriverai à en faire quelque chose qui puisse être utilisable sur toi. Il y a toujours un risque que de l’énergie sacrée subsiste et que … bah que tu sois réduit en cendre. Quand on sera à la morgue on fera des tests avant que tu l’utilises hein. On s’est pas donné tant de mal pour …que … tu finisses … »
Aord papillonna des paupières, visiblement pris d’un vertige. Il se leva lentement et tituba sur quelques mètres avant de trébucher et de se rattraper à la tête de lit.
« Putain pas encore … marmonna-t-il avant de succomber au somnifère qu’on avait glissé dans son bol. »
Il s’effondra comme un sac et à se moment la porte s’ouvrit. Une espèce de drap flottant entra alors dans la pièce. On pouvait distinguer la forme ronde d’une tête en dessous, mais le corps ne faisait pas de bruit en marchant, un peu comme s’il flottait. Tout d’un coup, le drap glissa au moment où la porte se fermait révélant un crâne flottant. Dans ses orbites, deux améthystes enchantées étincelaient, tandis qu’un pentagramme luisait faiblement sur le dessus de son crâne.
« Surprise frérot c’est encore moi ! ricana l’assassin qui les avait attaqués il y a quelques heures. Tu croyais te débarrasser de moi si facilement Khepra ? Tu sais pas que même les morts-vivants on besoin d’un plan de se-cours ? »
Le crâne flotta jusqu’à la tête de Khepra pour le narguer. Puis il s’approcha d’Aord qui ronflait d’un sommeil chimique sur les lattes du parquet.
« Bon j’avoue ton prêtre il avait l’air vachement mieux que le mien, mais on aurait pu partager, comme de vrais bros ! Tu m’as même pas laissé me présenter. »
Le crâne flotta pour se placer devant Khepra. Tout d’un coup, un corps commença à se matérialiser du néant. D’abord de la peau couvrit le crâne, puis des os poussèrent de nulle part. Tandis que son corps se régénérait, le non-mort reprit d’une voix bien plus sérieuse.
« T’as une dernière parole avant que j’enlève ce chiffon dans ton crâne et que j’te laisse doucement glisser vers le néant p’tit frère ? »
Leurs péripéties, ou plutôt celles d'Aord et de sa tête de compagnie, les menèrent finalement là où l'homme d'église eut l'occasion de se restaurer après tant d'émotion. Ils prirent un peu de repos et ce fut au détour d'un ragout ignoble que Khepra découvrit qu'il n'avait parfois pas besoin d'artefact magique pour être capable de ressentir du dégoût. Visiblement éprouvé par la journée, Aord fit part de ses états d'âme à son compagnon immortel qui lui répondit avec une amabilité qui ne lui ressemblait guère :
"Eh ben non, pour tout te dire. Il est relativement rare que la situation m'échappe à ce point. J'dois t'avouer que j'ai bien cru qu'on allait y passer ensemble, mon vieux !"
Suite à quoi, il laissa un éclat de rire lui échapper mais cela eut pour effet de le faire choir sur le côté. Aord le redressa machinalement tout en lui faisant part de la suite de leurs projets et Khepra le remercia furtivement, tout en acquiesçant lorsque le thanatopracteur lui parla de la cérémonie qui devait se tenir en l'honneur du défunt. S'il se moquait bien de la qualité de la sépulture de ce parfait inconnu, il était heureux néanmoins de savoir qu'aucun soupçon ne planait sur son compère. Les inquiétudes d'Aord concernant l'artefact, en revanche, ne plaisaient guère au mort-vivant qui ne manqua pas de réagir :
"Ce serait quand même sacrément emmerdant qu'on soit pas récompensés convenablement après une telle aventure. Mais pour le coup, si y'a bien une seule personne en laquelle j'dois placer ma confiance, je pense que... Aord, ça va ? T'as pas l'air dans ton assiette..."
Et effectivement, il n'y était pas. Aord vint s'écrouler comme un sac à patates, de tout son long, et sans ronfler. Incapable de se mouvoir, Khepra sentit aussitôt la panique monter en lui et se mit aussitôt à hurler pour tenter de réveiller son compagnon de route qu'il ne pouvait même plus voir, de là ou il avait été posé. Tâchant tant bien que mal de se secouer pour obtenir un aperçu de la situation, il laissa sa rage et son angoisse exploser :
"Aord ?! Aord, relève-toi bordel, c'est pas drôle ! Tu peux pas me faire ce coup là ! T'es mort ? T'as pas intérêt à être mort petit enfoiré. Je te jure que si t'es mort, je roule de cette table, je m'explose le crâne par terre, je prends possession de ton corps et je lui fais faire des trucs que ta chère Lucy verra pas d'un bon œil ! ... AORD ! TU M'ENTENDS ?!"
Ce fut alors qu'il s'époumonait -certes pas littéralement mais l'idée y était- que le crâne fut interrompu dans sa gueulante par l'arrivée d'un personnage plus qu'à typique, car il n'avait d'humain que le crâne et ce dernier flottait allègrement. Effaré, Khepra observa cette curieuse entité qui, probablement par humour, s'était affublée d'un long drap blanc pour se donner de faux airs de fantôme d'opérette. Incrédule, le Non-Mort observa la chose qui s'approchait de lui et ce fut presque sans crainte, mais surtout avec frustration, qu'il reconnut le timbre terriblement agaçant de son faux jumeau, le fameux mort-vivant qui avait bien failli les anéantir lors de leur dernière rencontre.
"Mais par pitié, meurs ! Tu vas arrêter d'abîmer mon prêtre, oui ?! Ca va bien deux minutes mais tu vas finir par me le péter pour de bon à force de faire n'importe quoi avec !"
Nullement perturbé par les dires de Khepra, le concerné usa d'une magie inconnue afin de se constituer un corps, se montrant ensuite clairement hostile et dévoilant sans attendre ses intentions d'en finir pour de bon. Toujours aussi en colère, mais également profondément paniqué à l'idée de disparaître d'une manière aussi idiote et de la main d'une telle enflure, Khepra tenta tant bien que mal de raisonner avec l'étranger tandis que celui-ci posait ses doigts nouvellement créés sur le fameux chiffon permettant à Khepra de survivre tant bien que mal. Ce dernier hurla aussitôt :
"Hey hey hey hey ! Okay, okay, les présentations ! On arrête les frais, fini d'écraser les crânes des autres et de leur piquer leurs chiffons. On descend tous d'un cran et on discute, ça marche ?"
Pinçant le tissu dans ses doigts osseux, le zombie qui lui faisait face sembla plus qu'amusé par l'ironie de la situation et ne manqua pas de le faire remarquer :
"Ooooh, maintenant tu veux causer ? C'est curieux ça, t'avais l'air bien moins diplomate quand tu m'as explosé la tronche à coup de botte !"
Ne se laissant pas démonter, Khepra tenta alors le tout pour le tout :
"Pour ma défense, tu m'as coupé la tête et t'as essayé de buter mon prêtre ! J'avais quand même deux ou trois raisons de pas te vouloir du bien, tu penses pas ? Ecoute, si tu me connais tu sais que j'ai pas mal de ressources. Je sais pas c'que tu fais pour subsister, mais je peux te rendre sacrément riche. Demande-moi ce que tu veux, je peux te le donner !"
Les termes des négociations semblaient apparemment ne pas convenir à l'intéressé, qui se contenta de tirer davantage sur le tissu. L'âme de Khepra semblait déjà s'infiltrer en dehors du crâne, laissant un mince filet de fumée bleutée s'échapper de l'orifice.
"T'es sacrément gonflé, mon p'tit pote. 'Va falloir que tu piges un truc : t'es très loin d'être le plus gros poisson dans l'océan, t'es même pas le plus costaud de l'aquarium. Dans le milieu, on m'appelle Marlboro. Ca t'dit rien, hein ? C'est normal, je fais tout mieux que toi. J'suis plus discret, j'ai plus de fric, j'ai un crâne enchanté qui créé des corps tout seul ! Je suis meilleur que toi sous tout rapport. Tu peux rien m'apporter alors meurs en silence. Merci quand même pour le caillou, sache que j'en ferai un bien meilleur usage que toi !"
Le mort-vivant retira totalement le chiffon, exposant l'âme de Khepra à l'extérieur et ce fut dans un ultime cri d'effroi qu'il commença à s'évaporer sous l'œil malveillant de l'immortel aux yeux d'améthyste. Tout semblait terminé pour Khepra mais, contre toute attente, le nuage magique qui constituait son âme cessa son ascension pour se diriger subitement vers le faciès de Marlboro, qui recula instinctivement face à cette étrange manifestation :
"Qu'est-ce que... Eh mais... mais barre-toi !"
Il tenta de chasser le nuage à l'aide de ses mains, sans succès. Les volutes s'enfoncèrent dans son crâne par tous les interstices, pénétrant la structure tandis que le propriétaire d'origine se prenait la tête à deux mains et en grattait la surface dans ce qui semblait être une tentative désespérée de chasser l'âme qui s'immisçait avec lui dans le corps artificiel. Khepra ne pouvait décemment pas posséder les crânes des vivants, en revanche, son pouvoir ne semblait pas freiné par la présence d'un autre parasite ! L'une des deux pierres taillées se trouvant dans les orbites vint alors s'illuminer pour adopter une teinte bleutée et le corps dont les zombies s'arrachaient désormais le contrôle fut soudain pris de tremblements :
"Qu'est-ce que t'as foutu ? Comment c'est possible ? J'en sais rien, connard ! T'avais qu'à pas essayer de me liquider !" Sors de ma tête !" Nan, toi sors de la mienne !
Les deux Non-Morts, incapable de prendre l'ascendant total sur la carcasse qu'ils partageaient désormais, se retrouvèrent donc bloqués dans une lutte qui paraissait inextricable. Cherchant à vaincre un adversaire interne, ils prenaient à tour de rôle le contrôle de l'organisme dans une série de mouvements désordonnés. Ils chutèrent, se redressèrent, s'administrèrent des coups de poing qui n'avaient pas le moindre effet. Lors d'un bref instant de contrôle, Khepra parvint néanmoins à se tortiller difficilement jusqu'à Aord, qui ronflait désormais bruyamment et ne semblait pas décidé à se réveiller de sitôt.
Ils tombèrent à nouveau près du sac de voyage et, dans un effort de présence d'esprit hors du commun, Khepra parvint à plonger l'une de ses mains à l'intérieur; refermant cette dernière sur le fameux scarabée doré qui l'avait tiré de tant de mauvais pas. Il empoigna solidement l'artefact qui s'agita au contact de son propriétaire et leva l'objet au dessus de leur torse. Marlboro reprit l'ascendant un bref moment et vociféra :
"Je sais pas ce que t'essaies de faire, mais j'vais te virer de là vite fait bien fait !"
Trop tard pour Marlboro, car Khepra parvint à plaquer son scarabée contre le torse de leur enveloppe, laissant la magie de la relique pénétrer leur corps et décuplant ainsi la puissance du contrôle que Khepra exerçait sur l'organisme. Apeuré par cet énième retournement de situation, Marlboro perdit pied et sentit à son tour la peur s'emparer de lui. Dans un hurlement qui se mua bien vite en sanglot désespéré, Marlboro implora :
"Tu peux pas me faire ça ! Je... je veux juste vivre ! Je veux VIVRE ! Je le mérite !"
Le scarabée se mit à vibrer et Khepra fit usage des pleines capacités de l'artefact, déversant sans retenue toute sa magie dans le corps d'emprunt et renforçant son contrôle sur le corps à tel point que Marlboro fut incapable de suivre la cadence. La brume bleue enveloppa la carcasse toute entière et, cette fois-ci, ce fut un nuage violet qui fut propulsé avec force du crâne dans un effroyable sifflement fantomatique. Allongé sur le dos et mentalement exténué, Khepra se mit à hurler :
"T'as pigé, connard ? C'est MON prêtre, MON caillou magique et maintenant c'est aussi MON crâne brillant qui fait des cadavres ! Je suis le seul et unique Mort-vivant de ce royaume, le meilleur c'est MOI !"
Il se retrouva enfin seul avec lui-même, allongé à deux pas d'un Aord qui ronflait désormais si bruyamment qu'il n'était pas loin d'en faire vibrer le sol. Le silence retrouvé, le monstre détailla un instant le corps étrange dont il était pourvu, se demandant par quelle curieuse magie Marlboro était parvenu à se fournir un tel outil. Khepra jeta ensuite un oeil sur le prêtre dont, de toute évidence, il venait de sauver la peau. Il ne gardait désormais plus le compte des fois où ils s'étaient mutuellement sauvés les fesses.
"Il se réveille, le prince charmant ?"
Profitant de l'accalmie qui avait suivi la disparition de son "jumeau", Khepra s'était contenté de faire le minimum en matière de ménage et avait installé le pauvre Aord sur son lit, patientant face à lui jusqu'à extinction des effets de la substance dont il avait été victime. Les coudes sur les genoux, le mort-vivant observait avec attention le prêtre qui émergeait lentement de son sommeil chimique. Réalisant que tout devait lui sembler curieux, il lui glissa :
"Fais pas gaffe à ma tronche, on a eu la visite du timbré de tout à l'heure pendant ta sieste. Il est parti, du moins pour le moment."
Il aurait aimé dire que Marlboro était définitivement mort, mais il était impossible d'en avoir la certitude. Il était déjà parvenu à contourner son précédent assassinat, qui leur disait qu'il n'avait pas encore un énième atout dans sa manche ?
Aord émergeait doucement de son sommeil chimique. Il avait l’impression que son crâne était englué dans un océan qui pesait sur ses pensées et l’empêchait d’aligner deux mots. Khepra se tenait devant lui, totalement nonchalant à lui expliquer qu’ils avaient, encore, failli mourir. Aord commençait sérieusement à se dire que les morts-vivants étaient mille fois mieux quand ils n’avaient pas de cerveau ou d’âme.
« T’es sûr qu’il est bien mort cette fois ? Que vous n‘avez pas fusionné ou quelque chose du genre … »
Le regard de Khepra lui indiqua qu’il n’en avait pas la moindre foutue idée. En même temps, il y avait peu d’ouvrages qui parlaient des zombies fous qui possédaient des corps humains … Aord soupira en se massant les tempes. Pourquoi tout devenait toujours si compliqué dans sa vie ? Au début, il ne faisait que son travail et voilà qu’il avait été entrainé dans une guerre de zombies fous en quête de renaissance. Il soupira.
« J’ai dormi combien de tem … »
On frappa à la porte ce qui eut pour effet de le faire sursauter. La petite décharge d’adrénaline arriva cependant à lever le voile de nuage qui embrumait son esprit.
« Monsieur Svenn, on vous attend pour la cérémonie, vous avez un problème ? le héla le garde depuis le couloir.
- Meeeeeerde, cache-toi vite. J’arrive ! cria-t-il en essayant de trouver un coin pour planquer son nouvel ami squelette avec sa tête pimpée comme pour le carnaval. Il ouvrit le placard et y fourra Khepra avant d’aller ouvrir au garde.
« Vous allez bien mon frère ? Vous tirez une de ces têtes …
- Nuit blanche ! Oui, je m’en remets pas très bien haha ! La cérémonie commence quand ?
- Dans une heure mon frère, mais …
- Par Lucy je vais être en retard, merci d’avoir prévenu. J’arrive aussi vite que possible ! »
Et Aord claqua la porte avant de se laisser glisser jusqu’au sol. Toute cette histoire commençait un peu trop pour lui. Il regarda Khepra sortir de sa cachette et suivit son regard. La tête de son ancien corps était toujours sur la table, plus morte que jamais et Aord eut un frisson.
« Tu crois qu’il l’a vu ? »
Évidemment que non, sinon il serait probablement au fond d’une cellule plutôt que convié à une cérémonie funèbre. Aord se leva, attrapa la caboche et la fourra dans les bras de Khepra.
« Bon, vaut mieux qu’on se retrouve à l’extérieur de la ville après la cérémonie. Ça devient trop compliqué de rester là. Je vais faire ce pour quoi je me suis engagé et après on se casse de ce village de malheur. »
Il regarda la tête qui le fixait de ses yeux glacés.
« Tu pourras te débarrasser de ça aussi. »
Sainte Lucy, cette journée était un sketch, un cauchemar, une blague des dieux ! Aord attrapa son sac et en sortit sa robe de cérémonie. Il se prépara rapidement et courut hors de la chambre pour rejoindre le village qui s’était déjà rassemblé au temple. Il baissa les yeux quand toutes les têtes se tournèrent vers lui. C’était assez malaisant de les voir le fixer comme s’il était le messie alors qu’il était l’une des raisons principales de la mort de ce frère …
Heureusement, Aord était rompu dans l’exercice d’une telle cérémonie et elle se passa à merveille, malgré ses états d’âme et sa culpabilité. Bientôt, le frère fut inhumé avec honneur et Aord fut libre de quitter le village après avoir reçu mille remerciements de la part des villageois et de la garde du coin accentuant encore un peu son sentiment de culpabilité.
Il marchait sur le bord de la route quand une silhouette bien connue se révéla à lui derrière un arbre. Aord ne put s’empêcher de sourire un peu en voyant la nouvelle tronche de Khepra. Ces deux pierres dans les yeux étaient impressionnantes et aussi parfaitement ridicules, mais il ne lui dit rien de cela.
« Bon, contrairement à l’allée, je veux bien que tu m’accompagnes sur le retour. J’ai pas envie de me faire égorger dans mon sommeil par un autre membre de ta famille … »
Étrangement, son ton était plus comique qu’agressif maintenant. Peut-être que toute cette aventure avait un peu déridé le frère ? Il attendit l’accord de Khepra et ils se mirent en route en direction de la capitale. Tout en marchant, Aord discuta un peu avec le non-mort.
« Dis-moi … tu feras à quoi après ? Quand tu auras récupéré tes sensations ? Tu vas te lancer dans ce projet d’aider les orphelins ? Ça avait un rapport avec ton passé non ? »
C’était la première fois qu’Aord considérait le mort-vivant en tant qu’être humain, plutôt que comme l’assassin qu’il était.
"Pas de souci, chef."
Un sourire, c'était d'ailleurs un bien grand mot, car il s'agissait davantage d'une grimace rieuse à peine perceptible sous les tissus décharnés dont sa gueule tordue était affublée. S'il savait apprécier la jolie frimousse que le crâne orné de pierres précieuses lui avait conféré, il savait également que l'artefact aurait bien plus de valeur dans les mains d'un homme capable d'en contrôler les capacités, aussi il avait été décidé sans débat qu'Aord ferait un digne détenteur pour cette relique. Une fois arrivés, ils procèderaient à un échange d'enveloppe.
Malgré les traits distordus de sa dépouille desséchée, la surprise se lut aisément en lui lorsque Aord vint le confronter à une question curieuse, à savoir la nature de ses projets futurs. Haussant les sourcils, le mort-vivant parut chercher sa réponse dans les méandres de son esprit dérangé et ce fut au terme d'une réflexion passablement longue qu'il répondit enfin :
"J'crois bien que oui. Je t'ai pas menti, j'ai vraiment fait mes recherches. Je trempe dans trop d'affaires, tu t'en doutes bien, mais j'ai au moins la possibilité de filer du fric aux établissements déjà en place."
La situation n'était ni comique, ni même ironique. Elle n'avait tout simplement aucun sens. Arroser des orphelins avec des cristaux tâchés de sang n'allait rien changer à sa situation. Il était devenu et resterait un monstre quoi qu'il advienne.
Toutefois, il se surprenait à espérer que, d'une certaine manière, ce genre d'actions le rapprochait un tout petit peu de son humanité perdue. Maintenant qu'il détenait l'artefact, il se savait plus proche que jamais de l'accomplissement de sa quête solitaire, mais c'était seulement aujourd'hui qu'il semblait réaliser que le chemin à parcourir paraissait impraticable.
Il soupira, ou du moins mima de le faire, puis constata sans étonnement qu'aucun nuage givré ne s'extirpait de sa bouche, au contraire d'Aord qui, à chaque expiration, en expulsait sans y prêter la moindre attention. Toujours un monstre, à priori, qu'il ait sauvé son pote le prêtre ou non n'y changeait strictement rien. D'une voix pleine de curiosité, il reprit :
"Aord ? Tu penses qu'un gars comme moi peut... sauver son âme, on va dire ? Une rédemption, un truc comme ça. Tu vois le genre ?"
Suite à quoi, il hocha vivement la tête, comme pour balayer l'immensité de l'ânerie qu'il venait de proférer. Un peu trop tard, maintenant qu'il avait posé sa question. Il réhaussa ensuite sa capuche de toile ainsi que le foulard qui masquait sa bouche. Le voir s'exposer ainsi dans ses doutes et interrogations était plus que rare, c'était pour ainsi dire quasiment unique.
"C'est con comme question, désolé."
Comme si la réponse ne l'intéressait finalement pas, il accéléra machinalement le pas en regardant droit devant lui.
« Sauver ton âme ? Comment ça ? Tu penses que tu seras jugé à la fin pour tout ce que tu as fait ? Eh bien, je n’en sais rien. »
Aord n’avait jamais été très portée sur cette croyance selon laquelle on se devait de vivre la vie la plus impeccable possible avant d’être jugé par la déesse à la fin. Même s’il savait Lucy toute puissante, il ne pouvait pas croire qu’elle puisse trancher sur les actions d’une vie. Comment pourrait-elle peser le pour et le contre ? Comment pourrait-elle juger ce qui est bien ou mauvais ? C’était tout bonnement inimaginable, et ça l’était encore plus pour Khepra qui vivait depuis si longtemps.
« Je pense… je pense que tu connais déjà la réponse à cette question Khepra. Si tu te la poses, c’est que tu sens que quelque chose ne te convient pas dans… ce que tu fais actuellement. »
Un assassin sans remords ne pense pas à se racheter ou à sauver son âme. Il ne cherche pas le bonheur ou la félicité. Si un zombie comme lui commençait à se poser des questions, Aord y voyait une porte de salut.
« Jusqu’à preuve du contraire, tu vivras éternellement. Je ne pense pas qu’il te faille réfléchir à ce qu’il se passera à la fin, mais plutôt à ce que tu ressens aujourd’hui. La seule personne qui te jugera, aujourd’hui comme dans cent ans, c’est toi-même. Le seul jugement qui ne t’atteindra jamais, c’est le tien. Alors, pose-toi plutôt la question de savoir comment tu te perçois. Est-ce que tu penses être quelqu’un de bien ? Tu auras beau changer de corps et regarder tout le monde mourir, la seule personne avec qui tu seras éternellement piégé, c’est toi. Mon avis ne compte pas, dans 60 ans je serais mort et toi tu seras toujours là. À ce moment, ce sera à toi de regarder le chemin que tu as parcouru et de te demander si c’était un chemin qui valait la peine que tu le vives. »
Aord reprit sa marche en laissant Khepra méditer un peu sur la question. Il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse. Aord le savait très bien, lui qui s’en voulait toujours autant d’avoir pris la vie de quelqu’un. De son point de vue, il avait fauté, mais ce n’était pas l’avis de ses amis. Pourtant, leur avis n’arrivait pas à soigner la douleur et le remords qui le traversait. Peu importe comment la situation pouvait être jugée objectivement, tant qu’on se punissait soi-même pour ce qu’on est, on souffrait bien plus.
« Si tu penses que tu es arrivé au bout du chemin et qu’il commence à ne plus te convenir, essaye l’autre que tu n’as jamais emprunté. Tu as toute l’éternité devant toi. Peut-être qu’en aidant les enfants comme tu le voulais et en les voyant vivre une vie paisible, tu auras l’impression d’avoir accompli quelque chose. »
Aord sortit le joyau qu’ils avaient eu tant de mal à récupérer, sa douce chaleur lui donnait une impression réconfortante quand il le serrait dans sa main.
« Je me souviens d’une citation de sainte Talia : “Le plaisir contribue au bonheur, mais il n’en compose pas l’essence. Trouver une place dans ce monde est le véritable bonheur de l’Homme. Se sentir utile vaut mille plaisirs et sera toujours un bonheur durable.” prononça Aord dans un souffle. L’objet que je vais te fabriquer te redonnera se plaisir perdu, mais ne t’y trompe pas, ce ne sera qu’un artifice, un mirage. Si tu veux te sentir vivant, réellement vivant, je veux dire, il faudra que tu trouves comment te sentir utile. Sinon tu dépériras avec le temps. »
Aord rangea le joyau magique dans sa poche. Il ne savait pas ce que Khepra ferait, probablement qu’il parcourait le monde pour récolter des bénédictions et profiter de tous les plaisirs possibles. Aord espérait cependant qu’il comprenne que chaque merci qu’il recevait valait bien plus que la décharge de plaisir que cela lui procurerait. Qu’aider quelqu’un était vraiment la vie qu’il recherchait depuis tout ce temps. Soudain, Aord eut une interrogation.
« Dis-moi… Khepra c’est vraiment ton nom ? Où c’est un pseudonyme que tu t’es inventé ? »
Il ne savait pas vraiment à quoi il s'était attendu, mais certainement pas à une réponse telle que celle-ci. Khepra s'attardait rarement sur la philosophie derrière sa situation et encore moins sur ce qu'impliquait son immortalité. Il n'existait que pour retrouver ce que son pouvoir lui avait arraché, mais maintenant qu'il se rapprochait dangereusement de la victoire, il découvrait tout juste qu'il ne savait pas quoi faire après coup.
Même si l'immortel demeurait impassible, les propos du prêtre le touchaient bien plus qu'il ne voulait l'admettre. Cela avait de quoi surprendre, mais le temps qu'il avait passé en compagnie d'Aord avait ébranlé plusieurs absolus sur lesquels il avait bâti les fondations de son existence actuelle. S'il ne souffrait pas de la dégénérescence du corps, son esprit n'avait quant à lui pas été épargné par les aléas d'une vie trop injuste, mais surtout trop longue.
La dernière question d'Aord lui fit cependant l'effet d'un coup de poignard, ce qui le força à ralentir son rythme de marche pour rassembler ses pensées. Son nom ? S'il était parvenu à conserver une allure de marbre lors des précédentes affirmations, ce sujet était en revanche bien plus épineux. Au fil des longues années qu'il avait passé à errer sans but, il était parvenu à se sortir partiellement des illusions que sa psyché avait mises au point afin de lui épargner de sombrer dans la folie la plus totale. Il n'y avait pas de Khepra Tikh, pas de royaume désertique, tout n'avait été qu'un rêve.
Il l'avait toujours su au fond, mais croire en ce rêve absurde avait été la seule chose qui lui avait permis de tenir lors des années qu'il avait passé seul avec lui-même, enfermé telle une relique dans ce temple abandonné. Les choses avaient changé, désormais. Il était grand temps de le dire à haute voix. Tout en accordant un regard en biais à son compagnon de route, le Non-Mort reprit la parole :
"T'as vu juste, enfin si on veut. Pour être parfaitement honnête avec toi Aord, je sais plus comment je m'appelle."
Il comprit aussitôt à quel point ce genre de propos sonnait faux, venant d'un assassin sans foi ni loi tel que lui. Il fut pris d'une envie irrépressible de convaincre cet homme, de ne pas mentir profusément comme il en avait pourtant l'habitude. D'une certaine manière, il ressentait pour la première fois depuis bien longtemps une forme de culpabilité.
"Tu sais, ceux qui connaissent mon histoire pensent que j'suis apparu comme ça. On croit que j'suis sorti de terre et que j'me suis mis à semer la terreur à droite à gauche. Pour être franc, ça s'est pas vraiment passé comme ça."
Sa gorge ne pouvait pas se serrer mais pourtant, il en avait la nette impression. Après un instant d'hésitation, il enchaîna :
"J'ai passé pas loin d'un siècle enfermé dans un crâne, tout seul dans une sorte de temple. Ca m'a un peu... bousillé. "Khepra" s'est créé là-bas. Quand j'suis sorti, j'y suis allé à l'instinct pendant un moment. J'comprenais pas grand-chose mais j'ai fini par m'adapter, à force. Le fait est que, tout c'qui vient avant le temple, je sais pas où c'est passé."
Il regarda brièvement à l'horizon, observant sans réel intérêt les flocons qui chutaient doucement autour d'eux.
"J'ai des bribes qui me reviennent, des fois. Comme j't'ai dit, je sais que j'ai pas eu de famille. Au delà de ça, y'a rien qui me revient."
Il tâcha de se recentrer sur l'instant présent, l'évocation du passé le mettant pour le moins très mal à l'aise.
"Bref, t'as raison. 'Parlant de mômes, 'faut que j'te dise quelque chose. J'ai récupéré une gamine dans la rue, je l'ai... adoptée, en gros. C'est pas une vie de rêve pour un gosse mais c'est mieux que de crever de froid, j'imagine."
Mensonge, le terme d'adoption était mal choisi et il le savait pertinemment.
"Enfin... c'était un recrutement plus qu'une adoption. Elle bosse pour moi. Je sais pas c'que je dois en faire. En tout cas, elle mange à sa faim. C'est déjà pas mal, non ?"
Enrôler une enfant pour s'en servir comme d'une arme, ça n'entrait pas forcément dans le terrain de la bienveillance.
« Je ne sais pas. »
Il avait prononcé ses mots d’une voix ferme, sans hésitation. Un je ne sais quoi qui n’avait aucune tare, un simple d’impuissance. Il ne pouvait pas savoir ce qui était bon cette enfant qu’il avait embauchée. Il ne savait pas si elle était heureuse ou si elle mangeait à sa faim. Y avait-il seulement une réponse ? Ou seulement des opinions ?
« Ce que je sais, c’est que tu dois être attachée à cette enfant, si tu te poses cette question. Je ne pourrais pas te dire si tu fais bien de l’embaucher, comme tu dis. Peut-être que tu es la plus grande chance qu’elle aurait pu avoir, ou que tu seras sa perte. Toi, moi, elle, on ne saura jamais. Ce qu’on peut voir en revanche c’est ce qu’elle ressent maintenant. Est-elle heureuse aujourd’hui, avec toi ? »
Aord ressortit la pierre.
« Quand tu auras ta broche, retourne la voir et soit là pour elle. Le bonheur que tu ressentiras viendra de la gratitude qu’elle éprouve pour toi. Là tu sauras si tu fais bien. Et si le bonheur n’est pas à la hauteur, que sa gratitude n’est pas suffisante… eh bien améliore toi ! »
Aord donna un léger coup de poing amical dans l’épaule de Khepra, ce qui eut pour effet de déboîter son bras fragile. Aord eut une mine désabusée.
« Pouah, c’est dégueulasse ! »
Et il éclata de rire en continuant sa route après avoir remis le bras de son compagnon dans le droit chemin d’un mouvement expert.
Quand vint la nuit, Aord fut obligé de se reposer, la lourdeur des derniers jours commençait à peser sur son esprit et il lui fallait prendre un peu de repos. Heureusement, il avait une sentinelle infatigable pour veiller sur lui. Il doutait qu’il tente quoique ce soit et le simple fait qu’il aille se coucher dans sa tente sans précautions était la preuve qu’il lui faisait confiance. Aord s’endormit rapidement, mais une idée lui restait en tête.
Le lendemain matin, le frère et Khepra reprirent la route. La nuit qui venait de s’écouler avait porté quelques conseils au religieux. Il avait réfléchi aux paroles du non mort, sur sa mémoire et son passé perdu. Aord détenait un pouvoir capable de l’aider.
« Euh Khepra… »
Le mort-vivant s’arrêta en le regardant avec des yeux interrogateurs.
« Le temple dont tu m’as parlé hier, tu te souviens où il est ?
— C’était un genre de tombeau paumé dans la nature, au sud-ouest de la Capitale. »
Aord hocha la tête, l’idée qu’il avait eue durant la nuit se concrétisait. Si Khepra savait exactement où se trouvait l’endroit. Les pas du frère à ralentir et il s’arrêta obligeant le mort-vivant à en faire de même. Il ne savait pas trop comment le lui dire.
« Khepra, à propos d’hier… et de ce que tu m’as dit sur tes souvenirs perdus. J’ai peut-être un moyen de t’aider, mais ça va pas te plaire… »
Aord se tut essayant de déterminer les émotions qui passaient sur son visage, mais évidemment il n’en déchiffrait aucune.
« J’ai le moyen d’extraire la mémoire d’un corps, disons que ce sont les souvenirs de cette personne. Donc, si jamais je pouvais mettre la main sur ton corps d’origine… ne serait-ce qu’un os, on pourrait peut-être retrouver qui tu étais. Mais pour ça… il faut qu’on commence par le dernier endroit que tu as visité, à savoir ce temple… »
Lorsque l'homme d'église lui fit part de son idée, Khepra ne parvint pas immédiatement à offrir une réponse, tant ses sentiments à ce sujet se contredisaient les uns les autres. Il se figea, incapable de se décider. La proposition d'Aord pouvait sembler alléchante, nulle doute d'ailleurs qu'il était prêt à tenir cet engagement et à partir en vadrouille avec le Non-Mort une seconde fois. L'éternel leva les yeux, soutenant le regard de cet homme chez lequel il ne voyait aujourd'hui que bonté sincère et bienveillance profonde. Un homme dévoué à sa cause, exempt de tous les pêchés dont l'assassin se rendait quant à lui responsable au quotidien.
"Aord, c'est beaucoup trop. T'as déjà failli te faire tuer deux fois par ma faute. Tu m'as sauvé de la Garde, j'te suis déjà redevable, je vais pas te demander de te mettre en danger une fois encore pour mes beaux yeux. T'en as assez fait, non ?"
Il faillit se remettre en marche mais, après quelques pas hésitants, il s'immobilisa à nouveau. En repensant à ce qu'il venait de dire, il réalisa sans peine le manque d'honnêteté de ses propos. Il avait toujours exploité les mortels pour parvenir à ses fins, alors pourquoi tant de considération pour la sécurité d'Aord ? Après tout, il n'avait besoin de lui que pour la broche. Non, il y avait autre chose derrière cet élan protecteur. Quelque chose de bien moins glorieux que de l'estime ou de la gratitude.
De la peur, brut.
"C'est même pas ça, en fait..."
Il marqua une nouvelle pause, moins longue mais tout aussi intense.
"J'suis pas prêt à y retourner, Aord. Y'a pas grand-chose qui m'effraie, tu sais. Mais cet endroit, c'est un vrai cauchemar pour moi. J'ai vu mon propre corps s'y décomposer, j'suis pas capable de faire face à ça. Pas encore, en tout cas."
N'était-ce pas ce qu'il voulait, pourtant ? Retrouver tout ce qui lui avait été volé lors de sa première mort ? En théorie seulement, car maintenant que l'opportunité se présentait à lui, il réalisait avec quelle terreur implacable il redoutait ce lieu maudit qui était encore aujourd'hui l'ultime domaine de sa dépouille. Au fil du temps, il avait désacralisé le corps humain, ne percevant dans ces amas de chair et d'os que des enveloppes, des déguisements lui permettant d'évoluer furtivement dans un monde où il était devenu le prédateur parfait. Lorsqu'il s'agissait du sien, en revanche, les choses étaient différentes.
"Mais merci, vraiment. J'comprends même pas pourquoi tu t'évertues tant à faire le bien autour de toi."
C'était d'autant plus délicat qu'il se savait parfaitement indigne de telles attentions. Après avoir brièvement tapoté l'épaule d'Aord, il reprit sa marche. Par accident, son autre dextre vint entrer en collision avec le fourreau de l'une de ses armes, un khopesh de taille raisonnable qu'il portait à la ceinture, la vue de cette épée le ramena alors à la réalité et à ce qu'il incarnait aux yeux d'un royaume qui le craignait.
C'était avec une lame identique qu'il avait décimé les troupes du Village Perché lors de son embuscade menée au nom de la Cabale. Sous les yeux de Java Anggun, il avait massacré hommes et femmes au nom d'une entreprise dont il ne connaissait même pas les réels desseins. Comment pouvait-il ne serait-ce qu'imaginer une forme de rédemption après tant d'ignominie ?
Si Lucy réservait une quelconque forme de châtiment pour les êtres tels que lui, il était certain de ne pas y réchapper. Il jeta un coup d'œil vers Aord, ce bienfaiteur qui n'avait demandé aucune forme de rémunération pour cette tâche qui avait failli lui coûter la vie. Bizarrement, il se sentait à la fois redevable et jaloux. Khepra n'en dirait rien, mais il le protègerait coûte que coûte. C'était peu en contrepartie, mais c'était tout ce qu'il avait à offrir.